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Serendipity.

La falaise de Koundara : objet spatial, objet de mémoire.

La brusque découverte du vertical.

Image1Si l’on assume que « faire » du terrain est une pratique fondamentale et fondatrice de la recherche pour les sciences sociales, il s’agit néanmoins d’une pratique sociale comme toutes les autres, qui a lieu dans et par des espaces qui l’incarnent, même si le terrain ne concerne qu’une catégorie bien définie et circonscrite d’acteurs, les chercheurs.

Les pratiques spatiales, parmi lesquelles on compte le terrain, peuvent être habituelles et banalisées (celles de la vie quotidienne) ou extraordinaires (celles qui n’ont que des occurrences épisodiques) : le terrain pourrait relever de chacune des deux catégories, en tant que construction intellectuelle ininterrompue dont la vie du chercheur participe dans son intégralité ou en tant que série d’actions ponctuelles et circonscrites. Les circonstances exceptionnelles [1], qui transforment les individus ou les groupes sociaux (et le terrain ne fait pas exception), peuvent avoir des objets de mémoire : des réalités matérielles facilement identifiables et isolables dans l’espace qui incarnent, représentent comme des simulacres ou des mémoriaux, un passé qui n’est plus et un présent différent [2]. L’objet matériel, qui devient un objet de mémoire par le terrain, n’est donc pas vraiment un espace (car bien plus limité), ni un lieu (car sa valeur symbolique n’est pas socialement reconnue, mais perçue par le seul individu concerné par l’objet de mémoire).

La falaise de Koundara est un objet de mémoire : celui de mon terrain guinéen. Objet marqueur de l’espace dans lequel elle se situe, la falaise de Koundara devient un objet de mémoire par le biais d’un processus de réflexivité sur l’activité de recherche et sur mon expérience personnelle, mais comment son unicité ne peut ne pas avoir influencé le choix de cet objet ?

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L’horizontalité et la verticalité sont deux attributs fondamentaux de l’espace [3], qui engagent non seulement la morphologie et la matérialité des espaces, celle qui touche les sens, mais aussi les usages, les représentations et les rapports que les hommes entretiennent avec l’espace, ce qui apparaît familier, ce qui l’est moins et ce qui semble étrange, ou étranger. L’Occident, toujours plus urbain, est un monde vertical, où les surfaces sont réduites, convoitées et chères et le développement de la dimension verticale permet d’accroître la performance, d’augmenter la quantité d’espace sans l’étaler. Ceci fait que, en mesure certainement variable selon les endroits, les Occidentaux ont quelque part l’habitude des développements des espaces verticaux, d’être entourés d’hauteurs.

À la verticalité du bâti s’ajoute celle du relief : l’Europe occidentale, les Amériques (du Nord et du Sud) et l’Asie ne font pas défaut d’accidents qui arrêtent le regard et donnent lieu à des espaces de taille plus au moins réduite. L’Afrique de l’Ouest par contre se caractérise par l’absence presque totale de relief, qui fait que les rares exceptions présentes jouent un rôle particulier dans les pratiques et les représentations des individus. Que l’on pense aux Mamelles de Dakar qui, avec une altitude de seulement 104 m, sont « les montagnes » du Sénégal, mais aussi au Fouta Djalon : de Labé à Mamou ce massif montagneux est le « château d’eau de l’Afrique de l’Ouest » qui, depuis la période coloniale, a été considéré comme un endroit privilégié, un coin de paradis dans un milieu sahélo-soudanien, où la douceur du climat, la paix et l’abondance de fruits en faisaient un lieu de repos et de convalescence idéal pour le personnel administratif des colonies.

Si Gabriel Rougerie avait pu parler de « triomphe de l’horizontalité » pour la Côte d’Ivoire, ce même propos pourrait s’étendre à toute la partie à l’ouest du continent africain. En effet, à cette absence presque totale de relief qui fascine et laisse admiratifs ceux qui aiment et recherchent la platitude, comme si c’était un défi au mesurable, à l’imaginable et au pensable, s’ajoute en Afrique occidentale aussi le fait que les villes sont elles aussi, contrairement à leurs homologues occidentales, des espaces horizontaux, qui s’étendent à perte de vue et dont les rares bâtiments « imposants » des centres-villes sont trop peu nombreux et font figure d’épisodes isolés, incapables d’arrêter le regard et l’imagination.

Lorsque d’Europe, ou mieux, du cœur des montagnes de l’Apennin central, on arrive donc pour la première fois en Guinée Conakry ou au Sénégal, on est captivé par les forêts de baobabs qui s’étendent à perte de vue, par les pistes que, malgré les trous et les bosses qui ralentissent toute circulation, l’on peu suivre au loin. On a l’impression de saisir le monde d’un seul regard, d’être perdu dans cette immensité que seule arrêtent les limites intrinsèques de l’œil humain. Cette sensation est due au fait que le monde occidental est densément peuplé de constructions et réalisations matérielles qui par leurs dimensions et leur nombre élevé, par rapport aux espaces de brousse, interrompent le regard, créent des discontinuités qui ne sont pas seulement de l’ordre du matériel, car elles engagent l’imagination. Voici ce à quoi est habitué l’œil et l’entendement d’un Européen : c’est à quelque chose complètement différent, et du coup dépaysant, qu’il doit se faire en traversant des espaces immenses de par leur platitude.

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Koundara est la préfecture [4] qui se situe au nord-ouest de la Guinée, dans cet angle à la frontière avec les deux États voisins, la Guinée Bissau et le Sénégal. Il s’agit d’une région relativement plate, à l’exception de quelques villages perchés, mais en direction de Termessé, la plus éloignée des sous-préfectures. Si on reste à Koundara, ou dans les alentours, la plaine et l’absence de relief sont interrompus par une seule exception notable : la falaise. On l’appelle de ce fait « la grande montagne », on la voit de loin, elle est une icône que le regard ne peut presque jamais éviter. Sa forme inimitable en tremplin que l’on contourne souvent est un point de repère : on prend vite l’habitude de la regarder de côté et seuls quelques endroits privilégiés permettent de la contempler de front. Dans ce cas, lorsqu’on arrive face à elle, elle paraît différente, elle donne une autre image de soi et on a presque du mal à reconnaître cette fidèle compagne de la quotidienneté du nord extrême de la Guinée. Sans avoir en réalité une hauteur si importante, la falaise de Koundara en impose par le contraste avec l’environnement, par la végétation fort limitée qui la recouvre, qui en fait une espèce de grande pierre nue qui émerge du sol. Il s’agit d’une falaise en pierre de 500 m environs d’hauteur : une cime de modestes dimensions ailleurs, une montagne unique et de ce fait capitale dans cette région.

Combien d’histoires, de légendes et de mythes on peut entendre sur cette falaise ! J’en ai écouté un grand nombre, comme tous ceux qui ont séjourné à Koundara et parlé avec ceux qui y vivent depuis toujours. Un certain nombre de ces histoires se confondent désormais dans mes souvenirs. Les détails se perdent progressivement avec le temps dans ma mémoire, mais reste la trace des récits : les histoires d’esprits, de morts inexplicables, d’herbes uniques, de voix et de rumeurs … que l’on raconte autour du feu avec un « on dit » ou « il s’est passé il y a longtemps », mais dont on a conscience du caractère exceptionnel de ces faits. Ces histoires constituent un fragment de cette tradition orale africaine, qui se transmet en se racontant et en se modifiant, mais dont l’importance documentaire pour le chercheur va au-delà de la vérité de chaque récit.

On peut donner maintes significations à ce que l’on dit sur la falaise de Koundara, à ce qu’elle représente, mais elle est inéluctablement une icône, un marqueur fort de l’espace de la région, un symbole du territoire de la préfecture de Koundara.

On la regarde donc avec curiosité, en se posant un grand nombre de questions sur son passé, ce qui s’est est produit sur ou à côté d’elle, ce qu’elle a pu inspirer ou faire craindre, mais parfois on ressent aussi une pointe de ressentiment, parce qu’elle crée une rupture, elle attire le regard et interdit d’aller au-delà, mais tout de suite après on ne peut s’empêcher de recommencer à l’aimer, car elle fait rêver et laisse libre cours à l’imagination.

En allant à Marou et Sareboïdo je la contemplais longuement de côté : c’était la vision d’elle à laquelle j’étais habituée. À mes yeux la falaise de Koundara n’est pas l’élément le plus beau ou séduisant de la préfecture, ni le plus important : elle est le symbole, la métonymie d’une permanence, d’une expérience unique et inoubliable.

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Pour faire écho et rendre encore une fois hommage aux célèbres « lieux de mémoire » de Pierre Nora (Nora, [1984] 1997) on pourrait dire que la falaise de Koundara est aussi pour moi un « objet de mémoire ». Selon Pierre Nora le lieu de mémoire est la matérialisation dans l’espace où la concentration en un seul lieu du plus grand nombre de signes, des significations symboliques, des mémoires individuelles et collectives (comme le rappelle Samuel Périgois). En ce sens, l’objet de mémoire peut être un objet spatial matériel capable de symboliser pour un individu (ou un groupe) l’univers matériel et immatériel dans lequel il se situe. La falaise de Koundara est ainsi l’icône non seulement de la région, mais de la Guinée : par le biais de mon terrain guinéen elle incarne dans l’espace une expérience individuelle de travail et de vie, le rapport que j’ai eu à un moment donné avec un espace et les pratiques qui y ont eu lieu. La falaise de Koundara est donc pour moi un objet de mémoire : celui qui symbolise une longue permanence à Koundara et en Guinée, un terrain duré presque huit mois, des rencontres, des questionnements, des fréquentations quotidiennes, la naissance d’une conscience de l’Ailleurs, la confirmation d’un amour pour l’Afrique … à l’ombre de la grande falaise.

Image : Cristina D’Alessandro-Scarpari, « La falaise de Koundara », 1997 © Cristina D’Alessandro-Scarpari.

Abstract

Si l’on assume que « faire » du terrain est une pratique fondamentale et fondatrice de la recherche pour les sciences sociales, il s’agit néanmoins d’une pratique sociale comme toutes les autres, qui a lieu dans et par des espaces qui l’incarnent, même si le terrain ne concerne qu’une catégorie bien définie et circonscrite d’acteurs, ...

Bibliography

Jacques Lévy, Michel Lussault (dir.), Dictionnaire de la géographie et de l’espace des sociétés, Paris, Belin, 2003.

Pierre Nora (dir.), Les lieux de mémoire, Paris, Gallimard, [1984] 1997.

Notes

[1] Les événements exceptionnels dont il est question ne sont donc pas ceux des grandes masses, mais ils peuvent aussi intéresser une seule personne ou quelques individus.

[2] Cette définition est librement inspirée par celle de l’“objet” tel qu’il est défini par le Dictionnaire de la géographie et de l’espace des sociétés (Lévy Lussault, 2003).

[3] Cette affirmation est loin de faire l’unanimité chez les géographes : pour la plupart d’entre eux l’espace est intrinsèquement horizontal, toute autre dimension étant connexe et dérivée de celle-ci.

[4] En Guinée les préfectures sont les régions administratives dont se compose le territoire national. Chaque préfecture compte plusieurs sous-préfectures qui pourraient correspondre aux départements français.

Authors

Cristina D’Alessandro-Scarpari

Après un doctorat en géographie humaine à l’Université François Rabelais de Tours et une recherche postdoctorale à la West Virginia University (États-Unis), elle est enseignante à l’Institut des Sciences Politiques de Paris et chercheuse contractuelle à la Msh de Tours. Sa spécialité est la géographie humaine de l’Afrique subsaharienne. Elle s’intéresse tout particulièrement à l’étude géographique des situations problématiques (protection environnementale transfrontalière, usages des outils visuels et impérialisme digital, géographie des massacres) et aux enjeux théoriques dans les sciences sociales. Elle est l’auteure de Géographes en brousse (2005, L’Harmattan) et coéditrice de l’ouvrage Espaces, savoirs et incertitudes (Ibis Press).

Partnership

Serendipity.

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