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Serendipity.

Cannabis dans le Rif central (Maroc).

Construction d’un espace de dĂ©viance.

Image 1 : Champ de cannabis dans une cédraie du Rif central. Source : Kenza Afsahi, 2005.

Le cannabis [1] est cultivĂ© depuis plusieurs siĂšcles dans le Rif central au Maroc, lequel s’étend sur environ 20 000 km2. C’est une des rĂ©gions les plus marginalisĂ©es et les plus sous-dĂ©veloppĂ©es du royaume. Plus des deux tiers du nord du Rif central Ă©taient sous protectorat espagnol de 1912 Ă  1956, lĂ  oĂč les massifs sont les plus montagneux et les plus boisĂ©s (cĂšdres, chĂȘnes-liĂšges, sapins, etc.) (Grovel 1996). Les premiĂšres tribus cultivatrices de Ketama et de Ghomara ne disposaient que de quelques dizaines de kilomĂštres carrĂ©s de culture de cannabis sur la commune de Ketama, dans la province d’Al Hoceima, et sur celle de Bab Berred, dans la province de Chefchaouen. Par la suite, et en plusieurs phases, cette surface s’est agrandie jusqu’à dĂ©passer les frontiĂšres du Rif central et occuper plusieurs milliers d’hectares rĂ©partis sur cinq provinces de la rĂ©gion du Nord (Afsahi 2009).

La phase d’extension la plus importante fut celle des annĂ©es 1970, lorsque les cultivateurs ont commencĂ© Ă  transformer le cannabis en haschisch pour l’exportation. Avant cette pĂ©riode, le cannabis Ă©tait cultivĂ© pour le kif (plant de cannabis sĂ©chĂ© et hachĂ©) et consommĂ© localement. Depuis 1970, l’économie du cannabis façonne la vie sociale de la rĂ©gion et des acteurs (cultivateurs, intermĂ©diaires, agents de pouvoir, politiciens, etc.), influence l’organisation du travail, la solidaritĂ© entre les membres de la famille et le voisinage, et offre un statut au sein de la communautĂ©. Les acteurs impliquĂ©s dans la culture de cannabis semblent partager une identitĂ© homogĂšne, mais les logiques sociales, plus individualistes depuis la spĂ©cialisation dans la production de haschisch, se caractĂ©risent aussi bien par des solidaritĂ©s et des intĂ©rĂȘts communs entre les acteurs que par des luttes et des nĂ©gociations (Bourgois 2001).

Afin de mieux saisir la rĂ©alitĂ© des rapports entre les acteurs de la culture de cannabis et leurs interactions avec l’espace au sein duquel ils Ă©voluent, il nous a semblĂ© opportun d’emprunter des outils Ă  l’histoire, Ă  l’anthropologie et Ă  la socio-Ă©conomie. La rĂ©colte des donnĂ©es sur la culture de cannabis n’est pas une tĂąche simple, car l’objet Ă©tudiĂ© est illĂ©gal et la population confrontĂ©e Ă  des interdits et Ă  de nombreux changements conjoncturels [2]. À partir de quelques faits historiques et de faits empiriques issus de nos observations ethnographiques menĂ©es entre 2002 et 2013 sur les activitĂ©s de culture et de transformation du cannabis, sur des rĂ©unions entre villageois dans les demeures, les mosquĂ©es ou les marchĂ©s (Afsahi 2009, 2011, 2014, Mouna 2009, 2010, 2011, 2014), nous souhaitons montrer comment l’intĂ©riorisation d’un processus historique, accentuĂ© par la culture intensive [3] de cannabis ou sa monoculture [4] par certains paysans, a pu, dans le mĂȘme temps, lĂ©gitimer pour la population une pratique Ă  la fois Ă©conomique et culturelle, et faire Ă©merger la notion de « bled du kif Â» comme rĂ©fĂ©rence d’un espace historique de production et de commercialisation de cannabis. Les cultivateurs de cannabis attribuent l’appellation de « bled [5] du kif Â» [6] Ă  leur espace de vie. Ils mettent en avant leur savoir-faire et vantent la qualitĂ© du haschisch qu’ils produisent et commercialisent. Cet espace influence aussi le mode de vie et la sociabilitĂ© de ses acteurs (Servais 2003, Segaud 2007).

Nous analyserons le « bled du kif Â» en considĂ©rant la dimension collective au sein de cet espace marginalisĂ© afin de comprendre de quelle maniĂšre les acteurs locaux interprĂštent leur territoire ainsi que les logiques et les dynamiques internes qui le traversent. L’usage que nous faisons de l’espace en termes d’espace social (Di MĂ©o et BulĂ©on 2005) nous permet de rendre compte de la complexitĂ© des rapports sociaux qui crĂ©ent l’interdĂ©pendance des acteurs (Elias 1991). Ces derniers, qui partagent l’activitĂ© de production de cannabis, sont liĂ©s et identiquement stigmatisĂ©s, ce qui façonne leur identitĂ© et leur sentiment d’appartenance au groupe (Goffman 2010). Ils finissent cependant par occuper des positions sociales diffĂ©rentes dans l’économie du cannabis.

Notre rĂ©flexion s’articulera autour de quatre interrogations : comment les cultivateurs de l’espace historique de culture de cannabis se sont-ils socialisĂ©s Ă  la culture de cannabis et Ă  sa commercialisation ? Comment les relations entre les diffĂ©rents acteurs (en commençant par les familles) se structurent-elles aujourd’hui ? Comment une population stigmatisĂ©e Ă  cause de cette activitĂ© illĂ©gale revendique-t-elle la poursuite de la culture de cannabis, transformant l’anathĂšme en une forme de fiertĂ© revendiquĂ©e sous le slogan « bled du kif Â» ? Quel processus de construction de la dĂ©viance individuelle et collective s’élabore-t-il au sein de cet espace ?

La socialisation à la culture de cannabis à travers l’histoire [7].

« Kif Â» signifie « bonheur suprĂȘme Â». Le kif est l’appellation marocaine courante du plant de cannabis. Il dĂ©signe aussi le plant hachĂ©, mĂ©langĂ© Ă  du tabac et fumĂ© par la population de maniĂšre traditionnelle. On estime que l’introduction du kif au Maroc remonte Ă  une pĂ©riode que l’on peut situer entre le 7e et le 15e siĂšcle, dans le sillage des nombreuses conquĂȘtes arabes qui irriguent l’Afrique du Nord Ă  cette Ă©poque (Afsahi 2009). La culture du kif est alors pratiquĂ©e un peu partout sur le territoire, du nord au sud, mais Ă  petite Ă©chelle. C’est seulement aux alentours du 18e siĂšcle que le Rif devient la principale zone de culture (Bellakhdar 2003) ; le Makhzen [8] en dĂ©tient le monopole Ă  partir du 19e (Mouna 2009).

À partir du 15e siĂšcle, la rĂ©gion du Rif se replie sur elle-mĂȘme lorsque les Espagnols prennent Melillia en 1497 et Sebta en 1580. Le Nord s’isole encore davantage Ă  partir du 16e Ă  la suite de l’abandon des routes commerciales de la MĂ©diterranĂ©e au bĂ©nĂ©fice de celles convergeant vers l’Atlantique. BloquĂ©s entre la mer (par les enclaves de Mellilia et Sebta, et par la flotte espagnole) et les montagnes de la chaĂźne du Rif, les Rifains et les Jebala sont condamnĂ©s Ă  la marginalitĂ© et au repli territorial. DĂšs le 15e siĂšcle, face aux menaces Ă©trangĂšres, la population rifaine se forge une solide rĂ©putation de marginaux et de guerriers, la rĂ©gion devenant une zone de confrontations et d’affrontements [9] (Naciri 1997).

À partir du 17e, les saints et les marabouts de certaines confrĂ©ries religieuses favorisent le dĂ©veloppement de la culture du kif. Les Issaoua et les Hmadcha usent librement du kif pendant le dikr (adoration de Dieu) (Brunel 1955), tandis que la zaouia (confrĂ©rie) des Haddawa, qui rĂ©sidait dans les montagnes de Jebala non loin de Moulay Abdessalam Ben Mchich, l’une des figures mystiques du Maroc, oblige ses disciples Ă  en consommer. La relation des Haddawa, assidus fumeurs de kif, avec le cannabis apparaĂźt comme un Ă©change de bons procĂ©dĂ©s, une sorte d’élaboration d’un

[
] prototype de relation sociale qui engage d’un cĂŽtĂ© le saint, de l’autre le groupe qui l’accueille [
], ce qui est Ă©changĂ© lĂ  c’est, d’un cĂŽtĂ©, la reconnaissance, laquelle signifie aussi bien l’adhĂ©sion au principe de la saintetĂ© qu’agrĂ©ment Ă  occuper une place dans l’espace collectif du groupe, espace tout Ă  la fois gĂ©ographique, socio-Ă©conomique et symbolique (Elboudrari 1985, p. 492-493).

Sidi Haddi, fondateur de la zaouia des Haddawa, Ă©tait Ă  l’origine opposĂ© Ă  la consommation du kif. La lĂ©gende raconte qu’il reprochait au saint Sidi Wanis de fumer du haschisch ; un jour celui-ci invita Sidi Haddi Ă  partager son narghilĂ©. DĂšs la premiĂšre bouffĂ©e, Sidi Haddi oublia tout ce qu’il connaissait jusqu’alors. Sidi Wanis lui dit : « L’enseignement que tu as acquis en travaillant si dur et que tu viens de perdre en une bouffĂ©e de narghilĂ© n’est pas la vraie connaissance Â». Sidi Haddi demanda Ă  Sidi Wanis de poursuivre son enseignement, celui-ci rĂ©pondit en lui tendant Ă  nouveau la pipe. La deuxiĂšme bouffĂ©e fit rĂ©gresser Sidi Haddi Ă  un stade encore infĂ©rieur, mais, Ă  la troisiĂšme bouffĂ©e, il fut transportĂ© vers une connaissance insoupçonnĂ©e. AprĂšs cette expĂ©rience inattendue, il renonça au monde et prit le chemin de la vĂ©ritĂ© (Brunel 1955). AprĂšs avoir quittĂ© son village, Sidi Haddi se dirigea vers Ketama pour rencontrer Sidi Hajj, l’autoritĂ© religieuse (ibid.). Depuis la dĂ©couverte du plant de kif par Sidi Haddi, un proverbe Ketama dit : « Les Haddawa supportent la faim, mais ils ne supportent pas la privation de kif Â». Les Haddawa, qui prĂ©fĂ©raient le kif de Ketama pour sa qualitĂ©, affirmaient : « Khutna ketma, nas fǔhama kal’o raba way iharto nal-buhala al-kif u-t-taba (Nos frĂšres Ketama sont des gens intelligents ! Ils dĂ©frichent la forĂȘt pour planter le kif et le tabac destinĂ©s aux bǔhala [derviches]) Â» (ibid., p. 291).

La rencontre entre Sidi Haddi et les Ketama aurait permis de lĂ©gitimer la pratique du kif : en approuvant sa consommation et implicitement sa production, Sidi Haddi aurait en quelque sorte sanctuarisĂ© l’espace historique de culture de cannabis. Sidi Haddi n’a pas respectĂ© les rĂšgles religieuses traditionnelles que les saints « ordinaires Â» enseignent. Les Haddawa ont transgressĂ© les normes en consommant du kif, en incitant Ă  sa consommation, mais Ă©galement Ă  sa production. Les tribus productrices de kif ont donc cĂ©dĂ© une partie de leur production aux confrĂ©ries religieuses, notamment aux Haddawa. Brunel (1955) rapporte que douze quintaux de kif Ă©taient fournis par les Gzawa et quatre quintaux par les BĂ©ni ZerqĂŽu et les Ketama. Jusqu’au 19e siĂšcle, l’ivresse du kif Ă©tait l’apanage des adeptes des confrĂ©ries religieuses, mais elle a gagnĂ© peu Ă  peu la population paysanne. Encore aujourd’hui, parmi les cultivateurs, certains se rendent en pĂšlerinage sur la tombe de Sidi Haddi, saint patron des fumeurs de kif (Labrousse 2004, Afsahi 2009). Loin de la tombe de Sidi Haddi, un autre saint est vĂ©nĂ©rĂ© par les Ketama et les Beni Khaled : le saint Sidi Mohamed Jamhoun. Tous les 13 juillet, les cultivateurs de kif se rendent sur sa tombe et y sacrifient une vache. Si Sidi Haddi est le saint parton des kiyafas (les fumeurs de kif), Sidi Mohamed Jamhoun est le saint patron du kif (la plante).

À la fin du 19e, Mohammed Ben Tayeb, le derviche dĂ©pĂȘchĂ© par Auguste MouliĂšras pour explorer le Rif, a constatĂ© que plusieurs tribus cultivaient traditionnellement du cannabis, parmi lesquelles les Beni Bou Nsar, les Beni Seddate de Ketama et les Beni Khaled de Ghomara. MouliĂšras conclut que, durant cette pĂ©riode, le kif rifain Ă©tait connu dans tout le pays (MouliĂšras 1895). En effet, selon les dires des anciens, le kif Ă©tait cultivĂ© dans cette zone sur des petites parcelles au mĂȘme titre que le tabac, les cĂ©rĂ©ales, les lĂ©gumineuses, le raisin ou les oignons. Le cannabis Ă©tait vendu sur les marchĂ©s, en bouquet, comme la menthe, le persil et les plantes mĂ©dicinales. Il Ă©tait fumĂ© par les hommes sous forme de kif dans des pipes appelĂ©es « sebti Â», consommĂ© sous forme de gĂąteau appelĂ© « maajoun Â», ou utilisĂ© par les femmes en tant que cosmĂ©tiques diversifiĂ©s (Afsahi 2009).

La culture de cannabis est contrĂŽlĂ©e dĂšs le 19e siĂšcle par le Makhzen. En  1860, le Maroc sort affaibli aprĂšs plusieurs confrontations armĂ©es avec l’Espagne Ă  TĂ©touan. La mĂȘme annĂ©e, les deux pays signent le traitĂ© de l’Oued Ras dont les conditions sont trĂšs dĂ©favorables pour le Maroc. EndettĂ© par une importante indemnitĂ© de guerre, le sultan Sidi Mohamed Ben Abderrahman crĂ©e de nouvelles taxes et concĂšde le monopole du commerce du tabac et du kif au Makhzen. Les mesures Ă©dictĂ©es ne seront pas viables, ce qui entraĂźnera, en 1861, la signature d’un accord de libre- Ă©change entre le Maroc et la France, qui marque la fin de ce monopole (Afsahi 2009, Mouna 2009). À la fin du 19e siĂšcle, lors du rĂšgne de Moulay El Hassan Ier (1873-1894), l’usage et la culture du kif posent des problĂšmes d’ordre moral Ă  cause de la libĂ©ralisation de celui-ci. Le sultan crĂ©e alors Ă  nouveau un monopole de la vente du tabac et du kif dĂ©tenu par le Makhzen, mais tolĂšre sa culture dans cinq villages de la tribu de Ketama et chez les Beni Khaled de Ghomara (Mercier 1905, Maurer 1968), certainement pour Ă©viter des rĂ©voltes dans le Rif central. Selon les rĂ©cits que nous avons rĂ©coltĂ©s, les villages qui auraient bĂ©nĂ©ficiĂ© de cette tolĂ©rance sont Griha, Beni Seddate, Beni Issi et Amzaz de la tribu de Ketama, ainsi que le village de Beni Khaled de la tribu de Ghomara. D’autres parlent Ă©galement du village de Isfaran de Ghomara.

Le rĂšgne de Moulay El Hassan Ier est connu historiquement pour cette tolĂ©rance Ă  la culture de cannabis qui se perpĂ©tue jusqu’à nos jours. Or Moulay El Hassan Ier ouvre une autre perspective (qui n’est nullement Ă©voquĂ©e dans l’histoire du kif au Maroc), en demandant aux oulĂ©mas de FĂšs de fournir des arguments pour justifier une Ă©ventuelle prohibition. Dans une lettre qu’il leur envoie, suite Ă  une pression exercĂ©e par les pays europĂ©ens, le souverain demande une consultation juridique Ă  propos de la lĂ©galisation ou de la simple interdiction du kif. Cette lettre met en cause la libre commercialisation d’un produit jugĂ© contraire Ă  la loi coranique et Ă  la morale (Mouna 2009), mais elle exprime Ă©galement la crainte de l’État marocain de perdre le contrĂŽle d’un marchĂ© lucratif en cas de libĂ©ralisation du marchĂ© du kif, ce que pourrait traduire l’aspect contradictoire de sa lettre :

[
] Or, Dieu inspirant Ă  notre cƓur la condamnation du libre commerce de ces produits et la rĂ©probation des consĂ©quences nĂ©fastes qui en rĂ©sulteraient, deux solutions opposĂ©es se sont prĂ©sentĂ©es Ă  notre esprit : l’une consistant Ă  rĂ©server ce commerce au Makhzen et l’autre, Ă  l’autoriser librement. Nous avons Ă©cartĂ© la premiĂšre de ces solutions, ne pouvant l’admettre lorsque nous venons prĂ©cisĂ©ment d’en indiquer les inconvĂ©nients. Quant Ă  la seconde, c’est-Ă -dire l’autorisation pure et simple, elle Ă©quivaudrait Ă  inciter les gens du vulgaire et les ignorants Ă  faire usage des stupĂ©fiants. [
] Veuillez Ă©lucider cette question en vous basant sur les prescriptions de la loi religieuse incorruptible, afin qu’il nous soit possible de sortir de cette impasse (Extrait citĂ© par Mouna 2009, p. 7).

En 1899, sur le modĂšle de la RĂ©gie Indochinoise de l’Opium, monopole contrĂŽlant l’importation et la commercialisation de l’opium des colonies asiatiques, la France crĂ©e la RĂ©gie des Tabacs et du Kif dont le siĂšge est Ă  Tanger (Afsahi 2009). En 1906, Ă  la confĂ©rence d’AlgĂ©siras, la France obtient le monopole de la RĂ©gie et dĂ©veloppe la culture de cannabis dans le Moyen Atlas (Marrakech), dans le Gharb (Kenitra) et dans le Rif occidental [10] (Afsahi 2009). En 1912, et jusqu’à l’indĂ©pendance en 1956, le Maroc est partagĂ© en deux zones : l’une est sous occupation française, et l’autre, espagnole, comprend le Rif central. Le kif ne reprĂ©sente pas uniquement un enjeu financier pour les protectorats ; il devient Ă©galement un instrument politique. C’est ainsi que, pendant la guerre du Rif entre 1921 et 1926, le marĂ©chal Lyautey autorise la culture du kif dans la ville de Ouazzane et ses alentours pour empĂȘcher la confrĂ©rie Ouazzanie, une forte institution religieuse du Nord du Maroc, d’accorder le statut de jihad [11] Ă  la guerre qu’Abdelkrim El Khattabi fait aux Espagnols. Durant les cinq annĂ©es oĂč Abdelkrim El Khattabi se maintient au pouvoir, la culture du kif diminue, ce dernier considĂ©rant la consommation et la culture du kif contraires aux prĂ©ceptes de l’Islam. À la fin de la guerre, marquĂ©e par la dĂ©faite d’Abdelkrim, les autoritĂ©s espagnoles tentent de circonscrire la culture du cannabis aux noyaux initiaux des Ketama et des Beni Khaled, situation qui perdurera jusqu’aprĂšs l’indĂ©pendance en 1956 [12].

L’administration espagnole procĂšde Ă©galement Ă  l’appropriation des terres collectives (forĂȘts, terrains vagues…) par le dahir du 14 janvier 1935 (Roda 1941). Cette politique prive le fellah (paysan) rifain, Ă  Ketama notamment, de sa principale source de matiĂšres premiĂšres, et le pousse Ă  investir la culture du kif comme activitĂ© principale :

Le kif vendu trĂšs cher, comme tous les stupĂ©fiants, rapporte environ trois millions Ă  l’hectare, c’est Ă©norme et de trĂšs loin la culture la plus intĂ©ressante ; seulement les revenus que le fellah tire du kif sont considĂ©rablement amenuisĂ©s parce qu’il ne dispose pour le faire venir que de surfaces comparables Ă  celle d’une piĂšce d’habitation de 4 mĂštres sur 5 (ArlĂšs 1962, p. 306).

Ce processus de marginalisation historique, marquĂ© par les deux protectorats, est renforcĂ© par la rĂ©pression de la rĂ©volte du Rif de 1958-1959. S’ensuit un dĂ©part massif de Rifains vers l’Europe et une tolĂ©rance du Makhzen envers la culture de cannabis, qui est considĂ©rĂ©e par le pouvoir comme une alternative Ă©conomique pour une population rĂ©putĂ©e insoumise (ZaĂŻm 1997). Avec la dĂ©couverte des techniques de transformation en rĂ©sine vers la fin des annĂ©es 1960, et le manque de projets de dĂ©veloppement post-protectorat, le cannabis, seul produit de la rĂ©gion jouissant d’une rĂ©elle demande, apparaĂźt comme une opportunitĂ© Ă©conomique. DĂšs lors, les cultivateurs commencent Ă  produire le cannabis en quantitĂ©s importantes. Les versions divergent quant Ă  savoir qui ont Ă©tĂ© les pionniers de la transformation du kif en haschisch, mais les cultivateurs s’accordent Ă  dire que ce sont des individus Ă©trangers Ă  la rĂ©gion qui auraient introduit ces techniques nouvelles. Pour certains, ce sont les hippies qui les ont apprises durant leurs voyages au Proche-Orient et en Asie. Pour d’autres, ce sont des intermĂ©diaires algĂ©riens Ă  la recherche de possibles espaces de culture, suite Ă  l’interdiction de la production de kif dans leur pays (Afsahi 2009, Mouna 2010). Tandis que l’ensemble des rĂ©gions marocaines souffre de la crise Ă©conomique, le Rif central connaĂźt un nouvel Ă©lan. Les cultivateurs de l’espace historique abandonnent progressivement les cultures traditionnelles lĂ©gales pour consacrer les surfaces agricoles utiles et leur force de travail Ă  l’intensification ou la monoculture du cannabis, surtout pendant les annĂ©es 1980, marquant un changement qualitatif et quantitatif dans la production de cannabis. Alors que la demande europĂ©enne de haschisch augmente, le Maroc aurait profitĂ© de l’état de guerre au Liban et en Afghanistan pour intensifier sa production (Clarke 1998). L’économie du cannabis est devenue une Ă©conomie informelle structurĂ©e avec un rĂ©seau de commercialisation national et international dont les retombĂ©es atteignent le Rif, mais aussi toute la rĂ©gion du Nord. La fragilitĂ© de l’économie marocaine, provoquĂ©e par l’application du programme d’ajustement structurel et la nouvelle politique restrictive europĂ©enne en matiĂšre d’émigration, a Ă©galement favorisĂ© l’augmentation de la culture de cannabis dans le Rif central et occidental pendant les annĂ©es 1980 et 1990. Nombre de paysans possĂ©dant peu de terres, ne recevant aucune aide de la part de l’État et n’ayant pas accĂšs au crĂ©dit, se sont alors mis Ă  cultiver du cannabis [13].

Les deux enclaves de Sebta et Melillia ont Ă©galement jouĂ© un rĂŽle important dans la commercialisation du cannabis Ă  l’étranger, notamment du nord du Maroc vers l’Europe. La pratique de la contrebande, une vieille tradition, un mode de vie rĂ©current sur l’ensemble des territoires du Nord (Labrousse 2004, Hibou 1996), a depuis longtemps familiarisĂ© la population Ă  la prise de risque et Ă  la transgression des normes sociales. Elle a aussi ouvert les routes pour le transport du cannabis, profitant des infrastructures habituellement utilisĂ©es par les contrebandiers (Labrousse 2004).

Image 2 : Culture de cannabis dans provinces du nord du Maroc en 2003 (par communes). Source : Office des Nations unies contre la drogue et le crime, 2003.

Un espace de lutte et de négociation entre les acteurs.

L’intensification de la culture de cannabis et parfois sa monoculture dans certains finages de douars (Boudouah 1985, Grovel 1996) ont bouleversĂ© la place de chacun des membres de la cellule familiale et ont introduit une nouvelle division du travail. La commercialisation du haschisch a aussi favorisĂ© l’émergence d’une nouvelle classe sociale : les intermĂ©diaires.

L’économie du cannabis a engendrĂ© des changements dans une sociĂ©tĂ© traditionnelle et patriarcale, qui se traduisent par le relĂąchement de liens d’autoritĂ© dĂ©finis autrefois par classe d’ñge : l’intĂ©rĂȘt individuel est dĂ©sormais davantage mis en avant au sein de la communautĂ© (Afsahi 2009, Mouna 2011). Les membres d’une mĂȘme famille peuvent ainsi se retrouver en concurrence, la conquĂȘte de biens matĂ©riels Ă©tant devenue un Ă©lĂ©ment dĂ©terminant de la reconnaissance individuelle. Tous les « coups Â» sont alors permis entre les membres de la famille : le vol de la marchandise, le dĂ©tournement des clients, etc. Le mariage permet l’acquisition de parcelles cultivables et provoque la sĂ©paration avec la cellule familiale d’origine. Le pouvoir, disputĂ© au sein de la structure familiale, est lĂ©gitimĂ© par l’apport Ă©conomique dont peut se prĂ©valoir chaque individu. Ces transformations sociales touchent le systĂšme culturel, l’habitat, la monĂ©tarisation des Ă©changes ou encore l’appel Ă  une main-d’Ɠuvre Ă©trangĂšre.

Ainsi, dans l’économie du cannabis, les « luttes de classement Â» (Lahire 2004) deviennent des « luttes de placement Â». La contestation pour lĂ©gitimer une position socio-Ă©conomique au sein de sa famille ou de son village passe par une mise en concurrence de « je Â» contre « eux Â» : « j’ai fourni beaucoup de travail Â», « j’ai tout donnĂ© pour que la famille arrive Ă  ce statut Â». Mais les stratĂ©gies de concurrence entre les membres d’une mĂȘme famille ou d’un mĂȘme village peuvent prendre une dimension plus conflictuelle, comme l’accusation d’un manque de transparence : « lui, il triche, il a vendu un tel mauvais produit aux clients qu’il ne peut plus quitter le village aujourd’hui Â», ou par la dĂ©valorisation du produit d’un membre de la famille ou du village : « lui, il vend un mauvais produit Â». Cette « lutte de placement Â», qui se pratique entre les membres d’un groupe dans l’espace de production, permet de comprendre la logique qu’adoptent les protagonistes dans la fabrique des diffĂ©rentes positions sociales qui constituent cette Ă©conomie. Les principes de hiĂ©rarchie dans l’espace de production du cannabis confĂšrent Ă  ses membres la lĂ©gitimitĂ©/inclusion, ou Ă  l’inverse l’indignitĂ©/exclusion (Lilian 2000). La « lutte de placement Â» fait rage entre concurrents. Elle sert Ă  lĂ©gitimer et Ă  justifier les rivalitĂ©s et statut de « grands Â» (Jamous 2002, Mouna 2011), le prestige et les bĂ©nĂ©fices que ceux-ci tirent de leurs positions Ă©conomiques et sociales. Parmi les principes de la hiĂ©rarchie, nous pouvons citer l’origine familiale et la place de cette derniĂšre dans le village et dans la production du cannabis, le parcours individuel ou l’expĂ©rience comme processus d’acquisition d’une identitĂ© de cultivateur et/ou d’intermĂ©diaire.

Les relations entre les acteurs sont conditionnĂ©es par la vulnĂ©rabilitĂ© et la peur : la crainte d’ĂȘtre recherchĂ©, d’ĂȘtre arrĂȘtĂ© par les autoritĂ©s ou d’ĂȘtre dĂ©noncĂ© par son voisin ou par un membre de sa propre famille. NĂ©anmoins, le passage par la prison, l’autoritĂ© acquise par l’expĂ©rience, de mĂȘme que l’anciennetĂ© dans la pratique de la culture de cannabis et/ou de sa commercialisation, ou les risques de la commercialisation nationale et internationale confĂšrent une identitĂ© forte Ă  l’individu. Ainsi, le capital Ă©conomique d’un cultivateur ou d’un intermĂ©diaire devenu important dans son groupe est associĂ© au capital symbolique qu’il est capable de produire. Un bon producteur et/ou un bon commerçant n’est pas celui qui produit et/ou qui vend en quantitĂ©, mais plutĂŽt celui qui sait saisir les occasions, choisir les bons clients et faire les bonnes affaires.

Cependant, cela ne suffit pas : les dĂ©penses ostentatoires sont Ă©galement nĂ©cessaires pour obtenir la reconnaissance sociale et le respect (Bourgois 2001). La mise en scĂšne de la richesse, l’acquisition de biens matĂ©riels ou l’achat de « services spĂ©cifiques Â» (voitures, changements opĂ©rĂ©s au niveau de l’habitat, construction d’une nouvelle maison, rĂ©sidences secondaires en ville, consommation d’alcool, recours Ă  la prostitution) constituent un rappel de la transformation du statut social des intermĂ©diaires, mais Ă©galement de certains paysans qui ont amĂ©liorĂ© leur niveau de vie. Cette mise en scĂšne de la richesse de quelques-uns masque en rĂ©alitĂ© la situation de pauvretĂ© dans laquelle vit la majoritĂ© des cultivateurs.

Le cannabis circule dans un rĂ©seau fragmentĂ© qui a pour objectif de circonscrire l’information Ă  une Ă©chelle restreinte. Le savoir-faire nĂ©cessaire Ă  la commercialisation du cannabis nĂ©cessite Ă©galement une flexibilitĂ© liĂ©e Ă  l’incertitude de cette Ă©conomie. La place des intermĂ©diaires n’est pas pour autant garantie puisque les autoritĂ©s n’hĂ©sitent pas Ă  rĂ©primer ceux qui sont trop exposĂ©s, ceux qui affichent leur richesse ou leur autoritĂ© et remettent ainsi en question l’efficacitĂ© de l’État dans la lutte contre la commercialisation du cannabis. L’arrestation de ces intermĂ©diaires permet Ă  d’autres d’accĂ©der au statut et finalement permet de renouveler les Ă©lites de cette Ă©conomie. Cette rĂ©pression montre Ă©galement la place que les acteurs accordent Ă  la dynamique de la concurrence et/ou de la coopĂ©ration. Certains intermĂ©diaires expĂ©rimentent et renouvellent sans cesse les rĂšgles du jeu. Par exemple, ils peuvent baisser les prix du cannabis achetĂ© aux cultivateurs en invoquant l’augmentation des risques ou bien rĂ©organiser sa commercialisation (en changeant les routes utilisĂ©es, le conditionnement du haschisch, etc.).

Mais une vraie rĂ©ussite se caractĂ©rise par la possibilitĂ© de constituer une Ă©pargne susceptible de parer Ă  certaines pĂ©riodes plus difficiles. Cette derniĂšre stratĂ©gie est une façon de rĂ©agir Ă  certaines conjonctures dĂ©moralisantes : elle valorise l’acteur rationnel qui maĂźtrise les risques. L’acquisition et l’accumulation d’un capital symbolique apparaissent donc cruciales pour cette activitĂ© Ă©conomique, car celui-ci permet d’asseoir la bonne rĂ©putation de l’individu dans un espace fortement stigmatisĂ©.

Entre les nombreux petits producteurs, majoritairement pauvres, et les intermĂ©diaires, plus riches mais moins nombreux, chacun cherche Ă  imposer ses rĂšgles, Ă  Ă©largir les frontiĂšres de son pouvoir, Ă  crĂ©er des conditions lĂ©gitimes de culture, de transformation et de commercialisation du cannabis. Les acteurs sont bien conscients de leurs actions et de leurs finalitĂ©s ; ils sont Ă  la recherche de la rentabilitĂ© et, luttant pour une rĂ©partition moins dĂ©sĂ©quilibrĂ©e de la richesse, ils s’organisent concrĂštement et symboliquement avec les autres producteurs pour dĂ©fendre une culture qu’ils considĂšrent lĂ©gitime.

L’identitĂ© intĂ©grĂ©e du « bled du kif Â» : « Nous sommes l’espace historique de culture Â».

La gĂ©nĂ©ralisation de la culture de cannabis dans le Rif central a commencĂ© Ă  partir du milieu des annĂ©es 1920, Ă  la suite de la guerre du Rif. La pĂ©riode de pacification qui a suivi ce conflit est marquĂ©e par l’arrivĂ©e de contrĂŽleurs civils de l’administration espagnole, qui n’opĂšrent aucun changement structurel Ă  une Ă©conomie locale fragilisĂ©e. Ce statu quo accentue l’immigration des paysans rifains vers l’AlgĂ©rie, la contrebande avec les enclaves espagnoles et l’extension de la culture de cannabis Ă  tous les villages des Ketama et des Beni Khaled (Mouna 2010, Afsahi 2009). La lĂ©gitimitĂ© de cette extension s’est appuyĂ©e sur la tolĂ©rance octroyĂ©e aux premiers villages originels, qui cultivent depuis plusieurs siĂšcles. La population a spontanĂ©ment baptisĂ© cet espace « le bled du kif Â». Le terme de « bled du kif Â» fait rĂ©fĂ©rence aux cinq premiers villages cultivateurs de kif [14]. L’ensemble des villages limitrophes s’est appropriĂ© cette expression symbolique. Fonctionnant comme un label, elle permet aux cultivateurs de faire face Ă  la concurrence avec les villages qui disposent des nouveaux espaces de culture, et permet de se protĂ©ger de la politique d’éradication. Les acteurs locaux prĂ©sentent aujourd’hui leur territoire comme un espace homogĂšne, en marge de la sociĂ©tĂ©. L’instrumentalisation de l’espace de culture a permis Ă  la population de se forger une identitĂ© qui s’apparente Ă  un sentiment d’harmonie entre individus (Erikson 1980).

Dans l’espace historique, il est rare que des Ă©trangers puissent acquĂ©rir des terres. Celles-ci sont le plus souvent transmises par hĂ©ritage. En revanche, les Ketama sont rĂ©putĂ©s pour Ă©largir leur territoire en se mariant ou en concluant des alliances avec les populations de la province limitrophe de Taounate, comme dans le cas de contrats moraux d’exploitation des terres pour la culture de cannabis. Deux raisons expliquent cette stratĂ©gie d’ouverture vers d’autres territoires :

– la mobilitĂ© des Ketama qui, dans un souci de rentabilitĂ©, ont toujours cherchĂ© Ă  Ă©largir leur rĂ©seau et leur marchĂ© Ă  l’échelle rĂ©gionale, nationale ou internationale ;

– la rĂ©gion de Taounate a depuis longtemps fourni des fuqaha (savants religieux) et des imams aux Ketama, contrairement aux Ghomara qui ont toujours prĂ©servĂ© leur savoir religieux par le maintien sur leur territoire d’écoles traditionnelles extrĂȘmement rĂ©putĂ©es dans la formation de fuqaha. Ainsi, les fuqaha de Taounate ont lĂ©gitimitĂ© le kif en acceptant de prĂȘcher chez les Ketama.

Profitant de cette notoriĂ©tĂ©, le « bled du kif Â» est devenu un espace d’arrangement caractĂ©risĂ© par ses propres normes sociales. Ses producteurs ont rĂ©ussi Ă  mettre en place une autonomie Ă©conomique, favorisant ainsi le maintien de la culture de cannabis Ă  travers l’implication des fuqaha, qui considĂšrent la plante du kif comme « une plante crĂ©Ă©e par Dieu Â», parfois mĂȘme un « don de Dieu Â» (Afsahi 2009, Mouna 2010). Mais Taounate n’a pas fourni uniquement des fuqaha, elle a aussi Ă©tĂ©, pendant trois dĂ©cennies au moins, une rĂ©serve de main-d’Ɠuvre saisonniĂšre pour Ketama. Les ouvriers agricoles venant des villages proches ont pu, au contact des cultivateurs de l’espace historique, dĂšs leur retour dans leur village d’origine, introduire la culture profitant d’une tolĂ©rance ou d’une prise d’intĂ©rĂȘt des autoritĂ©s locales (Afsahi 2011). Ils prĂ©tendent aujourd’hui encore avoir acquis leur savoir-faire Ă  Ketama ou au contact des Ketama venus ultĂ©rieurement dĂ©velopper la culture sur leur propre territoire. La location des terres agricoles par les Ketama dans cette mĂȘme province a contribuĂ© Ă  Ă©largir l’espace historique de culture de cannabis.

L’ouverture Ă  une main-d’Ɠuvre extĂ©rieure peut s’expliquer par les obstacles que la mĂ©canisation a rencontrĂ©s sur des surfaces agricoles accidentĂ©es et trĂšs parcellisĂ©es. L’espace historique est devenu attractif pour le salariat agricole, ouvriers polyvalents dont l’activitĂ© change en fonction des besoins de l’employeur : dĂ©frichage, dĂ©sherbage, extension de bĂątiments, etc., ou ouvriers spĂ©cialisĂ©s qui se consacrent essentiellement Ă  la transformation du cannabis sĂ©chĂ© en rĂ©sine. Ces derniers sont employĂ©s plusieurs mois par an, essentiellement pendant la pĂ©riode de la rĂ©colte et de la transformation du cannabis. Ils sont nourris et logĂ©s Ă  proximitĂ© de la demeure familiale et reviennent d’annĂ©e en annĂ©e, ce qui permet aux employeurs d’établir une relation de confiance. Les mĂ©canismes d’intĂ©gration ou d’exclusion de ces ouvriers ne sont pas rigides, et si la plupart conservent un statut d’étranger dans le village, quelques-uns rĂ©ussissent, grĂące Ă  leur savoir-faire et aux liens Ă©tablis avec les producteurs, Ă  se marier, Ă  devenir membres du village et, par la suite, Ă©ventuellement cultivateurs propriĂ©taires de terres.

NĂ©anmoins, en dĂ©pit de la stratĂ©gie d’ouverture des Ketama vers d’autres territoires, ceux-ci se plaignent aujourd’hui de la diffusion du savoir-faire dans d’autres espaces, de l’extension de la culture Ă  d’autres communes non limitrophes, de la baisse de qualitĂ© du cannabis et de la chute des prix occasionnĂ©e par un trop grand volume de production. DĂ©sormais, la population locale s’organise pour dĂ©fendre cette culture qui fait partie intĂ©grante de son identitĂ©. En raison d’une  lĂ©gitimitĂ© historique, elle revendique l’éradication de la culture dans les nouveaux espaces d’exploitation.

Image 3 : Mains d’une femme montrant un morceau de haschisch de qualitĂ© supĂ©rieure dans le « bled du kif ». Source : Kenza Afsahi, 2005.

L’État a Ă©galement participĂ© Ă  la crĂ©ation d’une identitĂ© spĂ©cifique par la tolĂ©rance historique de cette culture dans le Rif central. Les campagnes d’éradication du cannabis et de lutte contre sa propagation sur d’autres territoires du Nord (notamment dans la rĂ©gion de Jebala) permettent de comprendre cette dynamique. Les lancements de ces campagnes sont souvent accompagnĂ©s d’une classification que l’État opĂšre, qui divise les territoires de culture en deux catĂ©gories : la zone historique et les nouvelles zones de culture [15]. Ces campagnes de lutte contre le cannabis, concernant en prioritĂ© les espaces nouvellement atteints par cette Ă©conomie, ont permis au Rif central, et plus prĂ©cisĂ©ment aux Ketama et aux Ghomara (Ă©pargnĂ©s par cette politique en raison de l’enracinement de cette tradition agricole), de se forger une identitĂ© commune tout en valorisant les tolĂ©rances historiques. Par ailleurs, les Ketama et les Ghomara utilisent cette exception politique pour souligner l’authenticitĂ© et la « valeur ajoutĂ©e Â» du cannabis qu’ils cultivent par rapport Ă  celui qui provient des autres territoires. Cette classification selon les zones de culture, devenue institutionnelle, cache en rĂ©alitĂ© des enjeux socio-Ă©conomiques, des stratĂ©gies et des formes de rĂ©sistance que les acteurs de l’espace historique de culture mobilisent pour Ă©largir leur pĂ©rimĂštre de culture (diffusion du savoir-faire, mobilitĂ© des acteurs, locations de terres, etc.).

Ce processus de construction d’un espace de production et de commercialisation s’accompagne d’une lĂ©gitimitĂ© religieuse et historique, et d’une tolĂ©rance politique. Il a forgĂ© une « identitĂ© intĂ©grĂ©e Â», qui contribue Ă  propager un certain point de vue Ă  l’ensemble de la population : « Nous sommes le bled historique de culture Â». Le sentiment de former une « identitĂ© intĂ©grĂ©e Â», spĂ©cifique, constitue l’élĂ©ment qui relie le « bled du kif Â» Ă  une conscience identitaire unique, c’est-Ă -dire Ă  une conscience qui diffĂ©rencie le « bled du kif Â» des autres villages.

Cette affirmation d’une appartenance au « bled du kif Â» ne peut dissimuler le rapport ambivalent qu’entretiennent les producteurs avec leur activitĂ© : soit ils revendiquent leur identitĂ©, fortement liĂ©e Ă  la rĂ©gion, arguant de leur lĂ©gitimitĂ© historique et de leur savoir-faire (le cannabis est alors valorisĂ© comme une plante « crĂ©Ă©e par Dieu Â») ; soit ils expriment refus et indignation quand le cannabis est perçu sous l’angle des risques qu’il reprĂ©sente pour les cultivateurs : prison et stigmatisation. Les deux conceptions du cannabis peuvent ĂȘtre exprimĂ©es par le mĂȘme interlocuteur selon le contexte et le public. Cette ambivalence (Goffman 2010) s’explique par le regard que la sociĂ©tĂ© porte sur les producteurs ou celui que les producteurs portent sur la sociĂ©tĂ©, de telle sorte que l’identitĂ© du groupe fonctionne comme une « communautĂ© de destin Â». Les stratĂ©gies identitaires que mobilise le « bled du kif Â» pour ĂȘtre un espace notoire de production sont donc Ă  la fois offensives et dĂ©fensives. C’est une sociĂ©tĂ© structurĂ©e en fonction de normes et de valeurs qui lui sont propres, ayant la capacitĂ© d’intĂ©grer ses membres Ă  partir d’un processus dans lequel l’individu « ingĂšre Â» le point de vue sociĂ©tal, acquĂ©rant par lui-mĂȘme les images de soi que lui propose la sociĂ©tĂ© (Goffman 2010). Pour ceux qui refusent de collaborer Ă  cette identitĂ© collective, leur ascension dans l’échelle sociale ne peut avoir lieu « que dans une direction qui ne saurait ĂȘtre considĂ©rĂ©e que comme “asociale” du point de vue de la structure sociale existante Â» (Elias 1991, p. 192).

Dans le discours de certains acteurs locaux, la tolĂ©rance se transforme en une autorisation Ă  cultiver le cannabis. Certains vont jusqu’à arguer qu’un dahir de 1958 tolĂ©rerait explicitement la culture dans l’espace historique de culture (Afsahi 2011). Or, ce dahir n’existe pas ; aucun cadre juridique ne protĂšge cet espace historique des Ă©radications. Toutefois, ce discours autour des lois et des dahirs, qui permet la construction identitaire collective spĂ©cifique Ă  la culture de cannabis, apparaĂźt aussi comme l’affirmation d’une identitĂ© locale liĂ©e Ă  l’espace de vie et au sentiment d’appartenance. C’est Ă  partir de cette diffĂ©rence identitaire que le kif prend place dans une dynamique historique et culturelle qui fait du Rif central, et notamment de Ketama, un espace manifeste de production et de commercialisation du haschisch sur le plan national et international.

La production de cannabis comme un espace de déviance.

La spĂ©cialisation des paysans dans la culture de cannabis a fait du Rif central un espace de dĂ©viance. L’activitĂ© du cannabis englobe un ensemble de pratiques transgressives (transgression des normes juridiques et sociales) qui stigmatisent Ă  la fois l’individu et le groupe, et les excluent de leur groupe de rĂ©fĂ©rence. Ces pratiques transgressives sont marquĂ©es par deux processus : la dĂ©viance primaire et la dĂ©viance secondaire.

La dĂ©viance primaire est la transgression de la norme, celle des lois prohibant la culture de cannabis. Elle est renforcĂ©e par une dĂ©viance secondaire (Lemert 2000), qui est la reconnaissance et l’auto-qualification de « bled du kif Â» par la population de cet espace (reconnaissance et qualification de cette dĂ©viance par une instance de contrĂŽle social). Becker, dans son ouvrage Outsiders (1985), a montrĂ© comment les groupes susceptibles de crĂ©er des normes sont en mesure de les faire appliquer puis de les prĂ©senter comme des rĂšgles normatives. La lĂ©gitimitĂ© historique de cultiver le cannabis constitue pour les producteurs de kif un argument de refus de toute forme d’exclusion.

La dĂ©viance des cultivateurs de cannabis a crĂ©Ă© un processus de dĂ©signation et de stigmatisation (Goffman 2010, Bourgois 2001, Becker 1985). Cette dĂ©viance ne peut ĂȘtre isolĂ©e du lieu et du contexte : le Rif central a toujours Ă©tĂ© considĂ©rĂ© comme un espace de rĂ©bellion et la culture du kif comme une pratique traditionnelle. Trois Ă©lĂ©ments nous permettent de considĂ©rer pourquoi la culture de cannabis est une activitĂ© dĂ©viante : il existe une norme juridique qui interdit la culture et le commerce du kif (dahir de 1954) ; les cultivateurs de cannabis et les intermĂ©diaires transgressent cette loi ; le processus de stigmatisation et d’auto-stigmatisation est caractĂ©risĂ© par l’appellation de « bled du kif Â».

Dans sa politique contre le cannabis, le discours officiel utilise des termes comme « lutter Â», « Ă©radiquer Â» ou « interdire Â». Bien que l’espace historique de culture ne soit pas visĂ© en premier par les campagnes de lutte contre le cannabis, l’usage de ces termes prĂ©suppose que tous les producteurs se trouvent dans une transgression sociale gĂ©nĂ©ralisĂ©e (politique, religieuse, etc.). Cette transgression est Ă©galement crĂ©Ă©e Ă  partir d’un sentiment d’exclusion « [
] et par tout le processus d’une dynamique de stratĂ©gies d’intĂ©gration et d’appartenance, un processus progressif qui influe sur la participation de l’individu Ă  la vie sociale et sur l’évolution de l’image de soi Â» (Bouchrara-Zannad 1997, p. 205).

La dynamique de rĂ©pression, qui a rĂ©duit les surfaces cultivĂ©es de cannabis, ne freine ni son activitĂ© ni la mobilitĂ© sociale dans le « bled du kif Â»; elle favorise au contraire l’arrivĂ©e de nouveaux acteurs. Ainsi, la dĂ©gradation du niveau de vie en milieu urbain au Maroc ou en Europe (particuliĂšrement en Espagne) incite une partie des jeunes originaires des villages oĂč la culture de cannabis est historique Ă  y revenir pour le cultiver. MĂȘme s’il s’agit lĂ  d’une activitĂ© « occasionnelle Â», elle peut constituer une premiĂšre initiation Ă  d’autres activitĂ©s dĂ©viantes.

Le schĂ©ma qui caractĂ©rise le rapport entre cet espace et les autoritĂ©s est fondĂ© sur la relation pouvoir/contre-pouvoir, ce qu’illustrent parfaitement les manifestations d’avril 2010 dans la commune de Bab Berred, oĂč la population s’est massivement mobilisĂ©e contre les opĂ©rations des forces de l’ordre dans le cadre de la lutte contre la culture du kif. Cet Ă©vĂ©nement, renforcĂ© par le Printemps arabe en 2011, a marquĂ© l’arrĂȘt des Ă©radications. A contrario, dans la province de Larache, oĂč le cannabis, introduit Ă  partir des annĂ©es 1990, a Ă©tĂ© Ă©radiquĂ© Ă  partir de 2004, la population n’a pas contestĂ© directement sa rĂ©pression. L’attitude de l’État varie entre rĂ©pression (la plupart du temps dictĂ©e par les pressions des partenaires europĂ©ens) et tolĂ©rance, ce qui stabilise un tant soit peu les relations avec une population rurale rĂ©putĂ©e rebelle.

Le savoir-faire local du Rif central est orientĂ© vers la production de cannabis : la valorisation des terres les plus enclavĂ©es se traduit par l’exclusion des petits producteurs et la concentration des moyens fonciers par une minoritĂ© de grands producteurs qui monopolisent les rĂŽles d’intermĂ©diaires dans le transport de la marchandise. La population s’est Ă©galement spĂ©cialisĂ©e dans la transformation du cannabis en haschisch et dans sa commercialisation, acquĂ©rant ainsi une notoriĂ©tĂ© locale et internationale. La notoriĂ©tĂ© du « bled du kif Â» rend cet espace attractif : il a la capacitĂ© de traverser des crises Ă©conomiques et politiques (baisse des prix, rĂ©pression, etc.) et accueille aujourd’hui de nouveaux producteurs.

Cependant, la spĂ©cialisation dans la culture de cannabis a favorisĂ© l’apparition de formes de discrimination sociale envers les Rifains. De nombreux cultivateurs de cannabis de l’espace historique prennent la juste mesure de ces situations stigmatisantes dĂšs qu’ils se retrouvent Ă  l’extĂ©rieur de leur milieu d’origine. Ainsi, la simple dĂ©tention d’une piĂšce d’identitĂ© avec un lieu de naissance, de travail ou d’habitat mentionnant Ketama, Issaguen, Tleta de Ketama, Targuist, Bab Berred peut susciter un refus de location d’une voiture, d’une chambre d’hĂŽtel ou confĂ©rer une mauvaise rĂ©putation. Les investissements qu’opĂšrent des Rifains dans des villes en dehors du Rif sont assimilĂ©s Ă  des fonds provenant de l’argent de la drogue. Cette stigmatisation fonctionne selon le concept de « menace du stĂ©rĂ©otype Â» (Steele et Aronson 1995). Les Rifains connaissent pourtant les stĂ©rĂ©otypes qui leur sont assignĂ©s, ils savent qu’ils sont associĂ©s aux attributs liĂ©s Ă  la drogue, Ă  une violence politique rĂ©currente (guerre du Rif, rĂ©volte de 1958-1959, Ă©meutes de 1984, etc.). De ce fait, le stĂ©rĂ©otype du « bled du kif Â» fonctionne comme une menace ou un dĂ©fi : on se prĂ©sente comme originaire de ce « bled du kif Â», ce qui permet d’ĂȘtre Ă©valuĂ© conformĂ©ment Ă  la perception sociale stĂ©rĂ©otypĂ©e. Mais cette stigmatisation peut parfois prendre des valeurs positives : le Rifain a aussi la rĂ©putation d’ĂȘtre intrĂ©pide, et homme de parole et d’honneur.

Abstract

La culture de cannabis au Maroc s’est intensifiĂ©e durant les annĂ©es 1970 dans la rĂ©gion du Rif central, bouleversant les rapports socio-Ă©conomiques entre les acteurs. Cet article se propose d’interroger le processus historique qui a occasionnĂ© le dĂ©veloppement d’un espace favorable Ă  la production de cannabis, notamment dans les tribus de Ketama et de Ghomara, ce qui a confĂ©rĂ© Ă  ces tribus l’identitĂ© notoire de « bled du kif ». Nous analyserons Ă©galement les interdĂ©pendances entre les diffĂ©rents acteurs impliquĂ©s dans la production de cannabis dans cet espace de « bled du kif », acteurs qui souffrent de stigmatisation mais qui, de maniĂšre paradoxale, revendiquent la lĂ©gitimitĂ© historique de la culture de cannabis.

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Notes

[1] Les auteurs tiennent à remercier Pierre-Arnaud Chouvy pour ses commentaires et suggestions sur une version antérieure de cet article.

[2] La conjoncture actuelle est marquĂ©e par un dĂ©bat sur la lĂ©galisation du cannabis Ă  des fins mĂ©dicinales et industrielles, impulsĂ© en 2008 par une organisation non gouvernementale et des partis politiques, dĂ©bat auquel gĂ©nĂ©ralement les cultivateurs ne prennent pas part. C’est seulement en 2014 que des rencontres entre partis politiques et population ont Ă©tĂ© organisĂ©es : le 5 avril, le parti du PAM (Parti AuthenticitĂ© et ModernitĂ©) rencontre la population Ă  Bab Berred pour dĂ©battre de l’avenir du cannabis ; le 14 juin, le parti de l’Istiqlal rencontre la population Ă  Zoumi. Un chapitre d’ouvrage collectif consacrĂ© Ă  la lĂ©galisation du cannabis au Maroc est actuellement sous presse (Afsahi et Mouna 2014).

[3] Qui exige beaucoup de travail et de capital Ă  l’unitĂ© de surface (Dufumier 2012). La culture de cannabis requiert une main-d’Ɠuvre importante, beaucoup d’eau et de produits phytosanitaires.

[4] La monoculture est la culture intensive d’une mĂȘme espĂšce vĂ©gĂ©tale durant de longues pĂ©riodes sur le mĂȘme sol (Lemaire 1975).

[5] « Bled Â» vient d’« Äl bilad Â», qui signifie « pays Â».

[6] « Bled du kif Â» est une notion toponymique qui peut faire autant rĂ©fĂ©rence au lieu de culture de cannabis qu’à la rĂ©sidence principale des cultivateurs.

[7] Nous avons fait le choix de ne prendre en compte que les Ă©vĂ©nements historiques qui sous-tendent la consolidation d’un espace historique de production de cannabis.

[8] Le Makhzen signifie « magasin Â», « entrepĂŽt Â» ou « trĂ©sor Â». Il signifie aussi « trĂ©sor d’État Â». Avant les protectorats, il dĂ©signait le pouvoir central ; depuis l’indĂ©pendance, il dĂ©signe l’État et ses agents (Mouna 2009).

[9] L’analyse mise en exergue par la littĂ©rature coloniale de l’organisation tribale et du systĂšme politique du Maroc prĂ©colonial oppose les tribus rivales/bled el siba au pouvoir central/bled el Makhzen : pour elle, le tribalisme est un frein Ă  la formation d’une sociĂ©tĂ© Ă©tatique (Laroui 1975, Hammoudi 1974).

[10] La mainmise de la RĂ©gie des Tabacs et du Kif sur la commercialisation de kif durera jusqu’en 1953.

[11] Djihad, jihad ou djihĂąd veut dire « effort sur soi-mĂȘme pour atteindre le perfectionnement moral ou religieux Â». Le Coran utilise l’expression al-jihad bi anfusikum (« lutter avec votre Ăąme Â»), ou encore al- jihad fÄ« sabÄ«l Allāh (« effort vers Dieu Â»). Notons que le Larousse (2004) prĂ©cise que « le terme jihad est employĂ© abusivement au sens de guerre sainte Â».

[12] En 1954, est  Ă©dictĂ© un dahir (dĂ©cret royal) interdisant formellement la culture et la vente de kif dans la zone sous protectorat français. Cette interdiction sera Ă©tendue aprĂšs l’indĂ©pendance sur l’ensemble du territoire. MalgrĂ© cette interdiction et quelques tentatives d’éradication de la part des autoritĂ©s marocaines, la culture de cannabis restera tolĂ©rĂ©e dans l’espace historique de culture.

[13] C’est en 2003 que la premiĂšre enquĂȘte officielle sur la culture de cannabis au Maroc est rĂ©alisĂ©e par le gouvernement marocain en collaboration avec l’Office des Nations unies contre la drogue et le crime (ONUDC). Cette annĂ©e-lĂ , les surfaces cultivĂ©es atteignent 134 000 ha. Nous pouvons voir sur la carte (Image 2) que la culture de cannabis s’étend sur diffĂ©rentes provinces et dĂ©passe largement l’espace originel de culture des communes de Ketama et de Bab Berred. AprĂšs plusieurs annĂ©es de rĂ©pression, en 2011, les surfaces cultivĂ©es de cannabis auraient atteint 47 500 ha (UNODC 2013).

[14] Depuis environ une dizaine d’annĂ©es, nous avons observĂ© l’apparition de nouvelles variĂ©tĂ©s hybrides de cannabis que les paysans nomment pakistania, mexicana, khardala ou gaouriya pour la plus rĂ©cente. Ces nouvelles variĂ©tĂ©s ont modifiĂ© l’appellation traditionnelle du kif, que les paysans nomment aujourd’hui la beldia (« l’authentique Â», « celle de chez nous ou celle du bled Â»). Le mot « kif Â» est de moins en moins prononcĂ© par les cultivateurs, qui Ă©tablissent une distinction entre le plant d’origine, qui a tendance Ă  disparaĂźtre (Clarke 1998), et les nouvelles variĂ©tĂ©s. NĂ©anmoins, l’appellation de « bled du kif Â» est systĂ©matiquement utilisĂ©e lorsque la lĂ©gitimitĂ© historique du territoire est en jeu. Sur le sujet des variĂ©tĂ©s hybrides de cannabis voir l’article de Chouvy et Afsahi (2014).

[15] Depuis la premiĂšre enquĂȘte officielle sur le cannabis au Maroc (ONUDC 2003), le gouvernement affiche une politique rigoureuse qui tend Ă  rĂ©duire de plus en plus les surfaces cultivĂ©es. Les mĂ©dias font rĂ©guliĂšrement Ă©tat de saisies de cannabis, d’éradications des cultures et d’arrestations de producteurs ou d’intermĂ©diaires, ce qui a banalisĂ© la rĂ©pression de cette Ă©conomie. En 2004, une deuxiĂšme enquĂȘte est rĂ©alisĂ©e dans laquelle une classification selon les zones de culture de cannabis est opĂ©rĂ©e (ONUDC 2005). Cette classification sera par la suite utilisĂ©e dans les discours officiels et relayĂ©e par les mĂ©dias pendant les campagnes de lutte contre le cannabis.

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