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Serendipity.

De géographie sauve des autres… 1

Poétique de la mondialisation.

Image1De géographie sauve des autres, on ne trouvera guère traces ni même linéaments dans ce livre-ci, ni d’ailleurs dans cette nouvelle région du monde à laquelle Édouard Glissant nous introduit de façon si critique et si volitive. Un livre donc, de l’avis même du poète, à l’abord tourmenté comme par ailleurs seul peut l’être le rivage, mais qui au fond rendrait fidèlement compte des mouvements qui habitent, pour ainsi dire animent, le monde d’aujourd’hui et ses géographies. Un monde qu’il s’agit de comprendre dans les traces éparses ou pérennes qui, sans cesse, le balisent et l’informent. Aussi, un monde qu’il s’agit de reconnaître, dans et par ses différences, afin d’en saisir la mesure dans le contexte actuel des mondialisations effrénées. Des mondialisations qui, par leurs côtés évidents ou énigmatiques, bouchent trop facilement la vue à une saisie intelligente du monde, à sa saisie géographique si je puis dire.

[2], à ouvrir le lieu et à inscrire celui-ci dans un monde dorénavant relié. Déjà en 1997, dans son Traité du Tout-monde, alors que le « lieu s’agrandit de son centre irréductible, tout autant que de ses bordures incalculables » (1997, p. 60), le poète se fera pareillement aventurier, exote — nous voudrions dire « géographe » — prêt dès lors à forclore tout localisme, prêt à « démesurer notre lieu, c’est-à-dire le raccorder à la Démesure du monde » (ibid., p. 232).

Pour ce poète qui s’est dit « à la fois solitaire et solidaire [3] » (Glissant, 2006b, n.p.), tel dialogue, disons plus justement telle tension entre le lieu et le monde est bien moins problématique qu’elle ne le serait pour d’autres esprits. Il faut dire que son regard est dirigé à la fois sur le lieu, sur les environs et sur l’horizon, immédiats ou non. À la manière des anciens chorographes, de façon non exclusive, simplement curieux du divers, le poète va. En quelque sorte, s’avançant et toujours s’approchant. C’est donc en s’ouvrant lui-même au lieu, aux environs et à l’horizon, qu’il va véritablement rentrer dans Une nouvelle région du monde qui ne fasse pas l’économie d’un Tout-monde.

Dans celle-là, Édouard Glissant s’inspire de l’apparente complexification (amplification ?) géographique pour penser, ici et là-bas, la différence à l’heure des mondialisations de toutes sortes. Parmi ses propositions, il faut de toute évidence relever celle où il envisage ce rapport sous l’angle du lieu-commun. Autrement dit, le commun du lieu compris comme ce tout ici où se comprend et se partage le lieu, mais aussi où se comprend et se partage le monde. Son regard se fait d’ailleurs transcalaire, ici et là-bas y apparaissent intimement mêlés, se comprennent ensemble. Alors les frontières distantes, celles par exemple de l’altérité radicale ou de l’exotisme géographique, n’apparaissent plus aussi prégnantes. Ce vers quoi dorénavant se porte l’attention, c’est le proche, l’ici. En conséquence, c’est tout ici, dans l’apparente normalité, qu’il s’agira de démasquer le cynisme des territoires bien délimités et de passer outre : « Les lieux-communs […], nous dit Édouard Glissant, soutiennent pour nous les meilleures garanties envisageables contre le vide et l’injuste et le niais et le semblant des lieux communs, sans trait d’union, ces réservoirs de toutes les fausses évidences par lesquelles les gouvernements médusent les opinions publiques » (2006a, p. 110). Pareillement, c’est tout ici qu’il nous faudra nous rappeler que « pour la pensée fasciste, ce n’est pas l’autre qui altère et menace […] mais avant tout le différent dans le même, et ce que le raciste hait le plus, c’est le mélange qui introduit à la nuance et à la variation » (ibid., p. 104).

Ces quelques lignes feront par ailleurs écho à des considérations spécifiquement géographiques parues l’été passé dans la revue Erdkunde et signées Doreen Massey. Dans « Space, time and political responsability in the midst of global inequality » (2006), le lecteur est en effet rendu sensible à la question de la responsabilité géographique et à la nécessité d’aller à l’encontre des lieux communs (sans trait d’union cette fois-ci) érigés tout autour de nous. Ce faisant, inaugurant une démarche que l’on pourrait qualifier de « projective », procédant d’une mise en relation du proche et de l’apparent lointain.

Dans Une nouvelle région du monde, Édouard Glissant suit en quelque sorte la démarche désignée par la géographe anglaise. Il fait preuve à son tour de « responsabilité dans un présent spatialement distancié » (Massey, 2006, p. 94), il pointe son regard et dirige son attention vers les autres, spatialement distants et pourtant si proches dans leur condition d’êtres humains. Mais le poète de la créolité va plus loin encore et, de la preuve de sa responsabilité (géographique), passe à une poétique, à une vision du monde : « Le lieu-commun nous donne l’intuition du Tout-monde, le lieu commun, sans trait d’union, nous est aussi nécessaire, pour récapituler les histoires du monde, […] car c’est bien la répétition des évidences qui aide à entrer dans l’inextricable. Puissance de ce trait d’union cependant, qui réforme le vulgaire et le banal et le racorni de ce commun-ci, et le transmue, et le constitue en dépositaire et en rassembleur génial de ce commun-là. » (Glissant, 2006a, p. 111) Contre un commun si réducteur, le poète envisage donc un commun qui puisse être véritablement, intrinsèquement, divers.

Dans ce livre à la fois marginal (au sens où son attention se porte moins sur les marges qu’elle ne part depuis celles-ci) et liminal (au sens il nous ouvre à une pensée tremblée [4] ), dans ce livre à la fois porté à décrire certains paysages et à transverser certains territoires — le regard d’Édouard Glissant se fait en effet maintes fois transversal, il nous mène où nous ne nous attendions pas à être conduits, il nous fait méditer sur ce que nous n’imaginions nullement aborder —, il n’est pas étonnant que le poète se fasse complice des choses et vienne à « géographier » (Glissant, 2006a, p. 73-74). Son intérêt pour la pensée naïve, ou tout au moins une de ses formes, le géomorphisme, sera comprise dans ce sens. Elle aura également valeur de symbole pour celui qui, un moment durant, s’est retrouvé confronté, dans sa tentative de décrire un paysage tout en profondeurs et prolongements, à une représentation sujette à un délire anthropomorphique en vérité peu fondé.

En définitive, Une nouvelle région du monde nous convie à une seule chose : penser autrement le monde. Dans cet esprit, il faut rappeler avec Claude Raffestin (2003, p. 154) que penser autrement c’est « penser en dehors des cadres habituels : global, antiglobal, mondialisation, antimondialisation, développement, croissance, bien-être, etc. Ces termes [constituant pour le géographe] les “coupures” d’une monnaie fiduciaire qui ont cours légal […]. Monnaie malheureusement dévaluée que, pourtant, nous continuons à utiliser, mais qui ne nous permet jamais de dénouer aucun rapport concret avec le réel. » À la fois solitaire et solidaire, le poète l’aura bien compris. Il inscrira dans son projet non pas une anti-mondialisation souhaitée ou rêvée mais une mondialité bien ancrée dans le réel, ici et là-bas, toujours par devant nous. Réel, si l’on veut, à la fois mondial et mondialisé :

« La mondialité n’est pas une technique cachée des mécanismes à crans et des sourds soubresauts de l’investissement, mais un art et une intuition du mouvant et du global tels qu’elle les constitue elle-même, et dans lesquels il nous est donné de vivre et de créer. La mondialité n’est pas limitée à cette belle utopie de généralité, parce qu’en chemin elle nous permet d’enhardir toutes sortes de réalisations de détail, et de ces petites choses prises dans de grandes conceptions, et des bonheurs contenus dans leurs aires, qui naissent de chacun et parlent pour tous. Ainsi nous permet-elle de fréquenter nos lieux et d’y inviter les lieux du monde, “agis dans ton lieu, pense avec le monde” ». (Glissant, 2006a, p. 150)

Gageons que cette dite mondialité, de « donnée de base » [5], devienne pour nous projet poétique et politique. Gageons aussi qu’elle s’inscrive dans une poétique de la Relation qui soit libérée d’une idéologie trop humaine, ceci malgré la tentation humanitaire. À l’horizon de la géopoétique, telle qu’elle est (peut-être trop) brièvement approchée dans ce livre (voir en particulier pp. 176-189), « penser avec le monde » c’est vivre, se penser et se dire partie du monde [6]. Un monde tremblé qu’ici le poète n’aura eu de peine, dans Une nouvelle région du monde, à nous rendre plus proche encore.

Édouard Glissant, Une nouvelle région du monde, Paris, Gallimard, 2006, 220 p.

Abstract

De géographie sauve des autres, on ne trouvera guère traces ni même linéaments dans ce livre-ci, ni d’ailleurs dans cette nouvelle région du monde à laquelle Édouard Glissant nous introduit de façon si critique et si volitive. Un livre donc, de l’avis même du poète, à l’abord tourmenté comme par ailleurs seul peut l’être le ...

Bibliography

Jacques Berque, L’Orient second, Paris, Gallimard, coll. Les essais, 1970.

Édouard Glissant, Traité du Tout-monde. Poétique iv, Paris, Gallimard, coll. blanche, 1997.

Édouard Glissant, Une nouvelle région du monde. Esthétique i, Paris, Gallimard, coll. blanche, 2006a.

Édouard Glissant, « Retrouver dans le monde sa propre transformation », Entretien avec À. Leupin, Mondes francophones, 2006b [1991].

Doreen Massey, « Space, time and political responsability in the midst of global inequality », Erdkunde, n°60(2), 2006, pp. 89-95.

Claude Raffestin, « Point d’interrogation », in Les nouveaux cahiers de l’iued, n°14, Brouillons pour l’avenir, 2003, pp. 153-157.

Kenneth White, « Grounding a World », in G. Bowd, C. Forsdick, N. Bissel (éds.), Grounding a World. Essays on the work of Kenneth White, Alba Éditions, Glasgow, 2005, pp. 197-215.

Notes

[1] Pour le poète, il n’y a de culture, ni d’identité « sauve des autres » (Glissant, 2006a, p. 44) et pareillement ici de géographie.

[2] « Toute pensée archipélique est pensée du tremblement, de la non-présomption, mais aussi de l’ouverture et du partage. » (Glissant, 1997, p. 231).

[3] « […] le poète doit être à la fois solitaire et solidaire. Solitaire, c’est la préservation de l’individuel en tant que ressource, et solidaire, c’est la recherche du continuum collectif dans le temps, en tant que poétique. Je dirais que, pour le poète, il y a une politique du maintien de son individualité et une poétique de la recherche de sa communauté. En ce sens, j’inverse le fonctionnement de ces termes, « politique » et « poétique », tel qu’on l’envisage communément. » (Glissant, 2006b).

[4] Une pensée qui renonce aux « longues vues systématiques, au développement équationnel, au principe linéaire » (Glissant, 2006a, p. 187).

[5] « Aujourd’hui, le monde est devenu tellement, et partout, présent à lui-même, que la mondialité se révèle pour nous donnée de base. Nous respirons la mondialité. Plus d’île. Plus de continents. Rien qu’une sphère compacte sur quoi les idées, les joies et plus fréquemment les inquiétudes circulent à la vitesse de l’éclair. » (Berque, 1970, p. 130).

[6] « If we use “world” for the ordinary context, World, with a capital, for all the otherworlds, the world I’m implicated in might be written with italics, world, to indicate that it is in process, as also that it contains the trembling of existence, and is not fixed and coded. » (White, 2005, p. 200).

Authors

Alexandre Gillet

Assistant d’enseignement auprès du Département de géographie de l’université de Genève, Alexandre Gillet écrit actuellement une thèse sur la « spatialité erratique » du cairn. Plus précisément, il s’intéresse à la notion d’espace ouvert dans ses acceptions géographique et géopoétique. Ses recherches envisagent l’applicabilité d’une théorie-pratique transdisciplinaire — la géopoétique — en géographie. Dernier texte publié : « Marcher avec Bashô » in Bertrand Lévy et Alexandre Gillet (dir.), Marche et paysage. Les Chemins de la géopoétique, Genève, Éd. Metropolis, 2007, pp. 203-237.

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