Jouer face à Deleuze, mot à mot…

Jean-Claude Dumoncel, Deleuze face à face, 2009.

Hervé Regnauld

Image1La pensée de Gilles Deleuze n’a pas la réputation d’être simple ni facile à comprendre. Cela n’empêche aucunement que certains de ses concepts soient largement tombés dans l’usage commun et que de très nombreuses publications scientifiques les utilisent. Certains artistes les mobilisent dans la conception de leurs œuvres. Ainsi le duo « territorialisation »-« déterritorialisation » est-il souvent employé par des géographes pour étudier des formes d’inscription spatiale ; ainsi la notion de « pli » est elle invoquée, en compagnie de celle d’espace « lisse »/« strié », pour expliquer les tactiques israéliennes de contrôle des territoires palestiniens (voir, par exemple, Weizman, 2001).

L’idée d’écrire un « Abcdaire » de Gilles Deleuze est donc à la fois intéressante et politique : pourrait-on faire une sorte de résumé, de micro-corpus de cette pensée complexe pour mettre à la portée de tous (presque tous) les concepts clés, phares… que Deleuze se réjouirait de voir appropriés pour des luttes sociales et politiques ? Peut on un faire un petit livre rouge deleuzien ?

En apparence le livre de Jean-Claude Dumoncel tente de relever ce défi. Il propose une liste de vingt-six termes (dont les emblématiques « Rhizome », « Corps sans organe », « Nomade », « Multiplicité »…) qu’il étudie chacun en quatre à dix pages avec, chaque fois, un exposé assez formellement classique, souvent construit comme une dissertation avec introduction, trois parties et conclusion. Mais chez Deleuze l’apparence est clairement distincte du simulacre et chez Dumoncel la liste est nettement différente de l’inventaire. Cet abécédaire est fondamentalement un jeu, c’est-à-dire, en suivant une interprétation stricte de la lettre de Deleuze, une activité paradoxale qui dit « tout le hasard » et qui n’a que des « coups gagnants ».

Le livre n’a pas de préface, pas d’introduction ; il commence à la page 7 et attaque le lecteur directement avec « Le nième Art », puis continue avec « Bergson », « Corps sans organe », « Différence et répétition », « Événement »… Il y a donc un concept par lettre de l’alphabet, ce qui garantit que le lecteur connaîtra son Deleuze de A à Z. (le dernier est « Zigzag », concept deleuzien bien connu !). Mais pourquoi faire tenir Deleuze en vingt-six mots (« Guattari » étant inexplicablement exclu) sinon parce qu’une règle, parfaitement arbitraire, l’impose ? L’instance qui fixe la règle peut appartenir à deux domaines : celui de la contrainte (l’appareil d’État, par exemple) ou celui de la jubilation (les règles des jeux, comme chez Lewis Carroll). Le livre de Dumoncel se place avec une radicalité sympathique du coté de Carroll. Il s’agit donc d’un livre, dense, de philosophie, qui se déguise en ouvrage un peu didactique (comprenez tout Deleuze en vingt-six rubriques !) alors qu’il est un exposé subtil d’un des aspects les moins simples de la pensée de Deleuze, son rapport avec la science « dure » (entendue comme les mathématiques et la physique principalement, par différence avec la biologie).

Le livre est en fait un labyrinthe dans le quel il est d’abord impossible de ne pas se perdre. Il est drôle (page 135, le désir « bicaballoïde » rencontre la « tétravalence de l’agencement »). Il est ensuite bizarre : le « tuyau » (qui est « ce par quoi les choses les plus importantes s’effectuent ») est traité sous la rubrique « Nomade », page 131, mais aussi page 115 sous la rubrique « Lautman ». Il est enfin déstabilisant, tant il compte de personnages et tant ces personnages se rencontrent sans logique apparente : page 123 (rubrique « Multiplicité ») Spinoza explique qu’il va traiter des appétits humains comme s’il était question de lignes, de surfaces et de volumes, mais il l’avait déjà dit page 30 (sous la rubrique « Corps sans organe »). Dans le premier cas les lignes, surfaces et volumes en question signalent l’importance d’une structuration des multiplicités en trois dimensions ; dans le second elles indiquent qu’un corps (humain) est avant tout une sorte de substance à laquelle une équation se trouve, ou non, réductible. Pour comprendre qu’un corps est « réductible » à une équation il faut savoir qu’il doit être pensé comme un ensemble non organique de dimensions ; il faut donc lire la page 123 avant la page 30. Il faut, de surcroît, avoir lu et la page 30 et la page 123 pour comprendre la page 91, qui nous enseigne (par la voix d’un Leibniz dont on ignorait qu’il fut aussi humoriste) qu’une thèse capitale est que les « sections coniques font la différence entre l’Adam vague et le Sextus ambigu », qui sont deux corps à forme dissemblable, l’Adam vague étant plusieurs personnes possibles (dans la correspondance entre Leibniz et Arnault) tandis que (comme chacun sait, parce que c’est dans la Théodicée et rappelé page 58) Sextus est soit une hyperbole, soit une parabole, soit une ellipse. Il y a donc une règle du jeu (un concept-rubrique par lettre de l’alphabet) et un déroulement du jeu, qui est de tirer, coup par coup, un ordre de lecture et donc un ordre d’entrée en scène des protagonistes. Qui, de « A », de la page 58 ou d’Anaximandre a la préséance ?

Il y a cependant un fil d’Ariane. Dumoncel emploie cette expression page 119 pour nous éclairer mais indique malicieusement aussitôt qu’il y a, en fait, deux fils d’Ariane et ajoute, page 165, que l’Ariane deleuzienne est une fiancée transcendantale. En conséquence il faut commencer le fil de la lecture par la rubrique « Zigzag », la dernière, qui a un coté très original : la vie de Deleuze y est décrite de façon chronologique, comme une sorte d’évolution conceptuelle au fur et à mesure qu’il s’approprie de nouvelles connaissances mathématiques. Ensuite, il faut absolument se lancer dans l’aventure de devenir un joueur deleuzien, au moins le temps de la lecture. On peut lire les rubriques dans n’importe quel ordre (même tiré au hasard) : elles épuisent la totalité de l’alphabet et Deleuze sera lu de A à Z. C’est rassurant. Cependant aucun ordre de lecture n’est préférable à un autre, ou si l’on veut, tous les tirages sont des coups gagnants. Dumoncel arrive donc à faire dire à Deleuze que tous les ordres sont justifiés et gagnants. Ce paradoxe est en fait une attitude deleuzienne hyper-orthodoxe : le début de Mille plateaux indique explicitement qu’on peut commencer le livre n’importe où. C’est aussi une décision qui a quelques résonances politiques : si aucun ordre de lecture n’est préférable à un autre, cela induit qu’aucun ordre de pensée n’est meilleur qu’un autre. Là encore Dumoncel joue avec finesse et rappelle que ce qui fait la qualité d’une pensé n’est pas du domaine de l’ordre. Le premier fil d’Ariane est donc dans la modalité du choix, désordonné et forcément gagnant.

Le second fil d’Ariane est que la qualité d’une pensée philosophique réside — en partie — dans son rapport à la science « dure ». Sous cet angle-là, le livre de Dumoncel devient plus classique, au moins par la rigueur de ses références et la clarté de ses phrases. Visiblement il s’agit d’un domaine que l’auteur connaît particulièrement bien : quels mathématiciens, logiciens, scientifiques « durs » ont influencé Deleuze ?

Deleuze est fortement marqué par les logiciens : il se sent proche d’une forme stoïcienne de logique, il signale à plusieurs reprises son intérêt pour les figures logiques de Lacan, il connaît particulièrement bien Lewis Carroll et écrit un livre entier sur le sens de la logique (Logique du sens). Dans d’autres ouvrages Deleuze (avec Guattari dans L’Anti-Oedipe) établit des distances fortes à l’égard des logiques dont il redoute qu’elles soient des instruments de réification de la complexité de l’inconscient. Dumoncel tente donc, par défi, de rendre compte de L’Anti-Œdipe selon une lecture logique : ce livre est interprétable, selon lui, comme un débat entre un Œdipe vu par Freud et un Œdipe vu par Frege. La démonstration commence par la comparaison entre deux énoncés logiques, dont le premier est

  • Œdipe a l’intention d’épouser la reine de Thèbes

  • La reine de Thèbes est la mère d’Œdipe

  • Œdipe a l’intention d’épouser sa mère

alors que le second est

  • Œdipe épousera la reine de Thèbes

  • La reine de Thèbes est la mère d’Œdipe

  • Œdipe épousera sa mère

Les deux énoncés peuvent être justes. Le second l’est toujours si la reine ne meurt pas avant qu’Œdipe l’épouse (ou inversement) ; le premier est vrai en fonction de ce que l’intention d’Oedipe est. Sait-il, (ou pas) que la reine est sa mère quand il a l’intention de l’épouser ? Ensuite il faut déterminer si ce savoir est conscient ou inconscient. Dumoncel expose donc cet enjeu qui est d’abord logique, et indique quelle stratégie Deleuze construit pour faire de l’Œdipe freudien un faux héros puis un modèle aliénant (plus exactement une « dépendance de la paranoïa »). La logique du deuxième énoncé repose sur la construction d’un acte de destin, presque stoïcien, qui « dit tout le hasard » pour peu qu’on laisse le temps faire vivre et Œdipe, et la reine. Ces deux personnages sont les produits de flux qui les dépassent et ne peuvent pas être conçus comme des individus subjectifs menés par leur inconscient.

D’autres analyses de Dumoncel permettent de comprendre un lien plus subtil encore, entre certains concepts deleuziens et certaines structures mathématiques. Ainsi la vision deleuzienne de la science dériverait-elle des idées du mathématicien Lautman (Deleuze a eu son fils comme étudiant). Lautman indique que les problèmes scientifiques apparaissent d’abord comme des idéalités platoniciennes et qu’ensuite ils sont inscrits sur des champs disciplinaires. Deleuze (dans Différence et répétition et dans Logique du sens en 1969) interprète cela en disant qu’il y aurait dans l’idée une casuistique et une structure-mère et qu’elles doivent s’actualiser, sous forme de multiplicité, dans un plan de consistance. La casuistique serait un peu comme un ordre arbitraire dans un chaos, un processus d’échantillonnage parmi l’ensemble des idées possibles. La structure mère serait ce qui conditionne la stratégie de sélection des échantillons. Des années plus tard, dans Qu’est ce que la philosophie ? en 1991, Deleuze (avec Guattari) donne une description du « concept » comme ce qui est propre à la philosophie et qui, seul, permet d’agencer du sens dans un ensemble d’idées nouvelles, incomprises ou inconnues, et ce sans utiliser une règle scientifique déjà valide. Seule la philosophie sait traiter de telles idées, qui sont en fait des événements, en les inscrivant sous forme de points singuliers (points brillants comme sur un profil sismique, point de rebroussement, col ou sommet…) dans un champ ou sur un plan de consistance créé pour l’occasion en plus de tous ceux qui existaient déjà.

Dans la rubrique « Rhizome » Dumoncel trace le lien entre Poincaré et Deleuze, puis éclaire ce que Deleuze dit (parfois maladroitement) des espaces fractals. Pour Poincaré certains systèmes sont tels qu’ils repassent un nombre infini de fois près du même état, sans jamais passer au même endroit exact. Deleuze y aurait vu une image qui définirait un éternel retour comme une éternelle différence et une « éternelle hantise du même voisinage », donc une répétition, liée pour partie à un refoulement. Cette thématique (on refoule parce qu’on répète et on ne répète jamais que du différent) est une des bases de l’ouvrage Différence et répétition. Ensuite, prenant connaissance des travaux de Mandelbrot et de Thom (sur les catastrophes) avec plus de précision Deleuze fait évoluer son intuition première. Il s’éloigne d’une conception de l’événement comme répétition du différent et accorde de plus en plus de poids à la forme que l’événement prend. Il affine donc sa pensée de la répétition en y ajoutant une vision de la singularité morphologique de chaque événement répété. Il déploie alors le concept de simulacre avec une nouvelle ampleur, qui lui donne une supériorité sur le simple concept de représentation. Dans un simulacre l’événement joue avec la représentation, la déplace et la masque et peut être la transforme. Plus tard cette conception très complexe de l’événement glissera vers la notion de virtuel.

Dans toutes ces analyses remarquables Dumoncel glisse toujours un ou deux « non-sens », une ou deux références « drôles », mais il est toujours parfaitement clair et précis. Il enseigne la philosophie des mathématiques, et cela se perçoit dans l’organisation de ses raisonnements, dans l’étendue de ses références numériques, dans la fréquente utilisation des figures, graphiques ou croquis et dans la concision de ses phrases. Il propose une lecture totalement originale de Deleuze, selon une double entrée paradoxale : le jeu et les maths. Le jeu affirme le coup du sort et interdit une stratégie : il défie toute idée initiale d’ordre, de hiérarchie ou de primauté conceptuelle. Les maths exigent une stratégie quant à la définition d’un itinéraire et, a minima, d’une axiomatique pour la succession des coups. Au bout du compte la lecture permet de découvrir un Deleuze presque numérique, profondément dépendant de structures abstraites de calculs, au point, par exemple qu’il y a entre le corps sans organe et le corps sur R des voisinages conceptuels. Deleuze en sort encore plus « grand » parce qu’une profondeur nouvelle et une abstraction supplémentaire doivent être attribuées à son mode de pensée. Cela le rend encore moins simple à comprendre, ou plutôt, cela rajoute un niveau de lecture (un plateau ou un plan de plus ?) à ceux que l’on connaissait déjà. Dumoncel apparaît alors comme un explorateur drôle et brillant, méthodique aussi, qui a ouvert à la réflexion un nouvel espace philosophique : Deleuze peut tenir en vingt-six lettres que mille zigzags ne suffisent pas à parcourir, mais que chaque itinéraire dévoile comme un penseur nouveau. On assiste donc bien à la naissance d’un nouveau concept, celui de « sens du zigzag », et cela mérite d’être salué avec humour et admiration.

Jean-Claude Dumoncel, Deleuze face à face, Vallet, M-Éditer, 2009.

Bibliography

Eyal Weizman, « The Art of War. Deleuze, Guattari, Debord and the Israeli Defense Force » in InterActivist Info Exchange, 1.8.2006.

Abstract

La pensée de Gilles Deleuze n’a pas la réputation d’être simple ni facile à comprendre. Cela n’empêche aucunement que certains de ses concepts soient largement tombés dans l’usage commun et que de très nombreuses publications scientifiques les utilisent. Certains artistes les mobilisent dans la conception de leurs œuvres. Ainsi le duo « territorialisation »-« déterritorialisation […]

Hervé Regnauld

Professeur de géographie physique à l’Université Rennes 2, il étudie le littoral (et en particulier ses réponses à des événements intenses, tels les tempêtes et les tsunamis). Il s’intéresse aussi à la dimension épistémologique de la géographie physique et aux relations entre le milieu, les pratiques plastiques (comme le land art) et les conceptions scientifiques.

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Hervé Regnauld, « Jouer face à Deleuze, mot à mot… », EspacesTemps.net [En ligne], Books, 2009 | Mis en ligne le 2 November 2009, consulté le 02.11.2009. URL : https://www.espacestemps.net/en/articles/jouer-face-a-deleuze-mot-a-mot/ ;