Le pouvoir est-il enfin dans les mains des villes ?

Éléments d’analyse spatiale des résultats des élections législatives marocaines du 25 novembre 2011.

David Goeury

Un nouveau contexte politique.

Le processus de transition démocratique entamé depuis 1997, la croissance économique modérée mais pérenne sur la dernière décennie, la fin de la transition démographique, et la transition urbaine accélérée ont profondément modifié le champ politique du royaume du Maroc.

Depuis 1956, la monarchie a bénéficié du soutien indéfectible de populations rurales encadrées par des réseaux de notables qui assurent la stabilité du régime politique (Leveau 1985). Le système politique, articulé autour d’élections nationales et communales a longtemps favorisé les élites locales à même d’être les interlocutrices du pouvoir royal sans le remettre en question. Chaque séquence politique s’ouvre alors par un référendum constitutionnel transformé en plébiscite pour la monarchie (Leveau 2005, Berrada 2013). Les régions réfractaires comme le Rif, le Haut Atlas oriental, le Moyen Atlas et les provinces sahariennes étaient contrôlées par des réseaux clientélistes liant élus, entrepreneurs et administration, en mesure d’acheter une relative paix sociale par le contrôle d’activités illégales (culture du cannabis, trafic du bois de cèdre, contrebande saharienne). D’autre part, les populations urbaines, beaucoup plus contestataires, sont restées longtemps minoritaires. Étroitement contrôlées par les forces de l’ordre, qui réprimaient toute manifestation et arrêtaient les principaux militants, leurs revendications explosaient régulièrement en émeutes violentes.

Les partis politiques historiques, comme l’Istiqlal et le Mouvement populaire1 prirent l’habitude de composer avec cette situation. En revanche, les partis réformateurs de gauche — comme l’actuelle USFP (Union socialiste des forces populaires), née en 1975 d’une scission de l’UNFP (Union nationale des forces populaires) — prenaient le risque de l’interdiction et de la répression. Enfin, tous se retrouvaient concurrencés par de nouveaux partis soutenus directement par le palais — comme le Rassemblement national des indépendants ou l’Union constitutionnelle — afin d’entretenir l’éclatement du champ politique et le statu quo à l’échelle nationale (Vermeren 2002, Santucci 2006).

Ainsi, le Maroc est présenté comme un État où des élections concurrentielles sont à même d’assurer la permanence du pouvoir monarchique (Zaki 2009a). La transition démocratique décrétée en 1997 a été doublée d’une ingénierie électorale empêchant l’affirmation de tout parti hégémonique et tout particulièrement de l’USFP, première force d’opposition, appelée à diriger le nouveau gouvernement en 1998 (Vermeren 2002, Catusse 2005). Le retour au bicaméralisme, initié de 1963 à 1965, avec l’adjonction d’une Chambre des conseillers, élue au suffrage indirect parmi les représentants des collectivités territoriales et des Chambres professionnelles, permet d’affaiblir le rôle de la Chambre des représentants, élue au suffrage universel direct (Al Andaloussi 2013). Les élections législatives prennent alors la forme d’une compétition politique circonscrite qui se résume à la cooptation d’une élite à même de devenir l’interlocutrice du souverain (Tozy 2010). Si de nouvelles revendications se sont progressivement affirmées et de nouveaux partis sont apparus, comme le Parti de la justice et du développement (PJD) d’obédience islamiste2, la monarchie continue d’investir le champ électoral avec la création, en 2008, du Parti authenticité et modernité (PAM) par un ami du roi, Ali El Himma. Cependant, le vaste mouvement de contestation du 20 février 2011 a forcé les dirigeants politiques à accélérer le mouvement des réformes par la promulgation, par référendum, d’une nouvelle constitution le 1er juillet 2011 et par l’organisation de nouvelles élections législatives directes, le 26 novembre de la même année (Bendjelloun 2013). La nouvelle constitution ne marque pas une rupture radicale dans la séparation des pouvoirs et le partage de la souveraineté. Certes, les pouvoirs de la chambre des représentants et surtout du chef du gouvernement, qui est nommé au sein du parti arrivé en tête aux élections à la chambre des représentants, sont renforcés. Cependant, la monarchie reste active, le roi conservant de nombreuses prérogatives (Berrada 2013).

Malgré cela, les élections à la chambre des représentants de 2011 constituent un moment privilégié pour observer l’espace politique marocain. En effet, les 395 représentants et le nouveau gouvernement ont pour mission de mettre en œuvre la nouvelle constitution. Cette élection peut donc être considérée comme cruciale pour le devenir politique du Maroc (Berrada 2013). Or, si les élections ont été largement commentées et observées à partir de nombreuses enquêtes de terrain et d’analyses des résultats nationaux, dans la tradition des études électorales au Maroc (Catusse 2005, Zaki 2009, Tozy 2010, entre autres), elles n’ont pas été accompagnées d’un travail de cartographie électorale.

Il semble donc désormais nécessaire de mobiliser cet outil pour dresser un état des lieux des rapports de forces politiques à l’échelle nationale du royaume du Maroc. L’importance historique des clivages entre espaces ruraux et espaces urbains, d’une part, et entre régions, d’autre part, amène mécaniquement à proposer un traitement cartographique de la question (Gana, van Hamme et Ben Rebah 2012). Cependant, la cartographie classique représentant les territoires semble inappropriée, voire trompeuse, pour prendre la mesure de l’espace politique marocain contemporain (Andrieu 2005, Lévy 2005, Andrieu et Lévy 2007, Lévy 2012, Guillemot et Lévy 2012). L’espace politique marocain projeté sur une carte territoriale se présente comme une marqueterie confuse au sein de laquelle se dessinent quelques régions politiques : la domination islamiste dans le Nord, le fief du Mouvement populaire dans le Moyen Atlas et le vote istiqlalien dans les provinces sahariennes (Figure 1).

Le vote urbain apparaît comme insignifiant alors qu’il est essentiel politiquement. Dans le cas du Maroc, ce phénomène est accentué par l’immensité des régions sahariennes très peu peuplées et la macrocéphalie de la conurbation allant désormais de Casablanca, au sud-ouest, à Kénitra au nord-est, jusqu’à Settat au sud. Il semble donc nécessaire de construire une autre représentation cartographique en mettant en avant le nombre d’inscrits sur les listes électorales et non les superficies des différentes provinces, qui sont par ailleurs toujours en débat pour les provinces sahariennes. Dès lors, le vote PJD est visible dans toute son ampleur, dominant les provinces les plus peuplées et les plus urbanisées (Figure 2).

Figure 1 : Carte du premier parti arrivé en tête aux élections législatives marocaines dans chaque province en 2011. Source : Ministère de l’Intérieur du Royaume du Maroc.

Figure 2 : Cartogramme du premier parti arrivé en tête aux élections législatives dans chaque province en 2011. Source : Ministère de l’Intérieur du Royaume du Maroc.

Le cartogramme sera donc utilisé ici comme outil de pondération de l’espace permettant de mettre en valeur les masses démographiques actuelles. Il est alors possible d’observer la corrélation entre poids démographique, degré de métropolisation et expression politique (Figures 3 et 4). Le clivage rural/urbain semble persister dans une opposition entre un espace politique traditionnel dominé par les grands notables et un espace politique moderne attestant d’un gradient d’urbanité (Lévy 2003), où s’est affirmé le PJD.

Figure 3 : Carte du taux d’urbanisation provincial au Maroc en 2011. Source : Haut-commissariat au plan du Royaume du Maroc, Annuaire statistique du Maroc, p. 26-27 (2012).

Figure 4 : Cartogramme du taux d’urbanisation provincial au Maroc en 2011. Source : Haut-commissariat au plan du Royaume du Maroc, Annuaire statistique du Maroc, p. 26-27 (2012).

Après avoir présenté les choix méthodologiques de construction du cartogramme selon le contexte spécifique à l’organisation des élections législatives marocaines, nous proposerons une série de conclusions autour des évolutions actuelles de l’espace politique marocain.

Le cartogramme : privilégier l’espace politique des électeurs à l’iconographie territoriale.

Le cartogramme est une représentation cartographique où l’unité de surface n’est pas corrélée avec les mesures territoriales, mais avec un phénomène préalablement choisi selon la thématique étudiée (Andrieu 2005, Lévy 2005, Andrieu et Lévy 2007, Lévy 2012). Pour traiter de l’espace politique, nous avons choisi de prendre en référence le nombre d’inscrits par province pour les élections législatives de 2011.

Les inscrits : une unité de référence problématique entre désenchantement et nettoyage des listes électorales.

En premier lieu, au Maroc, la procédure d’inscription sur les listes électorales relève d’une démarche individuelle si bien qu’elle peut être qualifiée de test préalable de l’intérêt politique des Marocains pour les suffrages. En 2011, le ministère de l’Intérieur a recensé 13,1 millions d’inscrits sur plus 21 millions d’électeurs potentiels (pour une population estimée à 32,2 millions par le Haut-commissariat au plan), soit moins de 61 % (Lopez Garcia 2013). La volonté officielle de favoriser les procédures d’inscription par la simplification des démarches administratives et de nombreuses campagnes publicitaires (spots télévisés, envois de SMS) ne doit pas cacher le fait que les jeunes de 18 à 24 ans sont particulièrement sous-inscrits : ils ne représentent que 9 % du corps électoral, alors qu’ils composent 24 % des Marocains en âge de voter.

Les taux d’inscription varient fortement selon les provinces. Ainsi, les provinces sahariennes ont un faible taux d’inscription, d’une part parce qu’une partie des militants sahraouis refusent de participer à des élections organisées par Rabat, d’autre part parce que de nombreux travailleurs venus du nord du pays ne se sentent pas impliqués dans la politique locale3. De même, les grandes agglomérations, et surtout leurs périphéries en pleine croissance démographique, ont aussi un taux d’inscription sur les listes électorales plus faible que la moyenne nationale. Les jeunes migrants, qu’ils soient étudiants ou travailleurs, sont considérés comme résidant dans leur commune d’origine et ne s’inscrivent ni dans leur province d’origine, ni dans leur province d’accueil. Néanmoins, le nombre d’inscrits reste la référence la plus pertinente comme métrique de l’espace politique marocain, d’autant plus dans un contexte d’urbanisation et de recomposition des équilibres démographiques nationaux.

Provinces et préfectures : cadre électoral privilégié d’un scrutin par liste.

Ensuite, il a été choisi de prendre comme unité spatiale de référence la province ou la préfecture, qualificatif attribué à 13 provinces à très forte dominante urbaine ou exclusivement urbaine (Rabat, Salé, Casablanca, Mohammedia, Marrakech, Tanger-Asilah, Mdiq-Fnideq, Oujda-Angad, Meknès, Fès, Agadir, Inezgane, Témara-Skhirat), et non la circonscription électorale. En effet, depuis 2002, les élections législatives au Maroc s’appuient sur un scrutin proportionnel plurinominal avec un seuil de représentativité fixé à 6 %4. Dans ce contexte, 84 % des provinces correspondent à une circonscription électorale (soit 64 sur 75). Les onze provinces ou préfectures restantes sont divisées en deux circonscriptions à l’exception de Marrakech, trois circonscriptions, et Casablanca, huit circonscriptions.

Ce découpage des provinces en circonscriptions différentes apparaît motivé par le fait qu’aucune circonscription ne doit avoir à s’exprimer sur une liste de plus de six députés. Cette spécificité électorale est le fruit d’une longue tradition marocaine d’ingénierie électorale (Catusse 2005). Elle vise à la fois à prévenir l’affirmation de grands partis hégémoniques (en abandonnant le scrutin uninominal en vigueur jusqu’en 1997), tout en évitant un éclatement excessif du champ politique marocain. Cependant, certains découpages intra-provinciaux apparaissent comme arbitraires malgré les justifications administratives (El Moumni 2013). Ainsi, la province de Beni Mellal comprend une seule circonscription de six sièges alors que celle voisine, d’Azilal, a été découpée en deux circonscriptions de trois sièges. Le découpage ou non de certaines provinces a été dénoncé comme motivé par la pondération d’un vote de quartiers populaires urbains, favorables au PJD ou à l’USFP, par un électorat de communes plus rurales, comme à Tanger ou à Marrakech (Zaki 2009a). Au final, le champ politique est dominé par huit partis — par ordre de création historique : Parti de l’Istiqlal (PI), Mouvement populaire (MP), Union socialiste des forces populaires (USFP), Parti du progrès et du socialisme (PPS), Rassemblement national des indépendants (RNI), Union constitutionnelle (UC), Parti de la justice et du développement (PJD), Parti authenticité et modernité (PAM) — à même de pouvoir disposer d’un groupe parlementaire sur les 19 partis ayant participé aux élections de 2011.

En revanche, aucune circonscription ne comprend un regroupement de plusieurs provinces. Cet agencement favorise les provinces peu peuplées qui disposent d’un minimum de deux députés quelque soit le nombre d’inscrits. Proclamée au nom de l’équité territoriale, cette disposition prend un sens tout particulier au Maroc, puisqu’elle assure une surreprésentation des provinces dites sahariennes. Six des sept provinces concernées bénéficient d’un député pour moins de 20 000 inscrits, alors que la moyenne nationale est d’un député pour 44 617 inscrits. Seule la province de Laâyoune s’avère être dans la moyenne basse avec 34 243 inscrits par députés, tandis que les populations des provinces d’Aousserd et de Tarfaya s’avèrent très largement surreprésentées avec, respectivement, un député pour 3824 et 4774 inscrits (Veguilla 2005). À titre de comparaison, la province la moins bien représentée, Khemisset, ne dispose que d’un député pour 74 469 inscrits, soit un ratio de 1 à 20. Ce biais est cependant atténué par le système de la liste nationale des femmes et des jeunes amenant 90 députés, soit 23 %, à être élus par un scrutin de liste à l’échelle nationale (voir ci-dessous).

Enfin, il a été décidé de procéder à une anamorphose des différentes provinces selon le nombre d’inscrits pour représenter l’espace électoral effectif. Cette projection fait ressortir sans surprise les préfectures et la périphérie de Casablanca.

Le cartogramme de cet espace politique apparaît alors comme totalement opposé à la représentation territoriale classique. Alors que le Maroc territorial revendiqué par Rabat s’appuie sur une immense base saharienne et ne semble avoir qu’une petite extrémité septentrionale tournée vers l’Europe (Figure 1), le Maroc électoral est polarisé vers le Nord et le littoral avec une longue et fine racine saharienne qui s’enfonce vers le Sud (Figure 2). De fait, si les provinces sahariennes contestées représentent 37 % du territoire marocain, elles ne représentent que 5 % des sièges de députés (15 sur 305) et 1,6 % du corps électoral (212 000 sur 13,6 millions).

La liste nationale : féminiser et rajeunir la Chambre des représentants.

Les résultats électoraux présentés ici sont ceux de la seule liste nationale. Lors des élections législatives marocaines de 2011, les citoyens ont été appelés à voter pour deux listes : une liste locale, provinciale (dans 84 % des cas ou subprovinciale pour les 16 % restants) — l’ensemble des listes locales permettant l’élection de 305 représentants —, et une liste nationale composée de 60 femmes et de 30 jeunes de moins de 40 ans. Cette liste nationale a pour objectif de promouvoir la mixité et la jeunesse au sein de la Chambre des représentants.

Cette liste nationale pourrait révéler l’attachement à un parti et non à une figure locale. Cependant, très peu d’électeurs — moins de 2 % — changent de vote entre la liste nationale et la liste provinciale. Ainsi, le cas de la province de Tiznit est assez emblématique. Cette circonscription de deux sièges était jugée gagnable par le PPS, qui dirige la municipalité du chef-lieu de province avec succès depuis 2003. Le parti a bénéficié, aux élections de 2009, d’un vote massif lui permettant de disposer de 45 % des sièges au conseil municipal. Cependant, le charismatique président de la municipalité, Abdellatif Ouammou, n’a pas été autorisé à se présenter aux élections : déjà élu à la Chambre des conseillers (première Chambre du parlement, élue au scrutin indirect), il lui était interdit de démissionner pour se présenter aux élections pour la Chambre des représentants, malgré le contexte exceptionnel de la nouvelle constitution. Face à la candidature du très populaire ministre de l’agriculture, président de l’entreprise Akwa Group (première entreprise marocaine de distribution de gaz, lubrifiant et pétrole), Aziz Akhannouch, lui aussi originaire de la province et président de la région de 2003 à 2009, le PPS préfère soutenir la candidature du premier vice-président de la municipalité de Tiznit, élu USFP. Le candidat USFP emporte alors de justesse un siège inattendu alors que son parti connaît une lente déliquescence à l’échelle nationale. Dans le décompte du scrutin pour la liste nationale, le PPS n’obtient que 600 voix, soit 1,3 % des suffrages valides — pourtant l’une des élues au conseil municipal figure sur la liste nationale des femmes et des jeunes. De fait, il est manifeste qu’à l’exception des militants et des cadres du parti, l’écrasante majorité des électeurs ayant voté pour le PPS aux élections municipales de 2009 ont voté pour la liste nationale de l’USFP et non pour celle du PPS. Le PPS a difficilement pu faire passer une double consigne : soutenir l’USFP localement et voter pour le PPS nationalement. Le double vote distinct apparaît comme complexe pour de nombreux citoyens peu habitués à cette démarche.

De même, la liste nationale permet d’observer la présence de députés locaux élus du fait de leur notoriété et non pour leur appartenance à un parti. Le cas le plus emblématique est celui de Miloud Chaabi, fondateur d’Ynna Holding (multinationale opérant principalement dans l’industrie, le BTP, l’immobilier, la grande distribution et le tourisme), à Kénitra, ville de sa formidable ascension économique, et de son fils, Mhoussine Chaabi, à Essaouira, province d’origine de la famille. Alors qu’en 2007 Miloud Chaabi avait été élu député d’Essaouira sous les couleurs du PPS, en 2011,le père et le fils constituent les seuls élus du Parti de l’environnement et du développement durable (PEDD). À l’échelle nationale, la liste nationale du PEDD n’a recueilli que 2,3 % des suffrages, 33 % des voix provenant des seules provinces de Kénitra et d’Essaouira (Figure 5).

Figure 5 : Cartogramme du vote pour la liste nationale du Parti de l’environnement et du développement durable aux élections législatives marocaines de 2011. Source : Ministère de l’Intérieur du Royaume du Maroc.

Un espace politique en transformation ? Quelques tendances structurantes.

En analysant les dynamiques de la participation aux élections et les suffrages exprimés en faveur du PJD, le clivage persistant entre aires métropolitaines et provinces rurales est manifeste.

Participation dans les provinces sahariennes et abstention dans les métropoles : la permanence des réseaux clientélistes.

La première caractéristique à noter pour le scrutin de novembre 2011 est la faible participation. Les élections législatives mobilisent peu les Marocains (Bendjelloun 2013). Le taux de participation annoncé par le ministère de l’Intérieur est de 45,4 %, alors que celui du référendum ayant eu lieu le 1er juillet 2011 avait atteint 75,5 %. Ce taux est inférieur à celui des dernières élections locales de 2009, qui était de 52,4 %. Il est le deuxième plus faible taux de participation aux élections législatives depuis 1984, après celui de 2007 qui était de 37 %. Le regain d’intérêt des Marocains pour les élections nationales est en conséquence à nuancer. D’autant plus qu’il faut s’interroger sur le nombre record de bulletins annulés, près de 1,4 million (soit 22,4 % des suffrages). Sont-ils liés à des erreurs, à la volonté de voter blanc ou à des tentatives de manipulation des résultats électoraux ? Ils sont entre autres annulés du fait de traits barrant tous les candidats ou de commentaires rédigés sur les bulletins, allant des formules religieuses aux insultes, attestant d’une véritable contestation du système partisan (Bennani-Chraïbi 2005).

Quoi qu’il en soit, la faible participation sanctionne des partis politiques qui mobilisent difficilement, au-delà de leurs militants (Catusse 2005). Ce phénomène est d’autant plus flagrant que, quelques mois auparavant, les mêmes électeurs s’étaient déplacés massivement pour le référendum sur la nouvelle constitution. De nombreux citoyens, inscrits depuis plusieurs années, avaient ainsi voté pour la première fois. Alors que le nouveau parlement a pour mission de mettre en œuvre la nouvelle constitution à grand renfort de lois organiques, les Marocains se sont peu mobilisés et ne soutiennent aucun parti politique de manière claire. Ils semblent habitués aux grandes coalitions gouvernementales, gage d’une certaine modération à leurs yeux, à l’image des gouvernements de 2002 et de 2007. Cette configuration nourrit l’abstentionnisme (Trédano 2013). Désormais, de nombreux électeurs portent peu d’intérêt au parti arrivé en tête, vu que ce dernier sera obligé de composer avec au moins trois autres partis d’obédiences différentes pour constituer sa majorité gouvernementale. De plus, ces coalitions hétéroclites peuvent subir d’autant plus facilement les pressions du palais qu’elles sont composées de nombreux partis. De 2002 à 2011, les premiers ministres ont joué le rôle d’arbitre entre des ministres, champions de leur parti, et ont préféré s’appuyer sur les grandes institutions (conseils, agence et autres commissions) dont les dirigeants sont nommés par le roi (Santucci 2006, Lamrani 2013).

Il faut toutefois souligner que l’abstention connaît de très fortes fluctuations entre les provinces, dans un rapport de 1 à 3. Ainsi, le plus haut taux de participation (Tarfaya) est de 78,2 % alors que le plus faible (Safi) est de 33,3 %, soit un écart de 44,9 points. Cet écart est encore plus fort concernant le pourcentage de votes exprimés par rapport au nombre d’inscrits. Ainsi, le plus haut pourcentage (Tarfaya) est de 72,1 %, alors que le plus faible (Nador, où la part des votes annulés est très supérieure à celle de Safi) est de 23,9 %, soit une différence de 48,2 points.

Or la participation constitue un élément clef du scrutin, car pour les partis il ne s’agit aucunement de prendre des voix aux autres partis, mais d’arriver à convaincre les électeurs de se déplacer. La campagne est donc avant tout une affaire de mobilisation d’un électorat potentiel (Catusse 2005).

Pour comprendre cela, il suffit d’observer la répartition des taux de participation selon les provinces en fonction du nombre d’inscrits (Figures 6 et 7). Immédiatement, deux éléments apparaissent : les provinces faiblement peuplées — comme celles de Tarfaya, d’Aousserd, d’Assa-Zag, de Boujdour et de Fahs Anjra — connaissent des records de participation avec un très faible taux de bulletins annulés, alors qu’à l’opposé les grandes agglomérations urbaines connaissent de très faibles taux de participation. Ainsi, les provinces ayant une participation supérieure à 70 % et un pourcentage de votes exprimés par rapport au nombre d’inscrits supérieur à 60 % sont les quatre provinces sahariennes disposant toutes de moins de 20 000 inscrits par siège. Ce phénomène s’explique par la forte mobilisation des électeurs par les candidats. Le faible nombre d’électeurs favorise les stratégies d’achat des voix directement ou indirectement. Les électeurs sont donc motivés financièrement pour participer aux élections. Nombre d’entre eux se vendent aux enchères au plus offrant, tandis que d’autres privilégient le soutien constant à une même famille de notables à même de leur assurer aide et assistance tout au long de l’année5. Ce mécanisme est d’autant plus efficace que la circonscription contient peu d’électeurs (Veguilla 2005, 2009).

Figure 6 : Carte du taux de participation aux élections législatives marocaines de 2011. Source : Ministère de l’Intérieur du Royaume du Maroc.

Figure 7 : Cartogramme du taux de participation aux élections législatives marocaines de 2011. Source : Ministère de l’Intérieur du Royaume du Maroc.

En revanche, les grandes circonscriptions urbaines connaissent un faible taux de participation. Ainsi, pour les 13 préfectures, le taux de participation moyen est de 41,2 % et le taux de suffrages exprimés par rapport aux inscrits est de 31,1 %, soit inférieur de 4,2 points, pour ces deux chiffres, à la moyenne nationale. Huit des treize préfectures se classent parmi les vingt plus faibles taux de participation du Maroc. Seules quatre préfectures ont un taux légèrement supérieur à la moyenne nationale sachant que le plus élevé, celui de la préfecture de Marrakech arrive en 37e position avec 37,8 % de suffrages exprimés.

Cette faible participation s’explique par le faible intérêt des électeurs urbains, mais aussi par le fait que ces électeurs sont moins sensibles aux arguments financiers des candidats. Plus nombreux, plus aisés, les effets de l’achat des voix sont mécaniquement dilués, tout comme les phénomènes de retour d’ascenseur de la part des élus. Par conséquent, les stratégies traditionnelles de mobilisation sont moins efficaces, même si elles persistent (Zouiten et Boulouz 2008). Des entrepreneurs n’hésitent pas à prendre contact avec les candidats et promettent les voix de leurs employés contre un soutien à leur activité économique, voire contre un financement immédiat de cette activité à hauteur de plusieurs centaines de milliers de dirhams. Certains jeunes au chômage viennent aussi réclamer quelques subsides contre leur éventuel soutien et sont donc embauchés pour distribuer les tracts (Bennani Chraïbi 2005, Zaki 2005). Cependant, ces deux pratiques sont en déclin du fait de leur faible efficience et surtout des effets secondaires négatifs pour le candidat. Dans le premier cas, il se retrouve souvent à la merci d’un chef d’entreprise opportuniste. Le candidat préfère trouver des ressources auprès d’un chef d’entreprise historiquement lié au parti, soit par militantisme, soit par des liens familiaux. Dans le second cas, les candidats ont remarqué, lors des précédents scrutins, une certaine exaspération des électeurs assaillis de tracts par des jeunes souvent impolis, voire agressifs. Ils renvoient donc une image négative d’un parti qui, à défaut d’être militant, semble obligé d’acheter le soutien de jeunes6 (Zaki 2009b).

En 2011, les candidats ont donc privilégié d’autres stratégies. La première a été de recruter, pour la distribution des tracts, des femmes démunies (souvent des mères célibataires, veuves ou divorcées). Elles se sont avérées beaucoup plus fidèles et plus respectueuses des règles, renvoyant alors une image positive du candidat qui associe sa campagne à une œuvre sociale. Cette stratégie est utilisée pour toucher les quartiers les plus pauvres où se concentrent ces mêmes femmes. Elle s’inspire d’ailleurs des campagnes menées par le PJD (Smaoui 2009). La seconde fut un retour à la mobilisation ethnique dans certains quartiers urbains. Ainsi à Rabat, du fait de la forte concentration de personnes issues de la tribu saharienne des Ayt Oussa dans le quartier de Takadoum, le candidat USFP Driss Lachgar a sollicité le soutien du président de la commune d’Assa (lieu des origines historiques de cette communauté), Ouassi Hamdi, lui-même USFP et candidat à la députation dans la province d’Assa-Zag. Des associations culturelles d’Assa ont ainsi été conviées à organiser un festival quelques jours avant les élections. L’effet festival a concerné quelques centaines d’électeurs supplémentaires qui se sont révélés décisifs, permettant à Driss Lachgar de se placer de justesse derrière le PJD et le PAM faisant de lui le seul élu USFP de la capitale et l’un des cinq élus USFP dans une préfecture7.

Toutefois, ces deux stratégies électorales n’arrivent pas à corriger la tendance abstentionniste dans les grandes villes du royaume.

Le vote PJD est-il réellement un vote urbain d’adhésion ?

En miroir de la géographie de la participation aux élections se lit celle du vote pour le parti arrivé en tête aux élections : le PJD. Apparaît alors une complémentarité flagrante : la faible participation se superpose à une victoire forte du PJD (Figures 8 et 9).

Figure 8 : Carte du vote pour la liste nationale du Parti de la justice et du développement aux élections législatives marocaines de 2011. Source : Ministère de l’Intérieur du Royaume du Maroc.

Figure 9 : Cartogramme de l’abstention et du vote PJD aux législatives marocaines de 2011. Source : Ministère de l’Intérieur du Royaume du Maroc.

Le PJD a obtenu 23,1 % des suffrages valides et arrive en tête dans 29 provinces dont douze sont des préfectures. En effet, le vote en faveur du PJD est particulièrement concentré dans les grandes villes (Figure 10). Douze de ces treize meilleurs scores, à l’échelle nationale, sont assurés dans les préfectures8. Ainsi, à l’exception de la préfecture de Mdiq Fnideq, le PJD arrive systématiquement en tête et dépasse les 30 % des votes exprimés, avec 39 % des voix en moyenne dans les treize préfectures du royaume alors qu’il ne s’est adjugé que 23 % des voix à l’échelle nationale. Il y emporte 51 % des sièges (45 sur 88). Les treize préfectures assurent 53 % des voix du PJD (587 621 sur 1 113 214) et 54 % de leurs députés élus localement (45 sur 83) alors qu’elles ne représentent que 30 % des voix validées (1 444 363 sur 4 820 667) et seulement 29 % des sièges. Ensuite, il faut noter que neuf des 17 provinces restantes sont articulées autour d’une municipalité de plus 100 000 habitants (Kénitra, Larache, Tétouan, Berkane, Nador, Beni Mellal, Khouribga, Khemisset, Taza), ce qui atteste d’un vote massivement urbain pour le PJD. Enfin, à l’inverse, le PJD réalise ses plus mauvais scores dans des provinces rurales, comme Driouch, Azilal, Midelt, ou très peu peuplées, comme Assa-Zag, avec moins de 6 % des suffrages exprimés.

Figure 10 : Tableau représentant le taux d’urbanisation provincial et le pourcentage de voix exprimées pour le PJD aux élections législatives marocaines de 2011. Source : Haut-commissariat au plan et Ministère de l’Intérieur du Royaume du Maroc.

Cette lecture première doit être complétée par l’analyse des taux de participations. En effet, il apparaît que le PJD arrive largement en tête dans les provinces où le taux de participation est le plus faible (Figure 11). Ainsi, il remporte les élections dans neuf des dix provinces au plus faible taux de participation. En revanche, il est battu dans les provinces les plus mobilisées électoralement, arrivant en tête seulement dans deux des 20 provinces aux taux de participation les plus élevés (Fahs Anjra et Oued Dahab/Dakhla). Ainsi, la moyenne des taux de participation au sein de ces 16 provinces où le PJD enregistre ses plus mauvais scores est de 52 %, soit huit points de plus que dans les provinces et préfectures où le PJD dépasse les 30 % de suffrages exprimés. Par conséquent, une corrélation claire apparaît entre abstention et vote PJD. La seule exception est la province d’Oued Dahab où le PJD arrive à réaliser une belle percée électorale (38,8 % des suffrages exprimés) dans un contexte de forte participation aux élections (58,5 % de taux de participation). Au final, la province d’Oued Dahab possède le plus fort taux de suffrages exprimés pour le PJD par rapport au nombre d’inscrits, qui est de 18,5 %. En effet, ce parti dépasse les 10 % de suffrages exprimés par rapport au nombre d’inscrits seulement dans onze préfectures (toutes, exception faite de Meknès, 9,7 %, et de Mdiq Fnideq, 5,7 %) et trois provinces (Oued Dahab, Sidi Ifni et Er-Rachidia).

Figure 11 : Tableau représentant le taux de participation et le pourcentage de voix exprimées pour le PJD aux élections législatives marocaines de 2011. Source : Haut-commissariat au plan et Ministère de l’Intérieur du Royaume du Maroc.

Le vote PJD se distingue clairement de celui des sept autres partis à même de disposer d’un groupe parlementaire (Istiqlal, RNI, PAM, USFP, MP, UC, PPS). En effet, la part des suffrages exprimés pour ces derniers est d’autant plus élevée que le taux de participation est fort. Parallèlement, exception faite de l’UC, le vote n’est pas corrélé positivement au taux d’urbanisation, voire pour le RNI — il est corrélé négativement. Ainsi, les partis qui ont dépassé le seuil de 10 % des suffrages à l’échelle nationale disposent de fiefs électoraux où ils mobilisent plus de 20 % des inscrits : 23 % à Tiznit pour le RNI, 22 % à Rehamna pour le PAM9. Cela est le fait de leaders charismatiques dont l’action permet la forte adhésion de la population. Ainsi, Rehamna est la province historique de la création du PAM. Son fondateur, Fouad Ali El Himma, camarade de classe et ami du roi Mohammed VI, est originaire de la région. Il a été président de la commune de Ben Guerir (chef-lieu de la province) en 1992 et député en 1993. Il se présente à nouveau en 2007 pour préparer la création du futur parti en 2008 (Bendella 2009). Même s’il ne se représente pas en 2011, son aura perdure, d’autant plus que la province bénéficie de programmes ambitieux de développement. Dans la province de Tiznit, le charisme d’Aziz Akhannouch a été renforcé par sa fonction de ministre de l’agriculture de 2007 à 2011. Il intègre la province dans le grand programme de développement de l’agriculture (Plan vert) par le développement de la filière « amande » avec, notamment, le festival des amandiers à Tafraout. Dans les deux cas, le candidat a obtenu plus de 50 % des suffrages valides, incarnant l’idéal type du député à même de lier réussite personnelle, ancrage local et proximité avec le pouvoir central (Zaki 2009a). Le PJD a réalisé, lui aussi, une telle performance dans la préfecture d’Inezgane, bastion électoral du PJD grâce à la figure de Saâdedine El Othmani, originaire de la région, artisan de la création du parti et secrétaire général dudit parti de 2004 à 2008. Cependant, Inezgane se distingue par le cinquième plus faible taux de participation du pays (35,2 %), si bien qu’au final le PJD n’y recueille les voix que de 14,5 % des inscrits10.

Cette configuration s’explique par la stratégie politique du PJD. Le parti s’est d’abord implanté dans les grandes agglomérations mobilisant la classe médiane urbaine, soit une catégorie de Marocains disposant de revenus supérieurs au revenu médian, souvent salariés ou petits chefs d’entreprise, avec un niveau d’éducation secondaire, voire supérieur. Par la multiplication des associations culturelles et caritatives, cette catégorie initiale a réussi à mobiliser une part de l’électorat populaire urbain (Smaoui 2009). Cependant, les militants ne sont pas arrivés à intégrer les provinces les plus rurales. Conscient de ce retard après sa défaite-surprise aux élections de 2007 où le parti était placé derrière le Parti de l’Istiqlal en nombre de sièges alors qu’il était premier en nombre de voix, il a multiplié les initiatives de terrain à l’occasion des législatives partielles de 2008 et des communales de 200911. Dans les provinces particulièrement démunies d’Azilal et de Midelt, il a été à l’origine de commissions parlementaires sur la question de l’enclavement et a mandaté ses associations de bienfaisance pour distribuer de l’aide (nourritures, vêtements) en hiver. Mais ces efforts n’ont visiblement pas encore porté leurs fruits. L’implantation du PJD révèle alors le clivage politique qui traverse le Maroc.

En 2011, le refus du PJD de participer aux coalitions des deux dernières législatures lui a permis de se présenter comme une alternative pour les élections législatives. Il semble par ailleurs avoir bénéficié de la dynamique électorale ayant porté en Égypte et en Tunisie des partis islamistes au pouvoir (Gana, van Hamme et Ben Rebah 2012). Cependant, son attrait est resté limité à la même catégorie sociale initiale : la classe médiane marocaine urbaine. Il serait alors possible de dire que la progression électorale du parti est le fruit de la croissance économique du Maroc. En effet, l’électorat du PJD se concentre avant tout dans les pôles urbains qui ont porté et bénéficié de cette croissance par la création de nombreux emplois salariés : la conurbation atlantique de Casablanca à Kénitra avec son élargissement progressif vers l’intérieur du pays (province de Khemisset), le Tangérois, le Souss, puis les grandes préfectures intérieures, Marrakech, Fès, Meknès.

En revanche, le parti n’a pas réussi à convaincre au-delà de ce groupe social. Premièrement, il est apparu comme tous les autres partis en retard sur le mouvement de contestation du 20 février 2011. Ainsi, la géographie des premières manifestations atteste d’une mobilisation nationale où les zones rurales sont largement représentées. Si les médias sont restés braqués sur les grandes métropoles comme Rabat, Casablanca, Marrakech et Tanger, où ils disposaient de correspondants présents lors des manifestations, la réalité spatiale des 54 manifestations est la très forte participation des provinces à forte dominante rurale comme Al Hoceima, Midelt, Figuig, mais aussi dans une moindre mesure Tata. Or, parmi ces provinces très impliquées dans le premier jour de manifestation, le PJD obtient des résultats très modestes. Le PJD, comme tous les autres partis marocains, n’a pas su convaincre ces nouveaux militants et semble profiter davantage du discrédit croissant des autres partis et notamment de l’USFP, usée par 13 ans de participation au gouvernement, pour élargir son audience électorale.

De plus, dans ces provinces à dominante rurale, les votants soutiennent en priorité un député de services, soit un député à même d’assurer l’accès des populations à la manne nationale. Perdure alors le principe de la transaction électorale entre un candidat et des votants autour de questions matérielles comme le raccordement des villages aux réseaux nationaux (routes, électricité, eau potable), le développement de structures scolaires et sanitaires, l’implantation d’administration pourvoyeuses d’emplois, et la création de vastes programmes de développement garantissant des subventions généreuses (agriculture, artisanat notamment) (Tamin et Tozy 2010). Par conséquent, les votants se tournent vers des partis de gouvernement à même d’obtenir des ministères clefs. Le passage dans l’opposition de certains partis se traduit alors par leur déclin dans les provinces à dominante rurale. Ainsi, le MP et le PAM, qui étaient dans l’opposition de 2007 à 2011, mobilisent difficilement alors que le RNI et l’Istiqlal, membres de la coalition gouvernementale, stabilisent voire renforcent leur électorat.

Deux Maroc ?

En conclusion, l’espace politique marocain reste encore clivé entre provinces rurales et aires métropolitaines. Dans les premières, le rôle des notables locaux ou des enfants prodigues reste prépondérant. Il maintient le morcellement du champ politique, le candidat étant élu sur sa personne et non sur le programme de son parti, tout en arrivant à mobiliser un électorat à travers des stratégies clientélistes. « Le parti est comme une djellaba, tu en changes à chaque élection » disait, en 2009, un élu de la province de Tata. Dans les secondes et tout particulièrement les grandes agglomérations, appelées préfectures, apparaissent de nouveaux comportements politiques. D’une part, le clientélisme s’épuise avec la croissance économique. D’autre part, la classe moyenne urbaine souhaite de plus en plus se mobiliser autour d’un parti doté d’un programme clair et d’une démocratie interne forte. Le vote PJD serait alors la manifestation d’un gradient d’urbanité (Lévy 2003).

Cependant, la victoire du PJD aux élections de 2011 est toute relative, rendue possible essentiellement du fait de l’abstention, et de la défiance des électeurs urbains vis-à-vis des autres partis politiques. Elle s’est surtout appuyée sur l’élargissement de la classe moyenne urbaine après dix années de croissance économique et sur le discrédit du principal parti de gauche, l’USFP.

Dès lors, il est possible de se demander si le PJD pourra capitaliser son passage au gouvernement pour disposer d’un ancrage territorial plus vaste ou si, plus vraisemblablement, ce sont les autres partis qui mettront à profit leur passage dans l’opposition pour remobiliser leur électorat en développant leur démocratie interne et en proposant un programme de réforme cohérent. C’est le pari de l’USFP en 2011 et désormais celui de l’Istiqlal depuis 2013.

Illustration : Jason Finch, « Sep 21 09 », 21.09.2009, , Flickr (licence Creative Commons).

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Note

1 Les partis politiques marocains sont nés d’abord de la fragmentation du mouvement national réclamant l’indépendance du Maroc puis de la volonté du palais de maintenir son autorité sur le champ électoral. En 1943 est fondé le Parti de l’indépendance (Istiqlal). En 1956, ce parti tente de s’imposer comme parti unique,organisant la répression contre toutes les formes d’opposition, communistes comme régionalistes. Dans ce contexte est créé, en 1957, le Mouvement populaire (MP), qui s’appuie sur des éléments de l’armée de libération marocaine et des grands notables. Ce parti tient à faire valoir le point de vue berbériste et rural face à un parti de l’Istiqlal panarabe et urbain. D’abord violemment combattu, il est reconnu comme un parti légal en 1958 et devient l’un des partis de prédilection des notables ruraux. Par ailleurs, la même année, le roi soutient l’accession au gouvernement de l’aile gauche syndicaliste et socialiste de l’Istiqlal qui fait scission, en 1959, pour devenir l’UNFP (Union nationale des forces populaires). Ainsi, les tentations hégémoniques de l’Istiqlal sont définitivement contrariées. Cette fragmentation du champ politique est ensuite systématiquement entretenue par le palais grâce à la création de partis dits « de l’administration », comme le Front de défense des institutions constitutionnelles en 1963 (Vermeren 2002). Le Rassemblement national des indépendants en 1978 et l’Union constitutionnelle en 1983, puis le Parti authenticité et modernité en 2008, s’inscrivent dans cette tradition (Lamrani 2013).

2 Le Parti de la justice et du développement est une dénomination choisie en 1998, qui vient acter de l’union du Mouvement démocratique et constitutionnel avec le Mouvement unicité et réforme regroupant des jeunes islamistes ayant renoncé à la violence politique, notamment contre la gauche marocaine.

3 Il est difficile d’estimer le taux d’inscription pour chaque province. Les estimations du Haut-commissariat au plan s’appuient sur le recensement de 2004, or, en sept ans, le Maroc a connu des mouvements démographiques complexes. Ainsi, le ratio nombre d’inscrits par rapport à la population provinciale estimée par le HCP est particulièrement faible (22 %) pour la province de Dakhla et d’Aousserd, dont les populations sont surestimées. En revanche, il est extrêmement fort (77 %) pour la province de Khemisset, dont la population est vraisemblablement sous-estimée.

4 Le débat sur le choix du mode de scrutin reste ouvert. Jusqu’en 1997, le scrutin uninominal à un seul tour était accusé de favoriser les partis de l’administration via les notables locaux à même d’acheter un électorat et d’assurer une majorité monarchiste à la chambre des représentants (Al Anadaloussi 2013). À partir de 2002, le scrutin proportionnel est désormais considéré comme favorisant l’atomisation du champ politique (Zouaoui 2013).

5 Une anecdote instructive permet d’illustrer l’ampleur de ce phénomène. Lors d’une enquête de terrain dans la province d’Assa-Zag en juillet 2011, à la question du choix du vote lors du référendum de la constitution, un ouvrier d’une cinquantaine d’année m’a répondu qu’il avait voté « fabor », terme d’arabe dialectal venant du français « faveur », qui signifie « gratuit, à titre gracieux ». Devant ma surprise, il m’a expliqué que d’habitude, il se faisait payer pour voter et que cette fois-ci, pour le roi, il était allé voter « oui » sans contrepartie financière.

6 Entretien avec plusieurs élus de Casablanca et Rabat en 2007.

7 Cette légitimité électorale s’est avérée essentielle dans son élection à la tête du parti en 2012.

8 La province d’Oued Dahab est la seule province saharienne où le PJD arrive en tête. Elle est l’une des provinces les plus urbanisées du royaume, 92 % de la population étant concentrée dans la ville de Dakhla.

9 Il serait possible d’ajouter les 21 % à Aousserd pour l’Istiqlal, mais la très faible démographie de cette province ne rend pas ce chiffre significatif.

10 Par ailleurs, Inezgane arrive en quatrième position des plus forts taux de vote PJD par rapport au nombre d’inscrits, derrière Oued Eddahab (18,5 %), Fès (15,3 %) et Rabat (15,1 %).

11 Entretien avec l’un des cadres du parti dans la province d’Azilal en 2008.

Résumé

Suite au mouvement du 20 février et au vote d’une nouvelle constitution le 1er juillet 2011 au Maroc, se tinrent des élections législatives le 25 novembre 2011. Les cartogrammes des résultats électoraux permettent d’observer un espace politique marocain animé par deux dynamiques différentes. D’une part, on trouve dans les provinces très faiblement peuplées, ou à forte dominance rurale, la persistance d’un espace politique traditionnel marqué par la mobilisation de l’électorat autour de figures locales jouant le rôle de députés de services. Cet espace est caractérisé par une mobilisation forte des électeurs et l’éclatement du champ politique. D’autre part, dans les métropoles marocaines et les provinces très urbanisées, s’affirme un espace politique moderne dominé par le PJD (Parti de la justice et du développement). Cependant, cet espace politique est aussi celui de l’abstention et finalement du désenchantement des électeurs vis-à-vis des structures partisanes.

Pour faire référence à cet article (ISO 690)

David Goeury, « Le pouvoir est-il enfin dans les mains des villes ? », EspacesTemps.net [En ligne], Travaux, 2014 | Mis en ligne le 12 mai 2014, consulté le 12.05.2014. URL : https://www.espacestemps.net/articles/le-pouvoir-est-il-enfin-dans-les-mains-des-villes/ ;