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Serendipity.

Rawls reloaded. De la justice à la justice spatiale.

Lévy, Jacques, Fauchille, Jean-Nicolas, Póvoas, Ana. 2018. Théorie de la justice spatiale. Géographies du juste et de l’injuste. Paris : Odile Jacob.

L’espace légitime (1994) : espace, urbanité, légitimité. Europe, une géographie (2011), Réinventer la France : trente cartes pour une nouvelle géographie (2013), Atlas politique de la France (2017) : aux espaces, rendre justice. Milton Santos. Philosophe du mondial, citoyen du local (2007) : à l’individu, rendre justice.

L’œuvre de Jacques Lévy, Nobel de la géographie 2018, porte en elle les prémisses de l’idée dont la Théorie de la justice spatiale a fait son fil directeur : que la notion de justice et l’espace comme dimension du social s’éclairent l’un l’autre pour faire émerger des réalités cognitives singulières, inédites, complexes, et pourtant sous notre nez. « Il m’a fallu quarante ans pour découvrir que les médecins s’installent là où il y a des gens », a dit Jacques Lévy à la conférence introductive du Festival International de Géographie, faisant ainsi allusion aux « déserts médicaux » français. Rappel d’évidences, la théorie ?

Il y a eu la théorie de la justice, de John Rawls, que citent régulièrement les auteurs (ils sont trois), en 1987 ; des travaux sur la justice spatiale, notamment ceux de Bernard Bret, créateur en 2009 de la revue Justice spatiale / Spatial Justice, à laquelle les trois auteurs furent conviés pour une discussion autour de ce thème décidément fécond (Fauchille et al. 2018) ; et puis l’entrée « Justice spatiale » dans le Dictionnaire (Lévy et Lussault 2013). Le paysage de la justice spatiale est déjà bien chargé. Quel est l’apport de ce livre ? Et, plus encore, comment les auteurs procèdent-ils pour que ce livre apporte, et à quels domaines de la connaissance ?

La spatialité est une citoyenneté.

Mouvements NIMBY (Not In My BackYard) très en vogue, Bonnets rouges et Gilets jaunes, espaces ruraux et Afrique au programme de l’agrégation de géographie : le couple justice / espace entretient des liens privilégiés, plus que ce que les auteurs sous-entendent en le qualifiant d’« improbable » (Le Guen 2018a). Ces liens ont déjà une actualité forte. (Qu’)Y avait-il besoin d’actualiser ? « Tout le monde a une idée de la justice », écrivent les auteurs (p. 11). De grands drames de la vie ordinaire s’articulent autour de cette association : ce n’est pas juste, d’avoir une chambre moins grande que la grande ou la petite sœur, pas juste d’avoir une glace moins grosse que celle du copain, pas juste de prendre plus de place par sa corpulence que quelqu’un d’autre qui aurait la silhouette svelte sans effort (Le Guen 2018b). Ces exemples triviaux ne sont pas abordés dans la théorie de la justice spatiale, qui préfère à l’approche proche du courant humanistic, qui prend en compte la dimension sentimentale de l’existence, le versant politique de cette dernière, un autre pan de la vie ordinaire : la vie citoyenne. Le CGET (Commissariat Général à l’Égalité des Territoires), qui a versé les fonds nécessaires à ce que ces enquêtes, au nombre de quatre, soient entreprises, s’intéressait précisément à la manière dont, en pensant la justice, les « petits » acteurs, les « individus-citoyens » comme les appellent les auteurs, se pensent citoyens. La spatialité est une citoyenneté.

Voici comment s’en défendent les auteurs : dans une première partie, ils donnent à voir les transformations spatiales à l’œuvre en Europe et en Amérique du Nord, avec, à l’appui, des cartes de l’Atlas politique. Ces mouvements traduisent de nouvelles pratiques politiques, tant du point de vue des politiques que du politique : ce que montre cette partie est en fait que ces réorganisations de l’espace relèvent davantage de choix individuels que de pilotages par le haut. Les auteurs en viennent ensuite aux « figures » de la justice spatiale, c’est-à-dire aux manières dont elles s’affichent et s’incarnent – dans des politiques, par exemple, dont ils soulignent les limites lorsqu’elles suivent une logique distributive (chapitre 4) ou « équitable » (chapitre 5). Dans « La justice comme développement » (chapitre 7), les auteurs envisagent que la justice puisse contribuer à un « développement spatial » fondé sur la coproduction des biens publics, comme l’éducation ou l’urbanité. La dernière partie clôt la réflexion sur les limites (les « frontières », même) de la justice spatiale, à laquelle certaines logiques, comme la logique communautaire, échappent. Ils notent aussi que la justice spatiale achoppe sur la question du territoire, nécessaire pour qu’elle advienne, alors qu’il est régulièrement dénoncé comme contrainte à ce que justice soit faite [1].

Ce livre lisse donc des rugosités, voire des clivages propres au champ de la géographie : s’il ne s’en revendique pas, il adopte un regard sur l’organisation des hommes dans l’étendue et leurs positions à ce sujet, en plus de préciser, dans le titre, que les spatialités qu’expriment les individus interrogés donnent naissance à des géographies. On retiendra notamment le conflit, apparemment résolu, entre géopolitique et géographie politique ; les régulations par des frontières, qu’étudie la géopolitique, étant nécessaires à l’expression réfléchie du politique. En ce sens, alors que des critical geographies à l’anglo-saxonne foisonnent encore dans le champ de la géographie universitaire française, cet ouvrage ne fait pas œuvre de bien-pensance : les auteurs exploitent, par exemple, le terrain battu de l’hospitalité (p. 227) – dont on aurait pu craindre qu’il ne serait investi que pour « coller » aux préoccupations les plus vives en science comme en société (Le Guen 2018c) – pour aborder les migrations du point de vue de la justice. On en déduit de leurs réflexions qu’il n’est pas juste d’accueillir sans « démarche éthique visant la justice par le développement » (p. 170). Il ne suffit donc pas d’ouvrir grand les bras de la nation au nom d’un « idéal » (car les auteurs caractérisent le cosmopolitique comme un idéalisme) ou d’un principe moral de charité pour être juste.

Attention, cependant : l’ouvrage possède son propre idéalisme. Cet idéalisme, c’est celui de l’individu-citoyen, notion phare de la justice spatiale, puisqu’il en possèderait les clés. « Experts spatiaux » selon Lévy [2], les individus, entité élémentaire du social, concentrateur des enjeux sociétaux, sont « au cœur de ce dont ils s’occupent », pour paraphraser Foucault (Foucault 1976, p. 85). Louange de l’individu réflexif, pratique effrénée de l’individualisme méthodologique ? On n’ira pas jusque là. Les auteurs esquissent néanmoins avec la justice spatiale une théorie de l’individu à placer dans la filiation d’Elias (1998) et de Giddens (1987), cités dans l’ouvrage. C’est donc peut-être en philosophie que ce dernier saurait entrer, en associant à cela les explorations, à visée théorique, des concepts de morale et d’éthique. Elles servent en effet aux auteurs à distinguer les notions de justesse et de justice. Cette théorie mériterait d’être prise, à cet endroit, par la critique : on pourrait notamment discuter le sens attribué à justesse, que les auteurs traduisent de l’anglais righteousness, agir dans le « bon » sens, d’après des normes édictées dans un contexte sociétal donné. La justesse peut aussi simplement désigner la pertinence de l’action par rapport au contexte. La justesse d’une action pourrait ainsi être mesurée aux efforts d’adaptation de l’acteur au contexte, c’est-à-dire aux questions posées, pour fournir la réponse la plus adéquate. Enfin, la justesse demande une action réglée, c’est-à-dire ayant subi un réglage par rapport au contexte donné afin d’optimiser la qualité de sa réponse. Dans cette optique, la justice concerne la théorie, c’est-à-dire le contexte établi à partir de l’ensemble des problématiques identifiées ; la justesse, l’action, les réponses possibles à ces problématiques. Ne peut-on pas envisager, d’après les ouvertures de ces termes, que l’on puisse être à la fois être juste et juste ? Le sens moral attribué à justesse dans le livre ne le permet pas, et pourtant la racine commune des deux mots (non rappelée dans le glossaire : justice a pour adjectif juste, mais pas justesse !) autorise leur rapprochement.

On peut également faire un même procès à la notion de justice, à laquelle la logique communautaire, puisqu’elle serait « contre » (p. 254), ne contribuerait pas : c’est omettre qu’une société, quelle qu’elle soit, peut établir une justice et définir par là ce qu’est une action juste. Une communauté peut établir une justice qui soit parfaitement antinomique avec la justice du voisin. Le raisonnement peut sembler bas-de-plafond, mais la définition de la justice qui se construit dans le livre paraît effacer les divergences entre sociétés, au pluriel, au sujet de ce qu’est la justice. Le livre a pour spécificité de ne pas faire appel à la notion de culture pour définir la justice : c’est peut-être sa principale innovation, et peut-être son talon d’Achille, puisqu’il semble par conséquent faire preuve d’un certain idéalisme démocratique, pour lequel la démocratie serait, moyennant quelques améliorations, une fin en soi, un horizon souhaitable pour les sociétés à individus réflexifs et agissants. Ne pourrait-on pas faire la critique du démocratisme comme il est possible de le faire pour l’hospitalité (Le Guen 2018c) ? Quel horizon cela pourrait-il ouvrir à la science politique, à la philosophie, à la philosophie politique ?

Bienvenue, Théorie.

Le livre excède bel et bien le seul champ de la géographie dont, finalement, nous discutons assez peu. Pour autant, nous avions besoin de cette synthèse en spatiologie. Nous avions besoin que Jacques Lévy, avec l’aide précieuse de ses co-auteurs, trouve la clé de la totalité qu’il a activement contribué à former et nous en ouvre les portes, elle qui, jusqu’ici, nous demeurait partiellement inaccessible, ésotérique, intraitable. Nous avions besoin de ce nouveau lexique, fait de définitions remaniées, simplifiées, du Dictionnaire (Lévy et Lussault 2013), pour enfin comprendre cette expression particulière, au style et aux stratégies de langage si reconnaissables dans l’univers des sciences sociales francophones. Nous avions besoin d’observer cette totalité se faire, s’élaborer méthodiquement, pas à pas ; nous avions besoin de voir l’enquête à l’origine, le prequel, la science en train de se faire, les liens humains et entre actants, aussi, forts et faibles, qui soutiennent cette pratique. Nous avions besoin d’incarner cette école de spatiologie, plus que de géographie, qui jusque-là nous glissait des mains, au point de fasciner – « Excusez-moi, vous êtes Jacques Lévy ? », « Monsieur Lussault, je suis étudiante en prépa, je peux faire une photo avec vous ? » (entendu au FIG 2018).

Doit-on pour autant en conclure qu’il ne peut s’agir là que d’un bouquet final ? Non, car il s’agit, disent les auteurs, « d’ouvrir un nouveau domaine, celui de la géographie de la justice » (p. 9), comme Lévy l’avait fait de la géographie politique il y a un peu plus de vingt-cinq ans. L’action du chercheur-citoyen dans sa petite société doit être guidée par cette éthique de l’attention aux dynamiques d’une école qui, depuis 2016, s’emploie à trouver des héritiers (Calbérac et al. 2017).

On remarque que l’on a assez peu parlé des auteurs et, pire encore, que l’on a négligé Jean-Nicolas Fauchille et Ana Póvoas, dont les enquêtes, menées respectivement en Suisse et à Porto, nourrissent la thèse de l’ouvrage de part en part. Les trois auteurs parlent, en effet, d’une même plume, si bien qu’il est difficile de dissocier les propos les uns des autres, preuve que la fusion des styles est accomplie, et l’accord des individus aussi. C’est toutefois un style « lévisien » qui prédomine, et c’est logique : les deux auteurs sont les anciens doctorants de Jacques Lévy et semblent mettre leurs méthodes et leur langue au diapason de celles de leur directeur. Cela se lit essentiellement dans la forme, par exemple dans le choix de la finalisation de l’ouvrage par un glossaire, qui rappelle le goût de Jacques Lévy pour la lexicographie. L’écriture « lévisienne » est pratiquée, faite d’allers et de retours sur, qui intègre, donc, l’écriture réflexive à une écriture à finalité démonstrative. Les tableaux à quatre cases, caractéristiques des synthèses du chercheur, sont là (p. 232, par exemple). L’ethos sérendipien se précise dès l’introduction – « Nous y voyions un sujet prometteur, mais sans avoir une idée précise de ce que pouvait donner cette rencontre » (p. 11). Enfin, la lecture nécessite une connaissance des outils de catégorisation du réel conçus par Jacques Lévy (le quatuor cognitif/affectif, subjectif/objectif) – et, on oublie ce rien du tout, la métaphore du véhicule chère à l’auteur, présente en bas de la page 197.

Il faut, en ce sens, bien comprendre la rhétorique « lévisienne » pour lire le texte. Lorsque les auteurs écrivent, dans un sous-titre, que la « logique communautaire [est] contre la justice », cela ne veut pas dire que les communautés sont « injustes » au sens moral du terme. C’est simplement qu’elles ne correspondent pas à la justice telle qu’elle s’illustre dans cette théorie. Il ne s’agit en aucun cas d’un jugement prononcé par des technocrates. Lévy, Fauchille et Póvoas n’agissent pas en grands justiciers ; ils ne prétendent pas dire le juste, porter la bonne parole. Cela donne lieu à une conclusion intéressante : parler de justice en sciences sociales, ce n’est pas forcément prétendre « dire le juste ». C’est peut-être seulement chercher à rendre justice au réel. Si d’autres diront que ce n’est pas justice (les dénonciateurs de la gentrification, par exemple) que de traiter ainsi la justice, la question tombe à point lorsque l’élite, qu’en partie nous incarnons, cherche ses mots – justisse, ou un texte juste (Le Guen 2017, p. 67) – pour dire le Monde.

Abstract

This review of the book Théorie de la justice spatiale. Géographies du juste et de l’injuste attempts to identify some of the workings of the writing exercise that such a volume stands for. This six-hands work uses interviews conducted in France, Switzerland and Portugal to show that individuals are able to reflect space-justice interactions and express their own conceptions of justice, based on their experiences as inhabitants. It seriously deals with contemporary concerns, yet it does not resort to prejudices of what justice should/ought to be. What has to be highlighted is that it shapes a synthesis of the achievements of a thirty-year-old spatiology school and, as it makes its way through political and philosophical reflections, allows it to take part to the concert of the social sciences.

Bibliography

Notes

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