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Résumé | Bibliographie | Notes

Sérendipité.

Le cartographe aimait trop les frontières.

Image1Cette carte a été diffusée récemment sur l’internet. Son lien avec l’automobile citée dans l’image reste obscur. Ce qui est sans ambiguïté, en revanche, c’est la référence à d’autres cartes, présentées ci-dessous, qui furent diffusées par le Scpri (Service Central de Protection contre les Rayonnements Ionisants) en mai 1986 et commentées par son directeur Pierre Pellerin. Ces cartes portaient sur la diffusion de particules radioactives à partir de la centrale nucléaire de Tchernobyl, où un accident s’était produit dans la nuit du 25 au 26 avril 1986.

Image2Cette carte météorologique expliquait, selon ses concepteurs, que les radiations de Tchernobyl n’aient pas significativement pénétré sur le territoire français. Grâce aux données fournies par ce même organisme, dépendant de l’État français, des cartes furent réalisées et publiées dans la presse. Voici par exemple celle proposée par Libération le 12 mai 1986. Il s’agit de quantités de césium 137, un bon indicateur de radioactivité, mesurée en becquerels par mètre-carré (Bq/m2).

Image3Ces cartes et les déclarations qui les accompagnaient déclenchèrent une polémique. Un mouvement associatif, la Criirad — Commission de Recherche et d’Information Indépendantes sur la Radioactivité — fut créé, qui ne cessa de réclamer, sur la base des contre-mesures qu’elle effectuait elle-même, la rectification des données officielles. Après une multitude d’échanges conflictuels et quelques alternances politiques, le successeur du Scpri, l’irsn (Institut de Radioprotection et de Sûreté Nucléaire) et le Criirad se sont mis à peu près d’accord sur les chiffres. Ce consensus situe le niveau de contamination à une tout autre échelle que ce qu’en disaient les premières annonces du Scpri : les maxima ne sont plus au-dessous de 1 000 Bq/m2, mais à près de 40 000, comme le montre la carte ci-dessous. Il y a bien eu sous-estimation, probablement volontaire, du phénomène et des dangers qui pouvaient en résulter pour les populations.

Image4La démarche de « Facel Vega » reprend à travers sa carte les critiques qui ont été faites durant les vingt années écoulées depuis la catastrophe. Dans les jours et les mois qui ont suivi l’accident, une logique d’État, associant l’ensemble des protagonistes du nucléaire français, a réussi à s’imposer dans la production et le traitement de l’information. Cela fut rendu possible par une convergence d’éléments qui caractérisaient la France de 1986 : la mobilisation des acteurs concernés pour éviter de mettre en crise le modèle énergétique français, la tradition, classique dans les États à tendances autoritaires, de rétention de l’information, la faiblesse des sources indépendantes en matière d’environnement, un manque d’esprit critique des médias et sans doute aussi une complaisance de l’opinion publique vis-à-vis des émetteurs officiels de messages. La résultante de ces forces se traduisit par une vision fantasmatique, celle d’une France protégée des nuages radioactifs qui avaient pourtant sérieusement touché ses voisins. Si les radiations se sont refusées, on le sait maintenant, à respecter les frontières de la République, ces dernières se sont bien révélées efficaces pour protéger la société française du monde extérieur en matière d’information. Les données et les commentaires contraires à la version officielle de l’État français, qui pullulaient dans toute l’Europe à ce moment-là, se sont brisées sur les murailles transparentes du territoire médiatique. L’unification nationale des États, aussi puissants et anciens soient-ils, n’a été effectivement réalisée, et fort récemment, que par la généralisation de la scolarisation et par la puissance de diffusion des médias. 1986 se situe à un moment où, dans un pays comme la France, la mondialisation de l’information reste limitée pour le grand public. Il est d’ailleurs possible que cet événement, en lui-même et par les débats qu’il a fini par engendrer, ait joué pour les Français un rôle significatif dans l’ouverture au Monde comme ressource critique.

Aujourd’hui, un autre phénomène associant des composantes naturelles (le vol des oiseaux migrateurs) et culturelles (la mobilité à l’échelle mondiale) va peut-être provoquer un événement sanitaire de grande ampleur. Parti d’Extrême-Orient, le virus H5n1 de la grippe aviaire risque bien, en effet, d’arriver jusqu’au bout du « petit cap » de l’Eurasie. On peut penser, que, en vingt ans, le monde de l’information et de la circulation des images cognitives de santé publique a profondément changé. Lors de la crise du sras (syndrome respiratoire aigu sévère), en 2003, les autorités de la Chine, pourtant la plus puissante dictature du Monde, n’ont tenu que quelques semaines face aux cartes informatives de l’Organisation Mondiale de la Santé. En cas de déclenchement d’une épidémie de grippe, la cartographie nationaliste française, fût-elle drapée dans sa métaphysique, ne pourrait pas résister plus de quelques heures. Autant dire qu’on ne la verra pas. Pour se mettre à jour, les cartographes qui aiment trop les frontières doivent prendre rapidement un antidote : au moins une fois par jour, une dose raisonnable de network, de rhizome ou d’Horizont. Pas d’effet secondaire connu.

Résumé

Cette carte a été diffusée récemment sur l’internet. Son lien avec l’automobile citée dans l’image reste obscur. Ce qui est sans ambiguïté, en revanche, c’est la référence à d’autres cartes, présentées ci-dessous, qui furent diffusées par le Scpri (Service Central de Protection contre les Rayonnements Ionisants) en mai 1986 et commentées par son directeur Pierre ...

Bibliographie

Sur Tchernobyl :

Irsn

Criirad

Sur la grippe aviaire :

Organisation mondiale de la santé (OMS)

Notes

Auteurs

Jacques Lévy

Professeur de géographie et d’aménagement de l’espace à l’École polytechnique fédérale de Lausanne, directeur du laboratoire Chôros. Il est aussi professeur à l’Institut d’études politiques de Paris. Il travaille sur la ville et l’urbanité, la géographie politique, l’Europe et la mondialisation, les théories de l’espace des sociétés, l’épistémologie de la géographie et des sciences sociales. Il a notamment publié Géographies du politique (dir.), 1991 ; Le monde : espaces et systèmes, 1992, avec Marie-Françoise Durand et Denis Retaillé ; L’espace légitime, 1994 ; Egogéographies, 1995 ; Le monde pour Cité, 1996 ; Europe : une géographie, 1997 ; Le tournant géographique, 1999 ; Logiques de l’espace, esprit des lieux (dir.), 2000, avec Michel Lussault ; From Geopolitics to Global Politics (ed.), 2001 ; Dictionnaire de la géographie et de l’espace des sociétés (dir.), 2003, avec Michel Lussault ; Les sens du mouvement (dir.), 2004, avec Sylvain Allemand et François Ascher. Il est le coordinateur des rédactions d’EspacesTemps.

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Sérendipité.

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