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Serendipity.

Interfaces et reconfigurations de la question Nord/Sud en Corée.

Depuis la réunification allemande et le démantèlement du bloc soviétique, la péninsule coréenne divisée comme l’Allemagne à la suite de la deuxième guerre mondiale constitue aujourd’hui un des seuls espaces-reliques de la guerre froide : la zone démilitarisée établie sur le 38e parallèle à la fin du conflit inter-coréen (1950-1953) sépare en effet deux États opposés sur les plans politique et socio-économique. Après plus de trente ans de croissance, la Corée du Sud [1] est aujourd’hui un pays émergent développé et industrialisé qui a connu une démocratisation rapide depuis la fin des années 1980. Un pays qui se veut socialiste, mais de fait en transition économique dans certains secteurs, la Corée du Nord [2] demeure quant à elle une dictature totalitaire et, alors qu’elle fut aussi développée que le Sud jusqu’au début des années 1970, elle est confrontée depuis une quinzaine d’années à une crise très grave de son système politico-économique. Or, dans le contexte géopolitique nouveau de l’après guerre froide et malgré les rebondissements de la crise nucléaire qui secouent périodiquement l’Asie orientale (voire le monde), ces deux États d’une « longue partition » coréenne [3] ont évolué dans les années 1990 vers une forme de rapprochement — mouvement symbolisé, du côté Sud, par la politique d’engagement du Nord, dite du « Rayon de soleil » [4], initiée par le Président Kim Dae-Jung [5] en 1998.

Sur le plan scientifique, cette division politique, qui a suscité dans la péninsule l’émergence de deux expressions concurrentes de l’identité et de la nation coréenne — celle du Nord et celle du Sud —, s’est traduite, en France, en Europe occidentale et dans les pays anglo-saxons privés d’accès direct au Nord, par la focalisation des recherches sur la Corée du Sud et selon une perspective sud-coréenne [6]. De surcroît, la plupart des recherches traitent la partition coréenne comme un simple contexte affectant « de loin » les vies sud-coréennes, tandis que la question des contacts inter-coréens a été principalement réduite aux relations politiques et à leurs éventuelles expressions économiques — objet d’analyse relevant de la compétence exclusive de certains champs disciplinaires comme la géostratégie ou les sciences politiques et économiques.

À côté de toute une littérature sud-coréenne de nature programmatique liée à l’agenda politique de la période de l’engagement, d’ores et déjà immaîtrisable, et issue notamment d’institutions para-étatiques (Kinu [7]), bien des ouvrages académiques plus ou moins spécialisés en anglais (Moon et Steinberg, 1999 ; Samuel Kim, 2004 ; Son Key-Young, 2006), ou en français (Koo Youngnok, 2002 ; Helper, 2008) ou même en coréen (Yi Sangmin, 2000 ; Kim Kŭnsik et al., 2004 ; Kim Chihyŏng, 2008) témoignent de cette tendance.

Cet article, qui est un des résultats collectifs d’un projet de recherche soutenu par l’Anr, propose de nouvelles perspectives d’analyse de la Corée et des relations inter-coréennes.

Les principales hypothèses de départ du projet étaient les suivantes : il s’agissait d’abord, tout en se démarquant d’une approche performative du rapprochement inter-coréen, d’ouvrir le champ d’études des relations inter-coréennes à d’autres disciplines que les sciences politiques et économiques ou la géostratégie, en analysant de multiples formes de relations, comme des relations immatérielles et symboliques, notamment dans le champ des représentations. Il s’agissait ensuite et surtout de reconsidérer la partition, non plus comme une toile de fond (approches classiques), mais comme une matrice structurante des deux sociétés en présence.

Se situant dès le départ dans une perspective pluridisciplinaire, le projet, regroupant neuf chercheurs et six disciplines (anthropologie, histoire, histoire de l’art et archéologie, géographie, sciences politiques, sociologie), a mobilisé pour ce faire le concept d’« interface », entendu d’abord au sens large de « tous les champs de contact » (aussi bien matériels qu’immatériels) entre les deux Corée. Issue de la physique et de la biologie, la notion d’interface, largement diffusée en sciences de l’information et de la communication depuis la révolution des outils informatiques des années 1980 (développement des interfaces graphiques dites « intuitives », comme la souris ou les menus déroulants), a été aussi beaucoup utilisée en géographie ou en économie des transports dans l’analyse des nouvelles formes d’organisation de la logistique (l’interface permettant de décrire et de théoriser l’intermodalité, c’est-à-dire la connexion entre deux modes de transport différents) [8]. Dans ces deux cas, l’interface désigne un élément de liaison entre deux entités de nature différente et qui, sans cet élément, ne pourraient pas communiquer. En géographie, la notion est notamment utilisée en analyse spatiale (branche de la discipline qui s’intéresse aux structures élémentaires de l’espace), qui la définit comme la mise en contact de deux espaces différents (Lévy et Lussault, 2003, p. 522) et elle a suscité de nombreux travaux sur les frontières, les fronts pionniers ou les marges. Mais, hors du champ de cette discipline, la notion n’est finalement guère exploitée [9].

Parmi les objectifs de ce travail figurait d’abord un

double élargissement du concept d’interface [consistant] d’une part [à s’interroger] sur ses capacités opératoires en dehors du champ de la géographie, principale discipline qui l’a mobilisé jusque-là ; d’autre part, [à inclure] l’étude des interfaces immatérielles et symboliques (dans le domaine des représentations notamment) qui peuvent s’avérer [dans l’étude des relations inter-coréennes] au moins aussi riches à analyser que [les interfaces matérielles]. (contrat Anr-05-jcjc-006, p. 16)

Le deuxième objectif était de se donner, grâce à l’utilisation du concept d’interface, les outils pour mieux évaluer la situation géopolitique en Corée, par une analyse plus fine, à différents niveaux, des changements qui s’y opèrent depuis une quinzaine d’années et de leurs conséquences (crise nord-coréenne et rapprochement inter-coréen). Enfin, en se positionnant comme producteur de discours dans l’interface elle-même (le champ des contacts), le projet espérait renouveler l’état des connaissances sur les Corée tout en développant l’étude de la Corée du Nord.

Sur le plan méthodologique (voir le tableau annexé au format pdf), le travail s’inscrit dans la production des savoirs dits « situés » des aires culturelles, qui s’appuie sur la maîtrise des langues et des discours savants locaux, ainsi que dans la connaissance de terrain permettant la production de données originales par enquêtes.

Quel bilan pouvons-nous faire de ce travail sur les interfaces Nord/Sud dans la péninsule coréenne ? En quoi la mobilisation d’un concept venant des sciences dites « dures » et peu utilisé en sciences humaines est-elle venue enrichir la perspective d’approche des relations inter-coréennes ? Ce concept s’est-il avéré opératoire pour penser ces relations de manière renouvelée ? Inversement, qu’a pu apporter le cas de la Corée, « méta-frontière » (Foucher, 2007) de type bien particulier, dans la définition de l’interface et l’utilisation possible de ce concept en sciences humaines ? Ces questions paraissent d’autant plus pertinentes à poser aujourd’hui que le refroidissement progressif des relations depuis la fin de 2006 jusqu’aux crises de 2007 et 2008 permet de considérer la période du rapprochement entre les deux pays (1998-2008) comme une période cohérente.

Partant du concept d’interface, une première partie travaille la terminologie, dans les trois langues principales de notre travail (français, coréen et anglais) et sur l’ensemble du champ conceptuel concerné, impliquant de s’interroger sur des notions proches (comme celle de « frontière »). La deuxième partie montre comment le cas de la péninsule coréenne a permis de (re)considérer le concept d’interface et de mieux en décrire certains aspects et certaines propriétés complexes. Une troisième partie, enfin, développe la question des identités coréennes que l’utilisation du concept d’interface a permis d’envisager sous un/des angle(s) renouvelé(s).

Des interfaces géographiques aux interfaces inter-coréennes — objets, langues et champs.

L’interface : les mots et les langues, de la géographie aux sciences sociales.

Comme le note un article collectif récent de L’espace géographique (Chapelon et al., 2008), le travail des géographes français sur les interfaces s’appuie sur une littérature scientifique abondante portant sur la question des discontinuités spatiales qui fut initiée par les travaux de Brunet en 1967. L’espace géographique, étendue différenciée par essence, permet de mettre en évidence des discontinuités (là où il y a rupture, séparation, changement de système) et l’interface constitue « un objet géographique qui naît de la discontinuité et/ou est établi sur celle-ci » (Chapelon et al., 2008, p. 197). Rappelant notamment la diversité des interfaces, qui peuvent par exemple être représentées par des types d’espaces aussi différents que le littoral (une des interfaces les plus facilement identifiables, entre espace continental et maritime), une zone péri-urbaine (interface ville-campagne [10]), des frontières (interfaces entre États ou entre domaines linguistiques), ou même un palais des congrès (interface entre les congressistes eux-mêmes, et entre l’activité de réseau qu’est le congrès et la ville qui accueille cette activité), les auteurs soulignent les fonctions essentielles des interfaces géographiques que sont l’échange (en des points, lignes ou zones) et la régulation (capture, filtrage et orientation de ces échanges). L’exemple ensuite largement développé du Rhône entre Beaucaire et Tarascon (où l’interface est née d’une double discontinuité à la fois physique et politique) illustre comment l’interface peut constituer un facteur de production de l’espace : dans le cas du Rhône à Tarascon et Beaucaire, la barrière physique du fleuve et politico-administrative héritée de l’ancienne frontière entre la France et la Provence, n’a pas empêché, sur cinq siècles, la production de liens denses à la fois techniques (permettant la traversée du fleuve) et, plus récemment, économiques et sociaux pour la gestion des deux villes, constituant une véritable micro-région. L’interface constitue finalement un système autonome dans son fonctionnement, ce qui en fait — comme le concluent les auteurs — un type d’espace « stratégique » particulièrement intéressant du point de vue des aménageurs (p. 206).

Une fois rappelés ces quelques éléments de définition, soulignons enfin que, toujours en géographie française, la notion d’interface (qui était absente du Dictionnaire de la géographie de Pierre George [1970] et qui est très critiquée dans celui d’Yves Lacoste [2003, p. 220]) est assez largement employée depuis la fin des années 1990 [11], y compris dans ses applications pédagogiques : en 2005, une des nouvelles questions au programme de géographie de Terminale proposait ainsi explicitement d’aborder l’espace méditerranéen à travers le prisme de ce concept puisqu’elle posait la question suivante : « La Méditerranée est-elle une interface géographique ? ».

Quant à la géographie humaine générale coréenne, bien que s’intéressant naturellement à des espaces entrant dans la catégorie des interfaces telles que nous les avons définies (frontières, littoraux, espaces péri-urbains), elle n’emploie pas le concept tel qu’il est utilisé aujourd’hui par les géographes français. Dans la version coréenne du dictionnaire américain de Johnston (Hyŏndae inmun chirihak sajŏn, 1992), le terme est traduit par « kongyu yŏngnyŏk », c’est-à-dire littéralement « territoire commun » ou « zone commune ». La définition coréenne correspond d’ailleurs mot pour mot à celle qui figure dans l’édition 1986 du dictionnaire de Johnston [12] :

The boundary between two systems is sometimes termed the interface. In geography the term has two main applications: the first describes the contact between “academic studies” and “real world” activities; the second refers to the contact between two submodels, e.g. a housing model and an employment model, in building an integrated total model of urban and regional systems.

Très influencée par la géographie anglo-saxonne (Yu Woo-Ik, 2000), qui ne travaille pas ce concept, la géographie coréenne utilise elle-même à peine le terme de kongyu yŏngyŏk, sauf dans une branche qui lui est parfois liée, celle des « sciences domestiques » (kajŏng), et dans un sens très spécifique désignant les espaces résidentiels communs d’interactions sociales — espaces correspondant aux « parties communes » des copropriétés et qui sont aussi des « lieux de sociabilité » dans le logement collectif (Mun Myŏngsik, 1993 ; Yi Sangjun, 1996 ; Kang Chiyŏng, 1999). En revanche, le terme « konglish » d’interface (int’ŏp’eisŭ), emprunté aux sciences de l’informatique, est très largement utilisé en coréen dans divers domaines scientifiques à propos des nouvelles technologies de l’information et de la communication, dans le sens où il l’est en langues occidentales d’interface informatique entre l’homme et la machine [13]. De manière plus spécifique, ce terme konglish d’int’ŏp’eisŭ peut être utilisé en sociologie, notamment dans le champ de l’étude sociologique des médias et de la communication, où il est un outil d’analyse de la question des relations entre différents acteurs et/ou usagers dans ce champ (Kim Myŏngok, 2000 ; Kim Tusik, 2001), ou encore, de manière plus générale, en sociologie, pour une analyse de différents types d’inter-relations (Kim Usik, 2000 a et 2000 b).

Quelle(s) interface(s) coréenne(s) ?

L’approche de la division coréenne à partir du concept d’interface mobilisé par les sciences sociales francophones a permis assez rapidement de mettre en évidence trois grands types d’interfaces (voir le tableau annexé au format pdf) : les interfaces spatiales, comme la frontière inter-coréenne, la frontière sino-nord-coréenne et Kaesŏng (ancienne capitale historique aujourd’hui située en Corée du Nord, où le Sud développe une enclave industrielle — voir deuxième carte ci-dessous) ; les interfaces sociales, où l’élément structurant du contact (potentiel ou réel) est moins une région ou un lieu qu’une communauté : la question classique des réfugiés nord-coréens au Sud a ainsi été revisitée, tandis que d’autres interfaces plus invisibles (comme par exemple le rôle politico-économique des Sud-Coréens originaires du Nord) ou moins connues (les contacts par le biais de la circulation des peintures nord-coréennes vers le Sud) ont été étudiées ; enfin les interfaces dites narratives, qui sont toutes des interfaces immatérielles, qui se situent au niveau des discours de chaque Corée sur l’Autre, que ce soit des discours officiels et émanant des États (manuels scolaires, agences de presse) ou des discours imaginaires de la fiction (comme dans le cinéma).

Carte de localisation avec quelques interfaces spatiales.

Carte de localisation avec quelques interfaces spatiales.

Cette première typologie a aussitôt souligné les phénomènes d’intersection entre les trois types, qui sont en fait tous « mixtes ». Par exemple la frontière inter-coréenne est à la fois une interface spatiale mais aussi une interface sociale, comme à Kaesŏng même, où se rencontrent les groupes d’archéologues nord- et sud-coréens travaillant sur le patrimoine historique commun ; inversement, l’interface sociale que constitue au Sud la communauté des migrants nord-coréens récents a sa géographie (un « village » nord-coréen à Séoul) et ses hauts lieux.

Pourtant, contrastant avec les résultats d’une analyse géographique de l’interface, l’utilisation du concept dans d’autres disciplines a rapidement conduit la recherche sur la voie d’un véritable doute épistémologique, questionnant l’existence même de l’interface coréenne. Malgré une de nos hypothèses de départ, selon laquelle la rupture, autant qu’elle divise, crée en fait de multiples zones et possibilités d’influence et de contact entre les deux systèmes — même si formellement ceux-ci ne communiquent pas ou très peu —, deux positions contradictoires se sont en effet dessinées, qui ont fortement marqué la réflexion tout au long du projet.

La première affirme l’existence de l’interface inter-coréenne et conclut même que cette dernière serait un parangon du modèle. Tout d’abord, le cas coréen renvoie fortement au sens d’origine issu des sciences dures : il s’agit bel et bien d’une rupture/contact entre deux systèmes qui ne peuvent pas communiquer sans l’interface, notamment en raison de la distance idéologique qui les sépare. La réalité géographique de la division est indubitable, mais il y a davantage. Non seulement la division est inscrite dans le territoire péninsulaire, dont l’aménagement postérieur à 1953 a été déterminé par la partition (Gelézeau, 2002), mais elle a également imprégné toute la/les vie(s) sociale(s) locale(s). Bien que les deux états coréens s’affirment indépendants et non soumis à l’influence de l’autre, dans la réalité le développement social, l’économie et la politique, l’éducation et le savoir, jusqu’à la vie privée des deux sociétés, ont été formatés par la division, internalisée dans les consciences collectives. L’interface comme lieu de rupture est donc très claire.

Si l’on revient à la définition de Jacques Lévy (Lévy et Lussault, 2003) — « les interfaces les plus repérables sont […] celles où l’interpénétration entre les deux espaces est la plus faible » —, l’interface coréenne apparaît donc comme une interface bien repérable, « expressive » car facilement identifiable dans un cas de frontière politique et spatiale encore extrêmement fermée.

La deuxième posture affirme au contraire l’absence d’une interface en raison justement de la faiblesse des contacts entre les deux systèmes. De part et d’autre de la frontière politique Nord/Sud, frontière imperméable, la zone de rupture n’aurait fait émerger aucune interface faisant système et se caractérisant par les relations denses et complexes entre deux espaces décrites dans le cas géographique Beaucaire-Tarascon. C’est ainsi que le concept se serait avéré essentiellement utilitaire sur le plan heuristique, permettant de travailler sur des types de relations très diverses entre les deux Corée, et fonctionnant simplement comme un catalyseur de savoirs — ceux-ci émergeant de la confrontation des cas variés que nous avons étudiés au-delà des approches classiques en relations internationales ou en économie. Dans cette perspective, qui ferait de l’interface Beaucaire-Tarascon un modèle d’interface, le concept n’apparaît-il pas de fait en porte-à-faux avec les réalités coréennes ? En fait d’interfaces, les relations Nord/Sud dans la péninsule coréenne se réduiraient à une frontière imperméable sur le plan politique et spatial, à l’absence de relations denses et équilibrées sur le plan social. Sur le plan narratif et des discours, de même, il n’est pas facile de repérer la formation d’une véritable « hétérologie » (entendu au sens de discours sur la différence de l’Autre ; Certeau, 1975 et 1978), ni même l’émergence de simples formes d’intertextualité (pas de références contemporaines croisées et signifiantes repérable dans les cinémas ou la littérature des deux Corée).

Le cas des manuels scolaires, discours officiel et savant à l’évidente fonction éducative et de formatage des esprits, est à cet égard éclairant (Delissen, 2008). Il est vrai que, des années 1980 à aujourd’hui, le contenu des manuels scolaires (histoire, géographie et autres matières pertinentes) a considérablement changé, en Corée du Sud comme en Corée du Nord. L’évolution est cependant largement dissymétrique : au Sud, une certaine place est, depuis dix ans, réservée aux « choses du Nord ». C’est davantage le vaste monde (et son économie) que le Sud qui sont désormais pris en compte dans l’éducation du Nord. Ainsi, dans l’enseignement général dont on sait le poids décisif, la dissymétrie est telle qu’elle rend difficile la validation de l’efficience du concept d’interface. Quelle que soit sa capacité heuristique, on préfère décrire la situation en termes d’« accueil » (Levinas, 1961 ; Ricœur, 1990) d’une part, de « front » (au sens militaire classique de « ligne mobile », impliquant une poussée d’une part et un recul de l’autre) d’autre part.

De même, l’analyse des circuits de traversée de la frontière coréenne reliant notamment la ville sud-coréenne de P’aju au complexe industriel de Kaesŏng situé en Corée du Nord confirme que flux terrestres et interactions entre personnes sont restés très limités et contraints, même pendant la période de développement des connexions terrestres, entre 2004 et 2007 (Gelézeau, 2008). Ainsi, cette frontière imperméable ne suscite aucune des transformations par ailleurs identifiables dans d’autres systèmes frontaliers ouverts permettant l’interpénétration, l’hybridation ou la créolisation. Ce serait même le contraire dans la mesure où (pour ne citer qu’un exemple) la frontière souligne de profonds contrastes paysagers entre les hauteurs reboisées de la Corée du Sud et les collines totalement déboisées et dévastées par l’érosion de la Corée du Nord [14]. Pourtant, le simple contact frontalier engendre des effets spatiaux, repérables par exemple dans l’aménagement des communes frontalières en Corée du Sud. L’organisation spatiale de ces communes, profondément marquées par la présence de l’armée typique des zones frontières militaires et des glacis de défense, se caractérise aussi par une dynamique de front pionnier dont les formes récentes reflètent l’évolution des relations inter-coréennes. Traditionnellement orientées vers le maintien d’une population d’agriculteurs, les politiques plus récentes visent à (re)développer les territoires en s’appuyant notamment sur leur exploitation touristique. De surcroît, l’existence de cette frontière peu perméable (qui a été encore refermée depuis la fin de 2008) n’empêche pas la bascule des dynamiques territoriales de la péninsule autour d’une grande région ouest-centrale polarisée autour des deux capitales nationales de Séoul et Pyongyang (Gelézeau, Ducruet et Roussin, 2008).

Cet exemple de la frontière ne permet-il pas de faire l’hypothèse que, malgré l’absence de communication directe, des dynamiques de transformation des systèmes sont néanmoins repérables ?

Les interfaces coréennes : de l’absence au système.

Parangon d’interface ou absence d’interface ? Comment a-t-il été possible de dépasser ce point dur de la réflexion ?

Il a fallu d’abord admettre d’une part que l’interface est un concept fondamentalement dualiste : la rupture qui porte en elle le contact et donc la possibilité (peut-être future) d’une rencontre. Dans la péninsule, l’hétérologie (en tant que véritable reconnaissance de l’autre) n’est peut-être pas encore discernable, mais cela n’exclut pas son émergence progressive, par exemple au travers du discours sur l’autre en Corée du Sud, dans le roman ou le cinéma. Il faut aussi admettre d’emblée la polysémie intrinsèque de la notion, qui, comme tous les concepts « riches », c’est-à-dire capables de susciter débat, déplacement de la pensée et innovation, ne peut se réduire à un seul sens : l’effort de définition crée une dynamique de réflexion ouverte, mais figer la définition conduit à appauvrir, voire épuiser, le concept [15].

De fait, la confrontation des différents cas d’études a abouti à de nombreuses directions de recherches et propositions.

L’importance des interfaces Nord/Sud indirectes.

Tous les projets de recherche confirment que, en dehors bien sûr des contacts gouvernementaux et officiels politico-économiques, largement étudiés par ailleurs, les interfaces directes restent limitées, que ce soit en étendue, en fréquence ou en localisation. Outre des contacts plus ou moins fortuits dans des pays tiers — Chine et Russie essentiellement — il s’agit pour l’essentiel de contacts ayant lieu au Nord de la péninsule dans le cadre de voyages touristiques très encadrés (jusqu’à leur arrêt en 2008) ou dans la zone industrielle de Kaesŏng, ou de contacts prenant place au Sud de la péninsule à l’occasion des rencontres entre familles séparées. Ce sont donc les quelque 20 000 réfugiés nord-coréens vivant en Corée du Sud (estimation de 2010) qui constituent potentiellement l’interface sociale directe la plus importante, malgré l’isolement social lié à la discrimination dont ils sont victimes et qui caractérise les processus de leur intégration socio-économique au Sud (Bidet, 2009). À l’exception du cas des réfugiés (qui font l’objet d’une observation de la part du gouvernement sud-coréen, ne serait-ce que dans le cadre d’une politique d’intégration, et qui suscitent l’engagement important d’ong sud-coréennes), cas largement étudié par ailleurs, la plupart des contacts directs sont initiés par les gouvernements et sont en conséquence strictement contrôlés : le tourisme au mont Kŭmgang (entre 1998 et 2008), la zone industrielle de Kaesŏng, les rencontres entre familles séparées [16].

Le fait que le contexte géopolitique de la division détermine ainsi, au gré des réchauffements et des refroidissements des relations inter-coréennes, le développement d’interfaces directes n’empêche pas d’ailleurs le développement d’interfaces encore indirectes, qui constituent peut-être d’ailleurs des interfaces directes en attente ou en devenir. De ce point de vue, l’exemple des régions chinoises frontalières avec la péninsule coréenne (situées géographiquement dans un pays tiers et à l’extérieur de la péninsule) est susceptible d’apporter un éclairage.

Les régions frontalières chinoises sont certes géographiquement adjacentes à la seule Corée du Nord, mais elles développent également, depuis le tournant des années 1990, d’actives relations avec la Corée du Sud. La ville frontalière de Dandong et la préfecture autonome des Coréens de Yanbian entretiennent par exemple toutes les deux des relations économiques avec chacune des deux Corée. Des acteurs économiques coréens du Sud comme du Nord y sont donc présents. De même, la mise en place à partir du milieu des années 1990 d’un programme de coopération économique entre les régions frontalières chinoises, nord-coréennes et russes, avec une participation de la Corée du Sud (Colin, 2004 et 2008), a également permis de créer un espace institutionnel où les relations inter-coréennes directes ne sont pas, là encore, du domaine de l’impossible. Même si ces contacts sont surtout potentiels et restent encore très difficiles à analyser et à quantifier, l’étude de cas a montré que ces espaces frontaliers chinois, par les acteurs politiques et économiques qu’ils abritent, ont pris conscience de leur situation d’interface potentielle entre les deux Corée, allant même jusqu’à valoriser cette situation dans leur stratégie de développement local (Colin, 2008). La ville de Dandong et la préfecture autonome des Coréens de Yanbian misent incontestablement sur la proximité de la Corée du Nord pour attirer les acteurs sud-coréens, qu’ils soient investisseurs, commerçants, ou encore touristes. Les autorités de Yanbian encouragent de plus les populations chinoises d’origine coréenne vivant sur son territoire au développement de liens ethniques transnationaux afin de favoriser les contacts économiques avec les deux Corée. À terme, si bien sûr le contexte géopolitique régional le favorise, ces espaces pourraient devenir des espaces d’interfaces sino-nord-coréens, mais aussi inter-coréens, non négligeables.

Enfin, dans tous les cas, l’ombre de l’Autre, de l’autre côté de la frontière, pèse sur les deux Corée, qui continuent à s’observer mutuellement, notamment pour des motifs sécuritaires. Par exemple, l’édition internationale de l’agence de presse sud-coréenne, Yonhap, recense les sites Internet nord-coréens, alors même que, pour des raisons politiques, ceux-ci ne sont toujours pas accessibles à partir du Sud de la péninsule. De même, si aucun journaliste du Nord ou du Sud n’est stationné dans l’autre capitale, les dépêches de l’agence de presse nord-coréenne (la Kcna, Korea Central News Agency) sont largement analysées à Séoul. C’est ainsi que l’agence de presse sud-coréenne (Yonhap) a pu interpréter par le passé certaines critiques émises par l’agence de presse nord-coréenne (Kcna) à l’encontre des États-Unis comme étant en réalité un appel à la négociation. De même, quand la Kcna ne parle pas des faits et gestes du dirigeant Kim Jong Il pendant quelques semaines, l’agence du Sud s’interroge sur les implications de ce silence (Fruchart-Ramond, 2008).

L’interface, un système complexe.

Le cas des interfaces Nord/Sud dans la péninsule coréenne confirme également que le concept doit être considéré en tant que système. Plusieurs projets de recherches ont montré que la notion d’interface permet d’englober dans l’analyse les différents niveaux qui sont systématiquement en cause lors d’un contact. Dans une polysémie acceptée et même revendiquée, l’interface constitue d’abord l’entité ou l’espace du contact, par exemple la frontière inter-coréenne et plus précisément les lieux de contacts privilégiés, comme les enclaves que sont le complexe industriel de Kaesŏng et que fut la zone touristique du mont Kŭmgang ; l’interface renvoie également à la/aux personne(s) qui assume(nt) ce contact, comme les équipes d’archéologues nord- et sud-coréennes qui travaillent à Kaesŏng ou les réfugiés nord-coréens qui vivent au Sud — voire ceux (comme les agents des Ong sud-coréennes de la frontière sino-nord-coréenne — qui sont en contact avec des Nord-Coréens dans des pays tiers. L’interface désigne aussi les échanges eux-mêmes et le processus les produisant, comme ceux qui ont lieu dans la zone du contact ; enfin, elle est dans les produits et objets de ces échanges, comme les œuvres d’art nord-coréen qui se vendent au Sud, ou les films sud-coréens traitant du Nord ou des relations inter-coréennes.

Sur ce point, l’exemple du cinéma (type d’interface discursive) peut être développé (Joinau, 2008).

Rappelons d’abord que le public Nord ne peut voir librement des films du Sud et que le Sud ne peut visionner aisément des films du Nord. Il n’y a donc pas à grande échelle d’interface de réception. De surcroît, l’analyse des cinémas nord- et sud-coréens ne permet pas d’observer d’intertextualité simple (comme une influence directe des films du Sud sur ceux du Nord ou inversement). Au contraire, dans les films du Nord, le Sud disparaît dans le discours pour la période envisagée (1998-2008) : aucun film du corpus étudié n’évoque le Sud. Mais on a montré aussi que cette absence était signifiante, constituant une forme d’avancée par la négative et rappelant, en cela, les conclusions de l’analyse des manuels scolaires d’histoire et géographie (Delissen, 2008) : dans les manuels nord-coréens, les termes négatifs faisant référence au Sud ne disparaissent pas, mais s’appliquent à d’autres contenus. Aussi, bien que qualifiées d’« autistes » (Joinau, 2008), ces interfaces discursives s’inscriraient même dans un système plus vaste, englobant. Soulignons par ailleurs que, dans le cas du cinéma nord-coréen, l’absence d’intertextualité n’annule pas la possibilité d’interactions liées au contrôle total de la production cinématographique du Nord par une élite au pouvoir qui, elle, a accès au cinéma du Sud.

D’autre part, un type d’interface tout à fait important a été mis en évidence à partir de l’analyse du corpus sud-coréen : celui qui se met en scène dans l’imaginaire de la culture de masse du Sud autour de la figure de l’Autre nord-coréen comme dans les blockbusters qu’ont été Jsa (2000), drame racontant l’amitié de soldats nord- et sud-coréens dans la Dmz, ou Welcome to Dongmakkol (2005), farce située en pleine guerre de Corée et peignant la rencontre de soldats nord- et sud-coréens dans un village si isolé que ses habitants ignorent ce conflit fratricide. Il y a donc ici bel et bien un système comprenant :

– Un médium : le cinéma, ses films. Entre 1999 et 2008, une trentaine de films sud-coréens traitaient des relations inter-coréennes et/ou du Nord. Parmi eux, cinq films [17] figuraient parmi les records d’entrées de la décennie avec plus de cinq millions d’entrées depuis leur sortie (dont deux films, Silmido et Taegukki, dépassant les dix millions d’entrées).

– Deux groupes : les spectateurs sud-coréens et les Nord-coréens représentés.

– Une réelle discontinuité entre les deux groupes, puisque l’un est matériel et l’autre est une représentation (une discontinuité d’autant plus accrue que la Corée du Nord répond à une image proprement sud-coréenne, imprégnée de lieux communs : l’accent des Nord-Coréens, leur ignorance de l’argent, etc.).

– Un contact indirect, le médium suppléant par ses produits (les films) le rapport direct interhumain impossible, donc créant une interaction symbolique, narrative, qui joue le rôle d’interaction par procuration.

– Un système de régulation (voir plus bas sur cette question).

Le cas du cinéma, confirmé par celui de la peinture nord-coréenne exposée au Sud, a montré qu’un système équivalent existe au Nord : on peut ainsi se demander si les deux systèmes combinés ne composent pas une forme de « méta-système » d’interfaces bien plus compliqué que dans le cas d’une simple intertextualité ou d’une réception croisée de films ou d’œuvres d’art. Il s’agit du modelage de l’image de l’Autre par le biais du cinéma qui met en scène les contacts des Nord-Coréens et des Sud-Coréens dans des situations fictives voire résolument extravagantes (Dongmakgol). Le discours n’en crée pas moins la possibilité d’un lieu où pourraient se produire les interactions, comme un lieu d’accueil (Levinas, 1961) de l’autre dans l’imaginaire collectif, constituant (pourquoi pas) le début d’une reconnaissance de l’autre dans son hétérogénéité positive, préliminaire à une éventuelle (ré)intégration. Ainsi, en Corée du Nord, les manuels de géographie des dernières années, le contenu des jeux de masse, le discours officiel sur la réunification et la diaspora coréenne, le discours anti-chinois sur Koguryŏ créent un système d’interfaces, discret mais efficace, où peu à peu le Sud retrouve une place — fût-ce une place gérée, encadrée et imposée (l’agence de presse du Sud a d’ailleurs été autorisée à organiser une exposition sur le sujet dans un musée de Pyongyang).

Finalement, le caractère forcément mixte ou hybride des interfaces inter-coréennes renvoie à la multiplicité des discours et des « mythes » que chaque Corée (a) construit(s) à propos de l’autre, et dont les deux Corées sont donc à la fois les matrices et les produits. La question des interfaces Nord/Sud dans la péninsule coréenne, quand on les appréhende ainsi comme système structurant, apparaît ainsi étroitement liée à celle des identités coréennes.

Interfaces et identités coréennes.

Fonctionnement et fonctions de l’interface inter-coréenne (processus et régulations).

L’interface coréenne, si elle existe, constitue donc une zone de rupture forte suscitant des types de contacts extrêmement complexes, mais peu d’échanges directs. Dans ce contexte, les contacts s’effectuent à travers une figure déjà identifiée à propos des frontières par Brunet dans le prolongement de son travail sur les discontinuités en géographie : la « synapse » (Brunet, 1994), autrement dit un canal particulier de communication et d’échange. Cette figure est clairement identifiable dans le cas de la frontière spatiale : l’exemple de la ville de P’aju, déjà évoqué, fait apparaître un système synaptique qui comprend la voie de chemin de fer et la route, les gares d’arrivée et de départ ou les zones de parking réservées au transit inter-coréen (à P’aju et à Kaesŏng) et surtout les postes de douane et d’immigration (Ciq, Customs, Immigration, and Quarantine) où les passages sont filtrés, ce qui entraîne des délais d’attente extrêmement longs (au minimum trois heures de contrôle de routine au Ciq pour un convoi d’aide alimentaire de 60 camions de 25 tonnes de riz, pour un cas étudié en 2005 (Gelézeau, 2008). Le cas des interfaces sociales permet également d’identifier des formes de « passages synaptiques » : ainsi en est-il, par exemple, du transit obligatoire par l’institut Hanawŏn pour les Nord-Coréens arrivant au Sud de manière illégale [18]. Comprenant des cours aussi bien théoriques (cours sur le fonctionnement d’une société capitaliste, sur l’argent, etc.) que pratiques (cours de cuisine, de conduite), les deux mois à Hanawŏn apparaissent bien comme une « mise en conformité » des Nord-Coréens à « l’autre Corée » et peuvent aussi se lire comme la synapse centrale d’un processus de filtrage et de contrôle, afin de réguler les modalités d’entrée de ces « nouveaux migrants » [19] d’une origine particulièrement sensible. D’une manière générale, on l’a vu, tous les contacts inter-coréens officiels (les contacts non officiels sont interdits par les deux pays) sont gérés et encadrés par les autorités : dans les deux Corée, l’intervention de l’État, systématique, fait office de synapse, qui s’appuie, par exemple en Corée du Sud, sur l’outil légal de la loi de sécurité nationale, ou kukka poan pŏp (dont la lecture plus ou moins stricte permet d’accroître ou d’alléger le contrôle des Sud-Coréens eux-mêmes dans leurs relations avec le Nord).

Enfin, dans le domaine de l’information, où les échanges sont également très limités et étroitement surveillés, ce sont les agences de presse qui assument la fonction de synapses : au Nord comme au Sud il est impossible de consulter sans autorisation spéciale les dépêches des deux agences, et ce sont bien elles qui opèrent l’essentiel processus de filtrage de ce qui sera ensuite livré aux autres médias (Fruchart-Ramond, 2008). Certes, dans les périodes de rapprochement, les deux Corée ont pu envisager d’établir un partenariat entre la Kcna (agence du Nord) et Yonhap (au Sud) mais ce projet est impossible à mettre en œuvre tant les gouvernements tiennent à garder le contrôle sur ce qui vient de l’autre côté de la Dmz et à réguler la transmission des informations : c’est ainsi que les deux agences sélectionnent et réinterprètent en fonction de leur propre ligne éditoriale tout ce qui vient de l’autre Corée.

Dans cette fonction cruciale de régulation, de filtrage et de contrôle de l’interface, d’autres types de synapses sont apparues au cœur de cette interface pauvre en échange et en communication : les interstices ouverts notamment depuis le milieu des années 1990, et qui laissent filtrer des échanges interdits. À la frontière sino-nord-coréenne, les ong et des églises protestantes sud-coréennes, qui jouent un rôle important dans les réseaux d’accueil et de passage des réfugiés nord-coréens, apparaissent ainsi comme des pivots de l’interstice qui s’est ouvert au moment de la famine nord-coréenne du milieu des années 1990 (Colin, 2008). De même, le long de la frontière inter-coréenne, à côté des synapses accueillant les échanges officiels, de multiples interstices se sont ouverts, lieux physiques ou symboliques de cristallisation des incidents qui se sont répétés depuis le refroidissement brusque des relations inter-coréennes en 2008 : une touriste sud-coréenne tuée par un garde nord-coréen au mont Kŭmgang à l’été 2008, la question des ballons de propagande sud-coréens qui devient tout à coup un sujet de violente polémique au Sud, l’accident dans la basse vallée du fleuve Imjin en septembre 2009 [20] sont autant de raisons de penser que la frontière remplit moins bien sa fonction de barrière. Ainsi, au-delà de la tension politique, la fermeture de la frontière fin 2008 serait significative d’un mouvement de renforcement de la frontière (« rebordering ») caractéristique d’une volonté des états de la dyade frontalière de reprendre le contrôle de la zone d’interstices, de moins en moins contrôlable, que constitue la frontière et qui pourrait échapper à leur contrôle (Gelézeau, 2010a et 2010b ; voir aussi Chen, 2005).

La géométrie complexe de l’interface (limites, interstices, enclaves) : l’exemple de la frontière inter-coréenne.

Pour certains des cas étudiés, le projet a permis de prolonger l’analyse de la géométrie des systèmes interfacés (en partant de la zone à la fois de rupture et de contact), comme en témoigne l’exemple de la frontière inter-coréenne et de son organisation spatiale dans la ville de P’aju (voir carte ci-dessous). En effet, dans un contexte de forte croissance continue de la région capitale sud-coréenne, la période de rapprochement entre les deux Corée (1998-2008) s’est concrétisée par une transformation importante des communes proches de la frontière, qui a pu être interprétée comme la conséquence d’une véritable logique de front pionnier en direction du Nord (Gelézeau 2008). C’est ainsi que, dans la ville de P’aju, la proximité de la Dmz (qui traverse le territoire urbain d’avant 1950) n’a pas empêché l’expansion récente des grands complexes résidentiels ou même industriels, et que la libération des bases militaires fait, d’ores et déjà, l’objet de spéculation foncière. La proximité de la frontière et le développement, par la Corée du Sud, du complexe industriel de Kaesŏng ouvert en 2004 (forme de maquiladora d’un nouveau type : enclave sud-coréenne développée au Nord, employant la main d’œuvre industrielle du Nord) à quelques kilomètres de P’aju au Nord a entraîné sur le plan structurel l’apparition de deux configurations spatiales particulières : une grande variété de limites portant sur le contrôle des activités, l’accès et la circulation des personnes selon le statut (zone de contrôle des civils, zones interdites, etc.) d’une part et, d’autre part, une multiplicité d’enclaves de types variés, que ce soient des enclaves militaires (bases, zones de tir), des enclaves touristiques (observatoires, villages de la frontière), ou enfin l’enclave emblématique du rapprochement inter-coréen, celle du complexe industriel de Kaesŏng.

Limites et enclaves de l’interface frontalière Nord/Sud à Paj’u, ville de la région capitale sud-coréenne.

Limites et enclaves de l’interface frontalière Nord/Sud à Paj’u, ville de la région capitale sud-coréenne.

Cette géométrie confirme les travaux des géographes mettant en évidence les structures complexes des espaces frontaliers (voir par exemple sur ce point les modélisations chorématiques de Brunet dans le premier tome de la Géographie universelle : Mondes nouveaux [Brunet et Dollfus, 1990, p. 220]). Mais il y a plus : dans le cas de l’interface inter-coréenne, ces configurations complexes ne se limitent pas à la dimension spatiale, et les structures repérées (zones limitées, enclaves, interstices favorisant le filtrage) se retrouvent à un niveau plus général, ce qui n’est pas sans conséquence sur la manière dont les sciences sociales peuvent désormais concevoir l’identité/les identités coréenne(s).

Interface et géométrie complexe des identités coréennes.

Le cas de la péninsule coréenne a donc montré que l’interface constituait un système non linéaire de relations extrêmement complexes, bien que ténues, d’emboîtements réciproques : l’existence de la rupture Nord/Sud s’inscrit bel et bien à de multiples niveaux dans chacun des deux systèmes, ce qui donne d’ailleurs lieu à l’émergence récurrente d’une forme particulière, l’enclave qui a été identifiée par plusieurs des projets de recherches.

Les difficultés d’intégration que rencontre la grande majorité des réfugiés nord-coréens vivant au Sud illustrent également cette rupture existant à l’intérieur même du système et formant une importante forme d’enclave sociale (Bidet, 2008 et 2009). Disposant pour la plupart de compétences professionnelles considérées comme nulles, obsolètes, inutiles, voire non reconnues par la société sud-coréenne (en 2006, plus de 70% des Nord-Coréens au Sud étaient au Nord des travailleurs manuels non qualifiés), et ne pouvant guère s’appuyer sur des réseaux efficaces pour les soutenir et « leur mettre le pied à l’étrier », les réfugiés nord-coréens en Corée du Sud cumulent tout à la fois un capital humain sans grande valeur aux yeux des employeurs sud-coréens et un capital social limité par la pauvreté de leurs liens forts (relations entre les réfugiés eux-mêmes) et de leurs liens faibles (relations avec d’autres groupes de la société sud-coréenne). Souffrant en outre souvent de troubles psychologiques en raison de leur parcours chaotique et de leur histoire personnelle, la plupart sont non seulement cantonnés à des situations de travail très précaires et peu valorisantes, mais se retrouvent in fine dans une situation d’isolement totale, caractérisée par l’absence de lien social solide non seulement avec la population sud-coréenne ou celle des autres catégories de migrants, mais aussi (bien qu’à un degré moindre) avec les autres réfugiés eux-mêmes.

La même conclusion émerge des processus d’introduction de la peinture (aquarelle) nord-coréenne en Corée du Sud. Malgré l’intention déclarée de redécouvrir l’autre Corée à travers l’art, le marché est géré par la recherche de l’exotisme et dominé par la médiocrité des œuvres qui circulent. Cette situation est d’abord une conséquence des pratiques non transparentes des studios d’art nord-coréens et des intermédiaires qui commercialisent cet art. Mais cette situation est aussi due au manque de connaissance de l’histoire de l’art nord-coréen au Sud. Même les amateurs d’art, collectionneurs ou critiques sud-coréens qui essayent de relever l’image de la peinture nord-coréenne au Sud, le font en niant la nature idéologico-esthétique (sasang yesulsŏng) dont parlent les peintres nord-coréens eux-mêmes. Ils imposent une lecture strictement esthétique des œuvres qui rend les peintres muets, réduisant ainsi l’ampleur et l’efficacité de l’art comme interface entre les citoyens des deux Corées.

Finalement, le cas coréen contredit assez vivement la définition de Lévy et Lussault soulignant que l’interface est une des familles d’interspatialité les plus simples car « elle se réalise horizontalement et “de face” sous forme d’un contact par juxtaposition » (2003, p. 522). Le groupe de recherche dirigé par Laurent Chapelon proposait déjà une analyse distinguant notamment les interfaces horizontales et verticales (2008). Analysées par diverses disciplines des sciences sociales, les interfaces coréennes apparaissent quant à elles comme un système très complexe qui s’inscrit à la fois à l’intérieur (enclaves) et à l’extérieur (diaspora) des ensembles concernés à première vue : aux enclaves géographiques à la frontière répondent ainsi les enclaves sociales dans chacune des deux Corée, tandis que les zones de contact ne se limitent pas aux frontières spatiales des deux États coréens, mais s’exportent aussi au Japon, dans l’ex-Urss ou en Chine, où l’existence d’une diaspora de plusieurs millions de personnes suscite, partout, des stratégies concurrentes du Nord ou du Sud dans une guerre identitaire et de légitimité (Yim Eunsil, 2010).

interfaces-et-reconfigurations-de-la-question-nordsud-en-coree-3

C’est ainsi qu’une tentative de schématisation des différents types d’interfaces met en évidence le caractère particulièrement riche de la relation entre les deux Corée : loin d’être réduit à un contact « de face » aux frontières politiques ou territoriales, chaque société contient en son sein des enclaves (spatiales ou sociales) de l’autre, tandis que, tout en produisant des discours contrôlés sur l’autre Corée (cinéma, littérature, etc.), les plans de l’imaginaire développent certains discours communs. Comme, en même temps, les deux Corée sont aujourd’hui en concurrence moins sur le plan de la légitimité politique (l’entrée des deux États à l’Onu en 1991, et surtout les sommets entre chefs d’états de 2000 et 2007 ayant acté une reconnaissance de facto, de grande importance symbolique) que sur le plan identitaire, cette géométrie des interfaces coréennes permet de mieux représenter la « Corée en miettes » analysée sous l’angle de la géographie régionale (Gelézeau, 2004) ou de l’histoire politique (Armstrong, 2007) [21].

 

Proposant de rendre compte du résultat d’une recherche collective en exposant les coins obscurs de la boîte à outils que l’on a mobilisée, cet article permet d’abord de conclure sur l’intéressant itinéraire d’un concept venu des sciences dures (physique, biologie, puis informatique), retravaillé par la géographie française, puis utilisé, de manière quasi expérimentale, dans un projet pluridisciplinaire désirant retravailler la question de la division coréenne. Loin d’apparaître comme un monstre épistémologique, la notion d’interface s’est avérée très riche de développements, aussi bien pour prolonger les travaux des géographes sur le concept lui-même que dans le champ des études coréennes. Par la confrontation fertile des divers cas étudiés, ce champ a même permis de mieux mettre en évidence certaines particularités d’une interface et de décrire la géométrie du système qu’elle constitue (d’où l’usage parfois fluctuant du singulier et du pluriel) : complexité des différents plans, niveaux directs et indirects, jeu des synapses et des interstices, prégnance des enclaves, telles sont quelques-unes des figures qui ont été identifiées, non seulement sur le plan spatial, mais aussi sur les plans social et narratif.

Pyongyang : tableau du festival Arirang représentant un train express Sinuiju-Pusan, de l’extrême Nord à l’extrême Sud coréen. Photo : Benjamin Joinau, 2008.

Pyongyang : tableau du festival Arirang représentant un train express Sinuiju-Pusan, de l’extrême Nord à l’extrême Sud coréen. Photo : Benjamin Joinau, 2008.

Du point de vue heuristique, le travail a été particulièrement enrichissant bien que parfois inattendu : en effet, le débat sur l’existence même de l’interface inter-coréenne n’a finalement débouché sur aucun réel consensus au sein de l’équipe et, malgré tout, c’est bien l’usage de ce concept nouveau pour analyser la question Nord/Sud en Corée qui a contribué à mettre en évidence la prégnance de cette division, au cœur des deux Corée, à tous les niveaux de la sphère sociale et jusque dans le discours des études coréennes. Celles-ci, traditionnellement marquées par le paradigme de l’unicité de la Corée construite à travers une perspective idéologique développée des deux côtés de la ligne de démarcation, reconnaissent aujourd’hui la géométrie extraordinairement complexe de cette culture qualifiée de « nation en miettes », à l’échelle infra- ou supra-nationale. Bien plus, à l’issue de cette recherche, il nous est apparu comme une évidence que, selon leur situation dans le monde majoritairement bipolaire d’avant les années 1990, les études coréennes se sont déclinées en deux pôles : d’un côté les savoirs sur Han’guk ou la Corée du Sud développés depuis la Corée du Sud et les pays occidentaux, construisant Pukhan, c’est-à-dire la Corée du Nord, vue du Sud ; de l’autre, les savoirs sur Chosŏn ou la Corée du Nord développés depuis la Corée du Nord et le bloc sino-soviétique, construisant Nam Chosŏn, c’est-à-dire la Corée du Sud, vue du Nord. Han’guk/Chosŏn — l’existence même de deux champs lexicaux et épistémologiques différents désignant la/les Corée(s) — est représentatif du paradigme bipolaire des études coréennes. Indépendamment de son application possible au cas coréen, le concept d’interfaces a donc permis de reconsidérer ce paradigme classique en mettant en évidence les frontières divisant les discours et les savoirs sur la péninsule et en les explicitant. À cet égard, le projet est d’ailleurs représentatif de l’établissement d’une logique post-guerre froide en Europe occidentale, où la circulation progressive des savoirs et des objets d’étude entre les deux anciens pôles de l’Europe est en train de faire évoluer la frontière scientifique qui divisait les études coréennes. En reconfigurant la lecture de la question Nord/Sud en Corée, ce changement de perspective offre d’innombrables pistes de recherches (et de collaborations scientifiques) aux études coréennes.

Sur le plan de la connaissance de notre objet (la Corée), le projet a permis de mieux analyser les ambiguïtés du rapprochement inter-coréen qui a marqué la décennie 1998-2008 et, par conséquent, les difficultés qui en découlent. En effet, l’augmentation relative des contacts et des échanges sur le plan politico-économique des années 2000 a eu pour conséquence de développer la prise de conscience (très forte au Sud et se diffusant également au Nord) de la distance qui existait entre les deux sociétés : la discrimination envers les réfugiés nord-coréens, le manque d’intérêt pour le cinéma du Nord ou l’incompréhension à l’égard des œuvres artistiques du Nord sont paradoxalement des expressions parmi d’autres d’une transformation de l’image de la Corée du Nord au Sud ; inversement, l’image d’une Corée du Sud appauvrie et asservie par les Américains a été remplacée au Nord par celle d’une société certes enrichie, qu’on peut envier, mais capitaliste et matérialiste, pour laquelle on ressent du dédain, voire du mépris. L’accroissement des contacts a eu ainsi pour effet de confirmer voire d’expliciter l’intuition de l’anthropologue Richard Roy Grinker, qui suggérait, à partir d’une analyse certes limitée au Sud de la péninsule, que l’unification était pour l’instant, dans la mentalité collective, plus un discours et un rêve (exprimé dans les mantras politiques du t’ongil sidae, littéralement « le temps de la réunification ») qu’un réel objectif politique ou économique (1998). Ainsi, malgré le refroidissement des relations inter-coréennes en 2007 et 2008, la figure du train reliant les deux parties de la péninsule du Nord au Sud (voir l’image produite au Nord, ci-dessus) reste un topos des discours et des projets de réunification soulignant l’importance des entreprises de reconnections terrestres développées lors de la période du rapprochement inter-coréen entre 1998 et 2008 (voir l’image produite au Sud, ci-dessous).

Frontière sud-coréenne, gare de Torasan : « Non pas la dernière gare du Sud, mais la première gare vers le Nord ». Photo : Perrine Fruchart-Ramond, 2006.

Frontière sud-coréenne, gare de Torasan : « Non pas la dernière gare du Sud, mais la première gare vers le Nord ». Photo : Perrine Fruchart-Ramond, 2006.

Dans ce contexte, le projet de recherche a bien souligné les rapports de force émergents de la relation Nord/Sud. Il est en effet difficile de ne pas observer la concomitance entre la pénétration économique et touristique — non seulement physique et matérielle, mais aussi organisée et reposant sur une réelle stratégie politico-économique — du Sud dans le territoire du Nord (les enclaves matérielles de Kaesŏng et du mont Kŭmgang étant les expressions les plus évidentes de ce phénomène) et la pénétration sociale et symbolique du Nord au Sud (réfugiés, cinéma, manuels, etc.). N’y a-t-il pas là comme un phénomène homéostatique suggérant une logique interne de l’interface reposant finalement sur des lois de l’équilibre ? Question qui pourrait, sans nul doute, susciter le prolongement de cette recherche en sciences sociales dans d’autres champs que celui de la coréanologie.

Concluons enfin sur la particularité d’un objet de recherche qui fabrique ce qu’il étudie. Car le fait même de développer une recherche sur les interfaces en a créé de nouvelles : séminaires ou projets de recherches rassemblant un public à la fois nord- et sud-coréen, rencontre d’étudiants sud- et nord-coréens dans le cadre de séminaires de l’Ehess, etc. Cet exemple montre comment une recherche située des aires culturelles peut, en même temps qu’elle développe des outils de réflexion plus complexes pour appréhender la culture étudiée, susciter une forme d’application pratique — résultat pour le moins original en sciences humaines, mais représentatif de ce type d’approches s’appuyant sur une connaissance située dans l’espace et dans le temps, et se méfiant des catégories universalistes et globalisantes. La leçon finale de ce travail n’est-elle pas de prouver, une fois de plus, que le traitement de la question inter-coréenne ne peut, et ne doit pas, se limiter à un traitement géopolitique ou diplomatique, mais doit être inspiré par l’engagement de l’ensemble des sciences sociales sur le sujet ?

Abstract

S’appuyant sur un travail pluridisciplinaire autour de la notion d’interface, l’article propose de nouvelles perspectives d’analyse de la question Nord/Sud en Corée en considérant la partition entre Corée du Nord et Corée du Sud non plus comme un simple contexte géopolitique mais comme une matrice structurante des deux sociétés. Trois grands types d’interfaces entre les deux Corées sont identifiés et analysés à travers plusieurs études de cas : les interfaces spatiales (la frontière inter-coréenne, la frontière sino-nord-coréenne, ou encore les enclaves économiques développées au Nord par la Corée du Sud), les interfaces sociales (la communauté des Nord-Coréens au Sud, les élites sud-coréennes originaires du Nord, ou les échanges culturels nés de l’introduction au Sud de la peinture nord-coréenne), les interfaces narratives renvoyant aux discours que chaque Corée construit sur l’Autre, que ce soient les discours officiels (manuels scolaires, agences de presse) ou ceux de la fiction (cinéma). Prolongeant le travail des géographes sur la notion, l’article s’efforce de mieux décrire la géométrie du système que constitue une interface (multiplicité des plans et des niveaux de contacts, jeu des synapses et des interstices, prégnance des enclaves non seulement sur le plan spatial mais aussi sur les plans social et narratif) et de reconsidérer l’extraordinaire complexité de la culture coréenne contemporaine. Malgré les divergences de vues sur l’existence même d’une interface entre les deux Corées, l’article conclut que l’usage de ce concept a contribué à mettre en évidence la prégnance de cette division au cœur des deux Corées, à tous les niveaux de la sphère sociale et jusque dans le discours des études coréennes. En exposant les frontières divisant les discours et les savoirs sur la péninsule selon un paradigme bipolaire, le concept d’interface a pu permettre de reconfigurer la lecture de la question Nord/Sud dans la péninsule.

Bibliography

Notes

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