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Serendipity.

Territoires et penseurs.

Thierry Paquot et Chris Younès (dir.), <a href=

Image1La pratique universitaire de la philosophie a une tendance gênante à privilégier l’étude des penseurs à celle de la pensée. Sur la scène de l’ineffable, le culte de la personnalité avance son visage au-devant des rideaux pour nous dire que les grands hommes étaient grands. Le présent ouvrage du réseau Philau (Philosophie Architecture Urbain) s’inscrit lui aussi dans ce travers mais le fait avec intelligence, sérieux et concision, et mérite pour cela que l’on s’y intéresse. D’autant plus que, malgré son parti pris, il fait le point sur des acquis que toute discipline ayant l’espace pour objet se doit de connaître sous peine d’en venir à revendiquer des lieux communs.

Vingt philosophes du 20e siècle.

Voyons d’abord de quels philosophes il s’agit et de quels territoires on les fait parler.

Sans doute pour éviter de dresser des frontières aprioriques, les directeurs de l’ouvrage ont choisi de les présenter dans l’ordre alphabétique de leurs noms de famille. Une organisation ex post facto me semble toutefois possible et utile à la critique. Insistons sur le fait qu’il ne s’agit pas d’une classification applicable de manière générale aux philosophes concernés mais seulement à la manière dont ils sont présentés dans l’ouvrage.

Topologies et topographies politiques.

Un premier groupe d’articles, très large, rassemble des penseurs qui — bien que la plupart n’utilisent jamais explicitement ces termes — élaborent de véritables « topologies » ou « topographies » de la cohabitation :

Hannah Arendt par Benoît Goetz et Chris Younès.

Où il est d’abord question de déserts et d’oasis, et qui renoue donc avec Nietzsche en dépassant tout ce que la figure du surhomme peut avoir de solipsiste. « Le désert est l’inhabitable, là où aucun séjour que la pure et simple survie n’est envisageable » (p. 32). « L’oasis est l’espace privé où il est possible de se réfugier lorsque l’on traverse un trop long désert » (p. 30). Mais l’oasis est apolitique, et au-delà de ce dernier — au vu de ce qu’on pourrait appeler un jugement ontologique — se situe le Monde, non pas un cosmos, mais « l’ouverture d’un espace où les hommes peuvent s’entr’apparaître dans leur pluralité et se parler » (p. 32). Tout oasis, néanmoins, est l’amorce d’un Monde, ne serait-ce qu’en cela que son existence défie la négation que lui infligent les « tempêtes de sable totalitaires ». Il permet à l’homme de faire œuvre, et conserver ainsi ce qu’il y a de grand dans ses paroles et actions : son amor mundi. Par cet amour, la Terre devient habitable : un monde d’apparition réciproque, un territoire politique. Tout dans cet article s’enchaîne et donne sens, et si ce n’est que le hasard de l’alphabet qui l’a placé en début du recueil, le hasard fait bien les choses.

Michel de Certeau par Olivier Mongin.

Où il est question d’un topos qui, avant d’être lieu, est ordre discursif, stabilité, univocité, institution, cosmos. L’article renoue avec la pensée des Mots et des choses de Foucault (1966) et se penche sur le problème du commun dans la perspective du dépassement du topos. La solution est cherchée dans la tension entre l’intériorité du topos et son dehors, dont le nom n’est autre qu’espace, le « hors-texte qui fait récit » (p. 99). L’espace rend possible l’extraterritorialité dans laquelle il s’agit de repousser la pensée qui, seulement alors, peut « renouer avec un dedans qui ne veut rien savoir de ce qu’il a effectivement repoussé de l’autre côté, au-delà des limites que le topos impose » (p. 98). L’espace est une mise en mouvement : « un lieu pratiqué » (p. 107). Ce sont précisément « les pratiques urbaines et piétonnières [qui] auront pour rôle de refaire du corps, du commun dans un ordre urbain qui ne voie les pratiques que d’en haut [1] » (p. 96). Pour que la pluralité de marches labyrinthiques se recoupent, néanmoins, « la ville doit avoir un nom et des Topoï qui activent le discours de la ville et renvoient à des noyaux mythiques » (p. 111). Ce sont « les récits [qui] effectuent un travail qui, incessamment, transforme des lieux en espaces et des espaces en lieux. » (p. 112). Au vu de l’analyse proposée, on peut dire que le défi de l’urbanisme contemporain est de savoir se faire récit.

Gilles Deleuze et Félix Guattari par Manola Antonioli.

Où il est question de géophilosophie. La seule facture de ce mot suffit à établir une place indiscutable de l’œuvre des deux philosophes au sein du présent volume. L’article en soi se penche sur des métaphores que l’on connaît : rhizomes, espaces lisses et striés, la ville et l’État, la mer, l’île. Le propos ne va guère au-delà d’une présentation sommaire de ces éléments mais l’attention du lecteur est retenue par la notion de la « ritournelle », car celle-ci n’est pas sans rappeler le « là » du Dasein, chez Heidegger (voir plus bas).

Michel Foucault par Tiziana Villani.

Où il est question de biopolitique, c’est-à-dire du pouvoir comme contrôle du corps à travers l’espace et de l’espace à travers le corps. À première vue, on pourrait placer Michel Foucault parmi les penseurs du corps — dont il sera question plus bas — mais le corps dont il parle est surtout conçu comme élément d’une topologie sociale, pouvant être assimilée à une « grammaire majeure ». Son hétérotopie peut dès lors être comprise comme un mécanisme visant à subvertir et à désarticuler une telle grammaire. Une échelle d’analyse intéressante dans cet article est celle du « milieu/environnement », dont la biopolitique est thématisée à travers la notion d’« urbanisation du territoire » (pp. 170-172), caractérisée non pas par l’extension du bâti mais par un quadrillage social. Un lien est tissé entre la gouvernance de ce territoire et les mouvements environnementaux contemporains, dans lesquels le milieu des hommes devient un enjeu idéologique et potentiellement totalitaire, sous la figure de gestion de consensus. Malgré ce point, un reproche mineur que l’on peut adresser à l’auteur est d’en dire trop peu sur les apports de Foucault aux problématiques contemporaines de l’espace social.

Jean-Luc Nancy par Benoît Goetz.

Qui oppose le territoire au monde, ce dernier étant ce qui rassemble l’humanité, et le territoire ce qui la divise, souvent avec violence [2]. L’auteur relève d’emblée la difficulté à ne pas penser le monde comme totalité cosmique, sachant que nul ne peut penser sans spatialiser (p. 309) et que la pensée d’un monde implique la constitution d’un espace qui ne soit territoire. L’instrument philosophique servant à relever ce défi est l’Erschlossenheit heideggérienne [3], qui s’incarne chez Jean-Luc Nancy dans la notion d’« aréalité » [4]. Celle-ci renvoie à un espace « à bords perdus » (p. 315) qui n’est ni lieu, ni non-lieu, mais un non-territoire à la fois inscrit dans le monde et dépourvu de frontières. Il entretient, qui plus est, une relation topologique paradoxale avec ce monde. En cela, l’article de Benoît Goetz fait écho aux topologies étranges mentionnées dans l’article sur Derrida (pp. 150-151), en désignant le phénomène étrange d’inclusion mutuelle, illustré notamment par l’aréalité des bouches humaines (p. 315). Dans une perspective similaire, il est question d’une architecture qui engage le monde avant d’y être engagée (p. 316) [5]. La ville, quant à elle, est saisie par le concept de l’être-avec « qui nomme un peu maladroitement ce pourquoi nous n’avons pas de nom : ni communion, ni association, ni groupe. La foule s’en approche » (p. 323). Selon Benoît Goetz, la philosophie de Jean-Luc Nancy est elle-même bien plus un monde qu’un territoire. Son analyse est pertinente mais à force de vouloir respecter la mondialité de ce monde et ne pas enfermer le dire de Jean-Luc Nancy dans le dit, le dire de Benoît Goetz se dilue ici dans une fausse spontanéité faite de parenthèses, de digressions et d’un excès de jeux de mots. Ce défaut de style n’enlève cependant rien à l’intérêt de l’article.

Georg Simmel par Thierry Paquot.

Consacré au fait urbain total et à au rôle qu’y joue l’humain, « verbindende Wesen, das immer trennen muss und ohne zu trennen nicht verbinden kann » (Simmel, 1909). D’emblée, l’auteur montre que le propre de la ville est d’exacerber cette tension entre rassemblement et mise à distance en rendant les contradictions individuelles plus intenses, plus urgentes, leur rythme plus effréné (p. 332). L’article a une forte teneur biographique mais celle-ci semble parfaitement justifiée (elle l’est moins dans l’article de l’auteur sur Lefebvre) car l’ancrage de Simmel dans la ville est essentiel à l’interprétation de son œuvre. Le témoignage centenaire de Simmel, ainsi conclut Thierry Paquot, est actuel notamment en cela qu’il permet de mesurer l’ampleur de l’évolution de la ville à l’urbain contemporain.

Peter Sloterdijk par Jean Attali.

Consacré au plus jeune philosophe du volume, raison pour laquelle, sans doute, l’essai est l’un des rares à revenir abondamment sur les autres (Deleuze, Foucault, Bachelard…). Il traite du mouvement de l’humanité dans un espace « psychogéographique », se penchant notamment sur l’enchaînement de la « sphérologie » des mondes habités (qui permet d’analyser la modernité) et de la « phénoménologie de l’écume » (qui permet de saisir la spatialité du monde contemporain…). Avec Sloterdijk, on a affaire à une pensée nourrie d’une vaste culture iconographique. Ses métaphores sont extrêmement bien choisies. Cependant, il arrive que le rôle de la Nature dans la pensée du philosophe dépasse dangereusement celui d’un simple outil métaphorico-conceptuel. À regret, Jean Attali ne relève pas ce problème. Cela dit, l’article est très stimulant (comme les écrits de Sloterdijk, du reste), bien qu’il prenne trop la voie de l’analyse littéraire, notamment lorsqu’est traitée la question de l’image, qui aurait mérité une articulation à celle de la carte.

Le corps sensible.

Dans un deuxième groupe d’articles, l’attention est ciblée sur le corps sensible et particulièrement sur ce en quoi il donne accès à l’existence et à la connaissance de celle-ci.

Simone Weil par Jean-Marc Ghitti.

Où il est question du territoire de l’âme, dont la spatialité tient dans le fait qu’il y aurait en elle une vérité en attente d’être découverte. La source platonicienne de cette conception est bien relevée par l’auteur et on notera qu’elle oppose Simone Weil au reste des philosophes considérés dans le volume. Le nom du territoire de l’âme, toutefois, n’est pas intériorité mais extase. Sa vérité transcendantale n’est pas non plus en tension avec la genesis mais avec sa propre négation : le territoire de la domination, du confinement, de l’inquiétude salariale, du dépeçage du corps, du viol quotidien subi hier et aujourd’hui par les travailleurs d’usine, les recrues, les prisonniers des camps de concentration. L’irréductibilité de Simone Weil tient dans le fait qu’elle a elle-même goûté aux conditions sociales qu’elle critique. Jean-Marc Ghitti nous conduit le long de son parcours initiatique à travers trois lieux : le Portugal, la Toscane et l’abbaye de Solesme. Si l’étape portugaise révèle la communion de la souffrance, l’étape toscane la trouve dans l’architecture romane et dans la joie populaire. Dans les deux cas, la vérité du lieu correspond à la possibilité qu’il offre de communier avec le chant humain : « le parcours terrestre de Simone Weil est un parcours lyrique qui éveille en elle un parcours intérieur où elle découvre que son malheur personnel devient la possibilité de s’enraciner dans la commune souffrance des peuples » (p. 363). La vérité de Simone Weil est donc profondément immanente. Elle constitue en cela une contradiction dans sa pensée, comme l’exprime Jean-Marc Ghitti, dans la mesure où l’enracinement dans l’expérience charnelle, si centrale pour elle, entre en conflit avec son transcendentalisme platonicien. Mais n’est-ce pas là le paradoxe même de la chrétienté ? Cet excellent article génère de nombreuses questions et un seul regret : celui de se voir alphabétiquement reléguer à la fin du volume.

Maurice Merleau-Ponty par Jean-Marc Ghitti.

Où le corps apparaît comme moyen de penser les phénomènes en deçà de l’intentionnalité et de sa téléologie implicite. La section consacrée au « cœur externe » entame le chemin du dépassement du mythe de l’origine et du centre [6] entretenu par les philosophes de la demeure, dont il sera question plus loin : « le corps est charnel parce qu’il est dans une relation de continuité avec les choses » (p. 295) ; « le corps est un ensemble de relations » (p. 300). Malgré tout, une trace du mythe de l’origine subsiste dans cet essai, sous la figure du lieu préthétique de l’enfance, que l’auteur désigne comme « lieu originaire » (p. 289 et 299). Relevons aussi quelques métaphores peu convaincantes, dont celle du nœud, où le phénomène fondamentalement hyper-topologique de l’interdépendance des divers modes de perception du monde et de soi est expliqué en termes de topologie ordinaire [7]. La question, bien sûr, est de savoir comment dépasser cette métaphore alors que, comme le dit bien l’auteur, « les choses sont des paradigmes qui servent à lire le monde et à le décrire » (p. 303) et que ces choses, comme nous sommes obligés de le constater, portent en elles l’empreinte pluricentenaire de la res extensa.

Henri Maldiney par Chris Younès.

Où l’on expose une critique de la pensée technoscientifique dans la prolongation de la Krisis husserlienne, qu’elle dépasse néanmoins en faisant, si l’on peut dire, l’épochè de l’intentionnalité elle-même. Propos intéressant d’un point de vue urbaniste notamment dans la mesure où la triade « sentir, se mouvoir, signifier » que l’on y évoque semble toute faite pour contrer la bêtise du quatuor corbusien [8]. Henri Maldiney propose une analyse binswangérienne de l’architecture et donne à celle-ci une dimension éthique (Binswanger, 1994). À l’instar de l’indétermination de l’expérience chez William James, on a affaire à une non-intentionnalité du sentir, permettant d’établir une continuité entre l’être vivant — Dasein ouvrant — et son Umwelt : ouverture existentielle. Comme seule faiblesse, relevons quelques clichés conceptuels incarnés par des expressions comme « à la magie s’est substituée la technique » (p. 283).

La langue, l’action et le temps.

Un troisième groupe d’articles est centré sur la pragmatique du langage et sa forte inscription dans la dimension temporelle.

William James par Sylvaine Bulle.

Qui rend compte d’une pensée pragmatique dans laquelle l’espace apparaît comme radicalement relationnel. On insiste sur la primauté de l’indétermination dans l’expérience, sur le caractère pluriel et réticulaire du Self lui-même : un mérite car ce Self a trop facilement tendance à apparaître sous la figure du lieu chez la plupart des autres philosophes du volume. Ce Self multiple émerge en écho du plurivers jamesonien, territoire discontinu par excellence, espace de déambulation. La mobilité, au sens non figuré du terme, défait la « forme société » d’une pensée structuraliste avant que celle-ci n’aie eu le temps de naître (nous sommes en 1910) et affirme le flux de communication entre personnes (p. 217). « Les sphères de jugement individuelles ne sont pas des données a priori rapportées à des formes supérieures ou catégories apprêtées ». Le lieu n’est que la condition de vérité toujours contextualisée d’une action. On ne peut reprocher au philosophe (et à l’auteur de l’essai qui omet de faire ce reproche elle-même) qu’un certain psychophysiologisme qui confine la lecture des phénomènes. À travers son discours transparaît en effet une figure de l’humain dont tout rappelle le pathos romantique du 19e siècle.

Henri Bergson par Jean-Luis Viellard-Baron.

Où l’on oppose la durée à l’espace, revenant sur la critique bergsonienne de la spatialisation du temps. L’intérêt de cet article peut-être trop biographique tient à la nuance qu’il introduit dans cette critique. En effet, si une individualité irréductible et authentique de l’expérience ne peut être trouvée que dans la durée, Bergson reconnaît parfaitement la dimension spatiale qui n’est autre que celle du collectif. Il y a dès lors une dialogique entre cette intériorité temporelle et cette extériorité spatiale. Une dialogique dont la bonne gestion constitue le défi de tout projet urbain.

Ludwig Wittgenstein par Yoann Morvan.

Image2El Romano, « Wien Classics, Haus Wittgenstein », 15 mai 2007, Flickr (licence Creative Commons).

[9]. Le terrain est fertile à l’amalgame et cela plus encore dans le propos de Levinas (1957, pp. 162 et suivantes), chez qui le glissement de sens est explicite et récurrent : sa maison se situe tantôt « dans le monde objectif », pour ne pas s’y situer du tout quelques paragraphes plus loin, mais c’est toujours à partir d’elle que l’habitant conçoit le monde.

Dans ces trois cas, et surtout dans les interprétations auxquelles ils ont donné lieu en géographie, force est de constater que la phénoménologie permet la trahison de son objectif en cela qu’elle emprisonne le Dasein dans un ustensile réifié, dans un topos du monde des choses. La « demeure » au sens prosaïquement résidentiel du terme devient l’outil par excellence de l’habitant — son mode existentiel premier. L’habitant lui-même finit par être confondu avec elle et son lieu. « Exister signifie dès lors demeurer » dit Levinas (1961, p. 166), et même si de telles déclarations ne sont jamais à prendre au pied de la lettre, il est indéniable que, dans leur ambiguïté contextuelle, ils contribuent à une réduction de l’habiter au résider dont ont longuement souffert toutes les théories de l’espace inspirées de ces philosophies.

Jacques Derrida par Manola Antonioli.

Dans l’article sur Derrida il n’est pas véritablement question de maison, mais on peut le considérer comme contrepoint des philosophies de la demeure, en cela qu’il rompt enfin avec le fantasme de l’origine et avec l’illusion centrale d’un moi que j’ai évoquée plus haut. « Le propre d’une culture, c’est de ne pas être identique à elle-même. [Elle] ne peut prendre la forme du sujet que dans la non-identité à soi[.] Tout “chez-soi” ne se constitue que dans cet écart, ouvert par la différence d’avec soi. » (p. 147). Avec l’article sur Jean-Luc Nancy, celui-ci est d’autre part le seul du volume à faire explicitement usage du terme de topologie, en identifiant très justement le bouleversement topologique que représentent les technologies de téléinteraction.

En somme.

Nous avons ainsi une collection relativement cohérente de 21 auteurs : 19 hommes, 2 femmes. Comme toute collection, elle n’est pas infinie et il serait idiot de s’offusquer que tel ou tel particulier y manque. Cela d’autant plus que la plupart des auteurs que l’on pourrait déclarer manquants dans la table des matières sont en fait cités dans l’introduction de Thierry Paquot, très (voire trop) dense en noms et en concepts.

Image3Tableau des philosophes traités dans l’ouvrage. Télécharger en format pdf.

[10] sur la notion de l’ennemi.

Notons également que le titre de l’ouvrage aurait pu spécifier « Lieu et espace dans la pensée franco-germanique du 20e siècle » car, mis à part l’américain James, l’autrichien Wittgenstein, une brève mention de Homi Bhabha (p. 352) et les inspirations taoïstes d’Henri Maldiney (p. 281), le territoire des philosophes traités est strictement réduit à la France et à l’Allemagne. L’introduction du volume spécifie bien que seule « l’aire occidentale » est prise en compte (p. 27) mais ceci est un understatement et le choix n’est pas argumenté. À la décharge des directeurs du volume, notons deux choses. D’abord, nombre des penseurs traités ont abondamment voyagé en Europe et ailleurs et on ne peut donc pas les considérer comme seulement Allemands ou Français. D’autre part, l’accès à la pensée de philosophes qui n’ont jamais enseigné en Europe de l’Ouest ou en Amérique du Nord est extrêmement difficile en France, encore aujourd’hui. Ceci est en voie de changer, toutefois, grâce à des projets tels eurozine.com ou globethics.net.

La circulation des idées.

Un ouvrage n’existe que par le flux de pensée qu’il permet d’engendrer, à l’intérieur de lui-même comme dans le rapport qu’il noue avec le contexte intellectuel de son époque. Face au présent volume, force est de constater que la circulation interne est limitée, pour la simple raison que la plupart des auteurs sont économes en critiques à l’égard de leurs philosophes. Selon l’en-tête de Thierry Paquot, le volume ne se veut qu’une « introduction générale » (p. 27) [11] ; certes, mais cela n’empêche pas d’être déçu de voir que les confrontations d’idées restent confinées dans ce que les penseurs commentés ont dit les uns des autres (par exemple Levinas de Heidegger). Dans cette logique, on ne s’étonne pas de trouver la majorité des réflexions critiques internes dans l’article sur Sloterdijk, le plus jeune de tous. On aurait aimé trouver l’occasion de signaler davantage d’isomorphismes : entre la pensée de l’interface de James et les travaux de Deleuze/Guatari, par exemple. Ou encore entre la tonalité de Heidegger et la question du rythme chez Lefebvre et Maldiney (p. 277).

Ce défaut de circulation interne est largement compensé, toutefois, par un très fort échange avec l’« extérieur », c’est-à-dire avec les autres pratiques de l’espace. Cela notamment grâce à l’introduction de Thierry Paquot, mais pas seulement. La présentation des auteurs comme Simmel, Foucault ou Derrida donne maintes occasions de communiquer avec la sociologie, la géographie ou l’architecture et la plupart de ces occasions sont saisies. Le volume constitue en cela une riche ressource pour ces disciplines. Il pose la pluralité des espaces et des territoires comme un acquis du 20e siècle et congédie aussi bien les logiques spatiales uniques — qu’elles soient individualistes ou structuralistes — que l’ensemble des discours contemporains qui continuent à les combattre, car il est évident, à la lecture de cet ouvrage, que cette partie du travail est faite. À partir de ce point, on ne peut avoir d’autre objectif que de chercher à formuler les questions qui caractériseront notre siècle.

Abstract

La pratique universitaire de la philosophie a une tendance gênante à privilégier l’étude des penseurs à celle de la pensée. Sur la scène de l’ineffable, le culte de la personnalité avance son visage au-devant des rideaux pour nous dire que les grands hommes étaient grands. Le présent ouvrage du réseau Philau (Philosophie Architecture Urbain) s’inscrit ...

Bibliography

Ludwig Binswanger, Ausgewähle Vorträge und Aufsätze, Bern, Francke Verlag, 1994.

Michel Foucault, Les mots et les choses. Une archéologie des sciences humaines, Paris, Gallimard, 1966.

Emmanuel Levinas, Totalité et infini. Essai sur l’extériorité, La Haye, Nijhoff, 1961.

Le Corbusier, La Charte d’Athènes, Paris, Minuit, [1941] 1957.

Martin Heidegger, Vorträge und Aufsätze, Stuttgard, Neske, 1954.

André Ourednik, L’habitant et la cohabitation dans les modèles de l’espace habité, thèse de doctorat ès sciences, École polytechnique fédérale de Lausanne, 2010.

Georg Simmel, « Brücke und Tür » in Der Tag. Moderne illustrierte Zeitung, no683, Illustrierter Teil, no216, 15 septembre 1909, pp. 1-3.

Notes

[1] Car, alors que le lieu est un savoir optique de l’espace, « le marcheur temporalise l’espace en le pratiquant dans tous les sens » (p. 109).

[2] Benoît Goetz fait bien, à ce titre, de relever la proximité entre territoire et terreur (p. 308).

[3] Pour une raison inconnue, c’est la traduction très approximative « ouverture » que l’on emploie dans ce volume pour parler d’Erschlossenheit, alors que l’on a conservé Dasein ou Geviert.

[4] Nota bene : « a- » n’est pas privatif, au sens d’irréalité — aréalité est à comprendre par l’anglais areality, au sens d’area.

[5] Le renvoi au paragraphe 280 de la Fröhliche Wissenschaft de Nietzsche, fait quelques pages plus loin, est très judicieux ici : « Wir wollen uns in Stein und Pflanze übersetzt haben, wir wollen in uns spazieren gehen, wenn wir in den Hallen und Gärten wandeln. »

[6] On peut aussi dire « illusion centrale d’un moi », pour reprendre une expression de Sloterdijk citée par Jean Attali dans le même volume (p. 343).

[7] Sans que soit fait usage du terme « topologie », mais en faisant usage d’une métaphore éminemment topologique.

[8] Lire : « Habiter, travailler, se recréer (dans les heures libres) et circuler » (Le Corbusier, 1941, §77).

[9] Cet élément n’est pas traité dans l’article de Pierre Dulau mais je le mentionne car il me permet de développer mon propos.

[10] Pourtant mentionné par Tiziana Willani dans le chapitre sur Foucault (p. 166), ainsi que par Jean Attali dans le chapitre sur Sloterdijk (pp. 347 et 349). Les deux fois trop brièvement, toutefois, pour entrer dans les replis obscures de sa pensée.

[11] Mais n’est-ce pas là un habitus des ouvrages philosophiques que de se présenter comme simples prolégomènes ?

Authors

André Ourednik

André Ourednik est né à Prague en 1978. Après des séjours au Canada et en Suisse alémanique, il a étudié la géographie, la philosophie et les méthodes mathématiques à la Faculté des Lettres de l’Université de Lausanne. Il a poursuivi sa formation au Laboratoire Chôros, à l’École polytechnique fédérale de Lausanne (Epfl) où il a soutenu une thèse de doctorat portant sur l’articulation des approches phénoménologiques et mathématico-logiques de la cohabitation à l’échelle des communautés politiques. Il travaille actuellement comme chercheur à l’Institut de géographie de l’Université de Lausanne (Igul) et comme développeur informatique dans le secteur privé, se consacrant parallèlement à l’écriture de fictions.

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