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Serendipity.

Derrière l’exode urbain, quelle est la réalité des mobilités résidentielles (post-)Covid ?

Paris vu de la Tour Eiffel. Point de fuite (Stéphane Gallardo, août 2020).

Le propos est ici de réfléchir à cette notion très médiatique que l’on retrouve dans divers articles ou points de vue, à savoir le fameux « exode urbain ». Nous commençons à avoir des chiffres et c’est tant mieux. De nombreuses voix s’en étaient donné à cœur joie pour prédire des bouleversements révolutionnaires. La réalité nous invite à la nuance d’autant que l’exode renvoie à des réalités et des mémoires à la fois historiques, démographiques et spatiales fortement chargées et en même temps très différentes.

Ce qui se dit : un nouvel exode urbain post-Covid.

La pandémie de la Covid-19 revêt un caractère exceptionnel. C’est probablement le premier événement véritablement mondial. Dans un monde hyperconnecté dans lequel l’humanité est très mobile, ce virus au taux de contagion très élevé s’est propagé rapidement au sein d’une population non immunisée. Pendant plusieurs semaines, plus de la moitié de l’humanité a été confinée, générant de nouvelles géographies des corps et redéfinissant les territoires. Dans des métropoles devenues fantomatiques, l’espace domestique est devenu un nouveau territoire d’attente, symbole d’une immobilité forcée, mais aussi porteur d’espérances nouvelles. Les habitants ont observé la ville sans eux, depuis leurs fenêtres. Le virus a ainsi bénéficié de l’hyperspatialité du Monde (capacité de connexion de tout opérateur spatial compte tenu des liens générés par les réseaux formés par l’urbanisation du Monde) selon Michel Lussault (2021). Les métropoles et la métropolisation ont par ailleurs très vite été associées à la prolifération du virus en raison de la promiscuité qui y règne ou encore de « comportements métropolitains tels que la mobilité permanente et l’accélération sans fin des mouvements » (Faburel 2020) dans des transports en commun qualifiés de « clusters roulants » ou de « bétaillères à virus ».

Quelques jours après le début du premier confinement, des articles mettent en avant « ces Parisiens qui fuient le coronavirus et vont à la campagne » (Hennequin et Tremblay 2020) pour une durée indéterminée. L’incertitude et l’imprévisibilité règnent alors. Se pose cependant dès l’été 2020 la question de l’exode urbain dans certains médias. Plusieurs émissions, articles et ouvrages s’emparent assez rapidement du terme d’exode urbain pour caractériser les mobilités résidentielles qui se mettent en place le premier confinement [1]. La crise du Covid aurait alors « servi de déclic à beaucoup de Français. Ils ont décidé de quitter la ville, le bruit et la pollution » (Meiric et Ferreira 2022).

Selon Jean Viard, « la pandémie a accéléré l’exode urbain, mais les grandes villes perdent des milliers d’habitants depuis 20 ou 30 ans » lit-on dans la chronique que tient le sociologue sur France Info (Viard 2021). Même si Jean Viard replace ce mouvement dans le temps plus long, utiliser le terme d’exode urbain, c’est reconnaître sa réalité.

Or, le terme d’exode urbain renvoie à des images très médiatisées : celles qui montrent des voitures participant à un départ massif des Parisiens (essentiellement) vers la province aux premiers jours du confinement. On pense bien sûr alors à un phénomène migratoire massif de populations, on peut même imaginer des changements de résidence d’une ampleur et d’une soudaineté inédites.

Ce mouvement serait le négatif de l’exode rural, qui désigne les phénomènes d’urbanisation enclenchés au tournant de la révolution industrielle, et qui concerne aujourd’hui l’ensemble des pays du monde selon des modalités, des rythmes et des ampleurs différenciées.

L’idée d’un départ massif depuis la capitale fait aussi écho à des images d’archives des populations civiles françaises fuyant devant la progression de l’armée allemande en mai et juin 1940 et n’est pas sans rappeler les migrants américains de la Grande Dépression immortalisés entre autres par Dorothea Lange.

À la veille du printemps 2020, la réalité de l’exiguïté des appartements et de la rigueur du confinement a pu donner des envies de déménagement ou réactiver d’anciennes tentations mobilitaires. Le télétravail se généralisant dans les habitudes professionnelles de certaines catégories de travailleurs, s’installer un peu plus loin, dans une cabane ou un pavillon avec jardin, est devenu un exutoire envisageable. Des petites villes se sont même équipées d’espaces de co-working pour ressembler toujours un peu plus aux « Zoom towns » de quelques États américains (Talandier 2021).

Des témoignages venus de plusieurs villes moyennes plébiscitées ont nourri l’idée d’un « exode urbain ». Cette situation inédite et sidérante semble avoir activé pour certains un besoin d’espace pour répondre à l’angoisse de l’enfermement dans des logements exigus. Elle a aussi réactualisé les récits des grandes pandémies historiques comme la peste, le choléra ou la grippe espagnole, et donc une peur plus ou moins consciente d’une ville assiégée par une épidémie, sujet récurrent dans les œuvres de science-fiction. Lieux de forte densité, les centres des grandes villes sont assimilés à des lieux de circulation plus rapide des maladies.

Le contexte pandémique est aussi un moment propice pour reconsidérer les modes de vie, notamment dans un contexte de changement climatique. La grande ville peut être perçue comme un lieu de pollution et de contribution à la crise climatique, nourrissant un élan chez certains habitants pour élaborer des modes de vie alternatifs tout en restant bien connectés. Il a ainsi pu déclencher une décision en suspens depuis longtemps.

Certains auteurs comme Olivier Bouba-Olga et Étienne Fouqueray (2022) sont d’ailleurs convaincus qu’« il se passe quelque chose ». Pour « contourner le problème » de l’absence de preuves d’un exode urbain (post-)Covid faute de « données récentes sur les mobilités résidentielles », ces chercheurs se sont intéressés à l’évolution des taux de croissance des inscriptions scolaires dans le premier degré et dans le second degré pour les métropoles, les communautés urbaines, les communautés d’agglomération et les communautés de communes. Ils observent une baisse significative du taux de croissance des inscriptions dans le premier degré dans les grandes métropoles et une légère hausse du taux de croissance dans le premier degré pour les communautés de communes même si ce taux reste assez faible. Et de conclure, ceci peut être considéré comme le signe que des mobilités résidentielles se sont produites au détriment de certaines métropoles et au profit de certains territoires hors métropoles, notamment pour des couples plus jeunes, dont les enfants sont scolarisés en école élémentaire ou en école primaire” (Bouba-Olga et Fouqueray 2022).

Ce qui est mesurable : que nous disent les éléments empiriques disponibles ?

Il est difficile de quantifier la totalité des mouvements. On peut cependant s’appuyer sur certains rapports récents.

Les notes du Conseil supérieur du notariat présentent l’année 2021 comme « anormale où les Français ont, dans leur globalité, accéléré, concrétisé, voire anticipé leurs projets immobiliers» (Conseil supérieur du notariat 2022b, 1) Ceci semble témoigner d’une plus grande mobilité résidentielle (1,21 million en novembre 2021 au plus fort contre 1,04 million en 2019), mais on semble loin d’un exode et encore moins urbain : « (…) Si l’accentuation du mouvement de déplacements des grands centres métropolitains vers des communes de plus petite taille est une branche de plus dans l’arbre morphologique du marché immobilier, celle-ci reste à relativiser au regard de la volumétrie globale de ces transactions. » (Conseil supérieur du notariat 2022a, 1) Les mouvements des marchés immobiliers nous permettent ainsi d’observer une baisse des prix à Paris et une augmentation dans les villes moyennes (telles Angers, Poitiers, Angoulême ou Rouen). Avec la pandémie, semble se dessiner une reprise d’attractivité des villes moyennes (situées à 1h30 maximum des grandes métropoles grâce à de bonnes connexions ferroviaires), mais aussi des espaces ruraux où un marché de la maison individuelle ancienne reprend. Les prix sont très élevés dans les grandes villes, ce qui n’est pas un phénomène nouveau. Des prix augmentent par ailleurs dans certains départements limitrophes de l’Île-De-France comme l’Eure-et-Loir, l’Aube ou encore l’Yonne pouvant témoigner d’un renouveau de la maison à la campagne.

Le rapport commandé par le Réseau Rural Français avec le Plan Urbanisme construction architecture (Puca), opéré par le programme POPSU Territoires (2022) est également une analyse empirique précieuse de différents flux résidentiels, réels ou virtuels. Les auteurs de ce travail se basent sur un ensemble de sources comme les données de consultation des annonces de la plateforme leboncoin.fr ; les données des plateformes meilleursagents.com et seloger.com sur les intentions d’achat et enfin les changements d’adresse déclarés à la Poste. L’analyse s’appuie notamment sur le zonage en aires d’attraction de l’INSEE et met en avant différents gradients d’urbanité.

On peut y lire que Paris perd des habitants au profit de la première couronne et dans une moindre mesure de la seconde couronne. On observe également un mouvement depuis Paris vers Bordeaux ou Nantes. Dans le même temps, les communes périurbaines de l’ensemble des aires urbaines enregistrent un solde migratoire positif, souvent un peu supérieur en 2021 par rapport à 2019 (INSEE 2021), ce qui témoigne d’un renforcement de la périurbanisation.

Les communes-centres des aires urbaines de moins de 50 000 habitants connaissent quant à elles une meilleure attractivité : le solde migratoire y est positif en 2021 alors qu’il était négatif en 2019. Ainsi peut-on y lire les signes d’une meilleure attractivité des centres des petites villes depuis le début de la pandémie. Enfin, les communes isolées hors attraction urbaine sont plus attractives en 2021 qu’en 2019 même si le solde migratoire était déjà positif alors.

Une autre source est l’étude commandée par le gouvernement et réalisée par France Stratégie intitulée « La revanche des villes moyennes, vraiment ? » (Bouvart et al. 2022). Elle porte sur les unités urbaines de plus de 20 000 habitants, avec une commune-centre de plus de 10 000 habitants, situées en dehors de l’aire d’attraction des villes des 22 métropoles les plus grandes. Ensemble, les 202 villes moyennes observées représentent environ 35 % de la population française. Les auteurs de l’étude remarquent que depuis le début de la crise sanitaire, les villes moyennes sont au centre d’une attention renouvelée, même si elles jouissaient d’une image positive chez les Français déjà avant la pandémie. Selon eux, il est cependant difficile de conclure, à ce stade, à un effet positif général de la pandémie sur ces villes moyennes, même s’il est notable que la dynamique d’emploi ces deux dernières années y est légèrement plus favorable que dans les métropoles. La crise n’a que rarement été synonyme de rupture pour ces territoires.  (Bouvart et al. 2022, 1)

Ils soulignent des trajectoires positives — de l’emploi et de l’immobilier — d’une majorité de villes moyennes en lien avec des dynamiques de fond enclenchées bien avant la pandémie de Covid-19, cependant la pandémie « ne semble pas avoir engendré une évolution forte de la géographie de l’emploi ou du marché de l’immobilier dans les villes moyennes à l’échelle nationale. »

Le bilan dressé par les notaires va dans le même sens :

 Les projections des avant-contrats mettent en lumière une augmentation des prix sur des villes et des agglomérations de taille moyenne comme Angers, Limoges, Dijon ou Saint-Nazaire au détriment de grandes villes comme Bordeaux qui ont probablement atteint un pic et qui connaîtront une stabilisation des prix voire une légère décrue. (Conseil supérieur du notariat 2022b, 3)

Enfin, si l’on se penche sur les données de l’INSEE (2021), voici les tendances observées. Les indices Notaires-Insee des prix des logements anciens au deuxième trimestre 2021 montrent une stabilisation des prix en Île-de-France depuis un an et une poursuite de la hausse des prix dans les autres régions que ce soit dans les villes-centres, les banlieues (+6,7 % entre le deuxième trimestre 2020 et le deuxième trimestre 2021 pour les appartements par exemple) et les communes rurales (+7,2 % entre le deuxième trimestre 2020 et le deuxième trimestre 2021 pour les appartements également).

Les analyses possibles.

Dans les faits, il y a eu des déplacements, il y a eu des déménagements, il y a eu aussi beaucoup d’investissements immobiliers, mais pas seulement au profit de territoires reculés ou isolés.

Comme le soulignent Michel Grossetti et Lydie Launay, une des difficultés est de distinguer les changements qui relèvent de dynamiques observables en temps “ordinaire” de celles liées spécifiquement à la crise. Le contexte de crise met en tension des processus qui, pour la plupart, préexistaient et les cristallise pour parfois faire basculer une situation vers une autre.  (Grossetti et Launay 2022)

Ce qui ressort des mouvements résidentiels pendant la période (post-)Covid est tout d’abord une envie d’espace, de « pierre verte » et la recherche plus générale d’une certaine qualité de vie (Notaires de France 2022). Quelques semaines après le début du confinement des Français, Patrick Poncet et Olivier Vilaça (2020) avançaient que :

La très grande ville n’est pas, pour nombre de ses habitants, ce qu’on peut appeler un environnement urbain optimal. Certes, ils y trouvent emplois et services, mais au prix de spatialités pauvres, d’espaces vécus rabougris. Face à la pandémie, anticipant une situation géographique anormale (télétravail et école à la maison…), ceux-là ne quittent pas tant la ville pour fuir ses dangers viraux que pour son inconfort, pour rejoindre un lieu confortable, connu, maîtrisé. C’est particulièrement vrai et naturel pour les Parisiens d’adoption récente, ou les étudiants, qui n’ont pas encore fait souche dans la grande ville.

Des problèmes préexistant au déclenchement de l’épidémie, devenus insoutenables avec le premier confinement, ont encouragé de nombreuses personnes à envisager un autre logement. De plus, alors qu’à partir du premier déconfinement, les populations tentent de reprendre le cours de leur vie tout en s’adaptant aux contraintes sanitaires imposées, s’installe un « ordinaire dégradé » qui fait s’éloigner les espoirs d’un retour à la vie d’avant (Grossetti et Launay 2022). Les individus ont fait l’expérience, au lendemain du premier confinement, d’une dégradation durable des conditions de logement. Ils ont pris conscience qu’ils seraient amenés à y passer plus de temps (retour possible de restrictions sanitaires, systématisation du télétravail), de façon plus ou moins longue (épisodes de confinement liés à des tests positifs au Covid d’un ou plusieurs membres du ménage).

Un autre facteur peut expliquer les mobilités résidentielles observées depuis 2020 : il s’agit pour certains ménages de profiter d’une période favorable pour investir, notamment en raison du niveau historiquement bas des taux d’emprunt tout au long de 2021. Certains ont par ailleurs tiré profit de la hausse des prix de l’immobilier pour vendre leur bien comme à Paris ou dans l’Ouest et donc à leur tour déménager. D’autres ont accéléré des transactions interrompues par le premier confinement ou ont intégré l’incertitude dans leur décision : le peu de visibilité sur l’avenir lié à l’épidémie a été un moment pour chercher plus d’espace. Les mobilités résidentielles de ces derniers mois peuvent ainsi être lues comme la concrétisation de projets déjà existants avant la pandémie.

Il est important cependant de relativiser l’ampleur de ce mouvement. On enregistre bien 13,7 % de réponses positives à cette question posée à 3 620 personnes entre décembre 2020 et janvier 2021 lors de l’enquête La vie en confinement (Vico) : « Est-ce que la crise sanitaire et économique de ces derniers mois vous a amené à modifier, annuler, reporter ou accélérer des projets de déménagement, de location ou d’achat de logement ? » (Grossetti et Launays 2022), Mais ceci indique qu’une grande majorité des personnes interrogées n’ont pas remis en question leur choix résidentiel après la crise. Une donnée essentielle est à prendre en compte : l’appauvrissement général des ménages pendant la pandémie, ne crée pas de bonnes dispositions pour la mobilité. De plus, si les taux sont plutôt attractifs, les conditions d’octroi d’un crédit immobilier se durcissent et les prix ont fortement augmenté, notamment dans les villes moyennes attractives, limitant ainsi l’accès à l’investissement immobilier des ménages au pouvoir d’achat modéré.

Les personnes avec un projet de déménagement sont par ailleurs souvent des télétravailleurs. Or, même chez ce public, on n’observe pas de mouvement massif ou inhabituel. En témoigne une enquête réalisée en ligne par le Forum Vies Mobiles avec l’ObSoCo en début d’année 2022 auprès d’un échantillon de 1000 « télétravailleurs franciliens » âgés entre 18 et 64 ans (Forum Vies Mobiles 2022). Cette enquête cherchait entre autres à évaluer l’impact du télétravail sur les déménagements en Île-de-France dans le contexte (post-)Covid. D’après les résultats, il n’y a pas eu d’exode massif vers d’autres régions depuis mars 2020 : « En moyenne, de mars 2020 à janvier 2022, on constate que le nombre global de changements de résidence est stable, équivalent à 8 % par an. Et les déménagements pour quitter la région représentent 17 % de l’ensemble, ce qui est équivalent aux ordres de grandeur habituels. » Ce constat rejoint les conclusions des auteurs du rapport POPSU (2022), pour qui « il n’est pas question d’un déferlement massif de populations “urbaines” dans les “campagnes” (mais d’un) ensemble de petits flux » (6) en provenance des grands pôles urbains.

L’enquête sur les conséquences du télétravail sur les mobilités résidentielles des Franciliens révèle par ailleurs que lorsqu’il y a eu des déménagements pendant cette période, ils ont été les plus nombreux au sein de la région Île-de-France : « les Parisiens qui vont habiter en banlieue ou résidents de la petite couronne qui déménagent en grande couronne (…) représentent 18 % de l’ensemble des déménagements effectués. Seuls 4 % des déménagements consistent à se rapprocher du centre. » Cela rejoint le renforcement d’une tendance préexistant à la crise sanitaire qui est l’expansion des zones centrales des grandes villes françaises comme l’indique le rapport POPSU. Les auteurs y indiquent que la périurbanisation se confirme avec une stratégie d’éloignement plus importante du fait de la possibilité de télétravailler essentiellement chez les cadres. Les couronnes des villes moyennes et petites sont attractives, mais à la condition d’une bonne accessibilité pour les nouveaux arrivants. On constate enfin une montée en puissance des centres des villes moyennes et des petites villes ; ainsi que la poursuite de l’effet Sun Belt, au sud et à l’ouest, qui continuent d’attirer notamment les (pré)retraités.

On assiste ainsi à une poursuite des investissements fonciers dans des espaces éloignés des villes centres, mais néanmoins accessibles et bien connectés, donc le plus souvent dans des espaces urbains, mais moins denses. Le rêve pavillonnaire des Français subsiste, notamment pour une résidence secondaire, ce qui entraîne une multi-résidentialité.

On retrouve derrière les mobilités résidentielles de ces derniers mois une poursuite, parfois accélérée, de mouvements qui étaient déjà présents depuis de nombreuses années. Une réalité multiple et complexe se tisse, composée d’achats pour une résidence principale, ce qui se traduit par des mobilités résidentielles des grandes métropoles vers les villes à taille humaine ; mais également d’investissements fonciers, le plus souvent par des ménages aisés et en situation de télétravail dans une résidence supplémentaire. Ceci fait écho à l’habiter polytopique, notion développée par Mathis Stock qui renvoie à la multiplication des résidences dans une société à individus mobiles (Stock 2015). Les individus recherchent ainsi les lieux les plus adéquats pour chaque pratique. Les lieux géographiques deviennent alors des lieux de projets, à significations simultanément multiples.

Derrière l’attractivité des communes rurales, on peut également retrouver des projets de mobilité de ménages qui cherchent soit l’isolement loin des villes ou des modes de vie survivalistes (comme c’était déjà le cas avant 2020, motivés par les discours effondristes), soit une reconversion professionnelle radicale (des citadins qui se tournent vers la production agricole par exemple). Des tendances qui préexistaient à la pandémie et permettent çà et là une certaine renaissance rurale.

Enfin, certains auteurs ont montré que la pandémie a pu être propice à une tendance à « l’accaparement foncier » par des ménages déjà propriétaires (souvent des Parisiens) avec des stratégies diverses : location de courte durée (airbnbisation), achat d’une résidence supplémentaire pour les moments récréatifs, anticipation sur une prochaine crise en achetant un « lieu refuge » (Delage et Rousseau 2021).

Les mobilités résidentielles observées depuis mars 2020, qu’elles soient réelles ou virtuelles (dans l’intention de), sont donc loin d’être massives. Elles ont lieu le plus souvent entre aires urbaines (des plus grandes vers les moyennes et les petites) ou à l’intérieur d’une même aire urbaine (de la commune-centre vers la couronne périurbaine) et sont le fruit de stratégies foncières et de choix résidentiels multiples.

Ce terme a pourtant, on l’a vu, circulé rapidement dans tous les canaux médiatiques, donnant parfois raison à la nécessité d’un retournement de l’espace au profit du rural. Ce point de vue est défendu par Claire Desmare-Poirrier dans son ouvrage, « L’exode urbain : manifeste pour une ruralité positive », sorti en août 2020, qui appelle à l’exode urbain en s’appuyant notamment sur la pandémie de Covid-19. La crise sanitaire est alors l’occasion de prendre une revanche sur la ville et la métropolisation. On a affaire à un sentiment ruraliste et anti-urbain, qualifié de « urbanophobe » par Michel Lussault (2022), qui avait déjà une certaine vigueur avant 2020.

Certains auteurs défendaient déjà des « villes-monde en perdition » face à des « campagnes économiquement avantageuses » dans lesquelles règne un « art de vivre ». (Albert-Cromarias et Asselineau 2020) Les espaces ruraux y sont décrits comme attractifs, mais délaissés par les pouvoirs publics dont les « financements sont prioritairement adressés aux grandes villes ». Les auteurs reprennent notamment l’idée défendue par Olivier Bouba-Olga d’« une métropolisation comme nouvel opium des élites » (Forum urbain 2018) alors qu’elles ne sont pas aussi dynamiques que des territoires hors métropoles où les performances sont tout à fait importantes. La pandémie a été une opportunité pour essayer d’alimenter ce rêve d’un retour de bâton d’un exode rural qui aurait marqué les mobilités résidentielles au siècle dernier.

Or, les enquêtes convergent pour montrer qu’on est loin d’une révolution territoriale marquée par des villes qui se vident et des espaces ruraux qui se peuplent. Dans le même temps, l’exode urbain entretient une opposition vivace ville-campagne, comme si la rupture entre ces deux types de territoires était nette et brutale. Cette approche manque de complexité. Le découpage des objets pose problème. L’urbain, est-il besoin de le rappeler, n’est pas seulement la ville-centre, mais une variété d’expériences spatiales différentes que l’on peut décliner en différents degrés ou gradients d’urbanité comme l’a montré Jacques Lévy depuis presque 30 ans et qui peuvent aller du périurbain jusqu’à l’hyperurbain en passant par le suburbain (Lévy 1994 ; Dumont 2008, 103).

Les résultats de Bouba-Olga et Fouqueray (2022) précédemment évoqués augurant d’un changement dans l’habiter des individus peuvent être questionnés. On sent l’envie d’Olivier Bouba-Olga « qu’il se passe quelque chose », mais se passe-t-il réellement quelque chose de nouveau ? L’évolution du nombre d’inscriptions scolaires aux dépens des métropoles dans les espaces étudiés ne pourrait-elle pas être imputée au solde naturel dans ces espaces ? De même, le découpage des espaces d’étude peut être questionné. Quels seraient les résultats en adoptant une autre méthodologie à savoir les aires d’attraction de l’INSEE ? Le zonage en aires d’attraction de l’INSEE permet en effet de rendre compte d’une réalité urbaine complexe. Selon cette délimitation, une aire est composée d’un pôle, défini à partir de critères de population et d’emploi, et d’une couronne, constituée des communes dont au moins 15 % des actifs travaillent dans le pôle. Au sein du pôle, la commune la plus peuplée est appelée commune-centre. En France, 9 personnes sur 10 vivent dans l’aire d’attraction d’une ville. Le reste de la population vit dans des communes dites « isolées » ou hors aire d’attraction. C’est cette dernière catégorie qui correspondrait à la « campagne ». Ainsi, peut-être a-t-on tendance à oublier que ces espaces aussi différents soient-ils, sont et font la ville française d’aujourd’hui. Il est de fait très difficile d’opposer rigoureusement la ville à la campagne. Pourtant ce postulat, comme le rappelle Michel Lussault (2022), a tendance à être occulté ou ignoré au nom de ce qu’il appelle « l’imagination géographique ». Les Français sont des urbains pour leur quasi-totalité ; les élèves l’apprennent dès la classe de troisième. Une majorité de la population vit donc dans ce que l’on peut appeler un espace urbain, mais selon des gradients d’urbanité très variés. Et, au-delà de ces espaces urbains, on peut même considérer que presque tous les Français ont des comportements urbains. L’urbanité n’est pas seulement un phénomène que l’on peut circonscrire dans l’espace de la ville, mais davantage une façon d’habiter un espace. Produit de la ville, l’urbanité peut être vue comme un « déterminant spatial général, qui ne produit pas nécessairement que de la ville, mais aussi d’autres types d’espaces, et qualifie spatialement en retour leur degré d’aboutissement social, quel que soit leur type ». (Poncet 2017)

Ce que l’on veut savoir : quelles spatialités réelles des individus dans la France (post-)pandémique ?

La crise sanitaire ne semble pas avoir joué un rôle de bifurcateur dans les mobilités résidentielles. Elle n’a pas, semble-t-il, entraîné un changement structurel dans ce domaine. Elle a probablement amplifié ou simplement rendu visibles des tendances présentes depuis plusieurs années comme en témoigne par exemple l’accélération des démarches immobilières depuis 2020 (Conseil supérieur du notariat 2022b). Mais cela reste à démontrer à l’aide d’une méthodologie rigoureuse. L’approche par gradients d’urbanité est en cela prépondérante pour saisir plus finement les dynamiques spatiales à l’œuvre sur le territoire.

Et, au-delà des mobilités résidentielles et de l’opposition récurrente ville-campagne, la pandémie a-t-elle joué un rôle dans les façons d’habiter ?

Il faut analyser la réalité des spatialités des individus. Coprésence, mobilité et télécommunication s’entremêlent pour produire des spatialités complexes et singulières entre territoire et réseau. En fonction des degrés d’urbanité, l’arbitrage des modalités de gestion, la coopétition, peut varier. Dans les centres des aires urbaines, mobilité et télécommunication seraient au service de la coprésence. Dans les espaces périurbains, c’est la mobilité qui dominerait les deux autres modalités de gestion de la distance. Enfin, dans les espaces plus marginalisés, davantage à l’écart des aires urbaines, on suppose un affaiblissement des trois modalités de gestion. Cependant, avec le contexte pandémique, la télécommunication a exercé une domination très importante sur les deux autres modalités pour permettre à la société de continuer à fonctionner correctement (Lévy 2021).

Pour questionner les dynamiques spatiales des individus, et notamment les mobilités résidentielles, depuis le début de la pandémie, une approche par les tableaux de bord des métriques (TBM) apparaît un moyen efficace. Les TBM sont des récits de vie qui témoignent des combinaisons originales des trois modalités de gestion de la distance (coprésence, télécommunication, mobilité), que chaque acteur construit et manie pour aboutir à un choix métrique à ses yeux optimal. Exploiter ces pratiques individuelles permet alors de mieux rendre compte des espaces habités notamment depuis le début de la pandémie. Il s’agit, à travers une démarche de prospective pragmatique, de prendre au sérieux les processus de transformation sans considérer que les jeux sont faits d’avance et que l’irréversibilité est programmée de longue date.

Abstract

Since the outbreak of the Covid-19 pandemic, the term urban exodus has been taken up quickly and massively, especially in the media to describe migrations in France. It was told that the city centers were fled to find refuge in the countryside. Thanks to data that are beginning to be available, the aim here is to put forward hypotheses that nuance the extent of the process and question the role of the pandemic in the mobility observed. Instead of playing a role of bifurcation of the spatial dynamics of individuals, the health crisis seems to have made visible the residential mobility present before the pandemic.

Bibliography

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Notes

[1] Voir Le temps du débat (Laurentin 2020) ou Carnets de Campagne (Bertrand 2020).

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