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Serendipity.

La construction médiatique du monde.

Laurent Gervereau, Inventer l’actualité. La construction imaginaire du monde par les médias internationaux, 2004.

Image1En dépit des globes et autres mappemondes des génériques des journaux télévisés, les médias internationaux nous présentent des nouvelles du monde étonnamment locales, provenant des mêmes lieux et confinées aux mêmes espaces. Au-delà de ce constat banal mais chiffré statistiques à l’appui, l’historien Laurent Gervereau, spécialiste de l’image politique [1], ouvre la voie à une géographie imaginaire du monde, tel qu’il est construit par les médias internationaux et tel qu’il est perçu.

Cette géographie est remarquablement lacunaire — des pans entiers de la planète n’existent pas dans l’espace médiatique — elle est exagérément orchestrée par quelques grands pays, et singulièrement caricaturale dans la présentation du monde : le regard médiatique sur le monde est un regard colonial. Cette géographie est surtout faussement globale : tout en croyant voir la planète en direct, nous ne regardons en fait que nous-mêmes. Au moment même où les informations semblent se mondialiser, où le nombre de dépêches explose et où les nouvelles technologies permettent à tout un chacun de proposer sa parole sur le monde (via les blogs sur internet notamment), les médias nous offrent une vision bien pauvre de la planète.

La géographie proposée par ce livre se fait plus riche encore, en intégrant non seulement la diversité des images possibles, mais aussi la diversité de leur réception : « c’est le ‘‘bain’’ établi par les infos nationales qui construit la réception des infos planétaires. Et ce n’est pas parce que les mêmes images minoritaires circulent massivement qu’elles sont perçues de façon identique » (p. 26). Un blessé américain en Irak est perçu aux États-Unis comme l’image du courage, en France comme le symbole des ratés d’une guerre éclair.

L’introduction de ce bref ouvrage rappelle en 160 pages que nos médias offrent tous de l’information minoritaire : « la circulation planétaire de l’information consiste dans le choix d’une minorité de faits assortis de leurs commentaires par une minorité d’individus pour une majorité de consommateurs » (p. 8). Avec l’aide du Baromètre européen des médias, Laurent Gervereau a analysé les médias allemands, espagnols, anglais, italiens, français, mais aussi algériens et américains pour avoir un point de comparaison, en scrutant trois chaînes de télévision et cinq quotidiens par pays. Regrettons qu’il n’intègre pas pleinement l’information disponible sur internet.

La première partie de l’ouvrage tire les premières leçons de ce Baromètre européen des médias. Premier constat : nous regardons tous des infos régionales. Les journaux télévisés en particulier sont auto-centrés de manière caricaturale : « ce n’est pas la planète qui est montrée, mais la manière de regarder la planète depuis un endroit » (p. 34). Deuxième constat : la presse elle-même dépend de la télévision, surtout quand une actualité internationale spectaculaire mobilise toute l’attention des cameramen. La presse n’arrive pas à proposer un regard plus large, elle aussi semble prise dans l’emballement médiatique du visuel. Troisième constat : le marché de l’information fonctionne comme un marché publicitaire. Le règne de l’info-pub élimine toute information qui manque de relief, qui n’est pas trash ou sexy. Le journal quotidien se confond alors avec le magazine.

Les traditions nationales sont toutefois diverses : les Français apprécient les informations médicales ou culturelles qui sont moins présentes ailleurs ; les journaux régionaux allemands — fédéralisme oblige — ont une couverture internationale bien meilleure que les journaux régionaux français ; les Espagnols ont des médias très ouverts sur l’Europe et sur le monde ; les Américains n’ont pas des médias moins ouverts sur le monde, contrairement à une idée reçue, ils minorent en revanche la politique intérieure. On aurait toutefois aimé une analyse dépassant le simple constat. Le fédéralisme allemand favorise-t-il par exemple une meilleure couverture internationale dans les journaux régionaux que le fédéralisme américain ? Comment expliquer la plus grande ouverture sur le monde des Espagnols ? Cette ouverture se fait-elle prioritairement sur le monde hispanique, l’héritage colonial expliquant cette tendance, ou bien au contraire cette ouverture traduit-elle une dépendance politique, économique et culturelle de la péninsule par rapport au reste du monde ?

Dans une deuxième partie un peu agaçante par son style journalistique, Laurent Gervereau indique les écueils de l’information minoritaire. Premièrement, on vit sur une « planète à regard unique », où une minorité occidentale monopolise les sources d’informations et la diffusion de nouvelles. Le regard occidental sur la planète ne bénéficie pas de reportages certes non moins locaux mais qui viendraient des pays du Sud, et qui seraient diffusés mondialement. Les agences occidentales décident seules de l’image de la planète, qui est proposée au monde. Les images pourront varier d’un pays à l’autre, mais les jt sont incroyablement sélectifs dans leur choix des images du monde. Autre écueil : le format des journaux est extrêmement similaire d’un pays à l’autre et impose sournoisement une uniformisation de la manière de regarder le monde. Sans même parler des reporters envoyés illustrer, par des images, une information préconçue en studio.

Le triomphe de l’esprit de clocher est conforté par la « fameuse loi médiatique de la constante du coefficient morts/kilomètres » (p. 73). La distance est ici autant physique (l’émotion augmente avec la proximité) que sociale ou ethnique (100 000 morts basanés valent moins que 10 morts blancs de peau). Assurément, on peut accepter de privilégier la proximité… à condition de ne pas faire croire qu’on est en direct de la planète, précise Gervereau. Les trous noirs de l’information, régulièrement dénoncés par Reporters sans Frontières, le franco-centrisme de nos médias, les présentations caricaturales des États-Unis (dont le territoire et la société sont infiniment plus complexes que ce que notre antiaméricanisme veut bien nous faire croire rappelle Gervereau), les informations exclusivement catastrophiques sur l’Afrique ou strictement économiques sur l’Océanie, les généralisations simplificatrices — comme si toutes les favelas brésiliennes se ressemblaient dans une pauvreté et une exclusion identiques — s’ajoutent aux géo-caricatures et autres clichés qui associent une et une seule identité à telle ou telle région du monde (Somalie – guerre – pays pauvre – besoin de riz). Gervereau a de très belles lignes dénonçant cet « étiquetage iconique », où un pays est assigné à une image médiatique univoque et réductrice. Il précise toutefois que si « au sein de cette circulation planétaire, les États-Unis pèsent d’un poids indéniable, tous les pays ont leur « chance », mais souvent sur un créneau très spécialisé (sport, famines, prix Nobel…) » (p. 119). La géographie médiatique qu’on nous présente requiert toute notre vigilance, avertit Gervereau. Aucun complot mondial n’est à l’œuvre dans la production et la circulation d’une information standardisée : le conformisme semble suffire à expliquer la construction médiatique d’un monde amputé de sa complexité.

Les écueils liés à la pauvreté informationnelle des images ou aux modes et rumeurs permettent à Gervereau de rappeler que De Gaulle n’est ni le nazi de 1968, ni le saint qu’on nous présente aujourd’hui. De même, si l’extermination des Juifs dans les camps nazis a mis du temps à être reconnue, elle semble parfois résumer aujourd’hui toute la déportation. De tels écueils indiquent les appauvrissements des visions du monde qu’entraîne le panurgisme médiatique, incapable d’une parole différente et plus critique. On mesure alors comment notre jugement sur le monde et son histoire se retrouve faussé. La faculté d’oubli des médias et du public s’ajoute aux auto-manipulations plus ou moins volontaires du fait d’options politiques, culturelles ou économiques des médias. D’où la défense d’une réelle pluralité d’organes médiatiques.

Regrettons au long du livre l’usage abusif de statistiques, abusif aux deux sens du terme : il y en a trop et elles sont infiniment trop ponctuelles pour établir rigoureusement des tendances convaincantes. Dommage aussi que l’analyse livrée en conclusion ne soit pas plus approfondie. On aurait aimé plus de pages sur le néo-colonialisme de l’information, sur la quête d’une meilleure hiérarchisation entre informations locales, régionales et mondiales (comment articuler ces niveaux ? la circulation planétaire d’informations locales suffit-elle à créer une information mondiale ?), sur la démocratie mondiale de l’information avec « des vues différentes, concurrentielles de notre rapport au monde » (p. 144), ou sur la proposition d’un multimondialisme médiatique évitant l’altermondialisme, qui s’inscrit, d’après Gervereau, dans un schéma trop dichotomique et manichéen pour être pertinent.

Le mérite de la conclusion est de nous rappeler l’illusion d’une abondance de nouvelles, alors que les informations sont très limitées et que l’internet n’est pour l’instant pas d’un grand secours. Gervereau rappelle que Google et les autres moteurs de recherche ne répertorient que 10% des sites web. Ne croyons donc pas que l’internet nous permette aujourd’hui d’accéder à toutes les nouvelles du monde, même si son invention permettra peut-être à l’avenir un accès de chacun aux diverses sources d’information du monde. Des versions contradictoires et clairement situées, faisant des comparaisons entre le passé et le présent, entre l’ici et l’ailleurs, entre le local et le planétaire, permettraient de mieux rendre compte de l’actualité de la planète. Gervereau se félicite des initiatives de Reporters d’espoir ou d’associations critiques sur les médias, mais aussi du lancement de chaînes mondialisées non occidentales, comme Al-Jazeera, qui ont le mérite de faire prendre conscience aux spectateurs occidentaux de leurs oeillères.

Le livre se conclut sur une approche originale, mais faible sur le plan théorique à cause de l’utilisation abusive des modèles universalistes américains et français : il s’agirait d’articuler le micro et le macro, une organisation planétaire offrant une bourse mondiale des sujets — proposés non pas par les seuls Occidentaux, mais vraiment par tous les continents — et des fonctionnements géographiquement limités et autonomes. On disposerait ainsi d’une « média-relativité, corrigeant la convergence des vecteurs par la diversité des sources » (p. 154). Relativiser l’information qu’on nous propose autant que nos façons de la comprendre, par le rappel de leur nature éminemment situées, telle semble être la proposition finale de Gervereau. Notons que le choix de localiser l’information permet d’une part de casser sa prétention à une vérité globale — en la rendant plus pertinente à un niveau local il est vrai plus modeste — et d’autre part cela appelle inéluctablement des informations venues d’ailleurs, prises ailleurs et présentées surtout d’ailleurs, loin de nos conventions établies. Les informations seraient aussi nouvelles que nos façons de les lire. L’avantage de l’internet est qu’il propose justement une diversité réelle de sources qui nous fait entrer dans cette média-remativité. Certes on ne sait pas encore bien mesurer la fiabilité des nouvelles disponibles sur internet, mais la toile peut permettre de faire exploser l’organisation ancienne de l’information.

Voilà un petit livre revigorant, certes un peu vite écrit, mais particulièrement suggestif sur les lacunes de l’image de la planète que nous offrent les médias, et surtout sur l’intérêt qu’auraient les sciences sociales à s’intéresser à cette construction médiatique du monde.

Laurent Gervereau, Inventer l’actualité. La construction imaginaire du monde par les médias internationaux, Paris, La Découverte, 2004. 159 pages. 14 euros.

Abstract

En dépit des globes et autres mappemondes des génériques des journaux télévisés, les médias internationaux nous présentent des nouvelles du monde étonnamment locales, provenant des mêmes lieux et confinées aux mêmes espaces. Au-delà de ce constat banal mais chiffré statistiques à l’appui, l’historien Laurent Gervereau, spécialiste de l’image politique1, ouvre la voie à une géographie ...

Bibliography

Notes

[1] Laurent Gervereau a notamment étudié la propagande sous Vichy, ou la représentation photographique de la guerre d’Algérie. On lui doit de très nombreux ouvrages, notamment La propagande par l’affiche (Syros, 2002), Une histoire du visuel au 19e siècle (Seuil, 2003), et Voir, Comprendre, Analyser les images (La Découverte, 2004). Président de l’Institut des Images de Paris, il coordonne par ailleurs www.ImagEduc.net, un site pédagogique pour réfléchir au monde des images, à l’origine du Baromètre européen des médias.

Authors

Olivier Milhaud

Agrégé de géographie et normalien (Ens Lettres et Sciences Humaines), il a enseigné à l’université de Stockholm (Suède) et étudié à celle de Bristol (Angleterre). Après des travaux sur la frontière américano-canadienne, puis sur la circulation des connaissances entre géographie française et géographie anglophone, il se lance à présent dans une recherche doctorale à Bordeaux 3 sur la géographie des prisons (Du lieu de la peine à la peine du lieu). Il est membre des Cafés géographiques.

Partnership

Serendipity.

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