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Résumé | Bibliographie | Notes

Sérendipité.

Dérives primitivistes et crispations identitaires.

(A) Jean-Loup Amselle, Rétrovolutions. Essais sur les primitivismes contemporains, 2010. (B) Jean-Loup Amselle, L’ethnicisation de la France, 2011.

La Terre et les Morts. Maurice Barrès

La Mer et les Vivants. Paul Claudel

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Une des questions majeures qui traversent notre temps est, à n’en pas douter, celle de l’altérité. On se souvient que dans Le Sophiste c’est à un étrange étranger venu d’Elée que Platon confia le soin de nous apprendre, contre Parménide qui affirmait l’immuable identité du même, que l’altérité circule toujours au cœur du logos et que, pour cette raison, l’autre étant toujours relatif au même, il n’y avait pas de tout autre ou de différence absolue. Il n’est pas sûr que cette leçon ait été entendue : dans un monde où nous sommes plus que jamais confrontés à la multitude, à la diversité, à la différence, à la pluralité, l’Autre prend souvent encore aujourd’hui la figure de l’étranger ou de l’ennemi [1]. Mais qu’elle soit prise en bonne ou en mauvaise part, cette altérité, à l’évidence, nous hante et l’on pourrait s’amuser à relever tous les intitulés qui, au singulier ou au pluriel, avec un « a » majuscule ou minuscule, rendent indirectement hommage à ce grand genre de l’être qu’est l’Autre : Le temps et l’Autre, Le temps et les autres, Le goût des autres, La vie des autres, le Musée de l’Autre

[2]. En mode mineur cette question se pose de façon très conjoncturelle, aujourd’hui, sur le plan politique, comme le montre la cascade de sujets polémiques qui, en France, a défrayé la chronique : expulsion des Roms, interdiction de la burka, loi sur les signes religieux extérieurs… autant d’expressions de la question de la diversité, comme on dit, sur laquelle on a vu s’affronter les partisans du modèle républicain et ceux du modèle multiculturaliste. Ces deux questions n’en sont pourtant qu’une, car elles sont l’une comme l’autre éminemment politiques. La question de la connaissance anthropologique est par nature elle aussi une question politique : en constituant l’autre en objet, disait Johannes Fabian (2006), elle met nécessairement en jeu des rapports de domination. L’anthropologie, remarque-t-il aussi, est toujours coupée en deux, c’est toujours « nous » et « les autres », nous l’Occident, nous les acteurs de l’aventure civilisationnelle et les autres englués dans leur culture primitive et pris dans le temps mythique de l’éternel retour. Ces « autres » ne seraient pas encore entrés dans l’histoire comme le disait Nicolas Sarkozy dans son discours de Dakar où la dérive primitiviste se conjuguait fort bien avec la défense forcenée de l’identité française sur laquelle il est revenu, en d’autres lieux.

Cette critique radicale de l’anthropologie n’est pas nouvelle : avec la décolonisation la prise de conscience des implications politiques de l’anthropologie a conduit bon nombre de chercheurs à remettre en question leur propre pratique jugée compromise avec un impérialisme culturel insidieux (Leclerc, 1972 ; Copans, 1974 et 1975). Cette accusation, on la trouve, on vient de le voir, chez Johannes Fabian et chez un certain nombre d’anthropologues (Clifford, 1996), mais le réquisitoire que Jean-Loup Amselle dresse, dans ses deux derniers livres (A et B), contre l’anthropologie objectivante (A, p. 229) et plus généralement contre ceux qui, par goût ou dégoût du xénos, exaltent positivement ou négativement la diversité, est sans doute le plus nourri, le plus politique, le plus cinglant, l’accusation se concluant par une condamnation sans appel. Peu importe en effet que cette Altérité soit perçue comme positive ou négative, objet de respect ou d’hostilité, l’essentiel est de comprendre quel est le résultat d’une ethnicisation, d’un processus d’autoréalisation fondé sur la valeur « performative » des discours ; telle est, sous-jacente à tous ses propos, la thèse fondamentale de l’auteur.

Primitivismes.

Dans un livre précédent (Amselle, 2008) dont nous avons rendu compte en son temps ici même (Warin, 2009), au moyen d’une enquête qui couvrait presque toute l’étendue de la planète, Jean-Loup Amselle avait démonté, déconstruit et éreinté le post-colonialisme accusé de réifier, d’idéaliser et d’idolâtrer les cultures traditionnelles pour mieux dénoncer, par contraste, l’impérialisme de l’Occident.

Le livre suivant de Jean-Loup Amselle intitulé Rétrovolution. Essais sur les primitivismes contemporains (A) resserre et approfondit l’analyse. Il examine avec une rare acuité et une férocité jamais en défaut un certain nombre d’illusions primitivistes dont font partie les illusions post-coloniales ; il montre qu’elles ont leurs conditions de possibilité dans un rapport au temps ou dans un régime d’historicité devenu aujourd’hui dominant. Celui-ci consiste, dans l’incertitude idéologique dans laquelle nous sommes et face à un avenir devenu menaçant, à privilégier le passé et à chercher refuge en lui. À l’ère de la mondialisation, ces illusions fonctionnent très exactement comme des idéologies réactives et réactionnaires, elles sont un opium à l’usage du peuple aussi bien que des élites. En effet — et telle était, on s’en souvient, en bonne science marxienne, la fonction de l’idéologie — elles enferment les peuples dans des traditions imaginaires et les rendent impuissants à affronter l’avenir.

Le vocable de primitivisme est un terme qui a d’abord été utilisé en histoire de l’art. Au prix du renversement d’une histoire devenue académique et de l’inversion du signe négatif dont l’évolutionnisme avait affecté le terme de primitif, on parlait depuis longtemps déjà des primitifs italiens, par exemple, et Cézanne, bien avant la mode du primitivisme, affirmait lui-même être le primitif d’un art nouveau. En parlant, au pluriel, de primitivismes, l’auteur sort du champ de l’histoire de l’art et prend en écharpe un certain nombre de phénomènes idéologiques qui couvrent tout le domaine de la culture et qui concernent des registres bien différents. Le dernier essai de Jean-Loup Amselle, L’ethnicisation de la France (B), en dénonçant le multiculturalisme et la crispation identitaire qui s’est emparée de notre pays s’inscrit dans le même horizon et apparait, nous le verrons, comme un corollaire ou un appendice plus daté et circonstanciel de ce même primitivisme. Sont ainsi épinglés : le discours politique des chefs d’État exaltant les identités tribales et les ressources cachées des sociétés traditionnelles ou dénonçant, au nom des mêmes présupposés, « l’immobilisme africain » (Guaino, 2008), la recherche anthropologique qui congèle ou met sous cloche les sociétés qu’elle étudie, le mode de vie de nos contemporains avides de spiritualité new age et d’exotisme, la sensibilité écologique dominante au parfum de religiosité, les tendances enfin de l’esthétique contemporaine déjà étudiées par l’auteur. Tous ces phénomènes apparaissent alors comme emportés par une même lame de fond. Un fil rouge les parcourt, attestant de leur parenté, de leur affinité profonde : ils ont, en effet, tous en commun de chercher dans le passé la solution aux problèmes du présent, ou encore de penser, ainsi que le précise la quatrième de couverture (2001, p. 7), que « l’avenir de l’humanité se trouve dans le passé ». Pélerinage aux sources ! Back to the roots !

Résonance.

Scène de peinture corporelle chez les Chikrins, Amazonie, Brésil, photo de l’auteur, janvier 1971 (Warin, 1979 et 2005).

Image2Disons-le d’emblée, ce livre incendiaire nous importe plus qu’un autre, et c’est de plein fouet que nous avons reçu son acharnement iconoclaste et sa belle méchanceté, nous les tard venus, les post-modernes, les spectateurs d’une conjoncture historique qui explique sans doute certaines de nos réactions. Avec le mur de Berlin, la génération à laquelle j’appartiens a vu s’effondrer tous les grands récits et, en premier lieu, emportée par le mouvement de reflux du marxisme, l’idéologie du progrès. Cette idéologie donnait la primauté au futur et, dans le bruit et la fureur de l’histoire, elle nous promettait l’accomplissement de quelque chose comme une terre promise, la devise secourable restant alors encore ad augusta per angusta… Le dégrisement et le réveil, pour brutaux qu’ils furent, avaient, en vérité, été préparés depuis longtemps, quelques décennies auparavant, la guerre et la révélation de la Shoah nous ayant travaillés en silence. À l’Université, la lecture de Nietzsche nous avait déjà appris que, mesurée à la force native des anciens Grecs et à ce que Georges Bataille appellera la mère tragédie, l’histoire démocratique occidentale pouvait être considérée comme décadence, mot que Nietzsche acclimata dans la langue allemande. Sans une transmutation des valeurs, pensait-il, l’Europe, désormais totalement épuisée, était vouée à la décomposition. Sans doute avons-nous résisté à cette lecture très aristocratique de l’histoire et sommes-nous restés progressistes en politique ; mais nous étions déjà secrètement et résolument devenus archaïques en poétique, tournés vers le principe, vers l’archè, vers ce qui commence et ce qui commande, attentifs en particulier, comme dans la tradition surréaliste, au langage à l’état naissant. Dans le même temps nous apprenions, avec quelques-uns, à lire et à traduire Heidegger, à faire non le Vor-schritt (le pro-grès, le pas en avant), mais le Schritt zurück, le pas qui rétrocède et, fascinés par l’éclat de la parole initiale des présocratiques, à nous tourner vers les matinaux, comme les appelait René Char, pour y entendre l’appel d’une vérité plus initiale. Pour la première fois à notre connaissance, nous avions rencontré en Heidegger un penseur qui mettait à distance l’histoire de l’Occident comme histoire de la métaphysique et oubli de l’être, ce qui allait préparer notre rencontre avec des mondes différents.

[3].

Équivoque.

Il n’est pas sûr pourtant que, pour avoir regardé en arrière, comme la femme de Loth, nous ayons été transformés en statue de sel. Un besoin aussi impératif et aussi exigeant de décentrement et de métamorphose n’est-il pas aussi au principe de la vocation de l’anthropologue qui, pensait Margaret Mead, ne se sent bien ni dans sa peau, ni dans sa société ? On se doute qu’il a été aussi celui de l’africaniste qu’est Amselle, rencontré, par hasard, sur le terrain. Sa critique féroce de la quête des origines et de l’anthropologie restée crispée sur un objet qui n’existe pas (la société primitive) ne va peut-être pas, on le verra, sans repentir ni palinodie. Cela ne montre-t-il pas que la question du primitivisme reste frappée d’ambigüité et ne nous autorise-t-il pas, en tout cas, à faire quelques distinguo ainsi qu’à déterminer plus précisément sa cible ? La tentation primitiviste, d’Hésiode à Rousseau, de Rousseau à Lévi-Strauss, du mythe de l’âge d’or à celui du bon sauvage (redevenu à la mode avec les beaux jours de l’ethnologie française), ne date pas d’aujourd’hui. La nostalgie elle-même, à savoir, on le sait, la peine, le mal (algos) du retour (nostos), le mal du pays, mot marqué à tout jamais par le mythe odysséen, par le périple ou la révolution d’Ulysse retournant à Ithaque, pour passablement décriée qu’elle soit de nos jours, est difficilement séparable de l’expérience humaine, élégiaque par excellence, de la fuite du temps, de sorte que toute notre culture reste dominée par ce récit de la perte, du deuil de l’origine, de l’échec, de l’avortement… (cf. Jankélévitch, 1983). Et puis, après tout, reconnaître une grandeur passée, dans quelque domaine que ce soit, n’est pas nécessairement marcher comme un crabe ou une écrevisse (métaphore nietzschéenne destinée à stigmatiser l’histoire antiquaire) ou tomber dans le piège révolutionnaire ou « rétrovolutionnaire » du primitivisme. Cela peut-être une façon de donner une nouvelle chance à ce qui, dans le passé, a été oublié ou laissé pour compte, les thèses de Benjamin sur l’histoire (2000) nous le rappellent.

Ces considérations n’entrent pourtant pas vraiment dans la visée de Amselle ; celle-ci est beaucoup plus précise, plus spécifique, plus contemporaine, plus politique. Elle s’inscrit dans une époque désorientée, elle fait l’étiologie et le diagnostic d’une époque qui a perdu l’Orient parce que se sont effondrés toutes les utopies, tous les projets collectifs alternatifs et que chacun, chacun pour soi dans le désert de sa solitude ou l’étroitesse de son cocon, se tourne vers des solutions individuelles, se replie sur la quête de son équilibre intérieur, cherche l’illumination dans un prétendu ailleurs, se retourne vers des mondes perdus qui avaient déjà tout inventé en matière de vie saine et vertueuse [4], se réfugie dans des sagesses ancestrales mystiquement revêtues de toutes les vertus… Ce primitivisme intrinsèquement dévoyé fait nécessairement système avec un nouvel obscurantisme qui concerne aussi bien la culture populaire que la culture savante. Et la méfiance à l’égard de la science s’accompagne du retour en force des revendications ethniques et identitaires, objet de son tout dernier livre, reposant sur une dénégation de l’historicité et sur une méconnaissance de l’extraordinaire plasticité des sociétés.

Et il ne s’agit pas là d’un simple effet de mode. La crispation de notre société si experte en revivals et commémorations de toutes sortes sur un passé amplement mythique témoigne d’un nouveau rapport biaisé au futur, d’une volonté de retourner vers ce qui nous a précédés pour finalement trouver le futur dans le passé, bouleversement des régimes d’historicité, dirait François Hartog (2003), qui ne laisse pas de poser problème.

L’universalisme démantelé.

La muséographie contemporaine constitue dans cette optique un objet particulièrement emblématique et sensible. Sur elle se cristallise notre façon de considérer les autres et le temps des autres (Johannes Fabian). Alban Bensa (2006), de son côté, avait déjà mené une première charge et une attaque en règle contre le mythe de la primitivité et de son caractère immuable, contre l’exotisme qui fonde notre savoir sur l’autre, contre les musées qui exposent ce savoir. Sans vraiment s’y référer (A, p. 9), Jean-Loup Amselle reprend et actualise cette critique. L’année 2007 a été en effet marquée par l’inauguration du Musée du Quai Branly. Cette inauguration avait été précédée, en l’an 2000, au seuil du troisième millénaire, par l’entrée des arts premiers au Louvre. À ce projet longtemps porté par Jacques Kerchache d’exposer au Musée du Louvre, dans une perspective à la fois universaliste et résolument esthétique, des « chefs-d’œuvre » venus des quatre autres continents et mis sur un pied d’égalité avec ceux qui provenaient de l’Europe, il n’y avait rien à redire.

Mais l’édification du Musée du Quai Branly (Mqb) constitué avec les dépouilles du Musée de l’Homme et du Maao [5] pose, selon Amselle, un tout autre problème et c’est sans doute contre lui qu’il dresse le plus terrible et le plus violent de ses réquisitoires. L’unité de l’espèce humaine telle qu’elle se manifeste à travers la diversité des cultures du monde donnait son sens et sa cohérence au Musée de l’Homme qui constitua l’un des projets majeurs du Front Populaire. Le Musée du Quai Branly démantèlerait ce projet universaliste d’une double manière. D’abord, il exclurait la culture européenne ordonnatrice de ce projet. Celle-ci se trouverait ainsi placée en position de surplomb et de domination. Ensuite, il donnerait dans le relativisme culturel au nom d’un prétendu dialogue des cultures, ce qui n’irait pas non plus sans manquer de piquant. Au moment où la République échouait à intégrer ses indigènes menaçants, voici qu’elle rejetait dans un univers déshistorisé, décontextualisé, totalement étranger et mort leurs artefacts désactivés en se moquant éperdument du sens que ces trésors de guerre pouvaient avoir pour ceux qui se prétendent être, à juste titre, leurs héritiers ! [6] La confusion serait à son comble quand le Musée expose à côté de ce que Nelson Goodmann appelle les œuvres de l’art qui doivent leur qualité esthétique à l’appropriation dont elles ont été l’objet par la culture occidentale, des œuvres d’art produites intentionnellement par des plasticiens du Sud. Cette assimilation formelle a d’abord pour conséquence de primitiviser ces derniers en rabattant leurs œuvres sur un temps unique, celui de la préhistoire. La promotion par le Musée du plasticien béninois Romuald Hazoumé [7] qui a lié son nom au concept usurpé de masque bidon nous offre un cas particulièrement retors de cette confusion. Nous avons eu l’occasion de démêler l’écheveau des relations en miroir Nord/Sud que ce plagiaire et plasticien médiocre, mais trickster malicieux, a su parfaitement exploiter en devinant d’instinct quelle Afrique il fallait montrer au blanc et comment on pouvait, à moindres frais, séduire un public international (Warin, 2006b, pp. 113-121).

La vision à la fois passéiste, exotisante et spectaculaire des artefacts des cultures du Sud a été mise en scène par le Mqb dans une enveloppe muséale due à Jean Nouvel. Son architecture serait inspirée d’une conception éculée des peuples exotiques vivant à l’état de nature. Ainsi, dans la pénombre, c’est une rampe sinueuse censée vous emmener dans les profondeurs utérines du grand corps déstructuré du Musée planté dans son décor de verdure rappelant la jungle amazonienne. Et il faut bien reconnaître que, à l’exception des expositions temporaires à la fois savantes et didactiques, cette mise en scène primitiviste et vitrifiée de l’altérité qui ne va pas non plus sans céder à un certain tape-à-l’œil peut sembler manquer à l’élémentaire respect que les amateurs d’art nègre avaient généralement porté naguère aux objets primitifs.

Conservatoires.

On ne s’étonnera pas d’apprendre que l’inauguration du Musée a eu lieu en présence du plus illustre de nos anthropologues, qu’une salle, l’auditorium, porte le nom de Claude Lévi-Strauss, que ses élèves occupent le terrain, ni que Philippe Descola, son successeur au Collège de France, y mette en œuvre sa systématique et y organise des expositions. Comme le montre l’auteur, le Mqb a été conçu, d’entrée de jeu, dans une perspective « lévistraussienne », comme un conservatoire et un défenseur de la diversité culturelle, comme un gigantesque barrage contre la lente, la mélancolique dérive entropique qui, selon l’auteur de Tristes Tropiques, emporterait inexorablement les cultures de la terre et les menacerait d’extinction et de mort, l’anthropologie devenant ainsi, inévitablement, une entropologie.

Les cultures fragiles de la terre dont le nombre est compté et dont la pureté est menacée par une globalisation niveleuse et galopante sont ici pensées comme un stock, une série finie de monades sans portes ni fenêtres, d’entités closes, fixes et isolées, existant hors du temps et sans aucun lien entre elles. Le structuralisme aurait donc bien pris le relais du fonctionnalisme dans la constitution de son prétendu objet : les sociétés primitives.

Le diagnostic assassin de l’auteur se fonde sur la politique profondément fixiste et défensive, préservationniste, patrimonialiste et finalement muséographique, effectivement pratiquée à l’Unesco, politique à laquelle Lévi-Strauss, à la suite d’Alfred Métraux, donna ses lettres de noblesse dans deux célèbres conférences dont la dernière (« Race et Culture », 1971) allait jusqu’à revendiquer le droit, pour une culture, de rester sourde aux valeurs de l’Autre.

La promotion du patrimoine intangible des cultures, la défense de leurs traditions et de leur authenticité contre l’influence occidentale pouvaient désormais s’appuyer sur le socle théorique que leur fournissait ce rousseauiste nostalgique du bon sauvage (dans son incarnation nanbikwara). N’avait-il pas enfin rencontré un sauvage qui s’oppose à l’écriture, symbole de l’oppression occidentale, un sauvage qui distingue nature et culture et qui échange mots, biens et femmes ? Aux oppositions fondatrices de l’anthropologie (holisme/individualisme, communauté/société…) s’ajoutait celle d’une société froide et répétitive comme une horloge qui contrastait point par point avec nos sociétés chaudes qui fonctionnent à l’inégalité, dégradent l’environnement et menacent par leur croissance démographique exponentielle la diversité, la paix et l’équilibre du monde. Il faut bien avouer que Malthus et Gobineau, hélas, n’étaient effectivement pas très loin…

Pour donner une illustration éloquente du faux monnayage proprement « réactionnaire » (tourné vers le passé) auquel peut conduire ce primitivisme, on peut songer à Griaule rapprochant la mythologie dogon des présocratiques en omettant soigneusement de mentionner l’impact de l’islam installé de longue date en pays manding ou à Lévi-Strauss cadrant ses photos de Nambikwara pour en écarter tout objet pouvant rappeler la pollution ou la souillure de l’acculturation. Mais on peut songer aussi, plus près de nous, aux extraordinaires, surprenantes, somptueuses, dépaysantes photographies qu’Hans Sylvester a rapportées de la vallée de l’Omo, en Éthiopie. Les peuples qui y habitent se contentent d’ordinaire de porter des T-shirts fatigués et troués. Or, pour l’occasion, ils se peignent le corps, se parent de fleurs et de fruits de toutes couleurs en faisant preuve, il est vrai, d’une spectaculaire inventivité. Et voilà que, sous l’objectif gourmand du photographe, ils apparaissent baignés dans la félicité rustique des peuples de la forêt, nimbés de la simplicité d’une sagesse ancestrale garantie par l’analphabétisme : les voici culturellement purifiés, rendus conformes à nos canons de l’exotisme, à nos standards de la primitivité, et devenus, moyennant finance, sous nos regards attendris, consommables à merci pour notre goût d’Occidentaux raffinés.

Essentialisme et logique des réseaux.

La traque de l’essentialisme qui « substantialise » les sociétés et les cultures, qui les fixe, qui les fige et se dispense de toute considération politique, sociale, économique, culturelle… se poursuit sans pitié tout au long du livre. « Sans pitié », car c’est bien l’essentialisme qui finit par engendrer un jeu dangereux autour des questions d’identité, d’authenticité, de métissage, de centre et de périphérie, de tradition et de modernité, de multiculturalisme… Ces questions sont des questions politiques et c’est en effet, au sens le plus noble du terme, un souci politique qui traverse et qui anime de part en part ces essais corrosifs dont le feu nourri ne semble rien devoir laisser debout sur son passage. En mettant en évidence le double jeu des projections primitivistes de Chirac et de Sarkozy-Guaino ou la complémentarité qui unit l’antisémitisme d’un Dieudonné à sa conception fantasmatique de l’autochtonie du pygmée, l’auteur ne fait pas mystère de ses choix politiques. Cela ne l’empêche pas pour autant de critiquer l’impuissance de la gauche à fournir une politique alternative ni de poser des questions qui méritent pour le moins d’être examinées. Victime d’un mauvais usage de l’universalisme, ladite gauche, à propos du voile ou de l’excision, par exemple, se contenterait sans plus, la plupart du temps, d’accorder un caractère absolu aux valeurs d’un Occident déshistoricisé tout en finissant par céder à l’air du temps par une tolérance trop laxiste, et à se fourvoyer dans le libéralisme (B, p. 24). De même l’idéologie du métissage et de la créolisation aurait, elle aussi, partie liée, malgré l’apparence, avec une problématique essentialiste. Elle reposerait encore en effet sur la croyance naïve en l’existence de souche, d’origines ethniques pures, radicalement séparées, comme si tout Français, par exemple, n’était pas déjà métissé, irréductiblement mêlé, comme disait Montaigne, comme si tout mariage n’était pas mixte par nature… Et pourtant, là encore, reconnaître une hybridité principielle ou une bâtardise originelle n’est pas une garantie contre l’essentialisation !

Cette critique de la déraison politique est adossée à une philosophie implicite qui affirme le primat du construit sur le donné, le primat des réseaux (A, p. 57) et des emprunts latéraux aux cultures environnantes sur l’isolement et la fixité des isolats et des essences, ceux que l’anthropologie a voulu inventer en interrompant le processus historique qui a fait de ces cultures ce qu’elles sont [8]. L’identité ethnique est fabriquée, variable, instable, sans cesse construite, reconstruite ou déconstruite, c’est une catégorie dynamique dont le sens s’élabore par rapport aux autres identités et dans le jeu constant et interactif (Goffmann, 1953) qui s’effectue sur les frontières ethniques. Elle n’est donc pas un attribut, mais un processus comme l’avaient déjà montré aussi bien l’anthropologue norvégien Fredrik Barth notamment dans Balinese Worlds (1993) que l’historien Serge Gruzinski étudiant les conditions d’émergence de cultures métisses en Méso-Amérique à la suite du choc de la découverte. Les groupes ne cessent de se construire ainsi et, aujourd’hui, en Europe, le génocide ou la politique de discrimination positive eux-mêmes y contribuent, puisqu’ils exhibent la différence, la « performent », la constituent, la font advenir, la créent, lui donnent existence en la mesurant… [9] La métaphore du branchement (A, p. 74) utilisée comme titre d’un ouvrage précédent (2005) n’est pas sans faire penser — le vitalisme en moins — aux rhizomes, à l’identité rhizomique (et non arborescente) défendue par Glissant, au réseau de réseaux que les hommes et les sociétés tissent entre eux sans que jamais un réseau des réseaux ne puisse assurer une suture totale de bout en bout : à la philosophie du devenir (devenir-homme, femme, blanc, animal…) de Deleuze et Guattari, philosophie de l’événement et non plus de l’essence, philosophie dont la fécondité n’a pas été encore vraiment exploitée par les anthropologues (cf. cependant Glowczewski, 2006, pp. 283-284).

La controverse qui a eu lieu avec Hugues Lagrange (avec son livre Le déni des cultures, 2010) est à cet égard significative : la prise en compte de la dimension culturelle dans le parcours d’intégration a évidemment son importance, l’impact de la culture d’origine explique bien souvent les ratés de l’intégration, l’échec de l’assimilation et a le mérite de signaler à l’action républicaine en direction des banlieues l’existence d’un obstacle supplémentaire. Mais il ne faudrait pas que la notion de culture soit réifiée comme un donné intangible alors qu’elle résulte de « choix identificatoires » contextualisés liés à des « situations d’interlocution » (B, p. 28). C’est contre une conception théologique de la culture que l’auteur s’insurge et c’est en ce sens sans doute qu’il faut comprendre la position radicale et le nominalisme d’Amselle déclarant de façon quelque peu péremptoire : « la culture, ça n’existe pas, il n’y a que des individus » [10]. Certes, personne n’est absolument enfermé dans sa culture, assigné à résidence identitaire, le lien de l’individu à sa culture est de l’ordre de la construction et du choix et il ne lui est jamais interdit, en principe, il est libre d’opérer les choix « identificatoires » qui lui conviennent…

L’impact de la pensée sartrienne.

Parler de liberté et de choix c’est reconnaître que l’histoire n’est pas déterminée, qu’il y a de la contingence, que l’individu est fondamentalement libre et qu’il est devant sa propre culture comme devant un répertoire de traits qu’il peut élire et faire siens, bref, de façon générale, que l’existence précède l’essence. On reconnaît ici les fondamentaux de la pensée sartrienne dont l’influence sur les sciences sociales ne saurait être trop sous-estimée. Chaque fois qu’elles ont cherché à assouplir ou à remettre en cause une conception trop mécaniste du déterminisme social [11], l’influence de Sartre peut être repérée. C’est justement cette liaison mécanique que l’auteur conteste : « Postuler que le comportement de tel ou tel individu est lié à son origine géographique, ethnique ou culturelle » (B, p. 12) est une façon de le nier en tant qu’individu et de méconnaître que son identité est le produit d’un processus dynamique, qu’elle est « la somme des actes identificatoires “performés” au cours de son existence » (B, p. 13). Le nom de Sartre n’est sans doute cité ici qu’à deux reprises (pp. 13, 29), mais la leçon des Réflexions sur la question juive (1985) [12] est parfaitement lisible et elle est étendue à la notion globalisante de culture dont la légitimité est, à chaque page, mise en question [13]. Car c’est bien la société qui opère la démarche culturaliste d’ethnicisation, démarche idéologique qui cherche à découper, à fragmenter la société et à substituer au social le racial ou, plus précisément, à substituer au clivage horizontal des classes, l’entaille verticale de l’ethnie ou de la nation dont la charge passionnelle, la capacité de regroupement est considérable. Autour de la fiction sacralisée ou du funeste fantasme de l’origine qui ne mobilise-t-on pas en effet ? (B, pp. 27, 131, 132). Mais « la culture, » riposte l’auteur, « ce n’est pas ce qui vient du passé, mais c’est au contraire le passé que l’on se constitue. Le passé est donc un devenir ou plutôt un à-venir ouvert à toutes les possibilités, à toutes les éventualités de l’individu. Enfermer l’individu dans des niches ethno-culturelles c’est donc le priver de sa liberté » (B, p. 29). On ne devient pas ce que l’on est mais on est ce que l’on devient. La culture est donc construite et comme tout ce qui est construit elle peut être déconstruite, ce qui donne l’assurance d’une possible libération. La leçon sartrienne vient ici rajeunir un marxisme auquel l’auteur (qui fait partie désormais du bureau de la revue Lignes), avoue être revenu (B, p. 26). Il n’y a dans cette conjonction d’influences rien d’étonnant : Sartre dans la Critique de la raison dialectique n’a-t-il pas affirmé que le marxisme était l’horizon indépassable de notre temps et considéré sa propre pensée comme une façon de remettre en route un marxisme trop longtemps victime de l’expérience stalinienne ?

La République introuvable.

Dans son rejet intransigeant de toute logique identitaire, Jean-Loup Amselle se devait d’attaquer l’ethnicisation de la France à laquelle s’est livré Nicolas Sarkozy. C’est ainsi qu’il place le mandat présidentiel sous le signe de la narrativité ou du storytelling et qu’il le découpe comiquement en une série de séquences dont la plupart concernent la question ethnique, raciale ou culturelle. On a ainsi la séquence « identité nationale » suivie de la séquence identité chrétienne de la France, la séquence tests Adn, la séquence anti-Roms, etc., et, il y a peu de temps, la séquence, scénarisée elle aussi, consacrée à Jeanne d’Arc. L’objectif est clair : diviser pour régner, surprendre et embarrasser l’adversaire, culturaliser les rapports sociaux et mobiliser ainsi autant de collectifs d’électeurs composites en sacralisant indûment leurs mémoires concurrentes.

Mais ce qui est plus nouveau et plus politiquement inquiétant c’est que la gauche elle-même a été piégée, qu’elle est devenue complice de la stigmatisation et du climat raciste ambiant en promouvant des identités culturelles et des identités de genre et en soutenant, sous prétexte de tolérance, un multiculturalisme à l’américaine [14] de sorte que, comme le dit un critique (Canut, 2011), « le manteau d’Arlequin du multiculturalisme » pourrait bien devenir, pour la gauche, « sa tunique de Nessus ». La marche pour l’égalité, par exemple, n’a-t-elle pas été récupérée par le Ps et transformée en marche des Beurs ? Le multiculturalisme, il faut le rappeler, s’est cependant toujours accompagné d’une hausse de la xénophobie et le modèle qu’il propose n’est absolument pas à l’abri d’un terrorisme venu de l’intérieur ainsi que l’ont montré les attentats de Londres en 2005, juste avant que les émeutes des banlieues montrent à leur tour les limites du modèle républicain à la française. Mais c’est d’abord le déni d’universalité qui est dénoncé et il est repéré jusque dans le romantisme malheureux d’Aimé Césaire, de Franz Fanon ou d’Édouard Glissant dans un des chapitres les plus pénétrants (B, pp. 87-88) de ce dernier livre.

L’érosion du modèle républicain vient de loin. En 1789, les étrangers étaient des citoyens comme les autres, mais la République devint très vite « française » et cet oxymore (République française) trahit le secret de son enracinement gallo-catholique [15] et donne le coup d’envoi d’une logique et d’une dynamique d’exclusion. En 1968, l’arrivée de la société française dans une configuration post-moderne conduit à la loi sur la parité, première fracture de l’universalisme principiel de la République. Cerné de toutes parts et contrarié par une logique concurrente de style démocratique, l’État républicain, écrit l’auteur, est devenu aujourd’hui introuvable, à la fois pas assez universel et pas assez particulariste (incapable de donner, comme aux États-Unis, des avantages égaux aux différentes « communautés »)…

Déconstruction de l’art primitif.

Il est difficile de donner une idée de la richesse de ces deux livres d’Amselle nourris de l’expérience de toute une vie de recherche ; on se contentera de reconnaître qu’il y a quelque chose de salutaire et de salubre dans son emportement, dans son acharnement à détruire nos dernières idoles et à nous montrer que le prestige ou le charme insidieux de l’origine auquel certains ont pu succomber pouvait être l’un des symptômes du changement radical des régimes d’historicité qui marque désormais notre époque. Plus que les précédents, ces livres contribuent à nous déniaiser, à nous empêcher de céder aux sirènes du romantisme, à nous inviter, sans pour autant nous dégriser, à penser contre nous-mêmes : l’idolâtrie du primitif (de ce que Schiller appelait le naïf i.e. le natif, l’originaire, l’archaïque… par opposition au moderne qui doit élaborer un sentiment pour retrouver l’origine) n’a-t-elle pas toujours été le péché du romantisme ?

En effet, comme un certain nombre d’anthropologues, on a beau déconstruire et dénoncer l’imaginaire que les amateurs d’art tribal notamment ont développé autour de la notion de « primitif » et se gausser de leur « valorisation de l’ancienneté », de leur « obsession de l’authenticité », de leur « prédilection pour le religieux », de leur « rejet des objets porteurs de marque d’hybridité ou de modernité », de leur « tendance à essentialiser les cultures en les réduisant à leurs productions matérielles », de leur « esthétisation des pièces » (Derlon, Jeudy-Ballini, 2008, p. 291) [16], il reste qu’on ne peut contester le choc, le saisissement et le trouble émotionnel que « l’art primitif » a toujours provoqué aussi bien chez les peuples tribaux que chez les artistes du début du XXe siècle. Aussi, bien loin de liquider ou de désamorcer la passion des amateurs d’art primitif, en évacuant la dimension imaginaire de l’origine, la déconstruction [17], ici revendiquée et mise en œuvre, permet de la conserver dans l’abîme de son Réel. En nous offrant de l’homme une image systématiquement altérée, l’art primitif a achevé de faire basculer l’art du côté du moderne, de le libérer définitivement de la contrainte et du contrôle éidico-spiritualiste [18] que la philosophie aussi bien que la théologie avait si longtemps maintenu. Car si les « objets » primitifs représentent quelque chose, ce n’est pas l’humain mais l’inhumain dans l’homme, le cœur le plus secret de l’humain, un dehors absolument intérieur qui extasie l’humain et qui est seul à la mesure d’un sacré à jamais disparu.

L’articulation républicaine.

C’est avec soulagement aussi que l’on voit la vocation et la verve critique de l’auteur se tempérer et éviter le nihilisme quand, dans la conclusion du premier livre, il revient, comme avec une certaine tendresse, sur sa vocation d’anthropologue en énonçant cette phrase liminaire qui a la force et la vérité de l’aveu : « toute ma vie j’ai été hanté par le primitivisme » (A, p. 229). Mais oui, c’est d’abord contre lui-même qu’il se bat ! Et qu’est-ce que cela peut signifier sinon que la question identitaire insiste et résiste ? Car enfin, que l’identité soit créée et non donnée, qu’elle soit, pour chacun d’entre nous, en constant devenir, que les « entrepreneurs de mémoire ou d’ethnicité » (B, pp. 30, 113) comme le Cran (constitué sur le modèle du Crif), cherchent à occulter la question sociale et la lutte des classes… qui pourrait en disconvenir ? Il est clair que le démos ne doit en aucun cas disparaître derrière l’ethnos et dans l’État libéral communautaire qui remplace progressivement la République, c’est en effet la première chose à éviter. Mais il reste que la reconnaissance de la différence ou de la pluralité humaine fait, elle aussi, partie de l’exigence républicaine et que, s’il est peut-être infamant de renvoyer l’autre à sa différence, à son origine, à sa culture et de l’enfermer dans une altérité radicale comme le fait le multiculturalisme, il l’est tout autant de refuser à l’Autre sa différence, de ne pas reconnaître sa mémoire, de le sommer de s’assimiler comme ce fut souvent le cas à l’époque coloniale. N’est-ce pas dans la tension entre les deux exigences contradictoires de liberté et d’égalité que la République s’était construite et qu’elle avait, jusqu’ici, tant bien que mal, vécu ? Chaque fois que l’on a voulu désarticuler la matrice trinitaire [19] de la République pour n’en retenir qu’un seul principe, ne s’est-on pas exposé à la barbarie ? Le fascisme qui, ne l’oublions pas, fascina une bonne partie de la jeunesse européenne, ne fut-il pas d’une certaine façon la fraternité (scellée dans le sang et les armes) sans l’égalité et sans la liberté ? Et le communisme l’égalité sans la liberté ? Et le libéralisme qui fait époque aujourd’hui, n’est-ce pas de plus en plus la liberté (du marché) sans l’égalité ? La globalisation [20], l’hyper-libéralisme devenu planétaire et sans rival pourraient ainsi déboucher assez rapidement sur la troisième et sur la pire barbarie de la modernité et c’est d’abord lui — qui fait si bon ménage avec le multiculturalisme (B, p. 133) — qui est la cible de l’auteur.

Comme la langue est sans doute la meilleure expression de la différence culturelle, on ne s’étonnera pas de constater que l’État républicain gagné par le modèle multiculturaliste donne aujourd’hui des gages à l’extension des langues minoritaires (breton, occitan, basque, corse…) sans avoir bien conscience que de telles mesures pourraient le menacer dans son fondement même (B, p. 48). Le paradigme linguistique considéré comme un marqueur de la diversité culturelle depuis les origines de l’ethnologie [21] peut ainsi nous guider, mais sur un tout autre plan, et pour rétablir un équilibre peut-être mis à mal par l’ardeur du combat universaliste engagé par Amselle : il y a des langues comme il y a des cultures, mais ces langues nous sont en droit intelligibles et elles peuvent être traduites les unes dans les autres et le châtiment de Babel est aussi bien une malédiction qu’une bénédiction. Aussi le modèle de la langue permet plus que tout autre de mettre clairement en tension universalisme et particularisme. C’est ce que fait Raymond Aron dans cette citation avec laquelle nous pourrions peut-être conclure : « La reconnaissance de l’humanité en tout homme a pour conséquence immédiate la reconnaissance de la pluralité humaine. L’homme est l’être qui parle mais il y a des milliers de langues. Quiconque a oublié un des deux termes retombe dans la barbarie » [22].

(A) Jean-Loup Amselle, Rétrovolutions. Essais sur les primitivismes contemporains, Paris, Stock, 2010. (B) Jean-Loup Amselle, L’ethnicisation de la France, Paris, Lignes, 2011.

Résumé

La Terre et les Morts. Maurice BarrèsLa Mer et les Vivants. Paul ClaudelUne des questions majeures qui traversent notre temps est, à n’en pas douter, celle de l’altérité. On se souvient que dans Le Sophiste c’est à un étrange étranger venu d’Elée que Platon confia le soin de nous apprendre, contre Parménide qui affirmait l’immuable ...

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Notes

[1] Le juriste Carl Schmitt a placé l’hostilité de l’hostis au centre de sa pensée politique. La politique commence pour lui avec Caïn, donc avec la possibilité du meurtre, et le couple ami/ennemi est le critère déterminant du politique, c’est lui qui fonde la discrimination et l’hostilité entre groupes ethniques ou nationaux, la guerre étant l’acte politique par excellence. Cf. Der Begriff des Politischen (1933) ; La notion du politique – Théorie du partisan (1972).

[2] Thèse développée de façon exemplaire par Victor Segalen qui n’hésite pas à parler d’une impénétrabilité des cultures, de la « perception aigüe et immédiate d’une incompréhensibilité éternelle » dans son livre Essai sur l’exotisme, 1999, p. 44. L’exotisme dont parle Segalen est censé détruire l’autre exotisme, celui de la pacotille coloniale. Il s’agit pour lui de faire le vide, de s’oublier le plus possible, afin de percevoir les différences : « Et en arriver très vite à définir, à poser la sensation d’exotisme qui n’est autre que la notion du différent ; la perception du Divers ; la connaissance de quelque chose qui n’est pas soi-même ; et le pouvoir d’exotisme, qui n’est que le pouvoir de concevoir autre » (ibid.).

[3] Lettre à August Strindberg, 1895. « Pour faire neuf, » ajoute Gauguin, « il faut remonter aux sources, à l’humanité en enfance, l’Éve de mon choix est presque un animal : voilà pourquoi elle est chaste presque nue ».

[4] Cf. Clastres, 1974. En inversant l’image négative des sociétés primitives (sociétés sans État, sans écriture, sans industrie…) que nous avait légué l’idéologie coloniale et paternaliste, Pierre Clastres présentait les sociétés amérindiennes comme ayant choisi lucidement de refuser le Pouvoir, de fuir le Progrès, etc., et de sauvegarder ainsi leur société d’abondance et de loisir.

[5] Sur l’histoire de ce transfert, cf. Bernard Dupaigne, 2006.

[6] James Clifford nous rappelle que la redéfinition comme « art » (ou, dirait Jacques Rancière, l’entrée dans le régime esthétique de l’art), de la plupart des artefacts non occidentaux s’est produit « au moment précis où les peuples tribaux de la planète passaient massivement sous la domination politique, économique et religieuse de l’Europe » (1996, pp. 194, 197, 198). Cette thèse marquée par le postmodernisme et le postcolonialisme contraste avec la thèse iréniste de Robert Goldwater (1988) reprise par William Rubin (1987) tout à la célébration des artistes occidentaux qui auraient libéré notre regard et reconnu pour la première fois la qualité esthétique de ces artefacts.

[7] Voir son exposition « La bouche du roi », musée du quai Branly, 12 septembre-13 novembre 2006.

[8] D’où cette affirmation, p. 42 :« Si les cultures évoluent, se transforment sans disparaître, c’est parce qu’est inscrite dans leur matrice la possibilité de communiquer avec l’autre ». Non pas l’origine, l’enracinement, la terre et les morts mais la mer et les vivants, l’élément mouvant qui toujours permit aux vivants d’échanger et de communiquer, cf. le Journal de Paul Claudel, fév. 1924, I, 1968, p. 621.

[9] Telle est la principale critique adressée à la demande de statistiques ethniques réclamée par le Cran, statistiques qui conditionnent la réalisation d’une politique de quota et de discrimination positive.

[10] Cf. le débat lors de l’émission « Ce soir ou jamais » sur France 3, le 29 septembre 2010. Cf. aussi la recension de Nathalie Kakpo du livre de Lagrange dans EspacesTemps.net, 2011.

[11] On pense à Erving Goffman et à sa théorie des cadres qui construisent la réalité, à Vincent Crapanzano montrant comment des confréries islamiques marocaines se réapproprient certains traits culturels pour les transformer en rituels thérapeutiques, mais aussi à Jeanne Favret Saada ou à Gérard Althabe sur la construction de l’étranger dans la France urbaine d’aujourd’hui.

[12] Rappelons la thèse constructiviste de Sartre, « si le juif n’existait pas, l’antisémite l’inventerait… Ainsi n’est-il pas exagéré de dire que ce sont les chrétiens qui ont créé le juif en provoquant un arrêt brusque de son assimilation en lui pourvoyant une fonction […] C’est l’antisémite qui fait le juif […] C’est la société, non le décret de Dieu qui a fait de lui un Juif, c’est elle qui a fait naître le problème juif […] c’est nous qui le contraignons à se choisir juif malgré lui ».

[13] « Chaque “culture” ou “micro-culture” est un “coup tactique” réussi soit pour faire reconnaître et légitimer son droit à être autre que les autres, soit pour réduire les autres à leur inéluctable incapacité à être comme soi-même », écrivait Jean Bazin (2008). La contribution « À chacun son bambara » qu’il donna au livre collectif Au cœur de l’ethnie (Amselle, M’Bokolo (dir.), 1985) est un modèle particulièrement exemplaire de déconstruction de l’ethnie. L’ethnie, montre-t-il, est le résultat d’un opération naturaliste et coloniale de classement à travers laquelle, en désignant d’un même nom un ensemble auparavant sans aucune unité politique déterminable, on s’assure d’une certaine essence substantielle qui pourra justifier une terrible logique d’imputation : c’est la bambaraïté qui fait agir le bambara.

[14] L’énoncé globalisant de culture est d’origine américaine et l’auteur en fait la généalogie. Héritière de la philosophie de Herder, la notion germanique de Kultur a été transplantée aux Etats-Unis avec Franz Boas (le premier à avoir écrit un livre sur L’art primitif) où, avec ses disciples, elle a pris son essor. Elle s’est prolongée dans les cultural studies, puis avec la notion d’ « aire culturelle » grâce à laquelle les américains ont fini par rejeter tous les Autres dans l’altérité pour mieux conserver le monopole de l’Universel (2011, p. 16). Le choc de l’Occident avec le reste du monde devint alors inévitable comme Bernard Lewis et Samuel Huntington l’avaient prophétisé. L’ethnicisation de l’Europe dominée par une Europe du Nord obsédée par le modèle naturaliste de la pureté du sang est elle aussi en marche, comme en témoigne l’organisation d’origine germanique Peuples et ethnies d’Europe qui a son siège en Bretagne.

[15] Allusion à la guerre des deux races (Gaulois contre Francs) et aux guerres de religion, façon aussi de rappeler la nature profondément « ethnique » de notre pays qui trouve aujourd’hui une nouvelle ressource avec le développement de l’islamophobie.

[16] En nous renvoyant à nous-mêmes, la critique de l’esthétisation, de l’appropriation, de la sélection des formes exotiques par les occidentaux, nous permet de sortir du monologue et d’embrasser dans un même mouvement les deux univers symboliques. Chez les peuples tribaux non seulement la beauté des objets est essentielle à leur efficacité religieuse, mais la beauté a un caractère opératoire si peu anodin qu’il trouble profondément et assujettit les spectateurs mélanaisiens qui se sentent menacés dans leur autonomie mentale (Derlon, Jeudy-Ballin, 2008, p. 10). « Le beau seul, » disait Platon dans le Phèdre, « a reçu en partage d’être ce qui est le plus désirable (erasmiotaton) et ce qui se manifeste avec le plus d’éclat (ekphanestaton) ». Permettons-nous de renvoyer au commentaire que nous avons donné de cette parole tout au long de notre livre, L’art, chez Ellipses, dernière édition 2011.

[17] La déconstruction (Destruktion), concept qui a son origine chez Heidegger et que Derrida a repris au texte de Sein und Zeit est un démontage (Abbau) qui n’est pas synonyme de destruction (Zerstörung). C’est plutôt une « désobstruction » comme traduit François Vézin, la mise en jeu d’un assemblage qui empêche un accès à une autre pensée, une mise en jeu à la fois iconoclaste et respectueuse qui ouvre de nouvelles et fécondes possibilités exactement au sens où René Char pouvait dire : « enfin si tu détruis que ce soit avec des outils nuptiaux » (1983, p. 335).

[18] Nous empruntons cette expression ainsi que celle de la fin de ce paragraphe à Philippe Lacoue-Labarthe, 2009, pp, 195-198.

[19] La devise trine de la République, «Liberté, Égalité, Fraternité, est un héritage des Lumières. La fraternité apparaît comme une relève dialectique des deux premières qui s’opposent et se limitent réciproquement.

[20] Aussi, pour parler rigoureusement, la globalisation n’est pas synonyme de mondialisation. Envahissement de la sphère politique et culturelle par la logique économique du marché et du profit elle est proprement immonde, car elle se traduit par ce qu’Hannah Arendt appelait une destruction du monde, le monde étant nécessairement pluriel (économique, politique, culturel) et impliquant toujours une expérience de la pluralité, de la division et du conflit. Cf. Etienne Tassin, 2003.

[21] En 1826, l’italien Adriano Balbi, dans son Atlas ethnographique du globe, identifie et classe les groupes humains à partir de leurs caractéristiques linguistiques.

[22] Cette citation célèbre de Raymond Aron qui publia, dans la collection qu’il dirigeait alors, le grand œuvre d’Hannah Arendt, La condition de l’homme moderne, lui rend indirectement hommage en utilisant le concept de pluralité : « La pluralité, » écrivait-elle, « est la condition de l’action humaine, parce que nous sommes tous pareils, c’est à dire humains, sans que jamais personne soit identique à aucun autre homme ayant vécu, vivant ou encore à naître » (1961, pp. 16-17) et aussi, de façon plus incisive encore : « ce n’est pas l’homme mais les hommes qui peuplent notre planète, la pluralité est la loi de la terre » (1981, p. 34).

Auteurs

François Warin

Agrégé et docteur en philosophie, Francois Warin a enseigné dans des universités étrangères, au Brésil et en Afrique subsaharienne. Il est aussi auteur de Nietzsche et Bataille. La parodie à l’infini aux Puf et de textes sur Montaigne, sur l’esthétique, sur l’esthétique des arts premiers, les problèmes éthiques et géopolitiques (La haine de l’Occident in EspacesTemps.net, Textuel, 22.06.2009) etc. Dernière parution : Le christianisme en héritage avec une postface de Jean-Luc Nancy (Déshérence), La Phocide, Strasbourg 2011.

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