De la prison Montluc au Mémorial, et après…Peer review

Chronique d’une enquête.

Marie-Thérèse Têtu

Le 1er mai 2009, les trois prisons de Lyon sont fermées et vouées à la destruction. Seule la prison Montluc est sauvée et inscrite à l’inventaire supplémentaire des monuments historiques. Un mémorial a ouvert ses portes au public en septembre 2010, centré sur la période 1943-1944, celle dite de la « prison allemande ». Désormais considéré comme un haut lieu de la mémoire nationale, le Mémorial est géré par le Ministère de la Défense. Cet article retrace l’activité publique et le jeu d’acteurs qui accompagnent un processus de patrimonialisation, tel que nous l’avons suivi dans le cadre d’un projet de recherche intitulé « Lieux à mémoires multiples et enjeux d’interculturalité. Le cas de deux lieux en cours de patrimonialisation : la prison Montluc (Lyon) et le centre de rétention d’Arenc (Marseille) »[1]. À partir de ces deux cas situés, nous interrogeons les processus de patrimonialisation et de non-patrimonialisation comme « objet d’étude et comme cours d’action » (Battegay et al. 2014, p. 29) ; « examinés dans le cours même de leur déroulement, l’analyse de ces processus de patrimonialisation fait apparaître et documentent des choix de mémoires et d’histoire “en train de se faire”, les configurations d’acteurs qui interviennent, les “espaces d’expériences et les horizons d’attentes” (Koselleck) qui les portent et dans lesquelles ils s’inscrivent, en décalage parfois avec les “espaces d’expériences et les horizons d’attentes” à l’œuvre dans la société elle-même en train de se refaire » (Battegay et al. 2014, p. 29-30). Ainsi, si le patrimoine incarne un choix d’histoire et de mémoire dans un objet, il est aussi pris dans des cours d’action et des configurations d’acteurs qui peuvent en discuter et en infléchir le devenir.

Si c’est sous la forme d’un récit d’enquête que nous avons fait le choix de présenter cette recherche, qui a commencé en 2012 et se prolonge actuellement, c’est afin de rendre compte de cette particularité qui est la sienne : se dérouler dans le même temps que se poursuivent et sont sensiblement infléchis par elle, les divers cours d’action dont elle traite et dans lesquels les chercheurs se sont eux-mêmes impliqués. C’est un choix qui tient donc à la nature de notre enquête et à la singularité de notre démarche, tout à la fois collaborative et soucieuse de performer le caractère public de son objet, d’intensifier l’expérience publique à laquelle il est susceptible de donner lieu. Il ne s’agissait pas en effet, pour nous, d’organiser et d’interpréter des versions déjà dites, écrites, publiées ou exposées publiquement. Il a fallu les solliciter et les faire émerger ; en quelque sorte, il a été nécessaire de construire les sources. Nous ne rapportions pas des circonstances déjà connues et publicisées. Il a fallu découvrir d’autres faits, organiser tel événement, s’inviter à telle manifestation… Dans cette optique, notre intention consiste à mettre en évidence les choix d’histoire, de mémoires et de patrimoines tels qu’ils ont été décidés et mis en œuvre, ainsi que les débats que ces choix ont suscités. Ainsi propose-t-on, dans le cadre de cet article, d’esquisser une histoire des mémoires et de la patrimonialisation d’un lieu et d’en faire valoir la dimension publique laquelle, bien que peu publicisée à son tour, est continuellement à l’œuvre.

Une brève histoire de Montluc[2].

Si la question de la différence de reconnaissance institutionnelle des histoires et des mémoires est une question largement étudiée — en particulier à propos des mémoires de l’immigration ou des mémoires ouvrières (Chavanon 1997, Peroni et Roux 2000, Tornatore 2004, Battegay 2008, Boubecker et Galloro 2013) —, il est plus rare que cette question se pose sur un même lieu où se croisent différentes histoires et mémoires. Qui plus est quand celui-ci est reconnu par l’État comme l’un des neufs hauts-lieux de la mémoire nationale[3] en raison des événements qui s’y sont déroulés durant la Seconde Guerre mondiale[4], et placé à ce titre sous la responsabilité du ministère de la Défense. Or, son histoire et ses mémoires sont plus larges et certaines périodes de cette histoire, telle celle de l’incarcération et de l’exécution d’indépendantistes algériens entre 1958 et 1961, ont également à voir avec la mémoire nationale. Si la question se pose en termes de reconnaissance d’une mémoire qui serait celle des Algériens et de leurs descendants, dont ceux qui vivent en France sont Français pour la plupart, elle s’impose également du point de la vue de la connaissance à destination de tous les visiteurs de ce qui fut aussi une part de l’histoire de l’Algérie et de la France ; ce qui en fait autant un objet d’histoire que de mémoires. Ces deux modes distincts mais complémentaires de rapports au passé, entre visée universaliste et objective de l’une et subjectivité et singularité de l’autre, ont tout à gagner dans leur « articulation » (Traverso 2005) et leur « alliance » (Joutard 2013). Or, le discours actuel, tel qu’il est présenté sur les lieux, souffre autant « d’oublis » d’histoire que d’un déficit de reconnaissance des mémoires.

Ainsi, la prison Montluc, qui a été construite en 1921, est porteuse d’autres histoires et d’autres mémoires que celles de la Seconde Guerre mondiale, lesquelles cependant ne sont évoquées que très marginalement dans la forme actuelle de patrimonialisation du Mémorial. L’usage le plus ancien de la prison, connu et documenté, remonte à l’année 1921, date de la création de cette prison militaire[5] et de la Marche sur Lyon des étudiants-ouvriers chinois[6] (Wang 2002) qui demandaient à être admis dans le tout nouvel institut franco-chinois de Lyon pour y suivre des études. Certains d’entre eux ont alors été retenus à la prison Montluc avant leur expulsion vers la Chine. La participation à cette marche de futurs dirigeants de la République populaire de Chine, tels Deng Xiaoping, Zhou Enlaï, Chen Yi, qui a été interné à Montluc puis expulsé vers Shanghaï, en fait un événement de la mémoire nationale chinoise.

Ensuite, et avant la « prison allemande », elle est réquisitionnée par l’armée française en 1939 pour l’internement des insoumis, déserteurs ou soldats coupables de délits, mais également des premiers condamnés politiques des juridictions d’exception, essentiellement des communistes. De l’été 1940 à février 1943, le gouvernement de Vichy y a interné les opposants à sa politique de collaboration, des communistes mais également les premiers résistants jugés par ses tribunaux d’exception. C’est de février 1943 à août 1944 que la prison fut réquisitionnée par la Wehrmacht et les services de la Gestapo. Plus de 9 000 personnes, résistants, juifs et raflés, y ont alors été internées. Beaucoup d’entre eux ont été torturés au siège de la Gestapo, fusillés ou massacrés dans la région lyonnaise, ou encore déportés vers les camps de concentration et d’extermination. À la fin de la guerre, ce sont des collaborateurs, des miliciens et des criminels de guerre allemands qui ont été emprisonnés dans l’attente de leur procès, dont celui de la Gestapo en 1954.

La période de la guerre d’Algérie de 1954 à 1962 représente également une couche d’histoire de la prison Montluc. Elle a alors été à la fois un lieu d’emprisonnement et d’exécution d’Algériens condamnés à mort ayant participé à la guerre d’indépendance en métropole entre 1958 et 1962 (André 2014[7]), ainsi qu’un lieu d’internement des femmes françaises participant aux réseaux de soutien à la lutte de libération nationale algérienne.

Dans les années 1970, les insoumis et objecteurs de conscience refusant le service militaire étaient internés à Montluc. Un quartier a été occupé par les hommes détenus de droit commun jusqu’en 1997 et un autre par les femmes jusqu’en 2009. En février 1983, Klaus Barbie, à son arrivée en France, a été interné symboliquement quelques jours à la prison Montluc sur ordre de Robert Badinter, alors ministre de la Justice. La période plus récente durant laquelle la prison Montluc était une prison de femmes jusqu’à la fermeture est également très présente dans les mémoires actuelles. D’une part, parce que c’est la dernière période d’occupation de la prison, qui en a gardé de nombreuses traces témoignant des conditions récentes d’internements dans les prisons françaises souvent vétustes et surpeuplées. D’autre part, parce que le personnel ou les personnes qui y ont travaillé, les détenues qui y ont été internées, leurs familles et leurs proches sont nombreux à s’en souvenir et pour certains à venir visiter les lieux.

Rendre visible et lisible la dimension publique de la patrimonialisation.

L’enquête que nous avons menée portait sur le processus en cours de patrimonialisation de la prison Montluc devenue mémorial, et cherchait à éclairer les choix d’histoires et de mémoires qui ont été faits (comment ? par qui ?), ainsi que leurs évolutions. Si l’enquête se menait à proximité des acteurs de cette patrimonialisation et en simultanéité avec les procédures engagées par des décideurs institutionnels et des opérateurs professionnels, il était néanmoins question de travailler à partir d’une position décalée qui puisse prendre en compte d’autres acteurs qui n’ont pas manqué de se manifester ou de s’intéresser au lieu quand ils ont pris connaissance de sa transformation. Ainsi que l’écrivait Alain Battegay — dans la présentation de ce projet de recherche que nous avons mené ensemble — à propos des différents aspects de cette opération et du processus engagé justifiant notre attention pour leur caractère public :

Ils s’exercent publiquement, ils impliquent des décisions des autorités publiques, ils s’exposent et se rendent lisibles simultanément à plusieurs publics, leur sens public vient de leur pertinence d’actualité, entre “champ d’expérience et horizons d’attente” (Koselleck, 1990). Cette orientation de recherche est pragmatique en ce qu’elle considère que ces mouvements ne sont pas joués d’avance et qu’ils se produisent au fur et à mesure de leur mise en œuvre. Elle est réflexive en ce sens qu’elle tente de se développer en lien et en coopération avec des professionnels des musées et des lieux de mémoires.

En réalité, les missions et les priorités de ces professionnels, centrées qu’elles étaient sur la période de la prison allemande de 1943 à 1944 pour laquelle la décision de patrimonialisation avait été prise, ont infléchi nos modes de coopération. Elles ont également conforté le choix d’avoir recours à des outils numériques de publicisation à la fois du processus de patrimonialisation en cours et de la recherche à l’œuvre.

Il ne s’agissait donc pas seulement d’observer un public en train de se constituer et d’agir, mais de contribuer à sa visibilité, d’élargir ses contours au-delà des personnes autorisées à en faire partie, de publiciser leurs activités, leurs expériences, leurs perspectives et de les soumettre à la connaissance et au débat. Tout ceci en ayant recours à l’enregistrement filmé d’entretiens, de scènes et d’événements puis aux ressources du multimédia. Un mode opératoire clairement annoncé à nos interlocuteurs, qui nous a valu à la fois un intérêt de leur part à s’exprimer devant la caméra et des négociations délicates avec les représentants de l’institution quand nous avons demandé à filmer les lieux et sur les lieux. De fait, ces négociations — pas toujours explicites — ont porté à la fois sur la question des destinataires de ces films, qui devaient, à notre sens, être diffusés au-delà du seul monde de la recherche, et sur le fait de filmer et de diffuser, par exemple, des lectures de témoignages[8] portant sur l’exécution par guillotine des condamnés à mort algériens du FLN (Front de libération nationale) sur les lieux désormais dédiés aux mémoires des victimes de la répression nazie.

Ainsi, si des « arènes » publiques (Strauss 1991, Céfaï 1996) s’étaient bien sûr déjà constituées avant la recherche et indépendamment des chercheurs — qui n’ont d’ailleurs pas toujours été invités à y participer —, nous avons pu indirectement contribuer à les multiplier ou à les croiser. Ces arènes ne se limitent ni au lieu de mémoire ni à ses dispositifs institutionnels, mais se forment et se configurent dans une gamme étendue d’interactions mettant aux prises la diversité des acteurs et des rapports qu’ils entretiennent avec ce lieu, son histoire, ses mémoires et son devenir. Enfin, le choix de publier les matériaux et les éléments d’enquête sous la forme numérique est précisément une façon de constituer une de ces arènes et de nous inscrire en cela bien moins dans une sociologie des publics que dans une sociologie publique, au sens que lui donne Michael Burawoy quand il propose de penser les publics non pas « comme des formes toujours déjà là », mais comme « des formes en flux, des flux mouvants que nous pouvons contribuer à créer et à transformer » (Burawoy 2006, p. 126). Burawoy définit la sociologie publique comme une sociologie qui entre en conversation avec des publics eux-mêmes engagés dans des conversations et il en distingue trois formes : une forme classique, qui écrit pour des publics et dans des médias non académiques sur des questions d’intérêt public ; une forme organique, qui travaille en étroite relation avec des collectifs de la société civile ; quant à la troisième forme — dans laquelle nous nous reconnaissons —, elle considère que les sociologues peuvent contribuer à la création de publics, générer des débats publics et se constituer eux-mêmes en public.

C’est cette dernière option qui distingue nos travaux de ceux de nombreux autres chercheurs également soucieux de prendre en compte la dimension publique de la mémoire. Nous pensons en particulier à Cédric Terzi (2003) et à son analyse du traitement politique et médiatique de la question des fonds juifs en déshérence, qui s’est accompagnée, en Suisse, d’un intense débat public. Dans ce cas, on se trouve face à une question connue et débattue dont il s’agit de décrire comment elle se construit, se transforme et se redéfinit dans l’expérience et le cours de la publicisation ; comment les définitions de ce problème public « entre champ d’expérience » et « horizon d’attente” » (Koselleck 1990) en passent par des réorganisations de versions multiples, qui mettent l’accent sur des dimensions différentes de l’affaire, selon qu’elles s’appuient sur des composantes à caractère historique, moral, financier ou diplomatique et politique et qui, se faisant, proposent des définitions variées de la collectivité nationale helvétique et des réévaluations des rapports qu’elle doit entretenir à son passé[9]. De même, dans notre cas, les versions de tous ceux qui ont participé directement ou indirectement à la patrimonialisation des lieux ne peuvent être réduites à la simple juxtaposition d’une pluralité de points de vue. Elles font bien valoir des conceptions et du patrimoine et des mémoires nationales en interaction, et elles mettent en discussion des choix et des oublis ; en revanche, elles ne font pas l’objet de débats publicisés, perçus davantage comme porteurs de risque que de qualité démocratique. C’est à la publicisation de ces points de vue et des choix opérés, jusqu’ici confinés dans les coulisses, à leur mise en dialogue et à l’organisation du débat public que nous entendons aussi contribuer.

Ces prolégomènes étant posés, ouvrons maintenant les portes des histoires et des mémoires de Montluc et de leur patrimonialisation.

La prison Montluc a été inscrite à l’inventaire supplémentaire des bâtiments historiques par la Commission régionale du patrimoine et des sites et un arrêté de protection a été signé le 25 juin 2009. La décision et la mise en œuvre d’un mémorial dans l’urgence, jusqu’à son ouverture en septembre 2010, est passée par la mise en place d’un comité de pilotage composé d’associations de la Seconde Guerre mondiale, de représentants d’institutions et de personnalités, et présidé par le procureur Jean-Olivier Viout, qui fut substitut général lors du procès Barbie en 1987. Sa gestion a été confiée à l’Office national des anciens combattants (ONAC) par le ministère de la Défense, désormais propriétaire des lieux. Ainsi, le classement et la transformation en mémorial de cette prison répondent à des procédures formelles et réglementées. Cependant, celles-ci ne suffisent pas, loin s’en faut, à rendre compte de la dimension publique du processus de patrimonialisation engagé dès avant, dont elles sont l’un des aboutissements, et qui se poursuit après. C’est à cette dimension publique que nous avons consacré notre enquête, et que nous avons fait en sorte, par notre enquête, de contribuer en rencontrant et en filmant quelques-uns des protagonistes, certaines scènes et événements, pour ensuite la rendre publique par des outils numériques. Une trentaine d’entretiens ont été filmés et chapitrés et ont donné lieu à 70 courtes vidéos de 3 à 15 minutes. On se bornera à présenter ici une chronique de la constitution de la prison Montluc en chose publique scandée en trois temps, quand bien même ce découpage ne serait pas aussi net : avant l’ouverture au public, durant l’ouverture au public, après l’enquête des chercheurs.

Avant l’ouverture du Mémorial au public de visiteurs.

La composition des commissions et comités de pilotage ainsi que leurs relevés de décisions sur les demandes et projets de patrimonialisation ne suffisent pas à rendre compte de publics aussi divers que les autorités publiques, les associations, les professionnels, les personnalités qui se sont formés autour de cette opération ; des individualités ; de leurs arguments, et des motifs de leurs engagements ; des débats et controverses qui les ont animés et qui ne sont pas toujours publicisés en dehors des cercles autorisés[10] ; des conditions dans lesquelles ils se sont effectués. Comme nous l’a dit et répété le procureur Viout lui-même : « Voilà comment ça s’est passé. Tout ça a été fait vraiment d’une manière empirique ». Ainsi, si nous n’avons pas participé aux réunions et si tous ne tenaient pas toujours à nous communiquer les comptes-rendus ou à nous donner accès aux archives, en revanche les acteurs pris individuellement — le préfet, le magistrat, les représentants d’associations, les professionnels des lieux de mémoire et du patrimoine, le président de l’Université Jean Moulin Lyon 3 — étaient tout à fait disposés à nous rencontrer et à évoquer la nature et les raisons de leur engagement dans ce dossier qui dépassait, pour certains, l’ordinaire de leurs activités ou de leurs missions. De sorte que, à l’instar de ce que suggèrent Cefaï et Terzi (2012), on peut considérer que ces institutionnels se sont constitués en public en sortant du caractère routinier de leur travail institutionnel pour inventer et expérimenter de nouveaux montages.

Vidéo n° 1 : 1-1-3 le pilotage par le préfet de la sauvegarde de Montluc 2007-2010. Source : Montluc, un lieu d’histoires et mémoires multiples (site Internet en cours de construction), Alain Battegay et Marie-Thérèse Têtu, 2014, 7 mn 23.

Depuis 2000 déjà, date à laquelle le projet de déménagement des prisons a été connu, mais sans rencontrer encore un grand écho, les associations de résistants et de victimes — en particulier l’association des rescapés de Montluc[11] —, réclamaient le classement de Montluc, interpellaient les élus ainsi que les ministères et réfléchissaient à un projet mémoriel. Ils entretenaient également le souvenir par des commémorations qui se déroulaient, disent-ils, dans l’indifférence quasi générale. Mais chacun reconnaît que, profitant du départ effectif des détenues en février 2009, c’est le préfet du Rhône qui a sorti Montluc « de l’impasse » et a été le principal artisan de cette opération. Un préfet que son histoire familiale et personnelle ainsi que sa conception de son rôle de serviteur de l’État ne pouvaient laisser indifférent au destin de « la prison de Jean Moulin », son illustre homologue[12]. Le préfet s’est particulièrement engagé, suivant personnellement le dossier, puis le montage et la réalisation du projet, pesant de tout son poids, le faisant bénéficier de ses relations et de ses pouvoirs. Il a d’abord obtenu l’inscription à l’inventaire supplémentaire des monuments historiques de la prison. Jugée sans grand intérêt architectural au regard des deux autres prisons de Lyon par ceux que l’on appelle dans le milieu « les patrimoniaux », il a argué de son intérêt historique et de sa valeur pour la transmission de la mémoire nationale. Le préfet est ensuite venu lui-même devant la commission défendre le dossier, ce qui est rare, et ce dernier est passé avec neuf voix favorables et 11 abstentions ! Probablement, nous a dit Brigitte Bardisa[13], conservatrice des bâtiments historiques à la DRAC, parce qu’une partie des membres de la commission, les représentants des associations patrimoniales, ne se sentaient pas habilités à se prononcer sur la valeur mémorielle d’un bâtiment. Il est reconnu également au préfet d’avoir su trouver les moyens de son financement par les crédits du Plan de relance en 2009 et 2010 et d’avoir convaincu des personnes en qui il avait confiance au ministère de la Défense de reprendre sous leur autorité ce mémorial, dont d’autres institutions, telles que la Ville de Lyon ou le Ministère de la Culture, ne souhaitaient pas ou ne pouvaient pas assurer la charge financière. On le crédite aussi d’avoir su s’entourer d’un procureur de la République ayant participé au procès Barbie[14] et connaissant bien, de ce fait, les itinéraires de diverses catégories d’internés de Montluc ainsi que les associations — qui s’étaient alors constituées en parties civiles. Il était susceptible d’orienter les choix d’exposition des biographies d’internés, prévues dans les cellules, et le cas échéant d’instruire des arbitrages. « Mais il a fallu faire vite, très vite, trop vite », avec un budget réduit et des connaissances historiographiques lacunaires, ont jugé d’autres acteurs, en particulier les professionnels de la conservation et de la restauration du patrimoine et ceux des lieux de mémoire. Restaurer un bâtiment pour l’ouvrir au public, concevoir et réaliser en une seule année une exposition avec 600 000 € et peu de connaissances historiques du lieu, tout cela relevait de la prouesse ! La conservatrice se souvient d’un programme « qu’il fallait conduire tambours battants parce que… on le faisait dans le cadre du Plan de relance de 2009, et qu’il fallait dépenser cet argent dans l’année, hein, on n’avait pas le choix, il fallait que les choses aillent très vite ».

Un autre objet de discorde est apparu : le périmètre de classement. Pour que le projet soit financièrement réalisable, proposition fut faite de n’inscrire à l’inventaire supplémentaire qu’une partie de la prison : les bâtiments cellulaires et non l’ensemble du mur d’enceinte. Ainsi pouvait-on vendre « le reste » à l’Université Lyon 3, toute proche, qui avait été sollicitée et qui s’était déclarée intéressée par cette opportunité foncière pour construire de nouveaux bâtiments afin d’abriter des activités de formation continue et des logements étudiants. Ce qui en faisait un acquéreur sans doute plus enclin à composer qu’un promoteur immobilier, mais dont les projets risquaient tout de même d’empiéter largement sur le site mémoriel. Une perspective que Brigitte Bardisa jugeait fort dommageable : « Disons qu’en tant que conservateur, ce qui m’aurait paru intéressant, c’est qu’on puisse clôturer, qu’on ait au moins la clôture totale pour qu’on ait une véritable image de l’emprise de ce qu’était la prison ».

Isabelle Doré-Rive, directrice du Centre d’histoire de la Résistance et de la Déportation (CHRD) de la Ville de Lyon, à qui a été confié le contenu historique du Mémorial en l’absence d’un comité scientifique, explique ainsi son point de vue[15] :

C’est compliqué, parce que le contenant influe beaucoup sur le choix du contenu. La première chose, c’est le classement. Qu’est-ce qu’on classe, qu’est-ce qui est important du point de vue historique… L’idée, c’était de tout ouvrir, de faire une prison ouverte sur la ville, mais ce n’est plus une prison quand c’est ouvert sur la ville. Le site perdait toute lisibilité si on ne gardait pas les murs.

Mais France Domaine, le service gestionnaire des biens immobiliers de l’État, avait pour mission de vendre au mieux et au plus vite : « L’administration pénitentiaire ne va pas garder un lieu vide comme ça. Il y a France Domaine derrière qui dit : “ce lieu ne sert à rien, c’est des mètres carrés en plein centre-ville, ça vaut quatre millions d’euros” », poursuit la directrice du CHRD.

L’université est donc ainsi devenue l’un de ces autres acteurs de la patrimonialisation, et des négociations ont été engagées avec elle dès 2007, qui n’ont été en voie d’aboutissement qu’en 2014, soit quatre ans après l’ouverture du Mémorial. Dans l’intervalle, le projet piétine et la décision d’acheter une partie du site non inscrite n’est pas prise, Jacques Comby, le nouveau président de l’université, élu en 2012, souhaitant prendre le temps pour remonter le dossier. En 2013, ce sont finalement de nouvelles connaissances historiographiques qui sont mises en avant et qui conduisent le président de l’Université Lyon 3, suite à une visite des lieux, à revoir le projet pour l’adapter à leur charge mémorielle et préserver de la destruction les anciens ateliers à la place desquels devait être construit un bâtiment. On a en effet appris que c’est dans ces ateliers qu’auraient séjourné une nuit les enfants d’Izieu avant leur départ pour les camps d’extermination. Dès lors, eu égard à la preuve et au symbole de la persécution et de l’extermination des juifs, du crime contre l’humanité que représente en France la tragédie des enfants d’Izieu, l’université ne voyait plus cette opportunité foncière comme l’achat d’un terrain quelconque. Elle envisageait de donner du sens à cette opération en y adjoignant un projet scientifique autour de la mémoire, partagé avec des chercheurs intéressés et en synergie avec d’autres établissements universitaires de Lyon. Un projet qui permettrait de plus, et par là même, de tourner la page de la réputation négationniste qui avait pu être attachée à l’Université Jean Moulin Lyon 3 et de donner du sens au nom qu’elle porte.

Vidéo n° 2 : La reprise du dossier par le nouveau président de Lyon 3 en 2012. Source : Montluc, un lieu à histoires et mémoires multiples (site Internet en cours de construction), Alain Battegay et Marie-Thérèse Têtu, 2014, 5 mn 23.

Mais revenons à 2009. Très vite se pose la question des contenus, puisqu’il ne reste que six mois pour monter une exposition qu’il va falloir négocier avec les associations. La question de ce que le Mémorial veut montrer et, par suite, celle des équilibres mémoriels donnent lieu à des réunions longues et agitées que la directrice du CHRD a évoquées avec nous[16].

Alors le comité de pilotage est constitué d’associations d’anciens résistants et déportés non juifs, de l’association des filles et fils de déportés juifs de France et d’un certain nombre de personnalités individuelles, je pense à Claude Bloch [un ancien interné déporté juif], par exemple, et donc assez rapidement ce qui va être demandé à ces associations, c’est d’établir des listes de personnes passées par Montluc, ou de groupes de personnes passés par Montluc et ces listes sont débattues au cours des réunions avec un décompte très strict entre les personnalités juives et résistantes. Et puis un troisième groupe de personnalités, que l’association des rescapés tente de faire émerger, pas forcément avec succès d’ailleurs, sont les raflés, donc des gens qui sont ni résistants ni juifs mais qui sont quand même passés par Montluc… Donc effectivement y a des débats très longs sur les listes de noms avec des questions métaphysiques sur ces personnes qui sont parfois à la fois juives et résistantes. Donc… où faut-il les compter ? Et puis la question se pose aussi sur les groupes qu’on va faire figurer, je pense par exemple aux 44 enfants d’Izieu donc arrêtés tous ensemble donc c’est évident qu’il faut les faire figurer non pas individuellement mais en tant que groupe, est-ce que ça compte pour 44 juifs ou une cellule ? Donc vous voyez c’est des discussions qui sont très… très comptables, c’est assez terrible d’ailleurs parce que les uns et les autres ont des petites grilles où ils comptent les différentes cellules attribuées, et je crois qu’on en arrive à un équilibre arithmétique juste…

Vidéo n° 3 : Le Comité de pilotage et les équilibres mémoriels. Source : Montluc, un lieu à histoires et mémoires multiples (site Internet en cours de construction), Alain Battegay et Marie-Thérèse Têtu, 2014, 8 mn 24.

L’équilibre tant souhaité par le préfet Gérault et le procureur Viout, dans un lieu qui rassemblerait et la mémoire des Résistants et la mémoire des juifs, était réalisé et renforcé dès l’ouverture au public par la présence aussi bien de témoins juifs que de témoins résistants.

Montluc, c’est en France le lieu d’expression du paroxysme de la répression nazie. Pourquoi ? Parce que c’est un lieu où l’ensemble des victimes du nazisme trouvent en une unité de temps et de lieu, une communauté de destin. Montluc, c’est pas la propriété des résistants, c’est pas la propriété de la communauté juive, c’est la propriété des deux, et aussi de tous les anonymes, simples raflés qui se sont retrouvés un jour à Montluc,

résumait lors de notre entretien le procureur Viout[17]. Lui qui avait été chargé d’assurer la cohésion des victimes au procès Barbie est parvenu non sans effort à ce que les associations adoptent une démarche commune pour sauver Montluc. Le préfet a alors obtenu la prise en charge du lieu par la Direction de la Mémoire du patrimoine et des archives au sein du Ministère de la Défense (DMPA), grâce à des relations de connaissance et de confiance au sein du ministère de la Défense. La prison a depuis rejoint la liste des neuf hauts-lieux choisis pour incarner et promouvoir la mémoire nationale et placés sous la responsabilité du ministère de la Défense[18].

Les résultats de cette activité publique condensés sous la forme actuelle du Mémorial et de son exposition pouvaient dès lors être rendus publics. Ce fut chose faite lors de l’inauguration en septembre 2010 et lors des journées du patrimoine, dont nous avons pu filmer, en septembre 2012, les visiteurs à la sortie de leur visite. La mise en scène de cette activité publique rassemblant tous ses protagonistes autour d’une mémoire nationale fut renouvelée le 21 juin 2013, à l’occasion de la commémoration du 70e anniversaire de l’arrestation de Jean Moulin, en présence du Premier ministre Jean-Marc Ayrault, que nous avons également pu filmer.

Cependant, dans le même temps et dès avant l’ouverture aux visiteurs du site, cet équilibre est apparu comme un choix de mémoire remarqué et signalé qui, en contraste, mettait en exergue des déséquilibres mémoriels.

Certains des acteurs engagés dans l’opération, à l’extérieur, mais également à l’intérieur de celle-ci, ont posé très rapidement la question des autres histoires et mémoires de Montluc et, en particulier, celles liées à la guerre d’Algérie, événement lui aussi marquant de l’histoire et de la mémoire nationale. « L’Algérie est vite venue sur le tapis, mais le préfet nous a recadré très vite », nous a-t-on dit. Chacun avait bien sûr connaissance de ces événements, mais le choix avait été fait de centrer le propos sur la période 43-44, et le comité de pilotage avait d’ailleurs été ainsi constitué que seules des associations liées à la Seconde Guerre mondiale y sont représentées. Avec cette idée qu’un jour, on pourra, peut-être, évoquer la période d’après 44 ou d’avant 42, dans les bâtiments non investis par le mémorial, ainsi que nous en assure le procureur Viout lors d’un entretien :

– Le message national que veut délivrer Montluc, c’est le message « répression nazie, Seconde Guerre mondiale ». Mais ça ne veut pas dire que le visiteur de Montluc demain dans sa configuration définitive, puisqu’on ne visite que la moitié du centre de détention, devra être laissé dans l’ignorance de l’incarcération d’opposants chinois dans les années 20 et 30, de l’incarcération d’opposants algériens, y a eu 11 condamnations à mort[19] qui ont été exécutées ici dans le cadre de la répression FLN, ça serait être intellectuellement malhonnête de le taire… Non-non là, on est très clair.

– Donc c’est à l’agenda des autres travaux ?

– Mais bien sûr, bien sûr, il y aura un panneau avec des indications très précises, du reste si vous lisez bien les textes qui sont déjà présentés, on indique en une ligne, on l’indique en une ligne.

– En une ligne chaque fois, c’est pas très explicite.

– Non, c’est pas explicite j’en conviens volontiers, puisque nous il fallait d’urgence que l’on installe la période Seconde Guerre mondiale, on a tenu à l’indiquer en une ligne justement pour pas que l’on dise que l’on voulait passer sous silence.

Durant l’ouverture du Mémorial au public de visiteurs.

La formation de publics — expression de la dimension publique de la patrimonialisation à l’œuvre — ne s’interrompt pas avec l’ouverture aux visiteurs qui, bien au contraire, la relance et l’élargit. L’historiographie se poursuit, s’enrichit de nouvelles informations ou découvertes et de nouvelles demandes de connaissances qui la stimulent. Interviennent aussi d’autres acteurs qui ne sont pas toujours connus ou jugés légitimes à le faire, interfèrent d’autres événements qui n’étaient pas prévus, font surface d’autres mémoires méconnues, non reconnues ou jugées marginales. Nous n’avons pas la prétention de connaître chacune de ces occurrences ; d’autres se sont certainement déjà manifestées sans que nous en ayons connaissance et continueront de le faire. Nous nous contentons de quelques faits utiles à notre propos qui demandent à être complétés. La publication sur Internet et la numérisation des matériaux de notre enquête pourront d’ailleurs y aider.

L’historiographie de la prison pendant la Seconde Guerre mondiale a été dynamisée et enrichie par l’ouverture du lieu au public, ce qui a généré nombre d’articles dans la presse régionale et nationale, de reportages sur les chaînes de télévision, de témoignages, la venue d’acteurs de l’histoire célèbres ou anonymes, d’étudiants, de chercheurs. La restauration progressive des bâtiments par un architecte du patrimoine, Laurent Volay et son cabinet, a apporté des découvertes, des traces à déchiffrer, des énigmes à élucider. L’équipe du Mémorial a organisé elle-même des visites ou reçu des hôtes dont certains ont apporté des informations, mais ont aussi précisé ce que Montluc représentait pour eux. Parmi tous ces hôtes, signalons Robert Badinter qui est venu visiter la prison où a été interné son père avant son départ pour le camp d’extermination de Sobibor, et où il avait symboliquement fait emprisonner quelques nuits Klaus Barbie à son arrivée en France en 1983. Mais pour l’ancien garde des Sceaux, qui a fait de l’abolition de la peine capitale son combat et l’a fait voter en 1981, Montluc est aussi la prison de la peine de mort et se doit d’en témoigner.

D’autres types de visites et de visiteurs ont reconfiguré les publics, non pas tant, en l’occurrence du patrimoine que de la patrimonialisation, et ont interféré dans le processus en cours et sans doute dans les évolutions à venir. Leur expérience personnelle des lieux ou le rapport qu’ils entretiennent avec eux, le travail d’histoire et de mémoire entrepris dans d’autres collectifs auxquels ils participent et à d’autres fins sont venus bousculer la seule mission de transmission ainsi que la version retenue de ce qu’il y aurait à transmettre. De lieu d’une mémoire unique à transmettre, leur démarche faisait en effet de Montluc un lieu de croisement d’histoire et de mémoires à interpréter du point de vue d’une diversité de perspectives.

Quelques mois après l’ouverture, un jeune étudiant chinois est ainsi venu servir d’intermédiaire pour la télévision nationale chinoise qui souhaitait réaliser un reportage sur les lieux où ont été internés avant d’être expulsés 104 étudiants-travailleurs chinois en 1921, parmi lesquels un dénommé Chen Yi, futur maréchal de Chine et ministre des Affaires étrangères, à l’issue d’une marche à laquelle participait également le jeune Zhou Enlaï. Un événement qui, à ce titre, fait partie de la mémoire officielle de la Chine, mais était méconnu des gens du Mémorial et donc non signalé.

C’est en octobre 2010 que Mostefa Boudina a demandé à pouvoir visiter la prison et la cellule dans lesquelles il a été emprisonné durant deux ans de 1959 à 1961 après avoir été condamné à mort par le Tribunal Permanent des Forces Armées, mitoyen du Mémorial et occupé actuellement par les services de l’administration pénitentiaire[20]. Venu en France et dans la région lyonnaise pour commémorer à Vaulx-en-Velin — ville dont il est citoyen d’honneur —, les massacres qui ont été perpétrés lors de la marche des Algériens à Paris du 17 octobre 1961 et présenter son livre Rescapé de la guillotine, il est accueilli par une association vaudaise, l’EPI (Espace Projets Interassociatifs), qui l’accompagne à Montluc. Pour Boudina, devenu sénateur algérien et président de l’association nationale des anciens condamnés à mort, Montluc est la prison où ont été guillotinés 11 de ses compagnons. Il se donne pour mission d’entretenir leur souvenir en demandant l’inscription de leurs noms et de dénoncer ce qu’il nomme « l’injustice coloniale ». Depuis, il se rend chaque année à Montluc pour renouveler sa demande. C’est avec sa venue que des Français et des descendants d’Algériens, dont beaucoup sont aujourd’hui Français, ont appris cette histoire. En Algérie, cette mémoire des condamnés à mort en Algérie et en France est vivace. Elle fait l’objet de films pour le cinéma et la télévision, mais aussi de demandes de reconnaissance pour ces combattants de l’ombre par la mémoire officielle algérienne et les autorités de ce pays[21]. Lors de sa première venue à Montluc, Boudina est accompagné de Mohammed Zaoui, journaliste-réalisateur algérien venu en France en 1994 pendant la « décennie noire », qui filme la visite. Découvrant lui aussi cette histoire dans l’Histoire, il décide d’en faire le sujet d’un documentaire qu’il intitule Retour à Montluc et qui, depuis, a été présenté et primé dans plusieurs festivals au Qatar, en Égypte, à Oman, au Canada et en Algérie[22]. On y voit Mostefa Boudina interpeller le directeur de Montluc, Philippe Rive, qui est aussi le directeur de l’ONAC du Rhône, sur l’absence d’informations concernant cette période qui fait partie de l’histoire répressive du lieu et se déclarer disposé à fournir les noms et photos des guillotinés qui, selon lui, sont des héros et des martyrs[23].

Vidéo n° 4 : « Retour à Montluc », un film de Mohamed Zaoui. Source : Source : Montluc, un lieu à histoires et mémoires multiples (site Internet en cours de construction), Alain Battegay et Marie-Thérèse Têtu, 2014 3 mn 51.

Marc André (2014), un jeune historien faisant sa thèse sur les Algériennes à Lyon de 1945 à 1974, est lui aussi entré en contact avec l’équipe de Montluc pour parler de son travail, et nous avons de notre côté filmé sur les lieux muets de la prison des éléments de connaissance issus de son travail. Il a mené des recherches sur les groupes de chocs du FLN dans la région lyonnaise, les actions qu’ils organisaient et pour lesquels ils ont été arrêtés et condamnés, sur le système de répression des nationalistes auquel appartenait la prison Montluc, mais également le Fort Montluc (à l’époque centre de tri et d’identification des Algériens, devenu aujourd’hui Hôtel de police de région), et le TPFA, le tribunal voisin où se déroulaient les procès. Il a entrepris de reconstituer les itinéraires des condamnés à mort à partir des archives militaires, mais aussi à partir des témoignages des anciens condamnés à mort et de leur entourage, qu’il est allé rencontrer dans la région lyonnaise et en Algérie.

Ces deux visites et rencontres avaient l’intérêt d’éclairer une partie méconnue et peu traitée jusqu’ici de la « période algérienne » de Montluc : les Algériens à Montluc. En effet, bien avant que la prison ne soit transformée en mémorial, d’autres travaux, documentaires, publications, expositions avaient été réalisés par des associations et par d’autres institutions (bibliothèque et archives municipales de Lyon, Centre mémoires et sociétés de Villeurbanne, association Grand ensemble, Maison des passages), mais ils portaient davantage sur les membres français des réseaux de soutien à la lutte de libération nationale algérienne, sur la presse militante ou les actions de solidarité avec les Algériens, ou encore sur les avocats qui ont défendu les militants algériens du FLN comme du mouvement nationaliste rival, le MNA[24].

Les avocats qui ont eu à plaider à Montluc et la commission Histoire du barreau de Lyon sont ainsi de ces collectifs qui cherchent à s’affirmer comme acteurs de la patrimonialisation. La commission « Histoire du barreau » a été créée en 1990, en partie pour faire l’histoire du barreau et du comportement de la profession pendant les périodes difficiles de l’histoire et tout particulièrement celles où les avocats ont été amenés à plaider devant les juridictions d’exception (sous Vichy et après la Libération) et devant les tribunaux militaires pendant la Guerre d’Algérie. Bien avant le projet Montluc, cette commission a publié des livres et des revues visant à écrire l’histoire pas toujours très glorieuse du barreau et à recueillir les témoignages d’avocats ayant vécu dans ces périodes sombres de l’histoire. Ugo Iannucci, ancien bâtonnier et fondateur de cette commission, est membre des instances de plusieurs lieux de mémoire. À ce titre, c’est lui qui est intervenu, nous a-t-il dit, pour que soit rappelé, dans l’exposition de Montluc, qu’ont aussi été détenus des Algériens et guillotinés des membres du FLN. Mais quelques avocats ne s’en sont pas tenus là et ont demandé à organiser eux-mêmes des visites à destination de leurs confrères et des élèves avocats. Ils tenaient à visiter et faire visiter non pas la partie restaurée, mais celle, fermée au public, où se trouvaient le bâtiment des femmes au moment de la fermeture en 2009, et auparavant le couloir de la mort des détenus dans l’attente de leur exécution après les procès de l’épuration ainsi que pendant la guerre d’Algérie. L’un d’eux, Maître Georges Cochet, a vécu l’expérience particulière de commencer sa carrière en 1954 comme avocat commis d’office d’un milicien français jugé dans le cadre du procès de la Gestapo, dit «  Premier procès Barbie »[25], à l’issue duquel quatre condamnations à mort ont été prononcées : celle de son client et des trois principaux chefs de la Gestapo allemande. Son client a été exécuté, alors que les trois adjoints directs de Barbie, allemands, ont été graciés dans le contexte de la réconciliation franco-allemande. Quelques années plus tard, Maître Cochet se rendait en Algérie pour défendre cette fois des Algériens expulsés de France pour être jugés sous le régime des pouvoirs spéciaux et internés administrativement à la sortie du tribunal. Et en 1959, il est à nouveau commis d’office pour défendre, devant le TPFA de Lyon, un militant du FLN qui a été condamné à mort, puis gracié par De Gaulle alors que ses deux compagnons accusés pour les mêmes faits ont été guillotinés. Cochet connaît bien le couloir de la mort pour s’y être rendu vingt-cinq fois afin de visiter le milicien. Il a beaucoup à dire et à raconter sur son expérience et sur ce qu’il pense de la justice d’exception, de la justice politique et de la peine de mort. Il intervient dans des débats ou lors de conférences avec d’autres avocats, mais il tenait à organiser à Montluc ce qu’il appelle « une visite des lieux secrets » en contraste avec la visite habituelle qui lui semble être « une visite unilatérale d’une histoire tronquée ». L’avocat se demande si l’exposition du Mémorial va évoluer et affirme que ce qu’il souhaiterait, « c’est qu’on aménage les deux côtés de la prison et que dans la visite officielle on le dise, que ça soit… cinq minutes sur une heure de visite… mais qu’on dise que cet autre versant existe »[26]. Un mur en parpaings qui n’existait pas à l’époque de ses visites cache en effet, selon lui, aux yeux des visiteurs, le « couloir de la mort ». Il est vrai cependant que celui-ci avait depuis lors bien changé puisqu’il avait été occupé par les femmes pendant cette autre période sensible et non évoquée de la prison, plus contemporaine. Depuis notre rencontre, les choses ont évolué : une porte vitrée remplace le mur de parpaings pour faire office d’issue de secours, en attendant l’aménagement et l’ouverture au public de ce qui fut le quartier des condamnés à mort, puis l’aile dite des femmes.

Ainsi en venons-nous aux évolutions de Montluc et de ses missions. Il apparaît que toutes les périodes significatives de l’histoire de la prison devraient être présentées avec des précautions particulières et des « garanties historiennes », particulièrement pour la période de la guerre d’Algérie, pour laquelle les enjeux demeurent très sensibles et les politiques de mémoire de l’État certainement insuffisamment claires et déterminées. Il ne fait pas de doute que l’activité publique autour de la patrimonialisation de cette prison y aura contribué et aura produit des effets. Ce que l’on mesure moins, c’est dans quelle mesure cette dimension publique de la patrimonialisation a été et sera prise en compte au-delà de cette annonce. Un comité scientifique, composé d’historiens à même d’apporter des connaissances sur les différentes périodes d’usage de la prison, a été constitué, mais n’a pas pour mission de prendre en charge les débats et les différences de points de vue que pourrait susciter leur présentation au public. Si des controverses devaient advenir, devraient-elles être contenues entre pairs ou exposées à des publics plus larges (Lemieux 2007) ?

Vidéo n° 5 : Les évolutions annoncées en 2013 et la nouvelle feuille de route. Source : Montluc, un lieu à histoires et mémoires multiples (site Internet en cours de construction), Alain Battegay et Marie-Thérèse Têtu, 2014, 5 mn 54.

Après la recherche.

Ces processus et ces débats sont rarement racontés, exposés publiquement et se résument bien souvent à une plaque avec les noms de ceux grâce à qui et par qui le mémorial a été inauguré à telle date. C’est ici que notre projet de publication numérique et multimédia[27] de cette recherche en cours de conception prend son sens. Il convient de préciser ce que nous attendons du numérique et de son potentiel d’expérimentation au regard de la multiplicité des recherches déjà engagées sur les expériences numériques en lien avec le patrimoine et les musées. Certaines abondent une sociologie des publics et de la communication en interrogeant l’introduction du numérique dans les musées et les lieux patrimoniaux ainsi que la création de nouvelles formes de médiation et de contribution des usagers que cela engendre[28]. D’autres, à caractère à la fois théorique et pratique, portent sur le numérique et les nouvelles pratiques de lecture, d’écriture et de contribution[29]. Notre apport dans ce domaine se limite pour l’instant à l’exploration des ressources du numérique dans le prolongement de notre démarche de sociologie publique. L’enjeu est de partager avec des publics différenciés et plus larges le travail d’enquête et les matériaux constitués, non pas pour trancher entre les différentes versions ou pour prendre parti, mais pour rendre compte symétriquement des positions, malgré leur asymétrie, et faire place aux dialogues[30].

Ce projet vise à rendre publics et accessibles aux publics les termes ainsi que la dynamique des choix et des débats qui ont été opérés dans la patrimonialisation de cette prison. Partant, nous avons fait l’hypothèse que le choix du numérique comme mode de publication pourrait apporter dans cette enquête une plus-value dans la fabrique du patrimoine à trois niveaux : en permettant la prise en compte de mémoires marginalisées ou négligées dans l’exposition actuelle du Mémorial ; en rendant possible l’invention d’outils de dialogues permettant d’élargir — voire de recadrer — des débats jusqu’ici confinés aux décideurs et aux « autorisés », concernant des perspectives différentes sur les histoires et les mémoires du lieu ; enfin, en permettant d’élargir les publics et de faire se rencontrer des cercles de contributeurs d’habitude distincts : experts, décideurs, professionnels, acteurs de l’histoire et de la mémoire reconnus et non reconnus, amateurs, visiteurs, étudiants de diverses disciplines. L’élaboration de cette publication numérique est donc à la fois l’essai d’une forme de publication et l’expérimentation de formes de contributions.

Au titre de la publication, nous nous essayons à une écriture numérique, qui conduit à distinguer les données et leurs interprétations et qui permet une pluralité de lectures. Comment ? Il y a bien une architecture des données que nous proposons aux internautes. Selon une structure que nous avons établie, nous avons fragmenté puis monté des discours filmés émanant d’acteurs aussi différents que l’historien, le professionnel, le politique, l’acteur de l’histoire ou de la mémoire, ou encore le visiteur, auxquels nous avons associé des documents de nature différente, comme des images de scènes ou de fiction, de courts films, des lectures théâtrales de témoignages, des photographies, des articles de presse, des cartes, des plans, une bibliographie-filmographie et webographie ainsi qu’une chronologie et un index. De courts textes présentent chaque vidéo ou document, et des liens permettent de naviguer dans cette structure, de passer d’un discours à un autre ou de lire simultanément deux vidéos, et enfin de visualiser au fil de la lecture des documents associés. Mais cette architecture prévoit et facilite aussi des lectures non linéaires et multiples. Plusieurs entrées sont possibles : par l’enquête des chercheurs, par les lieux à partir d’un plan stylisé du site Montluc et des cartes géographiques, par des sujets et débats qui rassemblent des vidéos disséminées dans l’ensemble du site. Une recherche plus individualisée peut également se faire par mots-clefs à l’aide d’un moteur de recherche.

Au titre de la dimension contributive, nous visons l’expérimentation et l’apprentissage de formes et d’espaces de dialogues contributifs à l’aide de logiciels (métadata player[31]) adaptés aux objectifs attendus. L’intention est d’une part de permettre l’enrichissement des données de l’enquête — qui reste inachevée — par ajouts de commentaires, de mots-clefs, de références et de documents au fil de la lecture des vidéos que les autres internautes pourront visualiser. D’autre part, un espace de travail personnel, qui peut être utilisé par des internautes isolés ou collectivement, permet d’ajouter des vidéos et des documents à des favoris, de constituer des playlists, d’annoter les vidéos et de donner son avis sur des débats en cours. Ces favoris, playlists et annotations peuvent rester à usage privé ou être partagés.

Cette forme de publication numérique documentaire et contributive est une expérimentation en cours dont les potentialités, mais aussi les limites demandent à être mesurées. En quoi cette écriture numérique permet-elle ou incite-t-elle les chercheurs à rendre compte de leur enquête en distinguant de manière plus rigoureuse et plus ouverte que dans un texte écrit les matériaux produits et sollicités et les interprétations proposées ? Les formes de lecture et de contributions proposées tiennent-elles leurs promesses ? Les internautes y prêtent-ils attention et ont-ils envie de jouer le jeu ? Est-ce que cela permet des dialogues ? Si c’est le cas, sur quels sujets et quels types de dialogue ?

Certaines limites de l’exercice et contraintes sont connues, comme le droit à l’image qui protège les individus, mais qui peut aussi cacher la censure ou justifier l’autocensure[32]. D’autres sont à l’état de question : en quoi cette forme de publication numérique contributive favorise-t-elle la participation du public et des publics comme acteurs de la patrimonialisation, au-delà des seuls collectifs de mémoires institués ? En quoi permet-elle de découvrir et d’entendre les expériences, les mémoires et les interprétations des autres, différentes des siennes ? Est-ce que ces publications et contributions numériques favorisent l’intelligence collective et la qualité argumentative ? Quels genres de modération, d’arbitrage, de suivi de la publication sont envisageables ?

Il convient également de se demander ce que cette forme d’écriture de la recherche et cette manière d’en rendre compte produisent et soulèvent comme questions. Tout d’abord, dans l’ordre de l’enquête : en quoi le fait de filmer des entretiens destinés à être publiés sur Internet contraint-il ou formate-il la parole et les discours des interviewés ? Mais plus encore, comment rendre compte ou tout du moins tenir compte de ce qui est dit en off, ou en dehors de l’entretien filmé, dans des conversations « privées », problème qui, dans l’écriture d’un article scientifique, peut trouver des formes de résolution en anonymisant ou en regroupant les points de vue de plusieurs interviewés ? Ensuite, où se trouvent, s’expriment, s’affichent le propos et les choix des chercheurs s’ils n’apparaissent pas clairement dans un texte produit et signé par eux-mêmes ? Ils sont pourtant bien présents, dans la conduite des entretiens en premier lieu, puis dans les choix de leur fragmentation, de leur organisation et des possibilités de les interroger.

Des contraintes existent, mais qui tiennent autant à notre objet de recherche qu’à ses formes de représentation numérique. Le hors champ qui est décrit dans cet article n’apparaît pas ou n’est pas toujours clairement explicité. La présence de la caméra formate les propos dont les enquêtés savent qu’ils sont tenus publiquement, bien que cela ne soit pas toujours le cas pour certaines scènes filmées durant lesquelles les participants oublient la caméra, qui n’est au centre ni de leur attention ni de la scène.

Mais finalement cela ne correspond-il pas à l’objet même de l’enquête, qui est, en partie du moins, d’amener les acteurs à faire connaître publiquement leurs actes et leur manière de les justifier, de les argumenter et d’accepter qu’ils fassent partie du débat public à égalité avec les perspectives d’autres acteurs dont la voix n’a pas la même légitimité ? Ces divers propos ne sont pas départagés par le commentaire et les analyses de l’observateur et du chercheur ; ils peuvent être rapprochés, vus et écoutés en parallèle, commentés et interprétés par tout un chacun. En définitive, les chercheurs qui ont mené l’enquête et organisé les matériaux sont bien présents, mais ils n’ont pas le dernier mot d’un processus qui suit son cours et laissent à leurs lecteurs une part du travail d’interprétation (Becker 2009).

Vidéo n° 6 : Présentation du site et de ses fonctionnalités. Source : Montluc, un lieu à histoires et mémoires mutliples (site Internet en cours de construction), Alain Battegay et Marie-Thérèse Têtu, 2014, 2 mn 27.

La fabrication de la qualité patrimoniale, une activité publique.

Dans notre enquête, le recours à la publication numérique, avant de donner forme à un nouveau public, vise à donner une visibilité à des publics déjà là et à leurs activités. Mais la publication numérique offre aussi aux internautes de multiples modes de lecture et d’entrées dans nos matériaux, la possibilité de les mettre en dialogue, de les annoter et d’apporter des contributions. D’une part, le recours au numérique trouve dans ce cas sa finalité dans une plus grande accessibilité et un regard renouvelé sur des lieux d’histoire et de mémoire et leur patrimonialisation, mais tout aussi bien sur le travail d’enquête et de recherche. En ce sens, il est une expérimentation de science ouverte en même temps qu’une invitation à une approche, plus ouverte, de la patrimonialisation. D’autre part, et dans la suite de ce qui vient d’être écrit, le recours au numérique peut contribuer à ne plus voir les lieux d’histoire et de mémoire comme une seule affaire de transmission, mais comme l’objet d’une activité publique qui ne se réduit pas aux politiques publiques, même lorsqu’il s’agit, comme c’est le cas pour la prison de Montluc, de lieux fortement institutionnalisés. Cette activité publique en tant qu’elle rend visible et lisible la multiplicité des relations aux lieux et de leurs interprétations participerait alors de la fabrication de leur qualité et de leur teneur patrimoniale.

Illustration : Eric Chevillard.

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Note

[1] Cet article est issu de ce projet de recherche, soutenu par le Ministère de la Culture et de la communication dans le cadre de l’appel à projets de recherches « Pratiques interculturelles dans les institutions patrimoniales » en 2011. La recherche sur la prison Montluc a été conduite par Alain Battegay (Lames Aix en Provence/Centre Max Weber Lyon) et par moi-même.

[2] Pour un premier état des connaissances sur l’histoire de cette prison, voir Grande, Antoine. 2013. « Une prison militaire isolée au cœur de la cité » in Bolze, Bernard (dir.). Prisons de Lyon, une Histoire manifeste, p. 40-47. Lyon : Éditions Lieux-dits.

[3] La notion de « haut-lieu de la mémoire » est entendue ici au sens que lui donne le ministère de la Défense.

[4] Voir à ce propos la présentation de l’histoire de la prison Montluc sur les sites institutionnels du ministère de la Défense et du Centre d’Histoire de la Résistance et de la Déportation de la ville de Lyon. Pour une présentation de l’histoire de la prison au-delà de la seule Seconde Guerre mondiale, voir le site de la bibliothèque de la ville de Lyon.

[5] Suite à la Première Guerre mondiale, l’Armée a décidé de la construction de tribunaux et prisons militaires qui lui avaient fait défaut pendant la guerre. En 1921, une prison et un tribunal militaires ont donc été construits sur les terrains du Fort Montluc, datant lui-même de 1830. Peu utilisée, la prison reste militaire jusqu’en 1926, date à laquelle elle est prêtée à la justice civile. Elle est redevenue une prison militaire en service en 1939, dans le cadre de la campagne de 1939-1940 (insoumis, déserteurs, soldats ayant commis des délits) et pour les détenus jugés par les juridictions d’exception, essentiellement des communistes, en vertu de la loi portant sur l’État de siège (Grande 2013).

[6] Le site de la bibliothèque de la ville de Lyon documente la marche sur Lyon des étudiants-travailleurs chinois de 1921 venus en France dans le cadre du Mouvement travail-études.

[7] Voir aussi les sites Internet DjaZairess et yabiladi.

[8] Nous avons filmé, dans la prison Montluc, la lecture faite par deux jeunes comédiens, Emmanuel Demonsant et Lyes Kouah, de deux témoignages écrits sur les condamnés à mort algériens de la prison Montluc, l’un par un avocat ayant accompagné son client jusqu’à la guillotine et l’autre par un ancien condamné à mort. Ces deux témoignages ont été publiés sous les titres suivants : Maître, vous avez la parole (François La Phuong 2003) et « Fort Montluc » (Salah Khalef 1977 in Mahfoud Kaddache Récits de feu, Témoignages sur la guerre de Libération nationale).

[9] Bien évidemment, en proposant son analyse de la publicisation de la question des fonds juifs en déshérence, Cédric Terzi nourrit à son tour le débat public. Il faut également noter pour ce qui nous concerne, qu’à une tout autre échelle que celle de la seule prison Montluc, des acteurs bien avant nous ont engagé un travail d’histoire et de mémoire et ont œuvré à faire émerger un débat public sur le rapport de la France à son passé colonial, notamment autour de la manifestation des Algériens du 17 octobre 1961 à Paris, dont « la répression sanglante » a fini par être reconnue en 2012 par le président de la République François Hollande. De nombreux ouvrages ont également été publiés et l’on proposera ici la lecture du livre de Jim House et Neil MacMaster (2008).

[10] On peut ainsi observer et décrire avec profit le processus de patrimonialisation de la prison Montluc en terme de controverse, tel que l’a développé Cyril Lemieux (2007).

[11] L’association des rescapés de Montluc s’est constituée dès 1945 et a organisé des commémorations chaque année à la date de la libération de Montluc. Elle rassemblait depuis et jusqu’à aujourd’hui des informations et des documents sur les internés.

[12] Si la prison Montluc est connue comme la prison où a été interné Jean Moulin, ce sont environ 9 000 personnes, résistants, juifs, mais aussi simples raflés ou détenus de droit commun qui entre le 10 février 1943 et le 21 août 1944 ont été internées dans cette prison réquisitionnée par les Allemands.

[13] Entretien avec Brigitte Bardisa, conservatrice aux bâtiments historiques à la DRAC Rhône-Alpes, le 4/10/2012.

[14] Le procès Barbie a eu lieu en 1987 au palais de justice de Lyon. Les représentants du Ministère public étaient Pierre Truche en qualité de procureur général, assisté de Jean Olivier Viout en qualité de substitut général.

[15] Entretien avec Isabelle Doré Rive, directrice du Centre d’histoire de la Résistance et de la Déportation, le 18/06/2012.

[16] Entretien avec Isabelle Doré Rive, directrice du CHRD, le 3/06/2013.

[17] Entretien avec Jean-Olivier Viout, procureur et président du comité de pilotage du Mémorial Montluc, le 27/06/2012.

[18] Pour consulter la définition et la liste des neuf hauts-lieux de la mémoire nationale par le ministère de la Défense voir l’arrêté publié au Journal officiel le 1/04/2014.

[19] Le travail de l’historien Marc André à partir des archives de la justice militaire comptabilise 13 condamnés à mort par le TPFA de Lyon qui ont été exécutés, dont 11 l’ont été à Montluc et 2 à Dijon. L’association nationale des anciens condamnés à mort en Algérie et en France, et son président Mostefa Boudina a publié un livre avec la liste nominative des guillotinés (voir Rescapé de la guillotine, 2010).

[20] À noter que l’ancien bâtiment qui abritait le Tribunal permanent des forces armées ne fait pas partie du Mémorial et cette ancienne fonction n’était pas signalée jusqu’en décembre 2014. Depuis, un panneau a été ajouté.

[21] En particulier pour ces combattants qui ont participé à la guerre de Libération nationale en métropole. Voir à ce sujet le livre de Daho Djerbal (2012).

[22] Voir la bande annonce sur Internet.

[23] Ce à quoi il lui fut répondu qu’il manquait encore, pour ce faire, d’un travail d’historien sur les archives militaires.

[24] Sur les réseaux de soutien aux Algériens à Lyon pendant la guerre voir Béatrice Dubell, Arthur Grosjean et Marianne Thivend (2012).

[25] Ce procès a eu lieu neuf ans après la fin de la Seconde Guerre mondiale dans l’attente et l’espoir que Barbie, exfiltré en Bolivie avec l’aide de la CIA américaine, puisse être arrêté, extradé en France et présent dans le box des accusés.

[26] Entretien avec Georges Cochet le 28/05/2013.

[27] La plateforme documentaire et contributive « Montluc un lieu à histoires et mémoires multiples » a été conçue en coopération avec les chercheurs en informatique de l’équipe Silex du LIRIS. Le prototype a été réalisé par Laetitia Pot, étudiante en master d’architecture de l’information de l’ENS Lyon.

[28] On retiendra en particulier les publications qui traitent des expériences de crowdsourcing dans les établissements culturels (Owen 2013) ou qui intègrent les traces d’usages des internautes dans des sites participatifs (Flon et al. 2009).

[29] Nous faisons référence ici aux travaux de l’IRI (centre Pompidou), qui mène des projets et des recherches sur de nouvelles formes d’écriture, d’éditorialisation et de lecture ainsi que sur l’indexation et la visualisation des données de la contribution ; voir Vincent Puig (2013). Concernant plus spécifiquement les pratiques de lecture et d’écriture des usagers des nouvelles technologies liées aux institutions culturelles, voir l’ouvrage d’Emmanuel Souchier, Yves Jeanneret et Joëlle Le Marec (2003).

[30] Sur le positionnement des chercheurs dans les controverses qu’ils étudient, voir Cyril Lemieux (2007).

[31] Métadata player est un logiciel développé par l’Institut de recherche et d’innovation, qui permet à l’utilisateur de créer et de visualiser des annotations sur les vidéos. Ainsi, l’utilisateur peut rédiger un commentaire ou une question sur un segment de la vidéo et accompagner celui-ci d’un ou plusieurs mot(s)-clé(s) ainsi que d’un avis (positif, négatif, questionnement, référence). Les annotations sont retranscrites sous forme de rectangles, dont la couleur dépend de l’avis donné, disposés au fil de la lecture.

[32] Sur la question des enquêtes en sciences sociales face au droit, voir l’ouvrage coordonné par Sylvain Laurens et Frédéric Neyrat (2010). Sur les entretiens avec les personnages publics, les dirigeants ou les élites, voir l’article de Sylvain Laurens (2007).

Résumé

En 2009, les prisons de Lyon ferment. Seule la prison Montluc sera sauvée de la démolition et transformée en mémorial dédié aux victimes de la répression nazie. Ce faisant sont « oubliées » d’autres histoires et mémoires de cette prison qui a fonctionné de 1921 à 2009, dont celles de la Guerre d’Algérie. Cet article retrace l’enquête de sociologues qui suivent le processus de patrimonialisation du lieu et s’attachent à en montrer la dimension publique. Enfin, il présente comment, dans une démarche de sociologie publique, les chercheurs entendent expérimenter les ressources du numérique pour participer au débat public et de la fabrique continue du patrimoine.

Pour faire référence à cet article (ISO 690)

Marie-Thérèse Têtu, « De la prison Montluc au Mémorial, et après… », EspacesTemps.net [En ligne], Travaux, 2015 | Mis en ligne le 2 juillet 2015, consulté le 02.07.2015. URL : https://www.espacestemps.net/articles/de-la-prison-montluc-au-memorial-et-apres/ ;