Concevoir l’urbain en figures.

Alexandre Rigal

 

 

« Ne pourrait-on pas estimer que la vie est un questionnement constant, formulé après coup, sur les connaissances que l’on a sur l’espace d’où tout découle ? […] L’idée que la vie est une affaire de forme — voilà la thèse que nous associons à la vieille et respectable expression de sphère, empruntée aux philosophes et aux géomètres. Elle suggère que la vie, la constitution de sphères et la pensée sont des expressions différentes pour désigner une seule et même chose. » (Sloterdijk 2002, p. 12)

Aucune figure ne suffirait à dire la réalité et la diversité des formes inscrites dans les aires urbaines contemporaines. Pour penser la complexité urbaine, de nombreuses représentations ont été proposées, pourtant l’urbain paraît aujourd’hui s’avérer irreprésentable, et la ville avec, tant elle est débordée par l’urbanisation et la mobilité. L’urbain   et donc ce que nous appelons encore par tradition la ville — est dit tout à la fois : « générique » ou « standard » (Koolhaas 2008), « étalé » (Bussieres et Bonnafous 1993), « morcelé » (Héran 2011), « émietté » (Charmes 2011), « décentré » (Devisme 2001), « sans limite » (Webber 1996), et il est bien délicat de faire image cohérente avec des espaces définis si différemment. C’est pourquoi nous ployons autant sous l’impossible représentation générale, que sous le nombre démesuré de représentations fragmentaires. Entre l’évidé et l’éclaté, entre l’unité réductrice et la pluralité insensée, difficile de tirer un portrait à l’urbain, sans cesse défiguré, sans cesse refiguré. Mais si une figure est « un rassemblement cohérent d’images » (Chalas 2000, p. 29), elle doit permettre la mise en forme d’une conception de la complexité de l’urbain, et sa diffusion. Une figure est un mode visuel d’explicitation et d’énonciation de la réalité perçue. Toutes les catégories et tous les modes de figuration peuvent être utiles à l’intelligibilité de l’urbain : œuvre d’art, document scientifique, représentation quotidienne, tant qu’elles rendent possible l’accès à un sens pour une action. Je présenterais des images au cours de cet article en partant du principe que « l’image est un outil pour dynamiser le concept, l’exprimer et l’imprimer dans la mémoire du lecteur » (Buydens 1997, p. 46). Cependant, il me faut m’éloigner de suite de toute prétention encyclopédique ou historique1, j’ai sélectionné les images qui me semblaient rendre compte des concepts et des figures émis par divers modes de penser l’urbain, sans regard quant à leurs origines. Bien moins qu’une histoire, j’écris un jeu de figures et de concepts pour comprendre l’urbain contemporain dans une sorte de partie de cartes.

Au cours de ce cheminement, il s’agira, en premier lieu, de tester quelques figures visuelles glanées, qui semblent révélatrices de manières traditionnelles de représenter et donc de concevoir l’urbain. Et ensuite, de proposer des pistes de présentation de l’urbain contemporain dans toute sa richesse partagée. Prenant pour objet les représentations de l’urbain qui rendent intelligibles des figures, je tenterai de montrer comment passer de figures uniformes, multiformes ou informes à une présentation du mouvement en mouvement qui intègre toujours plus la complexité des actions spatiales urbaines selon l’agencement de leurs strates2.

Ville urbaine, urbain sans ville : de l’uniforme au multiforme.

La ville urbaine comme cité uniformisée.

Image 1 : « Nouveau Plan Complet Illustre de la Ville de Paris », Vuillemin (1889). Source : Wikipedia.

Le plan de Paris ci-dessus semble révélateur d’une représentation de la ville qui hante les études urbaines. La ville de Paris est montrée enserrée dans ses limites, faiblement ouverte, ancrée sur un fond de carte vide ou sans couleur. Le contexte dans lequel est posée la ville reste imprécis, car il tend à n’avoir pas d’importance, seule compte la ville de Paris comme un tout. Cette représentation donne à penser une figure de la ville spécifique : la ville-île. Aujourd’hui en voie de disparition, ces figures révèlent une pensée de l’unité du territoire urbain qui ne constituerait qu’un emboîtement d’éléments clos dans un tout à peine ouvert.

L’uniformité de la ville consiste, dans ces cas, en la représentation d’une identité collective organisée dans des limites données par des institutions. Ces limites ne laissent pas figurer les actions des individus et des groupes, ni les individus et les groupes eux-mêmes, ni les animaux quelconques peuplant la ville, ni la végétation spontanée, ni les constructions temporaires ; c’est la vie même qui est niée au profit du bâti — immeubles, monuments, réseaux de voies, parcs — et des limites juridico-politiques — arrondissements, limites communales, cadastre. C’est le durable et le minéral, le solide, qui sont donnés comme représentation de la ville, et non le vivant et le liquide3 (Bauman 2006), qui sont gommés.

Image 2 : Île aux Goélands, Nouvelle-Calédonie.

L’île fait écho à la figure de la sphère close, c’est-à-dire de la communauté emmurée et complète, autrement dit dénombrable sur un territoire mesurable.

Image 3 : « Nouveau Paris Monumental. Itinéraire pratique de l’étranger dans Paris», Poulmaire (1900).

Cette représentation de la ville de Paris en 1900 donne à voir une figure d’intelligibilité de l’urbain de l’époque, île orangée sur fond de campagne. La ville-île est décomposable en éléments internes : îlots urbains, espaces verts, voies, fleuve, monuments, itinéraire conseillé. Cette carte est intéressante en tant qu’elle intègre la programmation de l’espace de l’usager par la détermination d’un itinéraire à suivre. Quand l’acteur ne passe pas à la trappe, il est pris en compte en tant qu’il lui est suggéré de suivre un programme d’action. Le plus souvent non représenté, il est réduit à l’implicite d’un usage suggéré.

Même en ce qui concerne le solide de la ville, les représentations sont souvent bien loin de l’exhaustivité, notamment les outils qui rendent possibles le mouvement : véhicules, outils de communication. Si tout représenter en une même image donnait lieu à un chaos illisible, peut-être ne faut-il pas négliger pour autant toute une série d’acteurs et de strates portant les réseaux urbains qui rendent possible la vie urbaine : canalisations, conduits électriques, aérations, par exemple (Latour et Hernant 1998). Tous les éléments composant l’urbain sont légitimes à être rendus visibles pour penser la complexité urbaine.

L’urbain sans ville, informe ou multiforme.

« La globalisation commence comme une géométrisation de ce qui n’est pas mesurable. » (Sloterdijk 2010, p. 41)

 Si elle était vidée d’acteurs et d’objets, la ville ne serait qu’une forme vide et non urbaine, une ville fantôme. Par contre, si l’on figure la ville selon une sphère comme close sur elle-même, limitée, mais qui accueille une grande diversité et une forte densité d’acteurs et d’objets, alors elle peut être dite ville urbaine. L’urbain est pensable en tant que texture serrée et riche d’acteurs et d’objets. C’est une composition théorique de propriétés — densité et diversité — qui font office de degré zéro sur lequel repose la composition de toutes les figures urbaines. Toutes les formes peuvent être dites urbaines, si elles sont l’expression d’un contenu riche et varié.

Peu à peu, les études urbaines ont donné à voir de nouvelles formes moins géométriquement parfaites : fragmentées et multiples. Ces formes révèlent comment des territoires ont été profondément modifiés par l’urbanisation, la dispersion du bâti et l’accroissement des mobilités. De ce fait l’urbain est devenu sans ville, la ville défaite a laissé place à une texture difficile à figurer. À la suite, la réalité urbaine est pensée comme informe ou en éclats, irreprésentable ou partielle. L’urbain est aussi délicat à nommer, Michel Lussault constate qu’« en matière d’image, l’urbain diffère radicalement de la ville, pour l’instant en tout cas, en ce qu’il n’est pas présentable, il ne fait pas bonne figure » (2007, p. 290). L’urbain est un terme qui résiste à la substantivation. À partir de ce constat, bien des mots ont été fournis pour caractériser l’urbain sans ville, entre autres : « ville globale » (Sassen 2001), « métapolis » (Ascher 1995), « postmetropolis » (Soja 2001), etc. Aucun ne semble s’imposer plus qu’un autre, et urbain l’emporte par défaut. Plus que l’uniformité des villes-îles, c’est la variété des figures et des métaphores proposées qui frappent le lecteur d’études urbaines contemporaines. En schématisant, elles paraissent aujourd’hui porteuses d’une autre figure multiforme : celle de l’archipel (Viard 1994, Veltz 2005). Une définition habituelle de l’archipel peut être selon le Trésor de la Langue Française Informatisé : un ensemble d’îles disposées en grappe. On parle ici d’archipel d’îles, les îles peuvent être les quartiers contigus, ou les communes agglomérées les unes aux autres. Il devient difficile alors d’utiliser ville, en tant que l’unité urbaine traditionnelle éclate et déborde à l’intérieur et à l’extérieur : l’urbain est « homogène, cet espace abolit les distinctions et différences, entre autres celles du dedans et du dehors qu’il tend à réduire dans l’indifférencié du visible-lisible » (Lefebvre 1974, p. 411).

Image 4 : « Rio Rancho Sprawl », Nouveau Mexique. Bradly Salazar (2009).

 

Image 5 : Parc national de l’archipel de La Maddalena (2006).

À l’emboîtement vertical et limité de l’urbain avec ville succède l’illimitation de l’emboîtement horizontal de territoires contigus dans l’urbain sans ville. Il semble délicat de sortir de cette double contrainte de la conception et de la figuration de l’urbain : soit avec, soit sans, soit trop, soit trop peu, soit trop limité, soit illimité. Peut-être est-ce dû à une manière réductrice de percevoir l’archipel. Si on se réfère au Trésor de la Langue Française Informatisé, longtemps l’archipel a signifié la mer Égée parsemée d’îles et non les îles seules. La figure de l’archipel se révèle plus intéressante que prévu, riche de sphères décloses et avant tout de flux4. Nous fixions les îles, nous pourrions suivre les courants et les flux qui rendent ces îles possibles.

Finalement, c’est le mouvement, le liquide ou les flux (vivants) et en premier lieu les mobilités qui correspondrait le mieux aux qualités de l’urbain. D’ailleurs et de manière évidente, même le bâti est en mouvement, plus lentement, plus difficilement. L’étalement urbain et l’urbanisation ont changé les frontières de l’aire bâtie. Et le bâti s’érode, il se remplace, se répare, se module, il se rénove, se conserve, se détruit. Autrement dit, « c’est assemblage et désassemblage incessant, mise et remise en jeu » (Nancy 2001, p. 83), suivant des rythmes variés. Penser les flux et la réalité en mouvement à partir de photographies et de cartes fixes est un exercice peu aisé, la vie urbaine est mouvante et animée, sans doute y a-t-il à mettre en branle ses figures. Si chaque élément de l’urbain est pensé en relation avec les mouvements et les ré-agencements incessants qu’il entraîne, alors chaque élément est fondamental pour penser la figure de l’urbain. Si tout se vaut pour figurer l’urbain, si tout est en relation et si l’urbain est avant tout composé de flux, alors il faut que tout puisse se dire et que tout puisse nous mettre en mouvement. Ainsi, passerions-nous d’une description géométrique, séparée et saccadée de la ville, à une description fluide de l’urbain, d’une représentation-simulacre à une représentation-projection, d’une continuité anhistorique à une continuité par le mouvement. Bref, comme le propose Anne Raulin, on ébauchera non plus seulement une morphologie, mais aussi une « physiologie urbaine » (2001, p. 177) en tant que le mouvement est fondamental pour que l’urbain tienne. Les liquides qui le composent sont bien souvent invisibles : réseaux enterrés, télécommunications, ondes, chaleurs, rythmes. Il s’agit donc de rendre visibles les flux moins visibles et invisibles qui participent à la composition de l’urbain. Ce ne serait plus, suivant un itinéraire programmé et des repères fixes, le promeneur qui se déplacerait dans l’urbain ni le flâneur errant sans but dans un décor vivant, mais, dans une danse, l’urbain mû avec l’acteur mobile et une carte actualisée en temps réel pour s’y mouvoir.

Des images-mouvement pour présenter l’urbain contre la ville.

Lorsque donc, la boule meurt de sa mise en infinité, les points jadis épicentriques sont forcés ou bien de se choisir eux-mêmes comme milieu de toutes les relations, ou bien de se laisser tomber, au-delà de la folie familière du point central, dans un jeu incontrôlé de flux d’événements décentrés. De la première option découlent les théories modernes du système, de la deuxième possibilité dépendaient jusqu’ici les chances d’une philosophie contemporaine. (Sloterdijk 2010, p  41)

La contre-ville.

L’archipel de mers est une métaphore qui souligne l’importance de la diversité et de la densité des acteurs et des objets dans les flux. De ce fait, on peut caractériser les flux comme pleinement urbains. Y a-t-il plus d’acteurs mêlés dans le métro ou dans un quartier résidentiel, dans une rue piétonne ou dans un immeuble de bureaux ? À l’inverse, une île peut être déserte et une ville fantôme. C’est pourquoi la liquidité pourrait être la caractéristique fondamentale de l’urbanité. Du point de vue des figures urbaines, il semble se jouer l’urbain et ses flux contre la ville, dans un agencement de flux qui emporte la figure de la ville, se reconstruirait au-delà du mirage de la polis un commun urbain incertain et en perpétuel réassemblage.

Le raisonnement que j’essaye d’exposer est que l’urbain avec ne s’est pas effacé pour donner l’urbain sans ville, mais plutôt l’urbain contre la ville), même si les trois figures peuvent coexister et se brouiller5. Ainsi, il serait possible de parler de contre-ville. La contre-ville se définirait non pas comme une opposition et une rébellion face à la ville — il faudrait utiliser alors anti-ville et anti-urbain —, mais comme agencement spatial de flux qui déborde la ville étriquée. La contre-ville montre l’incertain des limites de la ville, du fait de la prégnance des flux qui la font tenir, flux qui révèlent les liens concrets et modestes qui façonnent le commun urbain et la perte de valeur progressive du centre en tant que lieu par excellence du commun. Bien plus qu’une absence d’agencement figurable et sensé, ce sont d’autres présences qui sont agencées et rendues invisibles par des représentations erronées. Les lieux du commun, anciens lieux d’affirmation de la souveraineté tendent à se changer en simples lieux de prestige, au risque de le perdre. Le monopole du commun détenu par le centre est mis à mal, mais des pôles divers et rythmés émergent.

Le propos est donc de souligner le fait que l’impossibilité de la ville ne signifie pas que le commun et sa figuration sont rendus impossibles, mais qu’ils sont réalisés et à inventer autrement sans monopole et sans uniformité, sans limites virtuelles7, mais avec des limites actuelles8, donc il-limités et protéiformes. Finalement, la figuration de la contre-ville urbaine offrirait un outil pour suivre les variations et les variétés du faire commun. La contre-ville ne serait pas radioconcentrique, elle ne serait pas non plus informe, elle serait protéiforme, foisonnante de polarités, instable et éminemment liquide.

Image 6 : Banc de poissons dans un grand réservoir cylindrique à Loro Parque, Tenerife (2007).

Des strates d’images-mouvements6.

La figure de l’archipel de mer, qui a soutenu la définition de la contre-ville, propose au regard de suivre les flux. Il reste à figurer concrètement les flux qui composent cet agencement urbain et permettront de le composer encore. Chaque élément mouvant modifie l’espace des relations et ainsi la forme de l’urbain même. Il s’agit de tenter de rendre visible, de présenter des éléments masqués du fait de leur mobilité et de leur imperceptibilité pour nos sens usuels. Présenter le mouvement alloue aussi une place à la temporalisation des évolutions de l’espace. De coupes immobiles, passer à des coupes mobiles qui permettent de tendre à l’exhaustivité des relations par le suivi des mouvements d’une strate. Couper l’aire urbaine non plus en tranches verticales, mais en strate, qui tend à traverser l’aire urbaine dans son entier.

Pour présenter le mouvement, très simplement, il faut le suivre pour le tracer, quelle que soit sa forme. Pourquoi présentation ? En tant que le mouvement serait un état des choses qui ne cesserait de changer et qui est fondamentalement imperceptible, donc figurer par une image-mouvement. Une présentation n’est pas l’expression réifiée et figée d’une équivoque entre la réalité et sa représentation, mais le seul moyen d’accéder à une réalité complexe. La présentation n’est pas une abstraction extraite de faits particuliers, mais l’outil d’expression de relations mal visibles ou invisibles qui forment l’ensemble des relations urbaines. C’est le regard paysager, le regard qui se pose sur un objet quelconque qui est une abstraction, en tant que les relations qui tissent la réalité sont mal vues ou non vues. La présentation de la contre-ville serait un film, une toile de Pollock animée, une carte mouvante, une œuvre d’art génératif aléatoire qui donneraient à voir les navigateurs, la mer et les îles de manière il-limitée. Il s’agit de rendre visible l’imperceptible, en particulier par la numérisation, et non de mimer ou de re-présenter une réalité déjà là. Personne n’a vu la contre-ville uniquement avec sa paire d’yeux, seuls ses éléments sont perceptibles et non les relations entre eux, personne ne verra toutes les strates de l’urbain, ni tous les flux plus invisibles les uns que les autres. Ce sont les outils informatiques qui permettent de voir en temps réel : le trafic même à des kilomètres de chez soi, l’état de la consommation d’eau, où se trouvent nos amis, quel bar est ouvert, etc. Il ne s’agit plus de proposer une figure simple, mais des strates et des éléments agencés entre eux et présentés séparément pour être lisibles : flux — eau, électricité, information, etc. —, réseaux souterrains, bâti — monuments, voirie, foncier, cadastre —, vivants — humains et non-humains —, atmosphères — ambiances et propriétés physiques —, etc. Et l’on pourrait circuler informatiquement entre les strates à la manière d’un hypertexte, créant un parcours propre et non programmé (Mortamais et Magerand 2003) pour percevoir et penser la complexité de la contre-ville ou bien suivre un élément dans son odyssée à travers les flots.

La figure ainsi proposée ne rappelle plus, ne représente plus une réalité fixe, mais présente à un instant précis l’état actuel d’un agencement empli de virtualités. Cette figure stratifiée et processuelle est aussi le résultat des mouvements des acteurs, qu’ils renseignent la figure ou bien qu’ils soient simplement inclus en elles. C’est la formalisation d’un agencement vivant.

Image 7 : Empreintes numériques des téléphones portables Swisscom à partir du territoire de la ville de Genève, Activité pendant la nuit. Source : Ville vivante.

Les exemples de figurations hypertextuelles et en mouvement sont de plus en plus nombreux, qu’il s’agisse de cartographie collaborative (Open map), de plan diachronique de Paris (Alpage) de plan de ville enrichie de documents variés (Smart Map), de cartographie affective (Emotion Map), de localisation d’amis via diverses applications, de carte olfactive (Sensory Map), de carte sonore (Écouter Paris), de mises en forme des flux de communication entre portables (Urban Mobs, Ville vivante), une carte des déplacements individuels à Amsterdam (Real Time), et des carte multi-strates et multi-événements de Rome en temps réel (Real Time Rome). Pour améliorer ces ébauches, les besoins en outils, codes et données communes semblent importants. Peu à peu, l’anonyme et l’invisible deviennent des sujets d’intérêt cartographique jusque dans notre vie urbaine quotidienne :

aujourd’hui, il est donné la possibilité, par les outils technologiques dont nous disposons, mais aussi par ce changement de mode de raisonnement qui s’opère, de passer d’un mode de faire qui « substitue », dans le souci d’une idéalité, à une démarche qui « ajoute », dans un souci de mise en relation de réalités différentes qui interagissent. (Mortamais et Magerand 2003, p. 214).

Nous ne pouvons certes plus dire le tout, ni nous repérer selon un unique référent, mais nous pouvons tout dire, suivre tout référent, et apprivoiser au-delà des calques, des cartographies du devenir et d’ouverture de virtualités : une figure pour un commun aux polarités fluctuantes et protéiformes.

Une figure pour un commun fluctuant et protéiforme.

Image 8 : « Galaxies Forming along Filaments, Like Droplets along the Strands of a Spider’s Web », Tomas Saraceno (2009) Source : Fotopedia.

La figure de la contre-ville est sans référent, indéterminée, diverse, devenir des interrelations des éléments entre eux. Les flux constituent une signature urbaine fluctuante et propre à chaque aire urbaine suivant les rapports entre le bâti et les mobilités, le solide et le liquide. Il n’y a pas plus d’urbain générique ou standard que de vivant standard ou générique, quand bien même le bâti est peu différenciable et les paysages urbains se font écho les uns aux autres. Les mouvements et les vivants qui façonnent les aires urbaines diffèrent toujours entre eux, quels que soient les quadrillages de la voirie et les formes radio-concentriques des réseaux de transport en commun.

Longtemps, la figure de la ville urbaine a supposé un commun a priori, puis l’urbain sans ville a laissé croire à la réduction de celui-ci. Finalement, la figure de l’urbain contre-villene suppose plus un commun, ne le nie pas non plus, mais essaye de le donner à voir dans son devenir et de rendre possible la poursuite de sa composition grâce à la multiplication des figures de réseaux et de sphères liés entre eux (Latour 2011). Les cartographies naissantes feraient de la géographie et des études urbaines non plus des arts de la guerre, ou du repérage, mais bien des arts du rassemblement.

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Note

1 On pourra se référer, pour une réflexion et une synthèse des figures de la ville, au chapitre « L’urbain sans figure » (p. 273-300) de l’ouvrage de Michel Lussault, L’Homme spatial.

2 Cet article s’appuie sur une présentation effectuée lors des Rencontres Estivales du Collectif Confluence, association de jeunes chercheurs en SHS, lettres et langues, le 16 juillet à la Villa Gillet.

3 Pour reprendre librement une métaphore proposée par Zygmunt Bauman.

4 On peut trouver une distinction proche entre l’île terrestre et l’île océanique chez Deleuze, dans « Causes et raisons des îles désertes » dans L’île déserte et autres textes.

5 Pour établir ce réagencement, j’ai braconné un peu et suivi par analogie la distinction effectuée par Pierre Clastres dans La société contre l’Etat : recherche d’anthropologie politique. Alors qu’on pensa un temps des sociétés avec État et des sociétés sans État, Castres a démontré la prégnance d’une forme toute autre d’exercice du pourvoir.

6 En référence à l’ouvrage de Gilles Deleuze, Cinéma 1. L’image-mouvement.

Résumé

L’urbain est parfois dit sans figure, pourtant il donne lieu à des représentations multiples pour être rendu intelligible. Ces images se répandent dans notre vie quotidienne et chez les scientifiques eux-mêmes par divers outils. Tenter de comprendre ces représentations fragmentaires, ou réductrices et totalisantes de l’urbain, questionne en retour la définition de l’urbain. Au-delà des représentations traditionnelles et des métaphores négatrices de la pluralité, cet article propose un passage en revue non exhaustif et intuitif de la représentation de la ville urbaine, de l’urbain sans ville et une présentation de ce que peut être la contre-ville, c’est-à-dire une figure stratifiée, acentrée, foisonnante de polarités et composée en commun. Cet article est une tentative pour concevoir l’urbain en figures, d’une représentation urbaine uniforme, puis informe ou multiforme, à l’essai d’une présentation urbaine protéiforme.

Pour faire référence à cet article (ISO 690)

Alexandre Rigal, « Concevoir l’urbain en figures. », EspacesTemps.net [En ligne], Laboratoire, 2013 | Mis en ligne le 12 novembre 2013, consulté le 12.11.2013. URL : https://www.espacestemps.net/articles/concevoir-lurbain-en-figures/ ;