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Serendipity.

Honni soit qui mal y pense.

Maurice Bloch, L’anthropologie cognitive à l’épreuve du terrain. L’exemple de la théorie de l’esprit, 2006.

Image1Lorsqu’un ethnologue soumet à la critique le projet d’une anthropologie cognitive, le plus souvent pour s’y opposer, il a généralement recours à deux arguments. Le premier, pragmatique, souligne la difficulté à traduire méthodologiquement ce programme de recherche. Le second, et malheureusement le plus fréquent, tend à réduire cette entreprise à une forme contemporaine d’évolutionnisme et de diffusionnisme, deux options épistémologiques abandonnées depuis près d’un siècle et à propos desquelles il ne semble plus possible de se réclamer, même partiellement. Conscient de cette double critique, Maurice Bloch [1] tente et, nous osons le croire, réussit depuis une petite dizaine d’années [2], le pari de proposer un programme, partiellement au moins, naturaliste [3]. Pourtant, force est de constater qu’en dehors des milieux en sympathie avec les sciences cognitives, ses dernières productions ont reçu à ce jour peu d’écho en regard de la qualité et de l’ambition de son projet.

C’est dans ce climat particulier qu’il faut comprendre la parution de son dernier ouvrage : la retranscription de la leçon inaugurale de la chaire européenne du Collège de France 2005-2006 qu’il aura eu le privilège de tenir. A n’en pas douter, il s’agit d’un contexte exceptionnel, accordant à ce texte et, avec lui, cette année de cours [4], une reconnaissance institutionnelle précieuse pour le développement de l’anthropologie cognitive. Mais plus encore, ces quelques séances auront été l’occasion de renverser l’ordre traditionnel de la critique, en donnant à l’approche cognitiviste [5] le cadre pour développer sa pensée et exposer, à son tour et « sans rancune », quelques faiblesses de l’ethnologie contemporaine.

Ainsi, il est question dans ce petit livre d’un paradoxe fondamental et fondateur de l’anthropologie que l’auteur nous enjoint à redécouvrir. Du double objectif, pourtant présent au début de l’institutionnalisation universitaire de la discipline, de compréhension de l’homme à la fois en tant qu’individu membre d’un groupe spécifique et représentant d’une espèce unique, il ne reste que peu de choses [6]. En forçant à peine le trait, nous pouvons résumer cette rupture à la logique académique suivante. D’une part on trouve les ethnologues professionnels qui, pour étudier avec précision les enchevêtrements du social en train de se faire, réduisent leurs terrains d’investigations à un micro-espace aux frontières clairement marquées [7]. D’autre part, ayant depuis longtemps déserté les facultés de sciences sociales pour rejoindre tantôt le camp des biologistes, tantôt celui des psychologues, on retrouve les spécialistes d’Homo sapiens, particulièrement attentifs à proposer des hypothèses théoriques à haut degré de généralité. Ce divorce est d’autant plus regrettable qu’il repose sur un dialogue de sourds gentiment dédaigneux entre partisans des deux positions. Dans ce jeu de cache-cache, l’anthropologie institutionnelle a, pour l’essentiel, volontairement choisi d’occuper un versant seulement de la réflexion, la première, avec ce que cela implique de déficit de confiance devant le grand public et de contrôle des rares ressources financières.

Soucieux de prolonger ce constat en évitant toute forme de réductionnisme, Maurice Bloch envisage un retour à ce double projet au travers d’une perspective résolument dialogique : c’est précisément dans la répétition des allers et retours entre ces deux options que réside la richesse de la démarche originale. « Sans ce caractère dédoublé, je ne suis pas sûr que cette tradition académique dont le nom est “anthropologie” vaille la peine d’être poursuivie. » (p. 53). Dès lors, le problème à résoudre, et qui occupera la seconde moitié de l’ouvrage ainsi que l’essentiel des cours dispensés dans le cadre de la chaire, est que ce dialogue, pour fonctionner, demande que les deux partis envisagent d’élaborer des protocoles d’enquête et de réflexion mutuellement compréhensibles. Or, c’est précisément à cette tâche que se consacre depuis une dizaine d’années Maurice Bloch : préciser notre compréhension des différents niveaux de savoirs mobilisés par les hommes en société, en décortiquant habilement les relations entre les savoirs tacites, généralement non conscients, et le registre du discours et des énoncés verbalisés. Car si les ethnologues se sont quasi exclusivement intéressés à ces derniers — à plus forte raison qu’ils sont hautement formalisés et partagés, à l’exemple des mythes et des proverbes — les psychologues cognitivistes, au contraire, ont pour méthode de produire des situations expérimentales épurées de toute variable non contrôlable. En opérant de la sorte, ils espèrent ainsi atteindre une réalité ordinatrice (plus) fondamentale, infra verbale, supposée structurer l’ensemble des actions ordinaires. Évidemment, aucun des deux partis ne manque de preuves et de rhétorique pour tenter de pérenniser le caractère fondamental de son propre objet d’investigation.

Pour avancer des arguments à la résolution de ce conflit épistémologique, Maurice Bloch mobilise son terrain malgache en prenant appui sur une expérience originale qu’il y a menée récemment. Elle concerne la « théorie de l’esprit », objet d’investigation des psychologues du développement et fonction cognitive particulièrement pertinente pour alimenter cette discussion en raison de son lien évident avec le fait social : il s’agit de la capacité humaine à identifier chez autrui les états mentaux qui sont supposés l’animer. Reprenant à son compte une controverse entre tenants de l’ontologie génétique de cette faculté mentale, et avocats d’un relativisme culturel radical [8], Maurice Bloch a proposé aux enfants de ses hôtes habituels de participer à une petite expérimentation classique dans ce débat, et aux adultes présents sur place d’en commenter les résultats. Des conséquences de cette confrontation, surprenante parce qu’elle souligne contre toute attente les liens de ressemblances entre ce que le discours de ses interlocuteurs malgaches dit et ce que la psychologie scientifique nous apprend, Maurice Bloch fait matière à un programme d’anthropologie cognitive soulagée des lourdeurs pratiques ayant marqué ses débuts américains [9] dans les années soixante.

D’une part, contre ce que trop d’ethnologues tendent à supposer, « le savoir théorique des gens ordinaires [n’est pas] irrémédiablement enfoui dans la pratique » (p. 46). Il est donc raisonnable de prendre au sérieux ce que nos informateurs savent de ce qu’ils savent ! Ceci demande une méthodologie adaptée et bon nombre de précautions, parmi lesquelles l’entame d’un dialogue avec les spécialistes de la cognition. D’autre part, et avec la même prudence, on devra considérer ces savoirs situés, glanés par l’ethnologue, non pas en tant que métadiscours incompatibles avec le laboratoire et les capacités cognitives de premier niveau qui y sont étudiées, mais au contraire, comme des formes plus complètes de capacités cognitives nécessairement appauvries lorsqu’elles sont étudiées en situation expérimentale.

Évidemment, Maurice Bloch ne saurait totalement convaincre sans plus de mise à l’épreuve de ses hypothèses, et ce petit volume d’à peine soixante pages ne fait qu’esquisser une ligne d’argumentation bien plus riche que notre recension ne le laisse entendre. Celle-ci se conclut ainsi sur quelques propositions de bonne conduite scientifique pour éviter les écueils qui y sont dénoncés. À l’heure où il est de bon ton pour tout chercheur de se réclamer d’une démarche pluri et interdisciplinaire, il est assez troublant de constater que fleurissent les anthropologies « sociologique », « historique », « géographique », « philosophique », et bien d’autres appartenant à ce que les anglo-saxons appellent les humanities, alors que la discussion avec nos collègues biologistes ou psychologues relève encore bien souvent du tabou. Est-ce à dire que les sciences sociales soient vouées à ne se tourner que vers elles-mêmes ? Nous ne le croyons pas, mais force est de constater qu’une conception (hautement) relativiste de la culture et de l’humain règne tacitement dans les couloirs des départements d’anthropologie, faite d’un attachement parfois maladroit aux victoires passées (la fin de l’évolutionnisme et l’expulsion du darwinisme, i.e. de la biologie, hors des sciences de la société) et de mécompréhensions pour les plus honnêtes. Avec ce petit livre, Maurice Bloch donne une belle occasion à ces derniers de trouver des raisons sinon de suivre pleinement ses propositions, au moins de prendre conscience de la fécondité et de l’intérêt d’un retour au paradoxe fondateur de l’anthropologie par l’intermédiaire de l’étude de la cognition humaine.

Maurice Bloch, L’anthropologie cognitive à l’épreuve du terrain. L’exemple de la théorie de l’esprit, leçon inaugurale 184, Paris, Collège de France/Fayard, 2006. 60 pages. 10 euros.

Abstract

Lorsqu’un ethnologue soumet à la critique le projet d’une anthropologie cognitive, le plus souvent pour s’y opposer, il a généralement recours à deux arguments. Le premier, pragmatique, souligne la difficulté à traduire méthodologiquement ce programme de recherche. Le second, et malheureusement le plus fréquent, tend à réduire cette entreprise à une forme contemporaine d’évolutionnisme et ...

Bibliography

Roy d’Andrade, The Development of Cognitive anthropology, Cambridge, Cambridge University Press, 1995.

Maurice Bloch, La violence du religieux, Paris, Odile Jacob, 1997.

—, How we think they think, Boulder, Westview Press, 1998.

—, Essays on cultural transmission, Londres, Berg, 2005.

Dan Sperber, La contagion des idées, Paris, Odile Jacob, 1996.

Yves Winkin, « pour une anthropologie de la communication », document en ligne du Laboratoire d’Anthropologie de la Communication (Lac) de l’Université de Liège.

Notes

[1] À ce jour, Maurice Bloch est professeur d’anthropologie à l’Université de Londres, après une longue carrière poursuivie à la London School of Economics où il occupe actuellement la position de professeur émérite. Ses recherches de terrains ont toutes été menées à Madagascar.

[2] Approche entamée dans le champ du religieux, comme bon nombre de ses collègues cognitivistes (Bloch, 1997). Deux autres opus suivront, collections d’articles dédiés à la mise en forme d’une approche résolument originale des relations entre mémoire, représentations mentales et cultures (Bloch, 1998, 2005).

[3] « Un programme peut être dit naturaliste s’il établit des continuités fondamentales entre son domaine et ceux d’une ou plusieurs sciences naturelles voisines. » (Sperber, 1996, p. 12). Or, comme le souligne Dan Sperber, si ces disciplines ont réussis à atteindre « un niveau important de cohérence et d’interaction mutuelles, c’est en partie parce qu’elles sont toutes fondées sur la même ontologie matérialiste. Pour un matérialiste moderne, tout ce qui a des pouvoirs causaux doit ces pouvoirs exclusivement à ses propriétés physiques. » (Sperber, 1996, p. 20)

[4] Non seulement cet enseignement est fait de huit cessions magistrales en sus de la présente ouverture, mais il se compose également d’un nombre équivalent d’interventions par des collègues invités, parmi lesquels Dan Sperber ou Richard Boyd. L’occasion est ainsi donnée de rendre compte, par ce panorama, de la richesse des énergies qui animent aujourd’hui le programme naturaliste, dans une perspective, on ne saurait trop le souligner et le regretter, essentiellement anglo-saxonne. La liste des interventions, ainsi qu’un résumé de l’argument de la chaire et l’ensemble des enregistrements audio des séances normales sont disponible sur le site du collège de France .

[5] Yves Winkin propose à cet égard une distinction intéressante entre les « anthropologies thématiques », dédiées à l’analyse de certains types identifiés de phénomènes sociaux, et les « anthropologies perspectives », dont fait partie l’anthropologie cognitive, qui « proposent une certaine lecture du monde social à partir d’un cadre primaire analytique » (Winkin, en ligne).

[6] On objectera de prime abord que cette réflexion est un classique des sciences sociales, résolue en son temps par Claude Lévi-Strauss et sa proposition de tripartition de la discipline selon ces termes : l’ethnographe décrit, l’ethnologue fait le point au niveau local et l’anthropologue établit des propositions applicables à l’échelle de l’humanité sur base de la comparaison des données ethnologiques. Précisons dès lors que d’une part, cette perspective ne va pas sans poser certains problèmes quant à la validité des trois sauts analytiques qu’elle implique, et que d’autre part, la discussion de Maurice Bloch apporte à cette question une lecture originale que nous tentons d’exposer dans ces quelques lignes.

[7] Maurice Bloch classe dans cette même catégorie les récentes ethnographies aux frontières géographiques et sociales plus lâches, interrogeant notre « modernité » et la complexité des échanges socio-économique entre mondes contemporains. Car, comme pour « une ethnographie de village », l’essentiel est dans la description du particulier, que celui-ci soit localisé ou étendu dans le temps et l’espace.

[8] Il est à souligner que ce débat a lieu presque exclusivement au seul sein de la communauté des psychologues cognitivistes. On ne peut s’empêcher d’éprouver un profond malaise devant cet état de fait, significatif de l’absence d’intérêt que se prêtent mutuellement ethnologues et psychologues, à de rares exceptions près.

[9] Nous pensons notamment à la théorie des schemata, d’inspiration kantienne, reposant sur l’existence supposée de grilles d’actions encodées mentalement qu’il faut dégager par l’entretien. Pour un panorama de l’histoire de l’anthropologie cognitive, on lira d’Andrade (1995).

Authors

Olivier Wathelet

Doctorant en anthropologie à l’Université de Nice-Sophia Antipolis, Lamic, il est allocataire de recherche et moniteur depuis novembre 2004. Il a étudié à l’Université Libre de Bruxelles et l’Université de Montréal, et est actuellement secrétaire de l’Association Rhône-alpes d’Anthropologie (Ara). Sa thèse, sous la direction du Professeur Joël Candau, appréhende les différentes formes de processus culturelles et cognitifs à l’œuvre dans la transmission familiales des savoirs et savoir-faire olfactifs.

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