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Serendipity.

L’Ancien Cimetière israélite de Casablanca, Maroc.

Cohabitation et discorde.

Image1L’Ancien Cimetière israélite de Casablanca jouxte l’Ancienne Médina, dans le centre-ville. Plus aucun enterrement n’y a lieu depuis 1947, date à laquelle des concessions aux religions juives et catholiques ont été accordées au cimetière de Ben M’Sik, un quartier situé en périphérie. Des gardiens sont supposés assurer les fonctions élémentaires d’entretien des lieux : nettoyage, filtrage d’individus indésirables tels que voleurs ou tout habitant du quartier à la recherche d’une cachette pour s’adonner à la consommation de produits courants dans l’Ancienne Médina — mahia [1], alcool à brûler, silissione [2], qarqoubi [3].

À la lisière du cimetière, le mur de clôture porte des dessins naïfs rappelant les codes de représentations collectives liées à la nature (fleurs, oiseau, papillon), ainsi que la mention « Interdit de déposer les déchets. Merci ». Quelques habitants appliquent la prescription à la lettre et jettent leurs sacs de déchets par-dessus le mur où ils s’ajoutent à la dégradation des tombes par le temps. Les habitants des logements, dont la terrasse permet de jouir d’une vue unique sur le cimetière, y lancent également leurs déchets trop encombrants : vieux objets en plastique, bidons d’huile percés, bouteilles de boissons gazeuses non consignées. La tâche des enlèvements de déchets domestiques qui incombaient aux communes a pourtant été confiée en 2003 à des entreprises étrangères en sous-traitance et beaucoup s’accordent sur les résultats fructueux de l’opération : les montagnes de déchets accumulés jour après jour dans l’Ancienne Médina et autres quartiers populaires, ainsi que les odeurs, entachaient gravement l’image de la ville. Mais les habitudes demeurent : les déchets continuent d’être lancés par-dessus le mur, tout autour du cimetière, malgré les passages réguliers des camions à ordures flambants neufs.

Certaines tombes ont été délestées de leur socle en marbre, matériau qui, revendu, a pu constituer un apport financier non négligeable. Mais il s’agit là du cas isolé d’un voleur qui a été condamné à dix ans de prison il y a plusieurs années de cela, nous a-t-on assuré dans les locaux de la communauté Juive [4], sans guère plus de détails.

Vouloir saisir la portée de ce geste — jeter des déchets par-dessus le mur du cimetière — implique de mettre à jour la complexité des enjeux à l’œuvre. La proximité de l’Ancienne Médina avec le cimetière israélite constitue pour certains habitants des logements limitrophes une certaine provocation. La période de deuil qui a suivi la disparition de Yasser Arafat n’a pas contribué à calmer les tensions toujours ravivées par le souvenir de la lutte des « frères ». Le conflit israélo-palestinien s’incarne à Casablanca dans l’usure des habitants vis-à-vis de ce qu’ils considèrent comme un espace vide trop vaste, à savoir 2,8 hectares à leur sens perdus. La proximité avec un des lieux des cinq attentats du 16 mai 2003 — à environ deux cents mètres de là — n’est pas un hasard puisque trois des objectifs des kamikazes concernaient « des cibles choisies en fonction d’une symbolique primaire » (Bennani, El Azizi, 2005). Une blague entendue dans l’Ancienne Médina : « Le kamikaze voulait peut-être réveiller les morts et les faire s’enfuir ? » Ailleurs, dans d’autres quartiers de Casablanca, l’incompréhension de l’acte continue au contraire de dominer les réponses avancées sur le choix des cibles des terroristes.

Afin de dépasser ces représentations habitantes, on peut interroger le sens d’un tel comportement. L’apparent geste vengeur, qualifié bien souvent d’acte incivil par les discours à vocation moralisatrice, soucieux de voir attribuer à Casablanca un statut de ville moderne à dimension internationale, peut apparaître à bien des égards comme un acte de réappropriation de l’Ancien Cimetière. Il faut ici revenir à d’autres formes d’appropriation des espaces publics centraux de la ville. En effet, on pourrait croire à une antinomie dans les termes en évoquant, au Maroc, une appropriation possible des espaces publics, par définition biens communs de tous. Nous avons décrit cette appropriation du bien public (Anglade, 2002) à travers la mise en évidence de processus de revendication spatiale, soit par des usages temporaires, voire cycliques (consommation d’alcool et autres produits illicites, rendez-vous amoureux, révisions d’étudiants, jeux de séduction homosexuels nocturnes), soit par l’investissement physique et quasi privatisant d’apports de matériaux de récupération (cuisine aménagée et couchages de sans-abri, abris de gardiens de parkings).

Décrites à travers leur inscription spatiale, ces pratiques ont trouvé un nouvel éclairage dans l’analyse des représentations consacrant ces espaces comme transgressifs des normes sociales. Ces observations vont dans le sens de Perla Korosec-Serfaty pour qui « tout espace public […] est susceptible d’acquérir un sens nouveau à partir des usages qu’en fait le public » (Korosec-Serfaty, 1988, p. 129). Ce sens nouveau découle principalement de l’appropriation forte par le biais de « micro-actes de détournement du lieu » (Korosec-Serfaty, 1988, p. 130) à l’origine d’une relative privatisation de l’espace public. Ceci est d’autant plus étonnant que certaines recherches ont démontré antérieurement la non-ingérence dans les espaces publics, prônée par les usagers qui concentrent dès lors leurs efforts sur l’espace privé (Navez-Bouchanine, 1992).

L’envahissement des ordures domestiques ne guette pas ici, mais cette forme sourde de revendication de l’espace se fait pourtant l’écho d’un certain malaise dans le vivre ensemble des habitants de l’Ancienne Médina. Peut-on pour autant évoquer un conflit d’urbanité ? Cette question mérite toute notre attention dans la mesure où la vocation symbolique de cet espace complexifie étonnamment le jeu des acteurs. Le coupable de l’acte outrageant se présente ici en effet en victime. Car la présence des déchets peut à bien des égards être interprétée en terme de cristallisation des difficultés de cohabitation des habitants. La convoitise vis-à-vis de cette réserve foncière considérée comme inexploitée est exacerbée par les conditions de vie au quotidien qui font que ce quartier, sous bien des aspects — architecturaux, sociaux, économiques —, donne l’image d’une implosion sociale. La précarité du travail exercé souvent de manière illégale (vente ambulante, trafic de produits illicites et de contrebande) a pour conséquence directe la promiscuité extrême dans des logements anciens que les propriétaires eux-mêmes rechignent à rendre simplement dignes : il est ainsi fréquent de rencontrer des familles de dix membres avec des enfants en bas âges, sous-louant une pièce unique, sans salle d’eau dans une ancienne maison à cour sans eau courante. D’autre part, la consommation de produits illicites se banalise chez les jeunes, souvent très tôt déscolarisés et livrés à eux-mêmes dans la rue. Cette accumulation de difficultés contribue à valoriser à l’extrême l’émigration clandestine, de la part des habitants de l’Ancienne Médina : les représentations collectives liées au bonheur domestique associent à l’imagerie du mode de vie européen le cliché de la douceur d’un foyer bien équipé vers lequel le travailleur se dirige après sa journée de travail pour retrouver une famille aimante. Il n’est donc pas étonnant de voir rêver la majorité des jeunes à la clandestinité. Quant aux difficultés à se déplacer, elles sont légion dans cette partie de la ville, à la fois si loin et si proche du centre : la plupart des habitants de l’Ancienne Médina ne connaissent pas réellement la superficie du cimetière qu’ils ne peuvent qu’imaginer en longeant le mur d’enceinte. Et ce mur semble interminable, surtout lorsqu’on pense à la fatigue accumulée lors des trajets qui serpentent à travers ces ruelles encombrées de piétons, de commerçants ambulants et de devantures de boutiques empiétant largement sur l’espace public. Les taxis ont par ailleurs interdiction de pénétrer dans l’Ancienne Médina où peu d’habitants possèdent une voiture. Et lorsqu’il s’agit de mener ses pas hors de l’Ancienne Médina, le nombre encore trop restreint d’autobus et de taxis collectifs [5] a tôt fait de décourager dans une ville comptant plus de quatre millions d’habitants [6]. Par ailleurs, il n’est pas rare d’entendre les habitants de l’Ancienne Médina fustiger la précarité de leurs conditions de vie, fournissant par là même des excuses aux « voleurs [qui] ne sont pas des criminels s’ils ne possèdent rien ». Nous sommes donc loin ici des représentations qui condamnent communément les petits actes d’incivilité envers la salubrité de l’espace public.

Les autorités de la Communauté Juive préfèrent n’avancer aucun lien de cause à effet dans la localisation de l’attentat et ne commentent pas non plus la présence des déchets dans l’Ancien Cimetière. Elles participent de ce fait de la construction de l’ordre public en se plaçant à dessein du côté des habitants de l’Ancienne Médina : le conflit ouvert n’est définitivement pas souhaité. La situation de cohabitation des communautés est, à vrai dire, loin de se résumer à la présence de ces déchets dans l’Ancien Cimetière. La question de la tension entre la cohabitation au sein de l’Ancienne Médina, au tissu dense et à l’équilibre incertain à la fois social et architectural, et la non-émergence d’un conflit d’urbanité s’incarne dans le projet de l’Avenue Royale.

Ce projet de percée haussmannienne qui fournirait à la ville les infrastructures dont elle manque aujourd’hui — Palais des Congrès, Grand Théâtre, logements de standing —, a été envisagé dans le but de valoriser la Grande Mosquée, inaugurée en 1993, en reliant celle-ci au centre-ville. Mais l’ampleur du geste architectural, impliquant entre autres d’importantes démolitions et le relogement de 60.000 habitants [7] de quartiers populaires, fit longtemps de ce projet un mythe urbanistique dont on n’a recommencé à parler qu’en 2002. Ses ambitions se sont vues multiplier depuis car, comme le fait remarquer Isabelle Berry-Chikhaoui, il « est simultanément présenté comme une opération de rénovation urbaine qui renforcera le rayonnement international de Casablanca grâce à une action majeure de restructuration de la centralité urbaine et comme un projet social de “salubrité” publique permettant aux habitants de la médina extra-muros d’accéder à des conditions de vie décentes d’une nouvelle cité » (Berry-Chikhaoui, 2004).

La mise en œuvre de l’Avenue Royale complexifie davantage encore le débat qui nous préoccupe ici car le plan du projet fait apparaître le prolongement du boulevard Ziraoui à travers le territoire de l’Ancien Cimetière, tracé qui, par ailleurs, n’a fait l’objet d’aucune concertation des représentants de la Communauté Juive par les concepteurs du projet et la Sonadac [8]. Ceci fait sans doute écho au contexte urbanistique initial de la Grande Mosquée que décrit Raffaele Cattedra en ces termes : « Dans cette dynamique de réhabilitation cultuelle de la médina et de “requalification confessionnelle” du centre-ville par la construction de lieux de culte musulmans, l’édification récente de la Grande Mosquée Hassan-ii, à proximité de la médina, tout en prévoyant la future démolition des faubourgs nord-ouest extra-muros, s’inscrit dans un processus de revalorisation de la médina : en quête de légitimation, elle semble puiser sa fréquentation, pour l’essentiel, parmi les habitants de cette dernière. Elle se place ainsi dans une perspective concurrentielle avec le “bloc cultuel” des mosquées localisées à l’intérieur de la médina […]. » (Cattedra, 1998, p. 344) Cette exigence de revalorisation cultuelle intervenait dans un contexte à la fois de départ massif de la population juive de l’Ancienne Médina et des quartiers du centre-ville, et de déplacement du culte musulman vers les quartiers éloignés du centre — les Habous et la Nouvelle Médina.

Face à l’émergence de tels projets, on peut avancer que la Communauté Juive ne souhaite faire entendre aucune dissonance identitaire quant au devenir de l’Ancien Cimetière, même si l’heure semble être à la désacralisation du site et au déplacement des ossements que la Communauté Juive ne souhaite commenter.

Image2Localisation du cimetière.

Photo : © Marie-Pierre Anglade, 2005.

Carte : « Dossier Avenue Royale : reconversion de ville », in Am– Architecture du Maroc, n°10, mars-avril 2003, p. 41.

Abstract

L’Ancien Cimetière israélite de Casablanca jouxte l’Ancienne Médina, dans le centre-ville. Plus aucun enterrement n’y a lieu depuis 1947, date à laquelle des concessions aux religions juives et catholiques ont été accordées au cimetière de Ben M’Sik, un quartier situé en périphérie. Des gardiens sont supposés assurer les fonctions élémentaires d’entretien des lieux : nettoyage, ...

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