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Serendipity.

Contacts par homologie ?

La fabrique des affinités en situation touristique.

Figure 1. Surfeurs et locaux à Praia da Pipa, 1985. Source : Marco Polo Veras, 2010.

La rencontre touristique est souvent appréhendée sous l’angle des interactions entre touristes et populations locales – ou hosts et guests (Smith 1989) – en insistant tantôt sur les malentendus (Chabloz 2007) et manipulations (Nuñez 1977), tantôt sur les découvertes et connexions positives auxquelles donnent lieu ces rencontres (Jack et Phipps 2005). Dans cet article, partant de l’étude socio-historique d’une station balnéaire du Nordeste brésilien, je m’intéresse à l’évolution des interactions, au long cours, entre des groupes sociaux mis en relation à travers le tourisme, qu’il s’agisse de touristes, de résidents locaux, de résidents secondaires ou d’entrepreneurs touristiques. Cette vue sur l’histoire longue des relations sociales en contexte touristique amène à considérer le caractère « transitoire », interchangeable dans le temps, de ces identités (Sherlock 2001, p. 275) (Simoni 2013, p. 42). En effet, il n’est pas rare que des voyageurs deviennent des habitants de leur destination, voire des travailleurs chevronnés du tourisme ; que des résidents secondaires établissent résidence permanente sur leur lieu de villégiature ; que des enfants de « locaux » reviennent au pays « en touristes ». En d’autres termes, notre analyse ne porte pas tant sur les relations entre hosts et guests que sur les relations entre hosts et hosts (Stronza 2005), c’est-à-dire entre les différents groupes qui composent la station touristique.

Penser le contact culturel en situation touristique.

Parce que le tourisme se nourrit de contrastes et met en relation des milieux sociaux souvent très éloignés sur le plan économique, culturel et linguistique, il est un bon moyen d’observer des situations de « contact culturel ». Le terme de « contact » n’est pas ici envisagé dans une perspective interactionniste, comme un évènement ponctuel, mais plutôt comme un système de relations objectives qui permettent le rapprochement à long terme de groupes d’individus issus de milieux sociaux très éloignés (sur le plan économique, culturel, linguistique). La notion de contact culturel a surtout été discutée à partir des années 1930 pour penser la colonisation (L’Estoile 1997), mais les débats qui entourent ce terme peuvent s’avérer utiles pour penser le tourisme, qui est lui aussi une forme de contact culturel, dont l’interprétation tombe parfois dans les mêmes travers théoriques que ceux retenus pour penser la colonisation. L’objectif de ce retour sur la notion de « contact culturel » et de « situation coloniale » est, dès lors, de tracer un parallèle entre les débats anthropologiques sur la colonisation et ceux sur le développement touristique.

À l’époque des premiers débats anthropologiques sur le contact culturel (années 1930-1950), l’analyse des rapports coloniaux était envisagée comme une rencontre entre des « cultures », au risque de les considérer comme des ensembles cohérents aux contours délimitables (ex. Européens/Africains, colonisateur/colonisé). L’étude des contacts culturels est généralement associée au concept d’acculturation, qui prétend analyser les emprunts de traits culturels d’une société à l’autre (Herskovits 1938). Cette acculturation est, dans un premier temps, conçue comme un mouvement à sens unique, dans lequel la puissance dominante impose son mode de vie à la culture dominée (Courbot 2000). La colonisation est dès lors vue comme un processus d’homogénéisation, impliquant une déperdition culturelle du point de vue du colonisé (le terme « déculturation » est parfois avancé) [1]. À cette vision linéaire, unilatérale et mécanique du changement social va progressivement se substituer une vision anthropologique, plus dynamique et processuelle.

Dans son célèbre article, « La situation coloniale », Georges Balandier (1951) propose une lecture différente des rapports sociaux en contexte colonial. Il prétend tout d’abord que « le contact se fait par le moyen de groupements sociaux – et non entre cultures existantes sous la forme de réalités indépendantes – dont les réactions sont conditionnées de manière interne (selon le type de groupement) et de manière externe » (Balandier 1951, p. 23). Ce postulat implique de considérer la société coloniale non pas comme une société composée de deux ensembles distincts (colons/colonisés), mais comme un nouvel ensemble social, « comme un complexe, une totalité » (p. 16). Cette remarque nous invite à dépasser la dichotomie host/guest, et à considérer la totalité nouvelle que constitue ce que l’on pourrait appeler à notre tour la « situation touristique » (Loloum 2015a).

La prise en considération des différents groupes sociaux constitutifs de la société coloniale amène Balandier à considérer des relations de conflit et de coopération qui transcendent l’opposition entre colonisés et colonisateurs, car relevant davantage d’affinités et d’antagonismes de classe que d’oppositions coloniales. Son approche totalisante recèle un principe de symétrie : « le sociologue est tenu d’envisager la société coloniale et la société colonisée en des perspectives réciproques » (Balandier 1951, p. 23). En faisant cela, Balandier rompt avec un apriori selon lequel le colonisateur serait la principale source de changement dans la situation coloniale, comme si le colonisé n’était qu’un spectateur passif des transformations en cours. Si l’on transpose cette posture aux études du tourisme balnéaire, on retrouve dans un certain nombre de travaux [2] une même tendance au regard « diffusionniste », qui consiste à considérer l’évolution des pratiques balnéaires comme un phénomène exogène, porté par les catégories sociales dominantes (bourgeois, artistes, prescripteurs culturels) et se diffusant des centres urbains vers la périphérie côtière. Dans cette optique, le rôle des populations locales dans l’appropriation de ces modes et la mise en place de conditions propices à leur développement est souvent minimisé (Sébileau 2016) (Loloum 2017).

Le terme de « situation » n’est pas non plus anodin. La situation n’est pas employée au sens « d’action située » de Goffman (1963), qui relève d’une analyse centrée sur des interactions immédiates, jugées significatives en elles-mêmes et faiblement couplées aux structures sociales, mais plutôt au sens de « l’analyse situationnelle » de l’École de Manchester [3] et des « situations » de Sartre, entendues comme des opportunités conjoncturelles et vécues de création de l’être : « il n’y a de liberté qu’en situation » (Sartre 1943, p. 534). On retrouve ainsi, dans la notion balandiérienne, une tension entre le déterminisme structuralo-fonctionnaliste – l’action située dans des structures sociales, historiques et territoriales – et l’existentialisme sartrien qui amène à envisager le social « à partir des situations dont il s’engendre : le primat de l’existence conduisant à voir le social et le culturel sous l’aspect de leur production continuelle et non pas seulement des seuls principes selon lesquels ils se définissent » (Balandier 2002, p. 5). L’intérêt pour l’étude du tourisme consiste ici à envisager l’influence des structures historiques et sociales sur lesquelles le tourisme prend appui et, en même temps, à reconnaître toutes les potentialités d’innovation et de transformation contenues dans la situation touristique. En faisant cohabiter des groupes très hétérogènes, la situation touristique multiplie les occasions de conflits, mais multiplie aussi les possibilités d’échange, d’ascension sociale et de métissage. C’est dans cette dialectique de reproduction et de changement, de conflit et de coopération, que réside l’intérêt de cette notion pour penser les configurations sociales dans un lieu touristique.

La prise en compte des différents groupes sociaux constitutifs d’une situation touristique amène donc à considérer les relations de conflit et de coopération qui transcendent la dichotomie entre hosts et guests. Il n’est pas rare, en effet, d’observer dans une même station touristique des conflits fondés sur des antagonismes de classe, de race ou de genre, opposant non pas touristes contre locaux mais bien riches contre pauvres, blancs contre noirs, hommes contre femmes, au-delà des catégories touristiques ou autochtones.

Les homologies structurales et la production de l’enchantement touristique.

Petite station cosmopolite du Nordeste brésilien connue pour ses spots de surf, ses plages et sa vie nocturne, Pipa est un cas intéressant pour étudier la cohabitation à long terme entre des groupes sociaux très différents. Pipa est souvent présentée pas ses habitants et ses touristes comme un lieu « magique », en raison de ses paysages naturels et de l’esprit bohème qui y règne. « Ici, je me suis tout de suite senti chez moi, c’était quelque chose d’inexplicable », m’a confié, un jour, un résident espagnol pour expliquer sa récente installation. Ce discours est communément énoncé en termes ésotériques par les nouveaux arrivants pour expliquer leur choix de venir vivre à Pipa, comme en témoigne ce passage d’un documentaire intitulé Pipa, esquina magnética do Brasil – « Pipa, carrefour magnétique du Brésil » – (Barros 2009), donnant la parole à une néo-résidente originaire de São Paulo :

« L’homme est un être électromagnétique, c’est démontré par de nombreuses études. Un radiesthésiste est venu un jour à Pipa, et sa baguette a fait dzzzoup ! [Avec ses bras, elle dessine un mouvement sec vers le bas]. Je crois beaucoup à l’influence des champs électromagnétiques sur les gens. Dans les années 1960, les gens ont commencé à converger vers l’Inde, l’Indonésie, le Pôle Nord, des lieux vraiment étranges. Et puis ils sont revenus vers le centre. (…) Ici [à Pipa], il y a un vent constant. Comme on est dans la courbe du continent et qu’on n’est pas dans une zone très peuplée, où il n’y a pas beaucoup “d’âmes pensantes”, ce qui se passe c’est qu’il n’y a pas de fixation du champ électromagnétique. C’est ça qui te fait te sentir aussi libre. D’ailleurs, le danger ici, c’est de « perdre la boussole » [pirar, de pirueta]. Les gens deviennent facilement fous ici, ils commencent à tourner autour d’eux-mêmes… » (extrait du documentaire Pipa, esquina magnética do Brasil, 2009)

La « magie de Pipa » est ainsi attribuée au « magnétisme de la terre », à « l’esprit de liberté » de ses découvreurs hippies et à « l’authenticité » de sa population locale. La notion d’homologie structurale peut être ici mobilisée pour tenter d’expliquer les affinités culturelles qui se nouent entre les groupes sociaux constitutifs d’une station touristique. On entend par homologie structurale la correspondance, terme à terme, existant entre des éléments sociaux et permettant la rencontre entre une attente et sa réalisation. C’est cette adéquation sociologique, issue de l’équivalence relative des positions ou des croisements de trajectoires sociales, qui règle les échanges et les accords entre les individus et rend possible l’ajustement entre des attentes réciproques (Bourdieu 1992). À rebours des discours touristiques énoncés sur le registre de « l’enchantement » (Réau et Poupeau 2005) ou du « coup de foudre » (Bourdieu 1984, p. 162), l’analyse des trajectoires et des relations objectives entre les agents peut révéler les fondements sociologiques de ce que Pierre Bourdieu compare souvent à une « orchestration » ou une « harmonie préétablie » (Bourdieu 1984). À la suite de Bourdieu, Olivier Roueff qualifie, quant à lui, les homologies structurales de « magie sociale sans magicien » : « tout aussi invisibles et néanmoins constitutives de la réalité de l’espace social, [les homologies] se substituent à l’évidence des affinités électives et des coalitions d’intérêts explicites » (Roueff 2013, p. 157).

Pour Bertrand Réau (2007), ce même principe peut permettre d’expliquer l’émergence de nouvelles formules de loisir qui découleraient, selon lui, d’une convergence de goûts et d’attentes – d’un « bricolage réussi » (Réau 2007, p. 68) – entre des inventeurs et un public. Dans le cas de l’invention du Club Med par exemple, il montre que c’est la rencontre entre, d’une part, la nécessité pour des agents à fort capital de s’inventer de nouvelles voies d’autopromotion sociale lorsque les débouchés professionnels ordinaires apparaissent saturés (autrement dit, la nécessité de se reclasser) et, d’autre part, les attentes de touristes cherchant à imiter les goûts « précurseurs » des avant-gardes bourgeoises qui sont au principe du succès des clubs de vacances. En d’autres termes, l’invention du Club Med découlerait d’une rencontre par homologie entre les trajectoires de reclassement des avant-gardes bourgeoises et les stratégies de distinction des touristes. De façon analogue, on peut étendre cette analyse au-delà des relations entre offre et demande, entre entrepreneurs touristiques et touristes, pour interroger les relations, avec les entrepreneurs et les populations locales, d’une station touristique, autrement dit mobiliser l’analyse des homologies structurales pour comprendre les accords et désaccords entre éléments sociaux dans un même territoire touristique, au-delà des affinités personnelles et des collusions d’intérêts.

Il ne faut pas voir les homologies comme un mécanisme automatique d’ajustement, mais plutôt comme un « espace de possibles entre des agents situés sur des trajectoires croisées » (Roueff 2013, p. 157). Il y a un risque, en effet, à se persuader a posteriori de logiques immuables et invisibles, à trouver des causes profondes au rapprochement sans passer par l’analyse empirique des rapports objectifs et des interactions concrètes. Il convient, par conséquent, de souligner le rôle crucial des intermédiaires, qui agissent comme des facilitateurs entre agents sociaux et qui peuvent concrétiser l’espace des possibles formé par homologies structurales.

Méthodologiquement, l’analyse des homologies structurales implique de considérer de façon symétrique les deux côtés de la rencontre, en prenant en compte les conditions du « contact » mais aussi les trajectoires biographiques et collectives des agents impliqués, et leurs univers sociaux d’origine. Alors que l’étude de trajectoires et des milieux d’origine permet d’identifier les ressources spécifiques (capital culturel, économique, social) et les contraintes objectives pesant sur les individus, la restitution des conditions concrètes de la rencontre permet de rendre compte des aspirations collectives et des significations attachées à ce rapprochement. L’enquête se concentre sur la rencontre entre deux groupes sociaux dans les années 1970-80, c’est-à-dire aux débuts du tourisme à Praia da Pipa : d’un côté des résidents autochtones, originaires de Pipa (ou de la proche région), issus d’un milieu populaire rural composé de petits agriculteurs et de pêcheurs, et de l’autre d’anciens surfeurs, hippies ou voyageurs pionniers issus de milieux favorisés et urbains, ayant découvert Pipa à l’occasion d’excursions de loisir, avant de s’y établir progressivement pour devenir à leur tour des acteurs du développement touristique de la station balnéaire. L’étude repose sur une dizaine d’entretiens semi-directifs avec des individus issus de ces deux groupes, complétés par une revue de littérature permettant de contextualiser le développement de la station au regard des transformations sociales à l’œuvre, à cette époque, dans les milieux de la pêche et de l’agriculture, et parmi la jeunesse contre-culturelle brésilienne. Elle a été menée entre 2010 et 2015, dans le cadre d’une thèse d’anthropologie cherchant à comprendre la place du développement touristique dans une région marquée par l’héritage des plantations sucrières (Loloum, 2015b).

Les « surfeurs », héritiers urbains désurbanisés.

L’arrivée des premiers surfeurs à Pipa dans les années 1970 ouvre la voie à un tout nouveau type de relations sociales pour les populations du littoral. À l’époque, Pipa était encore un village de paysans-pêcheurs relativement isolé, entouré de plantations de canne à sucre, de sitios (petites fermes agricoles) et de fazendas (grandes propriétés d’élevage). Comme dans beaucoup de villages du Nordeste, les sociabilités rurales sont encore très marquées par le patronage et l’autoritarisme, hérités de l’époque coloniale et postcoloniale (Garcia 1989). Le style non-conformiste de ces jeunes surfeurs, voyageurs bourgeois venus des grandes métropoles brésiliennes, contraste très nettement avec le conservatisme rural de l’époque. Bien qu’ils soient originaires d’un tout autre monde social que celui des villageois pêcheurs, ils parviennent à nouer avec eux une affinité étroite et singulière, bien différente de l’amitié très hiérarchique qui liait les familles autochtones aux premiers « estivants » (veranistas). Ces derniers, issus de l’élite sucrière environnante, fréquentaient le bord de mer depuis le début du 20e siècle (Simonetti 2012). Un enseignant autochtone, fils d’un ancien leader communautaire, raconte que « les estivants se prenaient un peu pour les maîtres des lieux, comme si Pipa était leur jardin et nous leurs enfants… » (Francisco, enseignant, natif de Pipa).

Les surfeurs semblent moins se formaliser des distinctions de statut. Ils sont jeunes, mobiles et participent d’une contre-culture en opposition au conservatisme, particulièrement prégnant en ces temps de dictature militaire. C’est autant le goût de l’aventure que l’économie de moyens qui les poussent vers cette proximité avec les villageois : « C’était la bonne époque. On était insouciants. Un jour on dormait chez l’habitant, un autre à la belle étoile… On n’avait pas grand-chose en poche mais on savait vivre… » (Claudio, ancien surfeur, restaurateur, originaire de Rio de Janeiro). Alors que les estivants traditionnels débarquent chargés de bagages et de riches denrées pour tenir confortablement durant tout l’été, les surfeurs eux voyagent légers, équipés tout au plus d’une planche de surf et d’un sac à dos (Veras 2010). Ils ne viennent pas en famille pendant les grandes vacances, comme les villégiateurs, mais plutôt entre amis, pendant les longs week-ends et autres congés prolongés qu’offre la vie estudiantine. Au début, ils campent indifféremment sous les auvents des villas des estivants (vides la plupart du temps), dans leurs voitures, dans les jardins des natifs, voire à même la plage (Figure 2). L’absence de vol est souvent évoquée pour illustrer l’esprit « d’harmonie » régnant entre natifs et surfeurs : « Ici, tu pouvais dormir avec la voiture ouverte, il n’y avait personne qui ne touchait à rien. À l’époque, il n’y avait pas de vol » (Dona Domitila, cuisinière native de Pipa).

Les surfeurs occupent une position sociale intermédiaire entre estivants et locaux, qui se traduit par une capacité à naviguer entre ces deux mondes : d’origine sociale privilégiée, formés dans les mêmes lycées (bien cotés) que les enfants de l’élite sucrière, ils sont sociologiquement proches des premiers, mais culturellement fascinés par le mode de vie des seconds.

Figure 2 : Camping en bord de mer en 1987. Source : Marco Polo Veras, 2010.

Dans les années 1980, la dissémination du nom de Pipa parmi les surfeurs attire de nouveaux publics, moins intéressés par le surf que par la beauté des paysages, le cadre de vie et « l’authenticité » de la population locale. « Pipa était un tout petit village quand je suis arrivé, les gens se déplaçaient à dos de mulet, les gens vivaient encore de la pêche. C’était un petit paradis… », témoigne Luiz Henrique, un hôtelier originaire de São Paulo, installé dans les années 1980. Cette deuxième vague d’arrivants est composée de personnes intéressées à s’installer à Pipa et vivre du tourisme, à l’issue d’une reconversion professionnelle, comme Luiz Henrique, anciennement ingénieur agronome, promis à une brillante carrière dans l’agro-industrie, dans le Sud du pays, avant de finalement « suivre son rêve » dans le Nordeste. Il s’agit aussi d’anciens surfeurs revenant sur leurs itinéraires de vacances, généralement en couple, avec l’ambition de s’installer et les moyens d’y parvenir. Issus de milieux favorisés, ils disposent non seulement d’un capital financier, obtenu auprès de leur famille ou au cours d’expériences de travail antérieures, mais aussi d’une « sensibilité culturelle » particulière, un style de vie « alternatif » et « raffiné » qu’ils vont pouvoir investir dans le tourisme et l’hôtellerie [4] (Réau 2011, p. 120). Contre l’illusion d’une reconversion racontée sur le registre du « coup de tête » ou de la seule volonté individuelle, les entretiens suggèrent qu’il s’agit en réalité d’un processus long et coûteux en ressources (financières, sociales et culturelles).

Un ancien surfeur, aujourd’hui propriétaire d’un hôtel à Pipa, décrit ces jeunes entrepreneurs de style de vie comme des « rêveurs », dont la motivation n’est pas tant d’investir que de trouver une « qualité de vie », à l’image de ce restaurateur allemand connu sous le nom de « Yahoo » :

« Eux, ils voulaient vivre ici, vivre ! Ce n’étaient pas des investisseurs. Je crois que le premier qui est venu investir avec un style de vie, mais avec de l’argent, c’est Yahoo. Yahoo était un Allemand marié avec une mineira, Zora. Il avait habité à San Francisco et il faisait partie de cette secte indienne (Osho). (…) Ils ont fait un restaurant et ils l’ont appelé « Yahoo », en hommage à leur secte. C’est à partir de là que les gens ont commencé à l’appeler Yahoo. Son restaurant était un restaurant de la qualité des restaurants de Natal, mais à Pipa. Donc il est venu avec de l’argent, mais avec un style de vie, pas pour l’argent. Le restaurant c’était juste pour se maintenir » (Heitor, hôtelier à Pipa, originaire de Rio de Janeiro).

Pour eux, la « simplicité » des habitants locaux n’est pas vue comme une marque d’infériorité, mais plutôt comme une forme « d’authenticité ». C’est d’ailleurs cet art de vivre villageois qu’ils semblent être venus chercher. Il incarne l’anti-modèle de la ville impersonnelle et chaotique. Sociologiquement, les surfeurs et leurs successeurs s’apparentent à ce que l’anthropologue Michel Marié qualifie « d’héritiers urbains » :

« Ce sont des gens de la ville qui s’investissent sur la campagne des origines et qui, très souvent en situation de promotion sociale, trouvent dans le retour à la campagne les signes de leur nouveau pouvoir social. (…) Entre ces gens-là et les habitants s’instaure un type de rapport “syncrétique”. Et même si s’opère progressivement un certain glissement des groupes porteurs d’identité et de territoire (des habitants aux résidents) et des valeurs qu’ils véhiculent (du territoire anthropomorphique du paysan aux valeurs de paysannité urbaine), la permanence d’une mémoire collective et la continuité des représentations de l’espace sont assurées par la prédominance de ce rapport entre héritiers urbains et société rurale » (Marié 1982, p. 26)

Cette entente initiale entre surfeurs et locaux est encore perceptible aujourd’hui dans la station touristique, qui a en partie gardé non seulement la marque de l’esprit bohème des premiers temps, mais aussi son jeitinho nativo [5] (sa « touche locale ») et une bonne partie de la population locale, qui a su résister aux tentations du départ. Bien qu’il existe quelques hôtels de grand standing, il s’agit toujours de petits ou moyens établissements, ne dépassant que rarement la cinquantaine d’unités hôtelières. Cette forme d’intégration se retrouve également dans la variété des styles sociaux et culturels (musicaux, culinaires, touristiques, etc.) présents dans la station, qui cohabitent bon an mal an dans le tissu dense de ce village rural devenu station balnéaire internationale en à peine trente ans (Loloum 2015a) (Loloum 2016). La rue principale de Pipa est une bonne illustration du « couplage de densité et de diversité » (Stock et Lucas 2012, p. 17) dont sont faits beaucoup de lieux touristiques. L’Avenue Baía dos Golfinhos n’a jamais été « planifiée », ni réellement aménagée par la commune, si bien que le village s’est constitué autour d’une artère centrale initialement construite pour le passage de chevaux et de calèches, et qui n’a cessé de se rétrécir sous la pression de l’urbanisation spontanée, alors même que le village grossissait et, avec lui, le trafic routier. Ce processus explique la forte densité du centre-ville, qui constitue sans conteste un attrait pour les visiteurs, satisfait de pouvoir trouver dans cette rue un concentré du village ancestral et des cultures qu’il a adoptées. Les constructions irrégulières (appelées puxadinhos) ont peu à peu empiété sur la chaussée, sacrifiant ainsi les trottoirs, réduits à peau de chagrin et qualifiés à juste titre de « trottoirs à rat » (calçada de rato). L’activité commerciale de Pipa se concentre sur cette avenue où se succèdent petites boutiques, supérettes et galeries d’art, agences immobilières et touristiques, bars et restaurants de qualité et d’origine des plus variées : de la pizzeria italienne à la churrascaría argentine, en passant par la crêperie bretonne. Bien que la majorité des anciens habitants autochtones aient été poussés à s’installer à la périphérie de la ville ou dans des villages voisins, du fait de l’enchérissement de l’immobilier, certaines familles ont su garder la maîtrise de leur patrimoine foncier, initier de petits commerces urbains et maintenir leur maison dans le centre (Figure 3).

Figure 3 : à droite, la maison d’une famille autochtone s’étant maintenue dans le centre malgré l’avancée des commerces touristiques. Photographie de l’auteur, 2014.

Paysans-pêcheurs dépaysannés et élites émergentes.

La population locale n’est pas restée passive face à l’émergence du tourisme dans les années 1970-80. Les populations du littoral connaissent d’importants changements entre 1940 et 1970 : déclin des plantations sucrières traditionnelles, modernisation de l’agriculture et de la pêche, essor du commerce, développement des politiques publiques (statut des travailleurs ruraux et des travailleurs de la mer, droit à la retraite, soutien à la pêche artisanale, politiques de développement agricole, etc.). Ces évolutions facilitent l’émergence de « petits patrons » et de nouvelles notabilités locales parmi les communautés côtières (Lanna 1995). L’amélioration des techniques et les subventions agricoles contribuent à valoriser les terres côtières, autrefois dévolues à l’agriculture vivrière.

La période d’hyperinflation que connaissait le Brésil dans les années 1980 permettait à quelques individus ayant le sens des affaires de grimper très rapidement dans la hiérarchie économique locale. La plantation de cocotiers est devenue, par exemple, une activité doublement rentable, non seulement pour la production de noix de coco, mais aussi parce que les plantations permettent de justifier légalement d’un usufruit durable de la terre, préalable juridique à l’acquisition des droits de propriété par « usucapion [6] ». Ainsi, certains individus vont faire du cocotier un instrument d’appropriation juridique des terrae nullius (« terres sans maîtres »), à l’image de José do Hemetério da Costa, un petit agriculteur connu pour avoir été l’un des premiers « visionnaires » à investir dans le foncier :

« À l’époque, il y avait trois manières d’obtenir de la terre : l’achat, la donation ou l’appropriation pure et simple (…) Le père de l’ancien maire Valmir [José do Hemetério] était expert pour s’approprier la terre (…) À l’époque, la terre ne coûtait presque rien. Parfois il arrivait que le terrain appartienne à une personne, et les arbres à une autre personne. Mais la terre ça n’était pas grand-chose, ce qui lui donnait de la valeur, c’était ce que tu mettais dessus. La plupart du temps, c’était des cocotiers. Si tu voulais construire ta maison, tu devais acheter les cocotiers qu’il y avait sur le terrain. Alors ce qu’il faisait, il plantait des cocotiers, ou les achetait, et prenait possession des terrains comme ça. Il a même fait ça sur la Colline de Pipa (O Morro)… ça aussi ça a été toute une histoire ! (…) Au bout d’un moment, il a eu assez d’argent pour acheter de la terre. Il faisait les deux, il achetait un terrain un peu en dehors de la ville, et puis il faisait courir la clôture jusqu’au fond… Il a acheté pas mal de terrains à ma famille (…) C’était un visionnaire » (Francisco, enseignant, natif de Pipa).

Aujourd’hui, les Costa sont une puissante famille et les trois fils sont tous des leaders politiques incontournables du municipe : Valdenício Costa a été maire de 2013 à 2017, Valmir Costa l’a été à deux reprises avant lui, Walter a également été secrétaire municipal et conseiller de ses frères. Outre ses nombreux terrains, José do Hemetério a longtemps été le seul propriétaire de jeep de Pipa, un avantage qui lui permettait de commercialiser le poisson et d’importer divers produits manufacturés depuis Natal, la capitale. Alors que le transport de poisson était autrefois assuré à dos de mulets, les propriétaires de jeep sont rapidement devenus des intermédiaires obligés du négoce. Celui qui disposait d’un véhicule possédait généralement un petit commerce pour vendre les produits acquis à la capitale. Les véhicules permettaient également de prêter assistance aux habitants en cas d’urgence ou de maladie, un service qui rendait la population redevable des propriétaires de jeep, qui s’avançaient de facto en bonne place pour concourir en politique.

C’est le cumul d’activités qui permet aux « petits patrons » de percer. Antonio Pequeno, autre propriétaire d’une petite fazenda aux abords de Pipa, était à la fois agriculteur et propriétaire de bateau, avant de devenir le premier adjoint de police. Il disposait également d’une « écluse à poisson » (curral de peixe), fabriquée à base de piquets de bois plantés dans les baies de Pipa (Figure 4). La possession d’un curral de peixe était, là encore, un vecteur de différenciation sociale et un capital. Dans les années 1960, c’est le développement de la pêche à la langouste, activité très lucrative pour la région, qui permet à certains travailleurs locaux de s’enrichir, avec l’arrivée d’entreprises industrielles tournées vers l’exportation.

À cela s’ajoute un processus de renforcement des institutions municipales, qui permet à cette bourgeoisie émergente d’asseoir son pouvoir. Dans les années 1960, de nombreux territoires profitent d’une politique nationale favorable au municipalisme pour s’autonomiser (Matsumoto, Franchini et Mauad 2012). La création de la municipalité de Tibau do Sul en 1963 éloigne les habitants de Pipa de la tutelle politique de l’oligarchie de Goianinha, fief du pouvoir sucrier voisin, qui concentrait jusqu’alors les compétences municipales.

Figure 4 : Antonio Pequeno (à gauche) devant son écluse à poisson. Source : Archives digitales du NEP, 2011.

Les paysans-pêcheurs que rencontrent les touristes surfeurs dans les années 1970 n’ont donc plus grand-chose à voir avec ceux rencontrés par les premiers villégiateurs aristocrates au début du siècle. Il s’agit d’une population beaucoup plus autonome économiquement et politiquement, en phase d’ascension sociale et en partie libérée des liens de dépendance personnelle vis-à-vis de l’aristocratie rurale, du fait de son éloignement relatif des centres de production sucrière.

Un terreau propice à la rencontre.

Cette autonomie relative confère aux paysans-pêcheurs de Pipa un statut analogue aux « paysans marginaux » décrits par Eric Wolf (1974), une catégorie émergente qualifiée de subversive. La « marginalité » des paysans décrits par Wolf se manifeste simultanément par une instabilité économique et une indépendance politique. Ce sont ces deux facteurs qui ont pu constituer un terreau favorable à l’émergence de mouvements paysans. De façon analogue, on pourrait argumenter que c’est la situation d’instabilité économique et d’autonomisation politique des habitants de Pipa qui a pu faire le lit d’un accueil favorable au tourisme, mais aussi contribuer à réguler ses excès. Le tourisme à Pipa se caractérise encore par une forte prédominance des établissements de petite taille (auberges, B&B, pousadas). Les premiers investisseurs touristiques durent en effet cohabiter avec une communauté certes plus pauvre que la plupart d’entre eux, mais suffisamment autonome économiquement (à travers les revenus du commerce, de la pêche, de l’agriculture) et politiquement (grâce à la municipalisation) pour ne pas tout sacrifier aux acheteurs étrangers. Ce mixte de précarité économique et d’autonomie politique a sans doute aussi contribué à l’émergence d’une éthique comportementale particulière, le jeitinho nativo, à mi-chemin entre la révérence du travailleur rural dominé et la fière insoumission du paysan-pêcheur indépendant. On peut ainsi retenir l’idée de Michel Marié (1982), selon laquelle le dynamisme d’une société locale joue un rôle primordial dans le développement du tourisme :

« Ce faisant, il devenait difficile de concevoir le changement (ou ce qu’on appelle progrès) comme étant un phénomène simple et linéaire. On devait au contraire faire preuve d’une beaucoup plus grande subtilité et l’appréhender comme la rencontre souvent laborieuse d’éléments tensionnels – techniques et sociétés locales – qui avaient à se frotter les uns aux autres avant que, dans le meilleur des cas, par concessions et par adaptations réciproques, chacun d’eux puisse s’accorder aux autres. En d’autres termes, rien de tel qu’une société locale forte pour faire correctement du tourisme ! » (Marié 1982, p. 188).

Toutes les communautés du littoral n’étaient pas égales face au tourisme. Le cas de Sibaúma, une communauté d’afro-descendants située à moins de 6km de Pipa, est intéressant pour se rendre compte de la variabilité des configurations littorales. À la différence des habitants de Pipa, les « noirs de Sibaúma », comme les appelaient encore il y a peu les habitants de Pipa, ne sont pas tant des descendants de paysans-pêcheurs que des descendants d’esclaves et de moradores des plantations [7], contraints depuis des générations à « baisser la tête » au passage des grands propriétaires fonciers (Lins et Loloum 2012). Là-bas, le tourisme s’est peu développé du fait de l’emprise des fazendeiros (éleveurs grands propriétaires) sur le territoire et de la désorganisation de la communauté locale, qui souffre d’un manque de leadership et de graves problèmes d’exclusion sociale (pauvreté, analphabétisme, chômage) [8]. En revanche, la spéculation immobilière est allée bon train et plusieurs lotissements résidentiels de grande envergure ont commencé émerger ces dernières années, à l’initiative des fazendeiros. C’est avec ces grands propriétaires installés à la capitale qu’ont dû négocier les investisseurs désireux de s’implanter à Sibaúma, non pas avec des petits chefs locaux, par ailleurs incapables de s’imposer comme interlocuteurs légitimes (Lins et Loloum 2012). Voici ce que relate un ancien surfeur, aujourd’hui propriétaire d’un magasin de vêtements à Pipa, lorsque je lui demande son avis sur Sibaúma et les raisons de ce décalage de développement entre les deux lieux, malgré la beauté équivalente de ses plages :

« Sibaúma, c’est compliqué. Déjà pour y accéder, avant c’était la croix et la bannière, il fallait couper à travers la forêt ou alors faire le tour par la grande route. Et ça ne fait pas si longtemps qu’il y a la route, tu sais. Ça se ressent dans la mentalité des gens. Les gens sont craintifs là-bas. C’est sûrement lié au fait que c’était une communauté d’esclaves… C’est difficile de travailler avec eux, ils te demandent toujours quelque chose, ils ne sont pas fiables. C’est compliqué… » (Mangal, ancien surfeur, commerçant, originaire de São Paulo).

Les difficultés structurelles de Sibaúma se traduisent ainsi par un climat social tendu, marqué par les conflits interpersonnels et la détresse économique, peu engageant pour de jeunes entrepreneurs « bohèmes ». Par contraste, la bonne santé relative de l’économie locale de Pipa, avant même l’arrivée du tourisme (du fait notamment de la modernisation de la pêche et de l’agriculture), et l’ascension sociale de certains groupes d’individus a pu instaurer un climat plus propice à la rencontre, à des relations désintéressées entre locaux et surfeurs, mais aussi faciliter des relations commerciales plus sereines.

La structure foncière de Pipa peut également contribuer à expliquer le type de publics et d’entrepreneurs qui s’y sont installés. Les sols sablonneux et peu fertiles des alentours de Pipa n’ont en effet jamais suscité l’intérêt des grands propriétaires agricoles, ni fait l’objet d’importants remembrements. Les terres de Pipa sont donc longtemps restées des « terres sans maîtres », au statut juridique incertain. L’absence de latifundio a sans doute constitué un frein à l’arrivée de grands groupes capitalistes et à l’introduction de grands complexes hôteliers. La fragmentation foncière et l’« agencéité » des habitants locaux ne pouvaient ainsi donner lieu qu’à un tourisme d’immersion, composé de petites structures hôtelières fortement intégrées au village. L’entrepreneur touristique qui souhaitait s’y installer devait se montrer quelque peu « aventureux », être prêt à s’immiscer dans les réseaux locaux pour accéder aux ressources territoriales. Il y avait en ce sens une certaine adéquation entre les dispositions foncières de Pipa (fragmentaires, informelles) et les dispositions sociales des nouveaux arrivants, en quête de petits espaces préservés et prêts à négocier longuement pour y accéder. Ce sont ces contraintes structurelles – sociologiques et foncières – qui ont pu induire une sélection des catégories de population s’installant dans une station balnéaire.

Conclusion.

L’hypothèse des homologies structurales tente ici d’expliquer les affinités entre des « paysans dépaysannés » (Chamboredon 1980) et des « urbains désurbanisés » (Marié 1982). Elle laisse entendre que surfeurs et locaux, aussi éloignés soient-ils socialement, avaient certaines prédispositions pour s’accorder. Entre une avant-garde bourgeoise en voie de reclassement, et des petits notables émergents en ascension sociale, il existait un terreau propice à la rencontre. C’est ce rapprochement structural entre les dominés des dominants (les jeunes surfeurs) et les dominants des dominés (les petits notables autochtones) qui aurait créé les possibilités d’une entente, comme s’il avait fallu deux piliers inclinés l’un vers l’autre, telles les deux arches d’un même pont, pour soutenir la dynamique touristique.

On pourrait étendre ce raisonnement à d’autres situations de contact. On a eu l’occasion, en d’autres circonstances, d’observer ce type de processus homologique dans le cadre d’échanges économiques entre investisseurs étrangers (Espagnols, Portugais) et Brésiliens pendant la période du boom immobilier-touristique des années 2000 (Loloum 2018, à paraître). On a constaté que les différences de statut et de position sociale des acteurs semblaient plus déterminantes pour comprendre le fonctionnement du marché que les oppositions nationales. L’analyse de l’offre immobilière-touristique internationale révèle, en effet, un champ immobilier divisé entre, d’un côté, un pôle composé de petits entrepreneurs « pionniers », amateurs bien souvent, disposés à la prise de risque, prêts à nouer des alliances sur le tas avec les agents économiques locaux et à traiter en personne avec les administrations locales [9] ; et de l’autre un pôle de big players, constitué de grands constructeurs brésiliens, en lien permanent avec les dirigeants régionaux et nationaux, et avec des groupes immobiliers étrangers associés au capital financier international [10]. Autrement dit, les petits investisseurs étrangers semblent tendanciellement attirés vers les petits entrepreneurs brésiliens pour nouer des partenariats, tandis que, pour faire affaire avec les grands investisseurs financiers internationaux, ils s’adressent prioritairement aux entreprises immobilières dominantes du marché brésilien, déjà en partie financiarisées (grands constructeurs, grands promoteurs immobiliers présents dans les métropoles). Ce constat renvoie à l’hypothèse de Dezalay et Garth (2002), selon laquelle les espaces économiques internationaux se construiraient par homologie structurale entre acteurs nationaux. Dans l’ouvrage La mondialisation des guerres de palais, Dezalay et Garth émettent l’hypothèse que c’est l’« homologie structurale » entre les positions sociales des élites politiques dans leurs espaces nationaux respectifs qui conditionne la réussite ou l’échec de l’exportation d’un modèle [11]. L’internationalisation, à la différence du « transnational », ne signifie pas pour ces auteurs l’annulation des enjeux nationaux, mais bien une coïncidence à un niveau supranational de luttes de champs nationalement ancrés.

L’hypothèse des homologies structurales est utile pour penser les situations de « contact » au-delà des dichotomies d’usage (host/guest, local/étranger, national/transnational), en interrogeant les appartenances sociologiques qui se superposent aux appartenances territoriales ou nationales. À l’instar du « bon goût » analysé par Bourdieu, les homologies sont « ce qui apparie et apparente des choses et des personnes qui vont bien ensemble, qui se conviennent mutuellement » (Bourdieu 1979, p. 268). Un qui se ressemble s’assemble en quelque sorte, un « air de famille » (Noudelmann 2012) fondé sur une ressemblance terme à terme, structurale, une analogie entre des positions sociales situées dans des univers bien distincts. S’agissant d’un principe structural et non d’un mécanisme fonctionnel, il convient de rappeler que les situations de contact n’en demeurent pas moins des zones floues traversées par les contingences, les médiations en tout genre et les intérêts, qui ne sauraient bien sûr se réduire à la seule « magie » des homologies. Le contact crée logiquement des effets stochastiques, dont on ne peut vraiment prendre la mesure qu’avec le recul historique [12]. C’est d’ailleurs cette relative indétermination qui justifie l’emploi du terme de « situation », au sens que Sartre lui donnait, c’est-à-dire comme un moment où l’existence peut basculer. Les homologies ne sont en définitive qu’un principe parmi d’autres dans la fabrique sociologique des affinités.

Abstract

The article deals with the long-term evolution of social relationships in tourism contexts. Based on the socio-historical study of a seaside resort in North-East Brazil and the interactions between pioneering tourism entrepreneurs and local inhabitants, we question the sociological reasons that drive people coming from very different social backgrounds to get along. The hypothesis of structural homologies tries to explain the implicit affinities between these groups. It refers to the relating correspondence of social positions and the crossings of collective trajectories that regulate circulations, exchanges and mutual expectations.

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