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Serendipity.

Si loin.

Ce texte correspond à la suite, quelques années plus tard, d’une précédente photo du mois, écrite en octobre 2003 par le même auteur.

Image1Trisuli, petite bourgade située aux pieds des moyennes montagnes népalaises. Man Bahadur Tamang s’est invité pour un thé matinal chez Maya, femme originaire du même village que le sien, Salmé, situé à quelques heures de marche de là, en pays tamang [1]. Sans un troisième personnage, cette scène n’existerait pas. Il s’agit du commander, nommé ainsi par l’armée maoïste [2]. La trajectoire politique de ce commander illustre les absurdités d’une guerre qui a fait plus de 13 000 morts en dix ans. Il est petit-fils de mukhiyâ, notable local qui, chez les Tamang, correspond au chef d’un segment local de clan, ici les Dimdung. Ces chefs ont été agréés par le pouvoir central comme collecteurs d’impôts jusqu’à la chute du régime Rana en 1951. Il est aussi fils de pradhan panch, chef de village élu sous le régime Panchayat, avant la démocratisation du pays en 1990. Il a lui-même tenté de reprendre le flambeau familial, sans succès, avant de passer quelques années en prison pour trafic d’or avec l’Asie du sud-est. De retour à Salmé au début des années 2000, il fut élu kshetra adhyaksa, c’est-à-dire représentant politique couvrant six villages de son district. Accusé de corruption, il est depuis poursuivi par la justice. Il s’est alors tourné vers les maoïstes, à l’époque encore peu présents dans cette région du Népal et en quête de leader pour la contrôler. Il les convainquit de le nommer commander pour l’ensemble de ces 6 villages dont il était précédemment responsable. Depuis, cette position lui permet de régler ses comptes, au nom du maoïsme, notamment contre ceux qui s’étaient opposés à son père ou à lui-même. Ce fut le cas du père de Man Bahadur, ancien chef local d’un autre clan (Blenden) du même village, puis plus tard de Man Bahadur lui-même, au nom de la nouvelle démocratie.

En raison de ces conflits anciens, après avoir été torturé par le commander sous prétexte qu’il avait refusé de lui offrir le prix d’une vache, Man Bahadur a dû fuir Salmé, avec femme et enfant, perdant ses terres, sa maison, son troupeau pour se retrouver démuni, depuis une année, au bazar de Trisuli. De simple paysan qui, on se souvient, attendait la venue de la route à proximité de sa future ferme de volailles voici quelques années, Man Bahadur est devenu prolétaire et a été déclaré « ennemi du peuple » par ce potentat local. Il survit aujourd’hui en vendant de l’alcool qu’il fabrique illégalement à partir de millet acheté sur le marché, ou en cassant des pierres sur les bords de route pour une entreprise de construction. Il a troqué son turban tamang contre le topi, chapeau népalais. En allant chez Maya, il reçoit, autour de son brasero de fortune, quelques nouvelles du village par ceux qui ont eu l’autorisation du commander de descendre à Trisuli, et qui prennent le risque de les rejoindre dans l’arrière-boutique de l’auberge de Maya. S’il réussissait aujourd’hui à convaincre les maoïstes de sa bonne foi, ce serait l’armée du roi, qui contrôle Trisuli mais ne s’aventure pas dans les montagnes alentours, qui l’empêcherait de remonter dans son village, l’accusant de félonie. Coincé dans l’étau de deux forces qui s’opposent sans prendre en compte les « dommages collatéraux », il est représentatif de ces paysans népalais qui sont les premières victimes d’une guerre qui paraît anachronique mais n’en est pas moins meurtrière.

Ironie du sort, il partage aujourd’hui un thé avec la femme d’un autre homme politique de Salmé, lui aussi réfugié à Trisuli, qu’il avait accusé de corruption voici quelques années. Il colle aujourd’hui des affiches pour lui dans la bourgade pour tenter de subvenir à ses besoins. Et Maya lui offre un thé au lait qu’elle sucre allègrement, mets qui n’existe pas au village.

Voici quelques années, il attendait juste l’arrivée de l’électricité et de la route, qui ont depuis atteint son village. Depuis, il y a eu au Népal, après une révolution provoquant la démocratisation du pays en 1990 : une guérilla maoïste qui se poursuit, un régicide et un coup d’État militaire organisé par le roi, une ébauche de guerre civile… Il se demande comment il pourra un jour retrouver son village, ses terres et son travail, ses lieux de culte aux divinités du terroir, sa famille, son droit et son sommeil…

Photo : © Blandine Ripert, Janvier 2006, Népal.

Abstract

Trisuli, petite bourgade située aux pieds des moyennes montagnes népalaises. Man Bahadur Tamang s’est invité pour un thé matinal chez Maya, femme originaire du même village que le sien, Salmé, situé à quelques heures de marche de là, en pays tamang 1. Sans un troisième personnage, cette scène n’existerait pas. Il s’agit du commander, nommé ...

Bibliography

Blandine Ripert, “Si loin, si proche.”, EspacesTemps.net, Mensuelles, 05.10.2003
http://espacestemps.net/document107.html

Notes

[1] Il s’agit d’un des groupes ethniques de langue d’origine tibéto-birmane vivant au Népal central.

[2] Celle-ci mène depuis 1996 une « guerre du peuple » contre le régime de royaume hindou, exigeant notamment une constitution républicaine.

Authors

Blandine Ripert

Anthropologue et géographe, elle est chercheuse au Cnrs, au Centre d’Études de l’Inde et de l’Asie du Sud de l’Ehess. Elle enseigne à l’Institut d’Études Politiques de Paris. Ses recherches portent sur les dynamiques contemporaines en Inde et au Népal. Elle a travaillé sur des phénomènes de conversion religieuse et sur l’impact de la mondialisation parmi des populations rurales. Ses dernières recherches portent sur la diffusion des nouvelles technologies d’information et de communication en Inde du sud. Elle fait partie de la Rédaction d’EspacesTemps.net, où elle est responsable de la Photo du mois.

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Serendipity.

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