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Résumé | Bibliographie | Notes

Sérendipité.

De la critique, une critique. Sur le geste « radical » de Luc Boltanski (1/2).

Cet article a été publié en deux parties : première partie.

Image1Le présent texte n’est pas une recension de De la critique. Précis de sociologie de l’émancipation (Boltanski, 2009), il en est une critique, clairement délimitée, et qui se veut pragmatique, à deux égards. Pragmatique, en effet, parce qu’on se demandera si certaines des idées que Luc Boltanski avance sont en mesure de produire les effets qu’il en attend. Pragmatique, également, parce qu’on se demandera si elles satisfont à quelques-unes des exigences du pragmatisme, qu’il soit philosophique ou sociologique, parmi lesquelles on comptera, en premier lieu, une attention au pluralisme et un souci de la communauté. Puisque notre texte n’est pas une recension, on ne présentera donc pas ici un résumé [1] et une discussion des multiples innovations théoriques et des heureuses trouvailles conceptuelles dont fourmille l’ouvrage de Luc Boltanski. Du reste, on se tiendra souvent à l’orée du développement des principaux de concepts qu’il y propose [2], certains ne seront évoqués qu’incidemment, tandis que d’autres n’interviendront pas dans notre propos. En définitif, on se concentrera essentiellement sur la première partie du livre, en étant attentif, d’une part, au profilage des « théories critiques » qu’il y opère (en les distinguant des « sociologies standards ») et, d’autre part, à la mise en place du point de vue « méta-critique » (s’appuyant sur le relevé d’une « contradiction immanente ») sur lequel repose son entreprise critique et son geste politique. Avec cette entrée, limitée au regard de l’ampleur du chemin parcouru et des questions embrassées par ce livre, nous voudrions soulever quelques problèmes posés par la posture « radicale » que campe Luc Boltanski. On reconnaît sans mal l’effet galvanisant et libérateur d’une telle posture, mais il est à craindre que la critique qui s’en élance s’avère in fine plus restrictive et moins prometteuse qu’il n’y paraît de prime abord. Et nous souhaiterions montrer pourquoi, c’est là tout l’objet de notre texte.

Une tentative de « dépassement ».

Avant de formuler nos réserves à l’endroit du geste qui soutient De la critique, resituons son projet, a minima. En 1999, Thomas Bénatouïl publie Critique et pragmatique en sociologie. Il y met en vis-à-vis « deux approches de la recherche sociologique » (Bénatouïl, 1999, p. 281) qu’il déclare « directement et triplement concurrentes », tant « du point de vue » du « projet théorique » et de « la méthode de construction de l’objet » que des « usages politiques » (p. 282). La première, « incarnée » par un nom propre (« Pierre Bourdieu »), y reçoit la qualification de « sociologie critique ». La seconde, distribuée entre une pluralité de « représentants » (« Bruno Latour, Michel Callon, Luc Boltanski, Laurent Thévenot et leurs élèves respectifs »), s’y voit affublée du qualificatif de « pragmatique » – bien que Thomas Bénatouïl prenne soin de noter qu’« il n’existe assurément pas une sociologie commune » à tous ceux qu’il rassemble sous ce label (p. 281).

En 2009, dans De la critique. Précis de sociologie de l’émancipation, Luc Boltanski reprend cette confrontation, mais à toute fin de la « dépasser ». Il s’agit pour lui de reconquérir le nom de la critique et de proposer une sociologie « pragmatique de l’émancipation ». D’une certaine façon, on peut dire que l’écriture de cet ouvrage est animée par le désir qu’a son auteur de formuler une « théorie critique » qui se veut « radicale » et qui souhaite alimenter une politique qui le serait tout autant. Le désir de radicalité de Luc Boltanski s’accompagne d’une certaine impatience, comme en témoigne l’appel à reprendre le « chemin de la révolte » lancé en conclusion. Bien légitime au regard de l’état du monde et du monde de l’État, cette impatience n’est pas pour rien dans l’inflexion que l’auteur a donnée dernièrement à son travail [3].

Et il y a de fortes chances qu’elle se retrouve au principe de l’écriture de ce Précis de sociologie de l’émancipation, participant à lui donner sa forme étrange et partiellement inaboutie. Recueil de plusieurs conférences données en Allemagne, en réponse à l’invitation d’Axel Honneth [4], c’est un peu comme si ce livre avait été composé dans l’urgence, sans que les différentes parties soient pleinement articulées et en l’absence de confrontation de la théorie (ou plutôt des théories) proposée avec de véritables éléments empiriques (qu’ils soient de première ou de seconde main) [5]. En cela, l’ouvrage se distingue des précédents livres de Luc Boltanski, où la construction théorique trouvait généralement un ancrage historiographique ou une mise à l’épreuve empirique. L’auteur s’en explique dans l’avant-propos, il indique que « cet ouvrage doit être lu comme une suite de six exposés » et qu’« il s’agit à proprement parler moins d’un ouvrage achevé, dont la rédaction m’aurait coûté encore bien des années de travail et dont le volume serait – sera ? – beaucoup plus important, que d’un ensemble articulé de remarques et de propositions pour la situation présente » (Boltanski, 2009, p. 12).

Entre impatience et désir de « radicalité ».

De cet ouvrage, on pourrait ainsi dire qu’il est la production d’un auteur qui s’impatiente et qui ne veut plus avoir à s’embarrasser des détours auxquels une sociologie pragmatique bien comprise semblait devoir s’astreindre. Parmi ces détours, on peut penser à cet exercice difficile qui réclame que les biens et les appuis normatifs qui alimentent la critique soient proprement exposés et clarifiés, que leur délicate composition soit prise en compte et que les voies et possibilités de leur réalisation dans le monde soient un tant soit peu explorées. Ces détours compliquent quelque peu la tâche de la critique [6], et d’aucuns pourraient croire qu’ils lui font perdre de sa verve. On préfère penser qu’ils l’invitent à aller plus loin et à aiguiser son regard, d’abord en se penchant sur des maux non pris en compte par les sciences sociales et en ramenant à l’attention des biens indûment négligés, mais aussi à se montrer constructive et nuancée, en songeant aux modalités de contention des premiers et de libération des seconds – ce qui implique de s’intéresser aux équipements et à l’architecture des communautés, de même qu’aux asymétries de capacités et aux différentiels de « vulnérabilités » des personnes [7].

Cette fois-ci, on peut dire que Luc Boltanski n’a pas procédé de cette manière. En choisissant d’ignorer de larges pans de la sociologie dite « pragmatique » [8], plutôt que de creuser ce sillon et d’en exploiter le filon, en s’évertuant à en sonder les potentialités critiques les plus propres [9], il a préféré faire retour à une autre version de la critique. Censément plus tranchante et certainement plus énervée, cette version de la critique est toute entière tournée vers la célébration des moments voyant la levée d’un « collectif » s’apprêtant à la lutte. En effet, selon l’auteur, faire « passer les dominés d’un état fragmentaire à un état collectif » serait ce qui « constitue l’un des objectifs premiers du travail d’émancipation que se propose la critique » (p. 74). Son assomption à cette version de la critique fera vraisemblablement gagner à Luc Boltanski un brevet de « radicalité », c’est même sans doute l’un des enjeux très personnels de ce livre, mais on est en droit de se demander si les propositions théoriques qu’il y déploie parviennent à elles seules à nourrir les « remarques » sur la « situation présente » qui en occupent la dernière partie – là où il fait l’éloge de la « révolte » (p. 233) et remet en selle le « mot de communisme » (p. 235) afin d’offrir un horizon minimal (ou un mot d’ordre maximal) à la lutte (globalement imprécise) qu’il appelle de ses vœux [10].

Cette rapide mise en contexte étant faite, venons-en maintenant à plusieurs points qui font problème et sur lesquels nous allons nous concentrer. Les points en question se montrent dès l’ouverture de l’ouvrage et certains d’entre eux sont logés en son cœur « méta-critique ». Ils sont relatifs au modèle de la « contradiction » qui est censé le faire battre et irriguer une critique qui se veut « radicale ». On s’arrêtera donc essentiellement à la première partie du livre, notamment aux deux premiers chapitres : « La structure des théories critiques » [11] et « Sociologie critique et sociologie pragmatique de la critique » [12]. Nous allons questionner les critères qu’il mobilise pour (se) démarquer (de) différents genres de sociologies. La discussion de ces critères nous fera déboucher sur la présentation d’un premier problème, que l’on peut formuler ainsi : les théories critiques « radicales » que Luc Boltanski tient en vue et couve du regard ne sont-elles pas tendanciellement allergiques au pluralisme [13] ? On répondra par l’affirmative et on verra qu’une telle allergie semble aussi affecter l’exercice dans lequel l’auteur s’est aventuré, l’éloignant donc de la « sociologie pragmatique » (et plus généralement du pragmatisme) qu’il caractérise pourtant (et à raison) par son attachement au pluralisme. On s’inquiétera ensuite rapidement d’un droit exorbitant que semble s’octroyer la critique « radicale » et on terminera notre propos sur une contradiction qui nous semble mettre à mal le modèle de la « contradiction » sur lequel Luc Boltanski arme sa théorie et élabore ses principaux concepts (qui en reprennent tous l’intention et le mouvement de balancier).

Des critères de la critique « radicale » et de son allergie au pluralisme.

Suivons donc le fil de la présentation du premier chapitre, « la structure des théories critiques », et remarquons que l’auteur y réduit très immédiatement l’espace de ces théories, puisqu’il se concentre prioritairement sur celles qui s’appuient sur le motif de la « domination » [14]. Cette décision est d’importance. Elle laisse dans l’ombre les théories qui mettent en avant d’autres notions à vocation critique, c’est donc immédiatement sur la « domination sociale » que l’auteur s’arrête. La « domination » ne se trouvant pas confrontée à d’autres concepts en concurrence desquels elle serait évaluée (par exemple, « aliénation », « déni de reconnaissance », « hégémonie », « réification »), son élection n’est donc pas corrélée à sa fécondité ou à ses avantages comparatifs. Visiblement, l’auteur la choisit en raison d’une capacité à discriminer entre plusieurs types de sociologie. A ses yeux, c’est essentiellement autour de cette notion de « domination sociale » que s’organiserait le partage entre les diverses pensées sociologiques et que s’attesterait leur « radicalité » respective. La « domination » vaut donc d’abord pour un critère, elle est un gage de « radicalité ». C’est ainsi qu’il écrit que la notion de « domination sociale » constituerait « un axe majeur des théories critiques tout en étant souvent rejetée par d’autres courants sociologiques » (p. 15). Ces « autres courants sociologiques » (ibid.) sont regroupés sous le label de sociologies « standards » (p. 16).

Par cela, Luc Boltanski entend des sociologies qui connaîtraient les « relations de pouvoir », mais qui ne sauraient (ou ne voudraient) pas reconnaître la « domination » [15]. À le lire, c’est donc un peu comme si les « sociologies standards » (à la différence des « théories critiques ») ne voyaient pas plus loin que le bout de leur nez, puisqu’elles s’arrêteraient à la seule prise en compte des « relations de pouvoir », qui sont passibles d’une « observation directe » et susceptibles de faire l’objet d’une « sociologie empirique », parce que « le fait d’exercer un pouvoir ou de se soumettre à un pouvoir n’échappe pas à la conscience des acteurs et les relations de pouvoir sont, le plus souvent, visibles aux yeux d’un observateur » (p. 15). Une telle propriété d’observabilité tiendrait d’ailleurs au caractère bavard du pouvoir, effet de sa soumission à une contrainte de légitimité : « parce qu’il doit à la fois s’affirmer et se justifier, le pouvoir parle du pouvoir » (p. 15). Il veut donc creuser l’écart entre les « sociologies standards » et les « théories critiques », au point d’estimer que les « objets » de leurs enquêtes ne sont pas les mêmes : aux premières reviennent des « sociétés », aux secondes des « ordres sociaux » : c’est là ce qui ferait leur force et leur lucidité [16]. Néanmoins, c’est pourtant bien une similaire propriété qui lui permet de référer au « pouvoir » et à la « domination ».

La question des « asymétries » en partage.

En effet, le « pouvoir » comme la « domination » se détachent sur le relevé d’une ou de plusieurs « asymétries ». On lit ainsi que « pour la sociologie standard, la référence au pouvoir va de pair avec l’identification d’« asymétries », mais elles sont diverses, partielles, locales ou transitoires » (p. 15), tandis que « les théories de la domination posent l’existence d’« asymétries » profondes et durables qui, tout en prenant différents aspects dans différents contextes, se rédupliquent sans cesse jusqu’à coloniser la réalité dans son ensemble » et à tracer les contours d’une « totalité » où se laissent distinguer « des dominés et des dominants » (p. 17). Mais, à la différence du « pouvoir », les ressorts de la « domination » seraient moins aisément accessibles à ceux qui la subissent. Parce qu’elle se « dissimule » et n’est guère loquace, il faut donc la « dévoiler » (p. 17).

Selon qu’il s’agit du « pouvoir » ou de la « domination », il y a certes des variations entre les « asymétries », mais, dans les deux cas, c’est bien d’« asymétries » dont il est question : les sociologies que l’auteur entend disjoindre ne paraissent donc pas à ce point distinctes, mais plutôt prises dans un continuum, puisqu’il nous est dit qu’elles sont toutes sensibles au problème des « asymétries ». Du coup, il apparaît que le critère de la « totalité » (ou de la « totalisation ») ne permet plus de distinguer de façon probante entre sociologie « standard » et sociologie « critique ». Pourquoi ? Parce que, pour rendre factuelles des « asymétries », il est nécessaire de disposer d’un principe de clôture (de sommation ou de « totalisation »). Formellement parlant, des « asymétries » ne sont jamais rien d’autre qu’un genre d’inégalité [17]. Or, pour rendre compte des inégalités entre des personnes ou des classes de personnes, après en avoir fait le décompte, il convient de les inscrire dans une « totalité » et de les considérer comme contemporaines les unes des autres, engagées dans un rapport, plongées dans un temps et un espace commun où on les considère ensemble, comme parties d’un ensemble. En effet, pour pouvoir être dites inégales, sous un quelconque rapport, il faut considérer qu’elles appartiennent à un même ensemble ou participent d’une même « totalité ». On ne peut s’inquiéter de saisir des asymétries entre des personnes, ou des classes de personnes, sans se donner le fait d’une totalité où viendraient s’inscrire leurs rapports et où se vérifieraient les comptes de l’effectivité de leur égalité. Et si les sociologies « standards » sont en mesure de voir des « asymétries », même si c’est seulement sous les atours de « relations de pouvoir », c’est donc bien qu’elles ne font pas l’économie d’un principe de « totalisation ».

Le critère de la « totalité » ne permet donc nullement de faire la distinction entre des sociologies « standards » et des sociologies « critiques », chez les unes comme les autres, il se fait que des « modes de totalisation » sont à l’œuvre (Dodier et Baszanger, 1997), nécessairement peut-on ajouter. À vrai dire, outre un certain ton et quelques pétitions de principe, ce qui permet le mieux de distinguer les « théories critiques » des « sociologies standards », au sens où Luc Boltanski les entend, c’est peut-être le fait qu’elles s’efforcent de montrer que certains puissants phénomènes en viennent « à coloniser la réalité dans son ensemble » (p. 17). Ainsi, ce qui compte, ce n’est pas tant que les sociologies « critiques » ont l’usage d’un principe d’« ordre » et de « totalité », puisque toutes les sociologies en ont nécessairement l’usage, sans quoi elles ne pourraient rien décrire, pas même une action quelconque, laquelle se montre et se rend intelligible parce qu’elle est ordonnée et s’inscrit dans une situation [18]. En revanche, ce qui peut faire la différence, c’est que les « théories critiques » veulent manifester le travail de vastes et vicieux processus qui totaliseraient le monde social en son entier, tout en y dessinant des antagonismes aussi transversaux qu’irréductibles. En quelque sorte, ce serait donc le mal lui-même qui fabriquerait l’ensemble homogène sur lequel porte leur entreprise critique. Et cette critique se présentera alors comme « radicale » en cela qu’elle nourrit deux prétentions : d’abord, celle de savoir saisir le cœur même de cette étale force létale, mais aussi celle de pouvoir se ranger aux côtés des plus mal lotis (des dominés) – ce qui suppose, bien sûr, d’être en mesure de les identifier et d’avoir l’assurance de parler en leur nom.

« Totaliser » par le mal, de scission en fission.

De ces différents mouvements, on trouve un bon exemple dans un livre récent de Franck Fischbach, Manifeste pour la philosophie sociale, dont l’intention partage de nombreux points communs avec l’ouvrage de Luc Boltanski [19]. Ce manifeste se présente, entre autres choses, comme un plaidoyer pour une « critique totalisante ». Par « critique totalisante », Franck Fischbach entend

une critique qui ne s’appuie pas sur un élément abstraitement isolé de l’ensemble, mais une critique qui vise le cœur même de la société critiquée, à partir duquel on peut à la fois la saisir dans la totalité qu’elle forme, et rendre compte de la possibilité de la formation en elle d’un point de vue critique (Fischbach, 2009, p. 147).

Et il est frappant de voir que c’est précisément le mal qu’elle entend extirper de la « société » qui en assure la « totalisation » et l’« homogénéisation », deux choses dont cette critique a besoin afin d’être « radicale » (par quoi il faut comprendre « totale »). Franck Fischbach continue comme suit :

Or cela est en définitive rendu possible par le capitalisme lui-même en tant qu’il détermine une forme de société beaucoup plus homogène que n’importe quelle autre. Cette homogénéité de la société capitaliste […] est aussi ce qui fait que cette société se présente davantage qu’aucune autre comme une totalité, susceptible d’être saisie et critiquée comme telle – et c’est aussi ce qui fait que toute critique partielle apparaît comme insuffisante (p.147).

Au passage, on saura apprécier cette capacité du capitalisme à venir au secours de problèmes proprement épistémologiques et théoriques… À la lecture d’un tel extrait, on comprend mieux l’allergie tendancielle de ces formes de « théories critiques » au pluralisme ; au pluralisme du mal d’abord, mais aussi au pluralisme du monde lui-même et enfin au pluralisme des collectifs, groupes ou communautés qui le composent. Allergie dit-on, puisque ces diverses espèces de pluralisme empêchent lesdites théories de mener à bien plusieurs des opérations de « totalisation » et d’« homogénéisation » qui sont nécessaires à leur entreprise critique, qui se veut « radicale ». Tout d’abord, si le mal est finalement ce par quoi se réalise l’opération de « totalisation » et d’« homogénéisation » par laquelle apparaît la chose soumise à la critique (« la société »), il vaut mieux qu’il soit d’une seule pièce, fabriqué d’un seul tenant et qu’il recouvre l’ensemble du monde. En tout cas, il faut qu’un mal principal (éventuellement source d’autres maux) puisse être dégagé, mais il faut aussi le créditer de la capacité à s’immiscer partout et tout à prendre dans ses rets, jusqu’à se confondre avec la réalité elle-même [20].

Il le faut, puisque c’est de la sorte que la « totalité » est en mesure d’apparaitre et que la critique peut se faire « totale », isomorphe au monde homogène qu’elle condamne en bloc [21]. Si le monde est pluriel ou s’il y en a plus d’un, si les méfaits qui l’affectent sont multiples et les torts éparpillés, dans leurs sources comme dans leur manifestation, l’opération est tout de suite moins évidente, puisqu’il n’y a alors rien de tel qu’un « cœur » (p. 147) à atteindre. Ce « cœur » est de forme et de texture variables. Dans la « méta-critique » de Luc Boltanski, il est de nature « sémantique ». En posant que la « domination » est coextensive aux « déterminations sémantiques » effectuées par la parole publique et institutionnelle (du moins à certaines utilisations et à certains formats de cette parole), Luc Boltanski parvient ainsi à se doter d’un opérateur à la couverture maximale, qu’il est difficile de mettre en défaut – puisque tout « fait institutionnel » est virtuellement contemporain, coextensif et producteur de l’exercice d’une « violence symbolique » (Boltanski, 2009, p. 147).

Mais cela n’est toutefois pas suffisant, car encore faut-il que ce mal puisse ordonner un dénivelé au sein de l’ensemble social, dénivelé qui doit ensuite être convertible en une scission. Or il en va de cette scission comme de ce mal. En effet, tout comme il doit y avoir un mal principal, il faut également qu’il y ait une scission principale. Pour en maximiser le caractère divisif et en attiser le potentiel offensif, la critique qui se prétend « radicale » doit donc trouver un clivage décisif. Afin d’amener la scission à un point de fission, il lui faut donc une polarité duale et non réductible, ce qui lui permet alors de désigner ses adversaires et de co-opter ses alliés. En quelque façon, elle joue là la réduction de son incertitude, elle y gagne son confort moral et son inébranlable bonne conscience. Forte d’une telle configuration, « l’attribution à un camp n’est qu’une question d’élimination : si vous n’êtes pas d’un côté, vous êtes de l’autre » (Ricœur, 1997, p. 151). Dès lors, puisqu’il s’agit pour cette critique d’inverser un rapport de force actuellement défavorable (alors que le nombre joue virtuellement en la faveur des plus faibles [22]), c’est un troisième genre de pluralisme qu’elle vient à lire comme un obstacle : le pluralisme des groupes, collectifs et communautés qui composent le monde. Il lui faut ramener leur variété à deux, la reconduire à un partage antagonique rendant lisible l’opposition (transversale et omnipertinente) entre des « dominants » et des « dominés » [23].

Une critique exclusive ?

La théorie « méta-critique » que Luc Boltanski propose et la politique vers laquelle elle tend n’échappent pas à cette difficulté d’intégrer le pluralisme et d’en faire un véritable appui critique, en dépit de ce qu’il peut écrire à plusieurs reprises. Nous touchons là à une autre difficulté de son propos. En effet, bien que son livre soit riche en valorisations du pluralisme (et même du « disparate », notamment p. 230), la politique qui s’y dessine ne semble guère en mesure de lui faire droit. Pour le voir, il nous faut avancer plus avant dans ses propositions et relever les écarts entre les multiples mises en valeur du pluralisme qui s’y exposent et les différentes opérations (sociologiques et politiques) que l’auteur met en œuvre, lesquelles apparaissent sévèrement en tension avec l’endossement d’une véritable posture pluraliste. À de nombreuses occasions, il indique la valeur du pluralisme, notamment dans le second chapitre, lorsqu’il fait la comparaison des mérites respectifs de la « sociologie critique » et de la « sociologie pragmatique de la critique » [24]. Par exemple, on y lit que

Par esprit de systématicité, les théories surplombantes de la domination tendent à rabattre toutes les asymétries sur une asymétrie fondamentale […] et, plus généralement, à ignorer à la fois la nature distribuée du pouvoir […] et le caractère pluraliste des modes d’évaluation et des attachements à l’œuvre dans la vie sociale. […] La relation au pluralisme et à son contraire, l’absolutisme, constitue donc l’une des pierres d’achoppement des théories surplombantes de la domination. En effet, l’une des flèches de ces constructions critiques consiste à montrer comment, dans les ordres sociaux mis en cause, s’opère un alignement entre différents domaines […] sur un axe central, déterminé à ce titre, comme idéologie dominante, et lui-même ajusté aux intérêts spécifiques d’un groupe (pp. 80-81).

Dans une même veine, il poursuit en notant que « cette dénonciation de l’absolutisme devrait détourner à son tour les théories critiques de la tentation de rabattre toutes les dimensions de la vie sociale sur un facteur jugé déterminant « en dernière analyse » et les engager au contraire vers le pluralisme » (pp. 80-81). Et il conclut en indiquant que « la nécessité de prendre au sérieux le pluralisme semble le plus souvent échapper aux théories surplombantes de la domination » (p. 81). Tout cela est bien vrai. Mais Luc Boltanski n’est nullement à l’abri des reproches qu’il oppose aux « théories surplombantes de la domination ». De fait, il ne parvient à éviter aucun des écueils dont il fait la liste dans les pages 80 et 81 de son livre, de sorte que l’accueil fait au pluralisme s’en ressent fortement. Ainsi, il se cale finalement sur un « facteur jugé déterminant » (la fonction de « détermination sémantique » à quoi équivaudrait la « domination » et que rempliraient les « institutions »), rapporte l’ensemble des formes d’oppression à une asymétrie « fondamentale » (quant à la latitude dont disposent les personnes dans leur « rapport aux règles » [25]) et invite la sociologie à se centrer sur la question des « classes sociales » – ce dont on ne contestera nullement la nécessité. Quant à cette invitation, il n’y a pas d’équivoque, il y suspend l’utilité de son travail :

Tout en n’ignorant pas, évidemment, que toutes les relations de domination (qui peuvent engager des genres, des ethnies, etc.) ne peuvent être rabattues sur l’espace des classes sociales, c’est néanmoins en contribuant à la reprise d’une sociologie des classes sociales – actuellement en train de se redéployer après une éclipse de trente ans – que le cadre présenté dans ce travail pourrait être utile. (p. 223).

La formulation est intéressante : il n’ignore pas, mais il passe outre. Pour reprendre une expression qu’il affectionne et à laquelle une note de bas de page conclusive est consacrée, c’est donc un peu comme s’il se disait, pour lui-même et à l’attention d’autrui : « je sais bien, mais quand même… ». Pourtant, dans Rendre la réalité inacceptable (2008), il remarquait que la sociologie critique – telle que pratiquée par l’équipe de P. Bourdieu dont il était un membre privilégié – était très largement passée à côté de la problématique du « genre », de la « race » et de l’ethnicité [26].

Voire une critique excluante ?

Apparemment, il ne craint donc pas de reconduire cette omission, en prenant le parti d’une « asymétrie fondamentale » et d’un clivage principal qui, pour reprendre ses mots, « favorisent le rapprochement des personnes sous un rapport constitué comme préférentiel, ce qui tend à estomper d’autres rapports possibles sous lesquels différentes personnes pourraient être rassemblées et qui doivent être alors traités comme secondaires » (Boltanski, 2009, p. 69). Certes, il fait quelques allusions aux luttes féministes ou à l’expérience homosexuelle [27], mais la « question raciale », quant à elle, ne reçoit aucune sorte de considération, et il en va de même des problèmes relatifs au multiculturalisme et à la pluralité des formes de vie. Pourtant, la « question raciale » a pleinement à voir avec la façon dont il conçoit le surgissement pratique et la thématisation inchoative de la justice sociale pour les acteurs « ordinaires », en y prenant « d’emblée un tour collectif » (p. 67). Selon lui, c’est sur de tels phénomènes qu’il convient de se régler, notamment pour « construire des entités collectives et pour les inscrire dans une totalité sociale, de façon à donner sens à des notions comme celles de domination et d’exploitation »(ibid.) :

Cette question, que l’on peut poser dans des termes volontairement naïfs, c’est-à-dire dans les termes où elle affleure au sens commun, consiste à se demander pourquoi ce sont toujours les mêmes qui satisfont à toutes ou à la plupart des épreuves, quelle que soit leur nature, et, inversement, pourquoi ce sont toujours les mêmes qui, face à toutes les épreuves, ou presque, se révèlent médiocres [28].

L’absence de discussion de la série de problèmes pliés sous les mots de « multiculturalisme » et de « politiques de la reconnaissance » est aussi intrigante, puisque la prise en compte de ces problèmes pourrait assez aisément s’inscrire dans les valorisations du « disparate » et de l’hospitalité au « divers » qui s’immiscent à de nombreuses reprises dans l’ouvrage. Néanmoins, ni l’un ni l’autre n’accède à une thématisation. On retrouve donc là un symptôme assez patent de cette allergie au pluralisme (en ce cas, comme pluralisme du mal, de ses sources comme de ses manifestations) dont semble être empreint le genre de « théories critiques » qui a la faveur de Luc Boltanski. Si cet oubli est intéressant, c’est aussi parce qu’il est symptomatique, il peut ainsi être relié à trois éléments d’arrière-plan qui informent la posture critique de l’auteur.

D’abord, il peut en partie s’expliquer par la très faible place positive accordée au(x) droit(s) et à ses équipements. Or la lutte contre les discriminations ethniques et « raciales » renvoie principalement à une politique des droits (Stavo-Debauge, 2005 et 2007). L’avancée d’une telle politique est ainsi corrélée à la réalisation du droit (Stavo-Debauge, 2008), ce qui suppose que les personnes le fassent valoir et que ses obligations soient mises en œuvre. Dans une veine somme toute très bourdieusienne (Roussel, 2004), Luc Boltanski traite le droit d’une manière essentiellement négative [29], « à l’articulation entre les contrôles sémantiques et les contraintes physiques » (Boltanski, 2009, p. 124). En effet, il le présente sous les atours d’un instrument de « domination » particulièrement puissant, par lequel transiterait la prétention à dire « ce qu’il en est de ce qui est » et à recouvrir des « états de chose » (à la fois disparates, changeants et flous) d’un « manteau » univoque, tissé de « formes symboliques » et de « déterminations sémantiques » pourvues de l’important pouvoir prescriptif dont disposent les « règles ». « Règles » que la politique qu’il préconise (dans le dernier chapitre) invite à suspendre ou à contourner [30], et non à faire valoir et à réaliser.

Ensuite, ce même oubli peut également être attribué à l’incapacité d’un tel cadre théorique à prendre en charge la question de l’appartenance à la communauté et à penser son architecture complexe (horizontalement et verticalement). Or le méfait des discriminations ne se laisse comprendre que sur le fond de la prise en compte de telles questions. Ce qui est mis en cause avec les discriminations dont souffrent certains, c’est essentiellement leur appartenance à la communauté, dont on leur dénie l’entière capacité ou la pleine jouissance : être discriminé ne signifie rien d’autre qu’être mis à part des promesses de l’appartenance et ne pas être reconnu comme un membre à part entière [31].

Enfin, cet évitement de la « question raciale » et du « multiculturalisme » n’est sans doute pas non plus étranger au désir qu’a Luc Boltanski de se défaire de l’échelle de communauté qui est figurée par l’État-nation. N’écrit-il pas que l’« on peut espérer que la première victime » du « réaménagement » que son travail appelle « ne serait autre que l’État-nation » (p. 235) ? Or, qu’on le veuille ou non, il reste que l’État-nation représente assez bien l’échelle et le genre de communauté (historique et politique) qu’il s’agit de prendre en compte afin de s’occuper de ces problèmes, en s’inquiétant notamment de la façon dont s’y déploient les épreuves de l’appartenance et en s’interrogeant sur leur degré d’hospitalité à l’étrangéité [32] (Stavo-Debauge, 2009).

Un pluralisme bien diminué et une politique un peu courte.

Comme suffirait presque à le montrer cet exemple-ci, concernant la variété des biens qui importent aux personnes (« le caractère pluraliste des modes d’évaluation et des attachements à l’œuvre dans la vie sociale » p. 80), et donc la diversité des maux dont elles peuvent se trouver affectées, force est de constater que Luc Boltanski ne s’y tient pas vraiment et n’y attache finalement qu’une assez faible attention. Si son travail reconnaissait réellement l’existence de ce pluralisme (qui peut aussi être un pluralisme « culturel », comme on l’a signalé), il aurait été soucieux de penser la composition de biens multiples, dans leur nature comme dans leur extension, sans en exclure a priori (d’emblée et sans justification) un certain nombre. Sachant que c’est sur le fond de ces biens et de leur importance – pour les personnes comme pour leur(s) communauté(s) – que des maux sont susceptibles d’apparaître et de gagner en réalité, l’exclusion d’une partie d’entre eux se paye donc nécessairement d’une déréalisation et d’une invisibilisation de nombreux torts.

Une telle complexité figure parmi les problèmes auxquels doit pouvoir répondre la critique, surtout si elle prétend être « radicale », par quoi on préfère plutôt entendre profonde et non-exclusive ; dès lors, une telle critique ne doit pas seulement se nourrir du pluralisme des biens et des principes, elle doit aussi s’efforcer de penser une politique qui soit en mesure de les recueillir, de montrer leur importance et d’éclairer les conditions de leur libération, de leur composition et de leur sécurisation, en allant donc au-delà d’un simple appel à l’« insurrection » ou à la « révolte ». De tout cela, Luc Boltanski ne se soucie guère. À dire vrai, il ne retient pas grand chose du pluralisme et de la variété des biens. Lorsqu’il ne met pas la critique en valeur pour elle-même et en tant que telle [33], normativement, sa politique semble essentiellement adossée à une valorisation de l’« autonomie » – ce qui explique aussi son dédain pour les dépendances et les attachements culturels. En définitif, l’« autonomie » est l’un des rares biens substantiels qui soit mentionné. Nous allons nous y arrêter un instant et pointer un second problème, qui peut être traité comme un genre de contradiction avec ce que Boltanski a pu écrire dans ses ouvrages précédents.

L’« autonomie », à l’aplomb de tous les biens.

Malgré son importance, l’apparition de l’idée d’« autonomie » est assez incidente, pour ne pas dire furtive [34]. De fait, c’est presque en passant qu’elle intervient, ainsi dans un paragraphe de la page 76, où elle est mentionnée à l’occasion d’une remarque relative à la menée et aux moyens de la lutte.

[L]’état de sujétion des dominés doit trouver son principe dans le fait même de leur séparation qui est tel que chacun d’eux ne peut mobiliser que sa force propre, en tant qu’individu isolé. Du même coup, la possibilité de lutter contre la domination, en faisant passer les dominés d’un état fragmentaire à un état collectif, constitue l’un des objectifs premiers du travail d’émancipation que se propose la critique. Et cela même si – comme on le voit bien dans le cas des Lumières – ce travail passe par une première étape consistant à détacher les acteurs de leurs anciennes appartenances collectives, en les déterminant comme individus autonomes [35]. Mais ce premier mouvement vers l’autonomie n’est compatible avec une théorie de la domination que si, sans s’arrêter au moment de l’individualisation, il pose la question de savoir comment l’autonomie peut être préservée et même renforcée, en composant avec la formation de collectifs d’un genre nouveau (p. 76).

La seconde phrase de cette citation peut induire en erreur. Il ne faut pas prendre au pied de la lettre l’expression « l’un des objectifs premiers ». Le passage des « dominés » à l’état de « collectif » n’est en fait qu’un moyen et un appui qui ressort d’une considération tactique : ce qu’il s’agit de faire advenir et de renforcer, c’est bien l’« autonomie » de chacun. Elle se donne donc comme la finalité même de la lutte, elle est le bien à atteindre et à maximiser, comme l’indique la suite du paragraphe. Peu après, l’« autonomie » intervient une seconde fois, sous les mêmes atours. C’est lors d’une discussion sur l’extension de la « domination » que l’« idéal d’autonomie » se fait à nouveau valoir, comme contrepoint au moins autant que comme remède. Là encore, cet « idéal » n’est pas articulé à d’autres biens ou principes. Sans autre vis-à-vis que la « domination », il semble en être l’unique envers, comme on le voit ici, lorsque l’auteur écrit, à raison, qu’il est nécessaire de faire

la distinction entre des contraintes identifiables, dans un très grand nombre de sociétés, voire dans toutes, qui ne concordent pas avec un idéal d’autonomie absolue du sujet ou de libération totale du désir, mais que leur généralité même tend à soustraire à la critique (puisqu’on admet, au moins tacitement, que, en leur absence, il n’y aurait simplement pas de société du tout), et des formes d’oppressions qui se superposent aux contraintes ordinaires, les parasitent ou les mettent à profit pour asseoir le pouvoir extrême que certains groupes dominants font peser sur des groupes dominés » (pp. 79-80).

Certes, dans cet extrait-ci, il nuance cet « idéal d’autonomie absolue du sujet » (p. 80). Mais si tel est le cas, ce n’est pas parce qu’il y aurait d’autres biens à prendre en compte, c’est seulement en raison de « contraintes » (p. 80) génériques sans lesquelles il n’y aurait pas de « société du tout » [36]. Néanmoins, la façon dont cet « idéal » surgit montre qu’il s’agit pour l’auteur d’un genre de bien surplombant qui oriente la critique et vers lequel elle doit tendre. Ainsi, s’il estime qu’« à trop mettre l’accent sur le caractère implacable de la domination », certaines théories « sont décourageantes sur le plan de l’action politique », « insatisfaisantes sous le rapport de la description sociologique » et incapables « de différencier des degrés inégaux d’assujettissement », il reste qu’il ne semble pas ressentir le besoin d’ouvrir la critique à une pluralité de biens – pas plus qu’il n’estime nécessaire de tracer plus fermement les contours de ceux auxquels il se réfère. On est donc loin du pluralisme, puisqu’il ne fait valoir qu’un seul et unique bien, comme s’il permettait de couvrir l’intégralité de ce qui est mis en cause par la « domination ». Par ailleurs, en sus d’être célibataire, l’idée d’« autonomie » n’est pas discutée et ne reçoit guère de commentaires [37], alors que c’est pourtant avec un certain aplomb qu’elle est posée en surplomb ; en surplomb, puisqu’on la retrouve dans le dernier chapitre, c’est à partir d’elle, et dans une vue « macro », que Luc Boltanski esquisse une piste pour une étude des « classes sociales » [38].

De la critique « radicale » et d’un droit à l’opacité normative.

On peut s’étonner de l’absence de développements consacrés à cet « idéal d’autonomie ». Lorsque l’on se souvient que Luc Boltanski a pendant longtemps plaidé pour une clarification des appuis de la critique (Boltanski, 1990 et 1993 ; Boltanski et Chiapello, 1999 ; Boltanski, 2004), il est assez surprenant de voir qu’il se garde ici de spécifier plus avant les biens qui orientent son entreprise descriptive et nourrissent sa théorie critique. C’est au détour d’une longue note de bas de page que les raisons de cette absence s’énoncent. Cette note intervient tôt dans le texte, mais comme l’appareillage de notes est renvoyé en fin de volume, elle pourrait passer inaperçue. Nous aimerions donc insister sur ce point en citant de larges extraits, car ce qu’il y écrit est capital pour son propos, capital et extrêmement discutable : c’est rien de moins qu’un droit à l’irresponsabilité et à l’opacité référentielle et normative de la critique dite « radicale » qui s’y expose. Dans cette note, en reprenant l’expression de « biens en soi » proposée par Nicolas Dodier dans Leçons politiques de l’épidémie du Sida (Dodier, 2003), Luc Boltanski établit que ces biens, « sur lesquels repose l’entreprise critique, n’ont pas besoin d’être clairement définis » et qu’« il est encore moins nécessaire de dessiner avec précision ce que seraient les contours de la société si ces biens étaient satisfaits » (Boltanski, 2009, p. 244). Dans la foulée, il ajoute que c’est là « ce qui distingue les théories critiques des utopies ».

Ces dernières [les utopies], ne prenant appui que sur des exigences morales, peuvent s’affranchir du principe de réalité. À l’inverse, les théories critiques, parce qu’elles doivent prendre appui d’un côté sur le discours de vérité adopté par les sciences sociales et, de l’autre, sur des orientations normatives […] peuvent considérer que la réalité ne donne pas de prises suffisantes pour dessiner avec précision ce que serait la société une fois soustraite aux aliénations qui l’entravent, ni même pour identifier clairement les biens sous-jacents à la critique. Elles peuvent, en ce sens, se soustraire en partie à la justification, au moins dans ses modalités éthiques (p. 244).

Plusieurs remarques s’imposent. D’abord, notons qu’entre tracer le plan d’une société parfaite et se donner la peine de spécifier les « orientations normatives » qui guident la critique ou de prêter attention aux biens dans lesquels elle puise, il y a une marge… Mais cela ne semble pas faire grande différence pour l’auteur. On peut certes estimer qu’il n’est pas nécessaire de faire le premier geste, mais penser que l’on est autorisé à se passer complètement du second, en s’en remettant au futur d’une « révolution » à venir et en ajournant toute considération sur les « conditions favorables à l’accomplissement de l’humanité » (p. 244), voilà qui est une autre affaire. On pourrait à bon droit dire que c’est cette seconde option qui verse dans l’« utopie » (ou plutôt dans l’a-topie et dans le messianisme), et non la première… Quoi qu’il en soit, non contentes de pouvoir se « soustraire en partie à la justification » – ce qui signifie que les « orientations normatives » sur lesquelles elles s’appuient pourraient ainsi rester opaques ou cryptiques, voire dogmatiques et absolues, et donc ne pas souffrir de discussion – on apprend que les « théories critiques » se donnent également le droit de se soustraire à toutes formes de réalisme. Y compris à un réalisme politique, relatif aux conditions mêmes de réalisation de ce vers quoi elles tendent, mais aussi à un réalisme anthropologique, tenant en vue la condition d’une humanité équipée et s’inquiétant de la consistance d’une personne dépendante d’un environnement de nature et d’artifices (Thévenot, 2009), dont il pense également pouvoir se passer, au profit d’une entrée par la « contradiction » – mais on verra toutefois qu’un genre de réalisme anthropologique revient par la bande, sous des atours qui se présentent comme hobbiens, et on dira ce qu’il convient d’en penser. Dans cette même note, Luc Boltanski continue ainsi :

On peut suivre sur ce point, l’ouvrage que Bernard Yack a consacré aux origines de la notion d’aliénation. Ceux qu’il appelle les « kantiens de gauche » […] entreprennent d’identifier ce qui, en deçà même des conditions politiques, enracine les êtres dans une condition qui ne leur permet pas d’accéder à la pleine humanité. Ils en viennent à considérer que l’état de la réalité est à ce point éloigné de ce que devraient être les conditions favorables à l’accomplissement de l’humanité que, s’il est légitime, sur la base de ce constat, de se livrer à la critique et de s’engager vers la « révolution totale », il n’est pas possible d’anticiper ce que seront les valeurs qui émergeront une fois la révolution accomplie » (Boltanski, 2009, p. 244).

Comme on peut le comprendre, même s’il préfère faire usage des mots de « révolte » ou d’« insurrection » [39], à la place de celui de « révolution totale », c’est donc bien en s’appuyant sur les remarques de Bernard Yack que Luc Boltanski entend rejoindre le plan d’une critique « radicale ». Mais il faut ici savoir entendre que cette critique se dit « radicale » parce qu’elle se donne le droit de ne pas « identifier clairement les biens sous-jacents » à son exercice et s’autorise à mettre entre parenthèse les « conditions favorables à l’accomplissement » de ce qu’elle vise. À notre sens, si cette note de bas de page est importante, c’est parce qu’elle éclaire très largement les problèmes de l’entreprise critique à laquelle s’essaye De la critique. En quelque façon, ils sont ici condensés dans les partis pris qu’il expose avec une clarté certaine. Mais, en la lisant, on trouve aussi quelques-unes des raisons qui guident l’entrée par la « contradiction », vue comme levier de la théorie « méta-critique » que l’ouvrage de Boltanski propose et qu’il avance à mesure qu’il y présente ses principales paires de concepts, qui en rédupliquent le principe. C’est sur ce point de la « méta-critique » que nous allons terminer, en revenant au début du livre, au lieu même de son armement.

Résumé

Le présent texte n’est pas une recension de De la critique. Précis de sociologie de l’émancipation (Boltanski, 2009), il en est une critique, clairement délimitée, et qui se veut pragmatique, à deux égards. Pragmatique, en effet, parce qu’on se demandera si certaines des idées que Luc Boltanski avance sont en mesure de produire les effets ...

Bibliographie

Notes

[1] Ce travail a déjà été fait : plusieurs textes sont disponibles, certains sur internet (Lordon, 2010a ; Martinache, 2010 ; Alexandre, 2010).

[2] Concepts qui vont souvent par paires : « moments pratiques » et « registre méta-pragmatique », « monde » et « réalité », « flux de la vie » et « formes symboliques », « sécurité sémantique » et « violence symbolique », « critique » et « confirmation », « domination simple » et « domination complexe », par exemple.

[3] Inflexion dont on trouvait les premières traces dans Rendre la réalité inacceptable (Boltanski, 2008), qui n’était donc pas seulement un bel exercice autobiographique.

[4] Chaleureusement remercié pour de riches dialogues, Axel Honneth n’est pourtant guère présent dans l’ouvrage et n’y est pas discuté. Ce contournement n’est pas si étonnant. En effet, Luc Boltanski fait retour à un genre de critique largement inspiré par Pierre Bourdieu, et il se trouve que la sociologie bourdieusienne n’est que faiblement compatible avec l’anthropologie d’Axel Honneth, comme Olivier Voirol l’a bien montré (Voirol, 2004). Également à partir de la tradition de l’École de Francfort, Estelle Ferrarese a consacré quelques pages de son Hdr à une évaluation critique du point de vue « méta-critique » proposé par Luc Boltanski (Ferrarese, 2010). De son côté, Laurent Thévenot est déjà revenu sur les rapports de la théorie des « régimes d’engagement » au travail d’Axel Honneth (Thévenot, 2007), à partir d’un hommage à Paul Ricœur (Ricœur, 2004).

[5] Il est sans doute impossible d’asseoir empiriquement une critique qui se prétend « radicale », puisque « radicale » signifie bien souvent « totale » (voir ci-après), et aucun auteur n’est humainement capable de rassembler des connaissances empiriques sur l’ensemble du monde social et sur toutes les « sociétés ».

[6] On peut aussi dire, comme le fait Cyril Lemieux, que les enquêtes des sciences sociales sont astreintes à une séquentialité qui donne lexicalement priorité à certaines « tâches », « techniquement premières », avant d’autres, « techniquement secondes ». Selon lui, la « compréhension » et la « description » sont « premières », tandis que la « prévision », « l’explication » et la « critique » sont « secondes » ; « secondes » ne signifie pas « d’intérêt secondaires », mais implique que ces « tâches » là « ne peuvent être correctement accomplies qu’une fois que les tâches techniquement premières (compréhension et description) l’ont été » (Lemieux, 2010). Sur la base de cette épistémologie (Lemieux, 2009), on peut dire que vouloir s’empresser de rejoindre le moment de la critique et d’en faire le lieu d’où juger de la portée et de la pertinence d’un travail ou d’un courant sociologiques, ce n’est pas seulement l’indice d’une impatience, c’est aussi une faute, une faute commise à l’encontre de l’ordre des tâches qui échoient aux sciences sociales.

[7] Sur ces « vulnérabilités », finement saisies à partir du « proche » mais remontant jusqu’au politique, voir les travaux de Marc Breviglieri (Breviglieri, 2002 ; 2008 ; 2009).

[8] Pour ne rien dire de la philosophie pragmatiste en son entier, qui est complètement absente de l’ouvrage, hormis deux très courts passages extrêmement allusifs (Boltanski, 2009, p. 48 et p. 244), dans lesquels il est assez surprenant de voir que l’auteur range Ludwig Wittgenstein parmi les pragmatistes, ce qui est pour le moins contestable…

[9] Sur ces potentialités critiques, comparativement au projet de Dewey et de Bourdieu, voir l’article de Laurent Thévenot sur l’« oppression » et la « réification » (Thévenot, 2010). Sur les limites du pragmatisme de Dewey, on mentionnera également notre propre travail (Stavo-Debauge et Trom, 2004 ; Stavo-Debauge, 2009) et celui de Marc Breviglieri (Breviglieri, 2008).

[10] On est en droit de penser que lesdites « propositions pour la situation présente » s’alimentent très immédiatement de ce parti pris politique inchoatif succinctement exposé en toute fin de l’ouvrage. Pour bien faire, l’auteur aurait peut-être dû commencer par là, et signaler d’emblée que son propos se règle tant bien que mal sur ce mot de « communisme ». Certes, il ne reçoit guère de remplissement et n’est peut-être que l’index d’un à-venir non spécifié et non spécifiable. Néanmoins, son importance est réelle, car plus encore qu’un mot d’ordre, il est l’un des mots de la fin. Et « fin » doit ici s’entendre aux deux sens du terme ; comme le terme d’une entreprise théorique qui se suspend afin d’appeler une pratique politique, mais aussi comme « idéal » ou « but ». En tant qu’idéal, ce mot inspire peut-être bien l’ensemble du mouvement de l’ouvrage. Toutefois, on le verra, au regard de l’anthropologie solipsiste mise à la base de son modèle de la « contradiction », on peut douter que Luc Boltanski puisse rejoindre le plan du « communisme », à défaut d’une capacité à penser le « commun » et à considérer la communauté. Or comme le rappelle Jean-Luc Nancy dans « Communisme, le mot », « même si l’histoire est insuffisante à expliquer ce qu’on pourrait nommer le « destin » de ce mot, il reste un élément factuel : community – kooinômia, communitas, Kommunism – émerge à des époques de profondes transformations sociales et de troubles ou de destructions d’un ordre social » (Nancy, 2010, p. 201). Sur ce motif de la communauté, à partir d’une discussion de cet auteur, on se permettra de renvoyer à l’un de nos textes (Stavo-Debauge, 2010).

[11] Là où l’auteur trace à grands traits les possibilités formelles qui s’offrent à ces dernières et où il relève leurs tensions avec le travail de la sociologie, avant de considérer qu’elles doivent nécessairement faire alliance et se rendre complémentaires, même s’il semble que la sociologie soit mise sous tutelle, ni plus ni moins – on trouve un similaire mouvement de mise sous tutelle dans Manifeste pour la philosophie sociale de Franck Fischbach (Fischbach, 2009).

[12] Où il revient sur une comparaison déjà très présente dans L’amour et la justice comme compétence (Boltanski, 1990) où il distinguait « sociologie critique » et « sociologie de la critique », sans faire usage du qualificatif « pragmatique » qui s’est surimposé tardivement et sans réelle prise en compte des traditions pragmatistes. Les retraductions et republications de l’œuvre de John Dewey se montrent en 2003 (avec la parution conjointe de Le public et ses problèmes et de Reconstruction en philosophie, suivi en 2005 de L’art comme expérience), celles de Willian James arrivent en 2005. Concernant Dewey, le premier sociologue à avoir fait retour à sa philosophie est Louis Quéré (Quéré, 2002 ; 2003 ; 2006) – rappelons aussi la part prise par Isaac Joseph (Joseph, 2007) à ce retour, avec une égale attention à James (Breviglieri et Stavo-Debauge, 2007 ; Céfaï, 2007).

[13] Et plus spécialement au pluralisme des biens et des formes d’engagement (Thévenot, 1998 ; 2006 ; 2009), « double pluralisme » dont nous avions, il y a déjà longtemps, loué les vertus critiques avec Marc Breviglieri (Breviglieri et Stavo-Debauge, 1999 ; 2006).

[14] Du titre de ce chapitre à sa première phrase introductive, on passe insensiblement des « théories critiques » aux « sociologies critiques ». Le glissement ne s’arrête pas là, les « sociologies critiques » sont vite mises au singulier, formant un ensemble étrange qui ne recueillerait qu’un unique élément, signé d’un nom propre ; la sociologie de Pierre Bourdieu, avec laquelle il s’explique dans le chapitre deux, en la comparant à ce qu’il nomme la « sociologie pragmatique de la critique ».

[15] Selon cette critériologie, il faudrait ranger Michel Foucault avec la « sociologie standard » et non avec les « théories critiques », puisqu’il s’est beaucoup penché sur la dispersion des « relations de pouvoir » et estimait qu’elles n’étaient que très incomplètement récupérées par l’« enveloppe » lâche de l’État (et moins encore produites par ce dernier). Ce qui faisait dire à Michael Walzer que Foucault ne pouvait pas être considéré comme un « révolutionnaire ». Luc Boltanski range également Max Weber parmi les sociologues « standards ». La chose peut intriguer puisque Weber utilise le concept de « domination » et non celui de « pouvoir » : « Herrschaft » se traduisant par « domination » et non par « pouvoir ».

[16] Cette partition est pour le moins discutable. Par exemple, on ne doute pas que Boltanski considère qu’un auteur comme Goffman participe des « sociologies standards ». Pourtant, Goffman s’intéressait principalement à l’« ordre de l’interaction », un « ordre » qui ne lui semblait appréhendable que pour autant que l’on veuille bien considérer qu’il n’est jamais complètement couplé aux « structures sociales ». Dans un même ordre d’idée, on notera aussi que l’ethnométhodologie s’occupe des propriétés d’ordre « endogène » à l’action, tel qu’il est continûment manifesté par les « membres » dans le cours de leurs conduites. Plus près de nous, et surtout plus près de Luc Boltanski, on aimerait aussi lui rappeler que Les économies de la grandeur (Boltanski et Thévenot, 1987), rédigé avec Laurent Thévenot et dont ils font un usage singulièrement différent (ce qui s’annonçait dès la postface de la version de ce travail commun tel qu’il a été re-publié à nouveaux frais chez Gallimard en 1991), s’attachait à spécifier des « ordres », des « ordres de grandeur », et ces « ordres de grandeur » sont indéniablement des sortes d’« ordres sociaux ». Plus problématique encore, Boltanski établit que les « théories critiques », à la différence des « sociologies standards », parviendraient à dévoiler des « ordres sociaux » en tant qu’elles prennent le point de vue de la « totalité », ou s’équipent d’une variété de procédés de « totalisation ». Or jusqu’à preuve du contraire, en sociologie comme en philosophie, l’idée de « société » (Kaufmann et Guilhaumou, 2003) dénote un genre de « totalité », y compris lorsqu’elle est conçue comme une « société ouverte ».

[17] D’absence de mutualité des positions, de défaut de réciprocité des perspectives d’action, de déséquilibre des forces, d’inégale distribution des biens et capitaux.

[18] Ici, on se permettra de rappeler qu’une « situation » est un genre de « totalité qualitative », comme le remarquait Dewey. On pourrait aussi dire avec Lemieux que l’action n’est compréhensible et descriptible que pour autant qu’on la rapporte au « tout » séquentiel qu’elle forme avec d’autres actions auxquelles elle répond (Lemieux, 2009).

[19] Parmi ces points communs, on notera l’appui sur un « constructivisme social », la valorisation du conflit et l’usage immédiat d’une description opposant des « dominants » et des « dominés », un certain mépris pour la philosophie politique et une forte défiance à l’endroit de la sociologie, en cela qu’elle ne serait qu’une forme d’« expertise » inféodée à l’ordre établi et à l’État-social (État-social dont les deux auteurs se réjouissent assez cyniquement du démontage).

[20] Cette forme de politisation – qui se met à l’aplomb du monde et le regarde de Haut – ressemble beaucoup à celle que pratiquent les mouvements évangéliques charismatiques, qui disposent eux aussi de puissants opérateurs de totalisation, Dieu et le démon (Gonzalez, 2008 ; Gonzalez et Terzi, 2009).

[21] Le « projet » d’une telle critique – Luc Boltanski rejoint ici Franck Fischbach – « est de mettre en cause un ordre social dans sa totalité » (Boltanski, 2009, p. 72).

[22] « Poser la question de la domination consiste donc à se demander comment des acteurs en petit nombre peuvent établir un pouvoir sur des acteurs en grand nombre » (Boltanski, 2009, p. 73).

[23] Pour des développements plus fins sur les opérations de la critique « radicale », voir le livre de Danny Trom, La promesse et l’obstacle (Trom, 2007). Sur un terrain particulièrement sensible, le conflit israélo-palestinien, et sur la difficulté de la posture critique « radicale » à « cerner véritablement la réalité ou les effets réels de l’oppression qu’elle prétend dénoncer » (Bulle, 2011), on renvoie au travail nuancé de Sylvaine Bulle (Bulle, 2009).

[24] Dans cette dénomination se loge une première violence faite au pluralisme, à savoir le pluralisme des perspectives des auteurs qui estiment à bon droit avoir participé à la création et à l’alimentation de ce courant sociologique. En le nommant « sociologie pragmatique de la critique », Luc Boltanski plie à lui l’ensemble de ce courant, méconnaît la diversité de ses mouvements et ne rend pas compte de la variété des apports de ceux qui se sont chargés de le nourrir, apports qui échappent largement aux critiques qu’il formule à l’encontre des sociologies pragmatiques, notamment sur la question des « institutions ». Il est injuste et faux d’écrire, comme il le fait, que « dans le paradigme pragmatique, et en particulier dans la forme qui lui a été donnée en France au cours des vingt dernières années, l’institution et l’ordre des faits institués […] sont ignorés » (Boltanski, 2009, p. 87). En pratique, remarquons qu’il a bien du mal à souscrire à ce jugement à l’emporte-pièce, puisque lorsqu’il tente de décrire la « domination gestionnaire », il s’appuie sur l’Economie des conventions et s’inspire des travaux d’Alain Desrosières sur le benchmarking, de L. Thévenot sur le « gouvernement par les normes », ou encore d’Ève Chiapello sur la comptabilité ; il faut donc croire que ces différents représentants du « paradigme pragmatique » n’ont pas « ignoré » les « institutions ». Pour une revue des contributions à cette sociologie dite « pragmatique » (voir le volume édité par Marc Breviglieri, Claudette Lafaye et Danny Trom, 2009). Et pour un aperçu de la variété des « sensibilités pragmatiques » à l’œuvre dans des enquêtes sur l’action publique, voir l’ouvrage du même titre (Cantelli, Roca i Escoda, Stavo-Debauge, Pattaroni, 2009).

[25] Voir, notamment, pp. 216-218 et 224-226.

[26] Ce qui était d’autant plus regrettable, écrivait-il, que ces différentes questions relevaient assurément d’une analyse en terme de « domination ». A propos de la relation de Pierre Bourdieu à la question des « rapports sociaux de sexe », mais aussi de Luc Boltanski à la problématique du « genre », voir les contributions respectives de Anne-Marie Devreux et Fatiha Talahite dans Sous les sciences sociales, le genre (Chabaud-Rychter, Descoutures, Devreux, Varikas, 2010).

[27] Pour une vue moins allusives sur les transformations de l’« expérience homosexuelle » et de l’« expérience publique de l’homosexualité », s’appuyant doublement sur la théorie des luttes pour la reconnaissance d’Axel Honneth et sur les sociologies pragmatiques et praxéologiques françaises, on renvoie au livre de Marta Roca i Escoda, consacré au contexte suisse, et plus spécialement genevois (Roca i Escoda, 2010). Plus généralement, également inspiré par les sociologies pragmatiques, voir aussi le livre de Pierre Verdrager (Verdrager, 2007).

[28] Vient alors une autre « question », « celle de savoir ce que l’on veut dire par les mêmes, et de la façon dont la démonstration doit être menée afin de dévoiler le fait que c’est pour les mêmes que la réalité est toujours satisfaisante et au contraire pour d’autres, qui sont aussi, sous ce rapport défavorable, les mêmes, que la réalité est toujours éprouvante » (op. cit., p. 69). Il y répond par la suite, en secondarisant un grand nombre de torts et de maux, qu’il laisse donc délibérément dans l’ombre.

[29] L’écart avec Axel Honneth est ici considérable, puisque ce dernier confère à la sphère du droit et au langage des droits une place centrale et les crédite de vertus positives assez conséquentes. On se souviendra ainsi que la seconde « sphère de reconnaissance », à travers laquelle se consoliderait le « respect de soi », tourne essentiellement autour du droit (Honneth, 2000).

[30] Afin que cette capacité ne soit plus le seul apanage des « dominants », qui tiendraient leur puissance de leur « rapport  » relativiste  » aux règles » (Boltanski, 2009, p. 217) et de la facilité avec laquelle ils peuvent les « contourner ou transgresser » (Boltanski, 2009, p. 218).

[31] Jürgen Habermas note que « la discussion sur le  » multiculturalisme  » requiert que le concept d’égalité civique soit différencié avec le plus grand soin. La discrimination ou le mépris, le fait de rester à l’écart des arènes publiques de la société ou le manque de respect par rapport à la collectivité sont des indicateurs de l’intégration incomplète ou inégale de citoyens à qui est refusé le statut plein et entier de membre de la collectivité politique. Or si le principe de l’égalité civique est lésé, ce ne peut être que du point de vue de l’intégration, non de la justice sociale. Le degré d’intégration concerne, en effet, les relations horizontales entre membres de la communauté politique, alors que les écarts au sein de la hiérarchie sociale concernent les relations verticales entre membres d’une société stratifiée » (Habermas, 2008, p. 246).

[32] Construit comme un antonyme de « familiarité » et un envers du « propre », l’idée d’étrangéité désigne d’un même mot l’étrange, le nouveau, le lointain et le dissemblable.

[33] Il est surprenant de mesurer la « domination » aux possibilités offertes à la critique, en faisant de la seconde l’indice de la sévérité de la première. Ordinairement, la critique est appréciée en ce qu’elle se conçoit comme un moyen dont les personnes disposent pour faire valoir des biens, des capacités, des droits ou des fins qui sont écrasés par la « domination ». Il y a ici comme une curieuse inversion, la critique n’est plus un moyen et un mode d’expression, bien plus encore qu’un droit, elle accède au rang de fin et se trouve valorisée en tant que telle et pour elle-même. Autrement dit, elle ne se mesure pas à la « domination », elle est en elle-même la mesure de la « domination ».

[34] On aurait voulu en savoir plus : il y a bien des manières de concevoir l’autonomie, la notion est disputée et son maniement n’est pas aisé. L’auteur n’est pas sans savoir que c’est en récupérant et en instrumentalisant cet idéal d’autonomie que le capitalisme a confectionné son « nouvel esprit » et s’est considérablement redéployé, comme il le notait lui-même avec Ève Chiapello (Boltanski et Chiapello, 1999). Cette mise en sur-régime de l’« autonomie » dans De la critique contraste aussi fortement avec l’anthropologie (inspirée par la tradition catholique) déployée dans La condition fœtale (Boltanski, 2004). Sur l’« autonomie », traitée dans ses « promesses » et dans ses « limites », nous renvoyons aux remarquables travaux de Luca Pattaroni (Pattaroni, 2005a et 2005b).

[35] Les italiques sont dans le texte de Luc Boltanski.

[36] En fait de « contraintes » au pluriel, il y va principalement (si ce n’est uniquement) de la question de ce que Luc Boltanski nomme la « sécurité sémantique », laquelle est prise en charge par les « institutions » ; et ce serait d’ailleurs leur seule fonction positive. Au total, si on fait les comptes, dans l’entreprise descriptive et critique ici proposée, si l’on met de côté la critique, qui semble être un « bien en soi », il n’y aurait donc que deux méta-biens : l’« autonomie » des personnes et la « sécurité sémantique » nécessaire à la pacification de leur mise en commun. C’est bien peu pour faire une « société », c’est aussi bien peu pour qui souhaitait « prendre au sérieux le pluralisme ».

[37] S’il écrit ensuite que « l’émancipation désigne un chemin dirigé vers le changement de la relation entre le collectif et les institutions » (Boltanski, 2009, p. 232), cette « autonomie » semble avant tout rapportée à son pôle individuel et personnel, elle s’adosse à la valorisation de la force motrice d’un « désir » en première personne. L’instance du « désir » a manifestement une place centrale, Boltanski y insiste lorsqu’il se met à la recherche d’un lieu dans lequel puiser de quoi motoriser la lutte et ouvrir « des possibles déjà identifiables dans l’expérience du monde » (p. 171), « possibles » qui se présentent a minima sous la forme d’une « privation » (p. 171), ainsi qu’elle se ressent lorsqu’un « désir » est empêché dans son libre déploiement ou dans sa réalisation. Pour une reprise conséquente et cohérente de la question du « désir », sur le fond d’une anthropologie spinoziste alimentant un « structuralisme énergétique » (Lordon, 2003), on peut lire avec profit les travaux de Frédéric Lordon, notamment son dernier ouvrage (Lordon, 2010b) qui articule une puissante critique du rapport salarial et du capitalisme, à partir d’une intéressante théorie du patronat (pris au sens large et valant donc aussi pour le mandarinat universitaire, par exemple).

[38] Il indique que cette « étude » doit être « envisagée sous le rapport de la domination » (Boltanski, 2009. p. 224), mais c’est sur la base de l’« autonomie » disponible à chacun d’entre eux qu’il constitue trois grandes groupes (l’« autonomie » étant ici considérée sous le double aspect de leur liberté d’agir et de se mouvoir, comme maîtrise de soi et d’autrui, mais aussi de leur capacité à faire des « règles » et à s’en défaire). Il invite alors à distinguer « des acteurs qui disposent d’un large éventail de capacités d’action […] sur leur propre vie » et « sur la vie d’un nombre plus ou moins élevé d’autres personnes » ; « des acteurs qui disposent d’une relative maîtrise des actions qui concernent leur propre vie, mais qui ont peu de moyens de contraindre celle d’autres personnes », et enfin « des acteurs qui n’ont la maîtrise ni de leur propre vie ni de celle des autres » (p. 224). Le volet légal de cette « autonomie » étant posé de la sorte : « sous le rapport de leur assujettissement aux règles, dominants et dominés sont dans une position symétrique et inverse : les premiers les font, mais sont assez libre de s’y soustraire ; le seconds les reçoivent imposées de l’extérieur, mais ils doivent s’y conformer » (p. 224).

[39] On ne peut s’empêcher d’y voir un clin d’œil en direction de L’insurrection qui vient du fameux « Comité Invisible ».

Auteurs

Joan Stavo-Debauge

Chargé de recherche au LabSo à l’Université de Lausanne et membre associé au Gspm à l’Ehess, il a achevé en 2009 une thèse de sociologie (Venir à la communauté. Pour une sociologie de l’hospitalité et de l’appartenance), dans laquelle il s’est efforcé de penser doublement les épreuves rencontrées par le nouveau venu et les questions que pose son étrangéité à ses divers vis-à-vis. Il s’agissait d’éclairer les tensions qui se font jour entre l’hospitalité et l’appartenance, en observant une variété d’échelles (de la maison à des communauté politiques, en passant par la ville) et de grammaires de communautés. Il travaille actuellement avec Philippe Gonzalez à l’écriture d’un livre sur les politiques du créationnisme. Parmi ses publications récentes : « Dé-figurer la communauté ? Hantises et impasses de la pensée (politique) de J.-L. Nancy », in Laurence Kauffman & Danny Trom (dir.), Qu’est-ce qu’un collectif politique ? Raisons pratiques, 20, Paris, Editions de l’Ehess, 2010. Avec Fabrizio Cantelli, Marta Roca I Escoda & Luca Pattaroni, (dir.), Sensibilités pragmatiques. Enquêter sur l’action publique, Bruxelles, Peter-Lang, 2009.

Partenariat

Sérendipité.

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