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Serendipity.

Dé-localiser les jeunes.

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Le Havre, cité normande ouverte sur la mer à l’embouchure de l’estuaire de la Seine, est une ville dont la tradition maritime et portuaire est ancrée dans la vie culturelle, sociale, économique, universitaire et même architecturale. Cette ville, au premier rang des ports français pour le trafic conteneurisé et au 5ème rang européen, dessert cinq cent ports dans le monde et voit transiter plus de deux millions de conteneurs par an. Dérouté de sa trajectoire maritime, l’un d’eux a été déchargé au cours de l’été 2007, au pied des immeubles hlm d’un quartier du Havre, Chicago [1], qui devient ainsi son nouveau port d’attache.

Alcéane, un bailleur social de l’agglomération havraise, a affrété ce conteneur dans le souci d’apporter une réponse au problème de squat des halls d’immeuble par les « jeunes ». Cet objet a alors été doté de tous les attributs d’un hall : un digicode pour y entrer, des façades de boîtes aux lettres, une porte d’ascenseur qui ne s’ouvre pas, et même un faux extincteur. Cependant, quelques éléments y ont été ajoutés afin de favoriser l’appropriation du lieu par le public ciblé : les jeunes du quartier. Ainsi, l’escalier au fond du hall permet d’accéder à une terrasse, et deux barres métalliques à l’intérieur peuvent servir à la musculation. Ce travail a été mené par un plasticien en association avec des jeunes du quartier. La volonté de faire participer les jeunes du quartier souligne l’intérêt d’Alcéane sur ce problème et l’idée d’en faire une œuvre plastique marque une volonté d’offrir un lieu spécifique pour les jeunes. Œuvre d’art contre problème de société ? Pour le bailleur, la ressemblance du conteneur avec un hall d’immeuble permettrait un transfert du squat vers ce nouveau lieu. Cet objectif représente un enjeu majeur dans des quartiers où l’occupation des halls est source de crispations et de confrontation entre une partie de la jeunesse, désœuvrée, et des habitants parfois eux-mêmes en grande difficulté sociale. Le hall parce qu’il met en contact l’ensemble des habitants d’un immeuble est devenu l’espace d’expression des tensions dans les quartiers sensibles (incivilités, dégradations, provocations…) et représente de fait un lieu caricatural des cités souvent médiatisé. Faire cesser leur squat permettrait de soulager les locataires, mécontents ou résignés, mais aussi d’y limiter les dégradations.

La délocalisation des jeunes, solution préconisée par Alcéane, n’a pas fait l’unanimité. Bien que certains aient trouvé l’idée intéressante et positive, d’autres se sont positionnés contre ce projet. La polémique, qui a suivi, a été particulièrement médiatisée autour de deux points : un sentiment de provocation pour les jeunes et une réponse mal appropriée à leurs besoins. La sur-médiatisation négative et la colère de certains de ces jeunes ont eu raison du projet puisqu’à la suite de dégradations importantes sur la structure et moins de trois mois après son installation, Alcéane a décidé de la retirer. Au-delà de cette polémique, rappeler les fonctions du hall et la symbolique de l’objet permet de comprendre en quoi ce faux hall d’immeuble n’a pu se substituer aux vrais.

Le Hall : du lieu de passage au lieu de stationnement.

Revenons d’abord sur la nature et la fonction des halls d’immeubles. Un hall est avant tout un espace de transition entre le domicile, la rue et le quartier. Il a donc une fonction de « sas » entre un espace privé et familial et un espace public et collectif. Le hall est théoriquement destiné aux seuls habitants de l’immeuble ou de la cage d’escalier. Avec le développement des digicodes ou des interphones, le hall apparaît comme un espace relativement clos où ne sont autorisés à pénétrer que les habitants de l’immeuble, leurs proches qui y ont été invités ou bien quelques professionnels (facteur, personnel d’entretien, médecins…). Un hall d’immeuble n’est pas un espace ouvert à tous. En ce sens, il demeure un espace de l’intime à l’interface du domicile et du quartier. Lorsque les jeunes squattent les halls d’immeubles dans les quartiers sensibles, ils mettent à mal cette transition entre la sphère privée et l’espace public. Les habitants qui sortent de leurs appartements sont directement plongés dans le quartier, ses codes, son langage, ses attitudes… La zone tampon que constitue le hall est bafouée ce qui provoque tensions et crispations.

Dans le même temps, pour les squatteurs, le hall constitue aussi un espace de l’intime, espace auquel ils n’ont pas toujours accès chez eux (famille nombreuse, impossibilité de faire venir des amis…) alors que dans le quartier ils sont exposés au regard des autres, comme aux contrôles de police. Le hall leur permet alors de s’assurer un espace de repli. Il est le lieu idéal pour se retrouver entre pairs sans pour autant être éloigné du domicile parental. Le hall représente également un espace d’ouverture tourné vers le quartier permettant aux jeunes d’être à l’affût de l’activité et des évènements. La fonction de transition du hall est donc détournée à leur profit. Le hall d’immeuble est par conséquent un emplacement stratégique. D’abord conçu comme un lieu de passage, il se transforme en lieu de stationnement.

Par ailleurs, un hall est un espace de contact parce qu’il est à la jonction de deux types d’espace (domicile, quartier) mais aussi parce qu’il met en relation les habitants. On ne peut éviter la rencontre lorsque l’on se croise dans un hall, à moins d’exprimer l’indifférence. Mais alors que les rencontres sont plutôt de nature aléatoire lorsqu’on ne fait qu’y passer, un stationnement en ce lieu permet d’en augmenter considérablement le nombre. Quand des jeunes squattent un hall, ils choisissent de se mettre en contact avec l’ensemble des personnes qui vont le traverser. À la différence du squat des caves qui sont beaucoup moins fréquentées et en retrait par rapport à l’espace public, l’occupation des halls d’immeubles permet la « rencontre » avec les autres habitants et leurs visiteurs. Squatter devient une manière d’exister et de s’affirmer ; exister parce que l’on n’est plus invisible et s’affirmer parce qu’on exerce un contrôle sur l’espace.

Transfert du lieu.

Image2L’idée d’Alcéane était simplement fondée sur le transfert des éléments fonctionnels constitutifs du hall (les boîtes à lettre, l’ascenseur, l’escalier…) vers un nouvel emplacement hors de l’immeuble. Les attributs physiques du lieu ont migré, et leur implantation dans un nouvel espace factice est réussie matériellement. En témoigne, sur la deuxième photo, la réplique soignée de l’objet. Cependant, on ne peut espérer déplacer les attributs de ce lieu -ce qui en constitue la forme- dans une « boîte » et en conserver l’essence — ce qui en constitue le fond, l’existence. Si la réussite du lieu sur le plan matériel et esthétique n’est donc pas contestable, il n’en est pas moins vide de sens. Il fait figure au milieu de ces immeubles d’Objet Visionnaire Non Identifié.

Comme nous l’avons évoqué précédemment, la particularité du hall d’immeuble réside, entre autre chose, dans l’espace de transition et d’entre-deux qu’il représente, entre espace public et privée qui crée précisément une sorte de lieu protégé. Protégé à la fois des regards extérieurs, mais aussi des regards de la famille, le hall d’immeuble devient pour une part des jeunes qui les squattent un espace de liberté et d’intimité dans un cadre plutôt informel. Or, le faux hall d’immeuble a été implanté sur une esplanade devant un ensemble d’immeuble, il perd donc ses qualités de lieu protégé. Il est surtout offert au regard plongeant de tous les habitants des immeubles à l’inverse des vrais où le regard ne pénètre pas. Cela n’est pas sans rappeler en partie l’idée des structures panoptiques, les habitants du quartier pouvant exercer une forme de contrôle et de surveillance constante sans être vus. Clairement identifié comme lieu possible de regroupement des jeunes, le faux hall d’immeuble n’offre plus alors le même refuge qu’auparavant.

Au regard des réactions de la population, il apparaît clair que ce lieu n’a pas l’identité d’un hall d’immeuble, il ne peut alors répondre aux attentes des jeunes. Ces derniers ne veulent pas qu’on leur permette de « squatter » un hall d’immeuble qui n’en est pas un mais plutôt qu’on leur offre un espace identifié et clairement dévolu à l’accueil de la jeunesse.

La symbolique du conteneur.

Si le transfert de l’essence du lieu est impossible, le choix du conteneur comme « lieu d’accueil » est néanmoins porteur d’une symbolique forte qui n’a pas manqué de retenir l’attention d’une partie des jeunes du quartier et a été largement reprise par la polémique médiatique.

L’idée d’utiliser un conteneur rappelle bien sûre l’activité économique de la ville du Havre, centrée autour d’un port moderne, actif et en expansion, mais n’est pas non plus sans rappeler la symbolique de la « boîte ». Le conteneur véhicule l’image d’un objet très présent dans le paysage havrais. Puisqu’il sert traditionnellement à transporter de la marchandise, beaucoup de havrais ont été interpellé par le fait d’y « stocker » des jeunes.

L’initiative d’Alcéane a été vécue par certains d’entre eux comme une insulte. Pour eux Alcéane aurait voulu les mettre en boîte. En témoigne ces quelques paroles de jeunes rapportés par la presse :

« On n’est pas d’là marchandise. Encore moins des animaux. » [2]

« C’est n’importe quoi, on veut nous entasser comme des sardines dans des boites de sardines dans des boites de conserves. » [3]

Pourtant dans les deux cas il représente le déplacement, qu’il soit réel dans le cas du transport de marchandises ou symbolique lors du transfert des jeunes en dehors des halls. Mais alors que les conteneurs sont en transit dans un port, en attente d’une destination, ce conteneur rouge dédié au squat est ancré dans le quartier et n’offre pas de réelle perspective à la jeunesse (absence d’animations spécifiques…). Derrière cette démarche, deux idées s’affrontent. D’abord, l’idée d’immobiliser un objet conçu pour être en mouvement et de pérenniser son implantation dans le quartier, laissant ainsi l’occasion aux jeunes de se l’approprier. Mais aussi, la possibilité clairement exprimé par le directeur d’Alcéane de pouvoir l’enlever à tout moment, « si cela ne fonctionne pas ». Le conteneur peut être déplacé très facilement grâce à son coté pratique.

 

À travers cette réflexion sur le sens du lieu, le faux hall d’immeuble apparaît bel et bien comme une réponse inappropriée au problème du squat. Ce transfert soulignerait l’idée que le hall d’immeuble serait un lieu de rencontre, de convivialité et d’échange complètement formel alors que cela résulte d’une forme d’appropriation et de détournement du lieu par une part des jeunes de ces quartiers. En transférant hors du hall d’immeuble ces éléments constitutifs et visibles, on ne peut en déplacer les éléments fondateurs, ces éléments invisibles et immatériels qui produisent et construisent le lieu.

Le conteneur a finalement repris sa route vers d’autres horizons…

Crédits photographiques : M. Boquet, Université du Havre, 2007.

Abstract

 Le Havre, cité normande ouverte sur la mer à l’embouchure de l’estuaire de la Seine, est une ville dont la tradition maritime et portuaire est ancrée dans la vie culturelle, sociale, économique, universitaire et même architecturale. Cette ville, au premier rang des ports français pour le trafic conteneurisé et au 5ème rang européen, dessert cinq ...

Bibliography

Notes

[1] L’origine de ce surnom est assez obscure. Certains l’attribuent à la vague de délinquance rencontrée par ce quartier il y a un certain temps alors que d’autres l’associent à l’architecture particulière de ce grand ensemble qui, à sa construction, aurait été assimilé à l’architecture des grandes villes américaines. Une hypothèse plus originale mais non-vérifié tient au fait que des boîtes de Jazz aurait existé par le passé dans ce quartier. Néanmoins, ce surnom et les représentations qu’il suscite laissent apparaître l’existence de tensions dans ce quartier classé par ailleurs en Zone Urbaine Sensible.

[2] M.-A. Maraine, Chicago dépouille son hall, Le Havre Libre, 16 octobre 2007.

[3] H. Dewandey, Au Havre le faux hall sème la discorde, Le Figaro, 16 octobre 2007.

Authors

Mathias Boquet

Mathias Boquet est doctorant Ater en géographie au laboratoire Cirtai de l’université du Havre. Ses recherches doctorales portent sur les fragmentations urbaines et les processus d’enclavement dans les quartiers sensibles en France. Il a participé à un contrat de recherche pluri-disciplinaire sur les discriminations à l’égard des publics immigrés et de leurs descendants dans l’accès aux services collectifs.

Mathilde Mus

Mathilde Mus est doctorante allocataire-monitrice en géographie au laboratoire Cirtai de l’université du Havre. Ses recherches doctorales portent sur les pratiques et l’aménagement de l’espace urbain pour les personnes en situation de handicap. Dans le cadre de son travail, elle s’intéresse notamment à la relation entre l’usage des tic et la mobilité urbaine des personnes handicapées.

Partnership

Serendipity.

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