Usages.

INEDUCBarbara Fontar et Pascal Plantard

Illustration : Ann HS, « About the Tools », 25.02.2018, Flickr (licence Creative Commons).

De janvier 2012 à octobre 2015, l’Unité Mixte de Recherche CNRS 6590 « Espaces et Sociétés » (ESO), le Centre d’Études et de Recherches sur les Qualifications (CEREQ) accompagné de la Plateforme Universitaire des Données de Caen (PUDC), le Groupement d’Intérêt Scientifique Môle Armoricain de Recherche sur la SOciété de l’Information et les Usages d’INternet (M@rsouin), le Centre de Recherche sur l’Éducation les Apprentissages et la Didactique (CREAD) et le Pôle Régional de Recherche et d’Étude pour la Formation et l’Action Sociale (PREFAS) – en tant que prestataire – ont été partenaires d’un programme, financé par l’Agence Nationale de la Recherche, sur les inégalités éducatives et la construction des parcours des 11-15 ans dans leurs espaces de vie (acronyme INEDUC)[1]. Une telle combinaison de partenaires, en grande partie inédite, posait l’enjeu d’une véritable collaboration scientifique, afin d’éviter la fragmentation des analyses selon les thématiques, les disciplines, les sites institutionnels, voire selon chacun des chercheurs concernés, ou alors l’imposition d’un leadership non négocié. L’état de l’art préalable à la soumission du projet a ainsi été complété par un glossaire dans lequel chacun pouvait retrouver son fil directeur à chaque moment de l’immersion dans le travail de terrain.

Le glossaire relatif à la recherche INEDUC a vu le jour après une année de travail collectif[2]. Les notions et les concepts qui suivent ont été définis : Adolescent, Contexte, Éducation, Empowerment, Environnement numérique, Inégalités, Institutions scolaires, Justice spatiale, Loisirs, Mobilité/Déplacement, Orientation, Parcours, Politiques scolaires / Politiques éducatives, Pratique, Projet (d’orientation), Ressources, Réussite (scolaire/éducative), Socialisation, Stratégies familiales d’éducation, Temps libre, Usage.

Une fois le programme « Inégalités éducatives et la construction des parcours des 11-15 ans dans leurs espaces de vie » terminé (en 2015), une partie de l’équipe[3] a décidé de réactualiser cinq définitions (Empowerment[4], Inégalités[5], Loisirs[6], Mobilité[7] et Usage[8]) et de réinterroger la pertinence de cet outil « glossaire » dans le dispositif méthodologique de la recherche.

Définition :

La définition de la notion « d’usage » proposée dans le premier glossaire INEDUC s’appuie épistémologiquement sur une approche socio-anthropologique qui fait référence à l’École de Chicago, à De Certeau et à Simondon. Elle était étroitement articulée à la définition de « pratiques » et « d’environnements numériques ». La définition des usages comme des normes sociales d’usages est particulièrement opératoire pour analyser les continuums entre les pratiques sociales ou culturelles et les pratiques numériques, ce qui fut le cas pour INEDUC. En effet, si les normes sociales sont largement connues dans les sociétés, elles sont largement portées par les adultes et ne sont pas forcément légitimes pour les adolescents et adolescentes qui s’y opposent ou s’en affranchissent (Becker 1985), en particulier dans leurs pratiques numériques. Sur les 50 publications et communications recensées dans le bilan ANR INEDUC de janvier 2016, concernant les usages numériques, 42 s’appuient sur la définition des usages comme ensembles de pratiques socialisées pour structurer théoriquement les analyses. Nous avons mené un travail polyphonique au niveau des analyses et, pour cet article, une partie de l’équipe a souhaité préalablement revisiter les travaux de Michel de Certeau, autant dans leur origine théorique que dans ce qu’ils ont inspiré par la suite depuis les années 1980, en sociologie des usages.

La sociologie des usages s’est développée en France dans les années 1980, inspirée du courant anglo-saxons des Uses et Gratifications de Blumler et Katz, qui fut sans doute l’un des premiers à employer la notion d’usage, dès les années 1960. S’opposant aux théories précédentes sur les « effets » des médias, ce courant propose un nouveau paradigme, fondé sur une démarche empirique qui consiste, selon la formule consacrée, à étudier non pas ce que les médias font aux individus mais ce que les individus font avec les médias. Il s’agit de comprendre le sens des pratiques, comment et pourquoi les individus ont tel ou tel usage des médias de masse. Ce faisant, les publics ne sont plus appréhendés comme un public passif qui subirait les productions médiatiques (romans, films, émissions de radio, journaux, etc.) de manière uniforme et abrutissante (cf. le modèle behavioriste de la « seringue hypodermique » de Lasswell, en 1927, ou l’idée des médias comme nouvel opium du peuple d’Adorno et Horkheimer en 1947, dans le contexte post-Shoah), mais comme des individus actifs qui ont des usages propres des médias, au regard des satisfactions qu’ils en retirent (distraction, relation sociale, identification, information).

Ce courant a trouvé une résonance en France dans les travaux de Michel de Certeau, portant sur « les manières de faire » ordinaires. Il y démontre la capacité des individus à interpréter, à détourner et à critiquer les productions médiatiques. Face aux « stratégies » des producteurs de biens culturels, les individus développent des « tactiques » de contournement. En déclinant ce paradigme des usages aux objets technologiques, et dans des approches plus ou moins critiques et interdisciplinaires, la sociologie des usages étudie, comme le rappelle Proulx, « « ce que les gens font effectivement avec des objets techniques » comme le magnétoscope, la télécommande du téléviseur, l’informatique à domicile ou le répondeur téléphonique, et autour de l’évaluation des premières expérimentations sociales avec le Minitel, le câble ou la visiophonie » (Proulx 2015). Cette approche met à distance le déterminisme technique et développe des travaux sur l’appropriation sociale des technologies numériques, l’innovation et les nouvelles pratiques notamment, depuis la télématique jusqu’aux Internet Studies (Jouët, 2011).

Si l’utilisation ou l’« usage prescrit » (Jouët, 1993) est une manière de faire imposée par le producteur de l’objet, dans la réalité, comme l’histoire des objets techniques le rappelle, il existe des manières de faire, des usages, qui ne correspondent pas toujours à ce qu’avaient envisagé les producteurs. L’usage est donc un construit social qui ne se réduit pas à utiliser l’objet technique comme imposé. Perriault définit, dès 1989, la « logique de l’usage » d’un objet technique autour de trois éléments : le projet d’utilisation, l’instrument (ou artefact) et la fonction qui lui est attribuée (Perriault, 1989). Il montre que bon nombre d’innovations ont été détournées de leurs visées premières, pour correspondre aux projets des usagers : « l’individu détient fondamentalement une part de liberté dans le choix qu’il fait d’un outil pour s’en servir conformément ou non à son mode d’emploi » (Perriault 1989, p. 1). Il montre l’existence de « pratiques déviantes par rapport au mode d’emploi, qui étaient autre chose que des erreurs de manipulations » (Perriault 1989, p. 13), qui correspondent « à des intentions, voire des préméditations » (Perriault 1989, p. 13).

Proulx propose d’analyser les usages des TIC dans le cadre d’une sociologie de l’appropriation, selon laquelle l’appropriation est un « processus d’intériorisation progressive de compétences techniques et cognitives à l’œuvre chez les individus et les groupes qui manient quotidiennement ces technologies » (Proulx, 2005), et qui nécessite la réalisation de quatre conditions (outre celle préalable de l’accessibilité à l’objet ou au dispositif technique). Au niveau individuel, 1. la maitrise technique et cognitive de l’artefact, 2. l’intégration significative de l’objet technique dans la pratique quotidienne de l’usager, 3. la possibilité d’un geste créatif (de la nouveauté dans la pratique sociale) permis par l’usage répété de cet objet, et 4. au niveau collectif, la prise en compte des usagers dans le processus d’innovation de la production industrielle et de la distribution commerciale.

Si la notion d’usage renvoie autant à une dimension individuelle que sociale, il faut alors analyser la mise en pratique de l’objet technique au sein de la vie sociale, soit : « Prendre en compte le cadre social plus large qui englobe les interactions entre les humains et les machines. C’est une perspective davantage sociologique. L’on postule ici que lorsque l’agent humain interagit avec un ordinateur, il est en même temps porteur d’une histoire personnelle et sociale (biographie) ; l’agent humain inscrit donc son action dans une situation sociale donnée (marquée par l’appartenance à une communauté culturelle particulière, à une catégorie d’âge, à un genre, à une strate socioprofessionnelle spécifique, etc.) » (Proulx, 2002).

 

Dans le cadre de la recherche INEDUC, il s’agissait notamment de comprendre les usages sociaux des TNIC (Technologies Numériques de l’Information et de la Communication) des adolescents et adolescentes, leurs modalités d’appropriation et, à travers eux, de mesurer les inégalités numériques en fonction du milieu social, du genre, des espaces de vie.

Les recherches en sociologie des usages s’intéressant plus spécifiquement aux inégalités numériques, mettent en évidence des différences dans l’appropriation des technologies et dans les pratiques qui en sont faites. La littérature est abondante autour de la fracture numérique – expression politique justifiant le développement des infrastructures et des équipements – et montre l’existence d’une ligne de clivage entre les personnes qui ont accès aux technologies et qui peuvent bénéficier des services en ligne, et celles qui en sont privées. Cette ligne de clivage – ou fracture –  est difficilement perceptible, car elle est symbolique (Vodoz, 2010). Les recherches montrent que les différences dans l’appropriation des technologies et dans les usages qui en sont faits sont fortement corrélées aux inégalités de capitaux et de compétences (Granjon, Lelong et Metzger, 2009). Le milieu social apparaît comme un facteur d’inégalité particulièrement discriminant. L’explication tient dans le fait que les inégalités se cumulent, s’engendrent et se renforcent (Bihr et Pfefferkorn, 2008) – et qu’elles se répercutent sur les conditions d’accessibilité aux TNIC et sur les compétences à en faire usage, comme avait pu le montrer Bourdieu et Passeron (1970) à propos des pratiques culturelles des individus.

Les premiers travaux sur la fracture numérique ont très vite montré qu’elle n’est pas figée, mais se déplace (Vendramin et Valenduc 2003) (Rallet et Rochelandet, 2004) (Brotcorne et Valenduc 2009) (Plantard, Trainoir et Le Mentec 2011, Plantard, 2013, Plantard et Le Mentec, 2013, Plantard et Le Chêne, 2014, Plantard, 2014, Le Mentec et Plantard, 2015, Plantard, 2015, Plantard et André, 2015, Plantard, 2016 et Plantard, 2017) et porte aussi sur l’accès. Même si des inégalités liées à l’accessibilité persistent, les Français sont désormais équipés, toutes catégories sociales confondues[1]. Les populations qui n’accèdent pas à certains équipements (par exemple l’internet à haut-débit) sont celles qui habitent dans des zones faiblement couvertes par le réseau ou qui entretiennent un rapport distancié aux technologies pour des raisons personnelles[2] ou socio-économiques. De ce fait, les conditions d’accessibilité jouent sur les usages développés.

Les recherches ont mis en évidence l’existence d’une fracture de second degré, relative, quant à elle, aux usages. Celle-ci est particulièrement inégalitaire. En effet, le niveau d’équipement et le capital culturel des individus sont des facteurs favorisant le développement d’usages diversifiés (Bigot, 2006). Elles montrent aussi que suivant le territoire (Vodoz et Pfister Giauque, 2003) (Moriset, 2010), l’âge (Donnat et Lévy, 2007) (Michel, Bobillier-Chaumont et Tarpin-Bernard, 2009) (Kredens et Fontar, 2010), le genre (Jouët, 2003) (Lignon, 2015), la profession et catégorie sociale (Granjon, Lelong et Metzger, 2009) ou encore la situation sociale et l’estime de soi (Boutet et Trémenbert, 2009), les pratiques sont différentes et peuvent générer des inégalités entre populations, notamment dans l’accès à certains services sociaux en ligne (Bacache-Beauvallet, Bounie et François, 2011) (Le Mentec 2013). Les usages développés dépendent des compétences (techniques, cognitives, etc.) des individus (Breton et Proulx, 2002) (Brotcorne et Valenduc, 2009) (Dauphin, 2012), de leur capacité à donner du sens aux contenus (Bourdeloie, 2012) (Serres, 2012) et à s’extraire de ces derniers (Suire, 2015).

Les résultats de la recherche INEDUC montrent qu’il existe des disparités dans les équipements, les contextes d’usages et les pratiques numériques adolescentes, qui traduisent des inégalités sociales et de genre importantes, ainsi que quelques inégalités spatiales.

L’équipement apparaît socialement contrasté sur deux plans : s’agissant des terminaux mobiles et au niveau des espaces d’accès (l’espace familial de la maison ou l’espace personnel que peut représenter la chambre). En effet, si la population scolaire d’origine sociale défavorisée (par la PCS[3] du père) est autant équipée au domicile en ordinateurs fixes que la population scolaire d’origine sociale très favorisée, elle se révèle moins dotée en terminaux mobiles (ordinateurs portables, tablettes, etc.). En revanche, les jeunes de milieu défavorisé ont plus souvent accès aux ordinateurs portables dans leur chambre (47,2% contre 35,5% des PCS très favorisées) et ils sont plus équipés en téléphone portable : 76,2% des adolescents et adolescentes issus de milieu défavorisé possèdent un téléphone portable, contre 67,6% d’origine sociale favorisée. Les analyses qualitatives permettent d’identifier un rapport inégal des familles aux technologies et aux médias numériques, notamment à travers les formes différenciées de médiations parentales (Fontar, Grimault-Leprince et Le Mentec, 2015).

L’équipement en téléphones portables des adolescents et adolescentes est aussi différencié au niveau spatial. Les élèves scolarisés en milieu urbain sont équipés pour 76,1% d’entre eux. En milieu rural, ils ne sont plus que 67,3% à être dotés d’un téléphone portable, et 66,7% en aire périurbaine. Si les inégalités éducatives liées aux usages du numérique sont importantes, elles ne dépendent quasiment plus de l’équipement, mais de la connexion, particulièrement en zone rurale.

Les équipements des chambres diffèrent également selon le sexe : plus équipées chez les garçons en consoles, en téléviseurs, en lecteurs DVD et en ordinateurs fixes. Les types de supports présents dans la chambre des garçons sont des supports de loisirs par excellence. Même si elles sont moins nombreuses à les posséder, ces mêmes équipements sont également présents dans les chambres des filles. Les filles sont par contre plus nombreuses à bénéficier d’un accès à un ordinateur portable.

L’espace de connexion principal des adolescents et des adolescentes est leur domicile, depuis leur chambre (pour 53,6% d’entre eux) ou depuis une autre pièce de la maison (pour 66,8% d’entre eux). Aucune variable ne vient changer cette réalité : urbains, ruraux, péri-urbains, filles ou garçons, très favorisés ou défavorisés, aînés ou benjamins des fratries, tous se connectent quasiment uniquement depuis leur domicile. De manière très contrastée, le collège n’est pas un lieu d’accès à internet pour eux et elles, et moins encore les espaces publics numériques (EPN) présents dans les bibliothèques ou médiathèques. Il existe, par contre, des disparités entre les lieux de connexion au sein du domicile. La variable sociale est ici discriminante. Ce résultat semble corroborer ce que les équipements montrent : l’espace de la chambre, plus équipé chez les plus défavorisés, est aussi l’espace de prédilection de connexion de ces derniers, alors que les adolescents et adolescentes des familles les plus favorisées se connectent majoritairement depuis une autre pièce de la maison. Pour autant, cet écart ne doit pas laisser croire que les adolescents des milieux défavorisés se connectent uniquement dans leur chambre, car en réalité, ils se connectent aussi largement ailleurs. De la même manière, la moitié des enfants très favorisés se connectent dans leur chambre.

S’agissant de leurs activités sur internet, ils et elles préfèrent – dans l’ordre – écouter de la musique, regarder des vidéos, aller sur les réseaux sociaux, discuter en ligne, jouer en ligne, faire des recherches personnelles et scolaires, écrire des mails, déposer du contenu, et acheter ou vendre en ligne. A l’intérieur des trois grands pôles d’usages partagés entre tous et toutes – se divertir, communiquer et rechercher –, les adolescents les plus favorisés sont ceux qui développent le plus les usages proches du champ éducatif et scolaire (pratiques de l’écriture via le mail, recherches personnelles et scolaires), quand les usages des adolescents les plus défavorisés se portent vers les loisirs et de l’expression de soi (réseaux sociaux, blogs, dépôt de contenus). Par ailleurs, les filles sont plus nombreuses à fréquemment utiliser des réseaux sociaux numériques (RSN) : plus de 6/10, contre moins de la moitié des garçons. L’écart le plus saillant concerne les jeux en ligne : près 30 points séparent filles et garçons. Leurs usages des jeux vidéo semblent se conformer aux normes stéréotypées et à la socialisation genrée (type de support, type de jeux, type de partenaire de jeu) (Fontar, Le Mentec et Rouillard 2015) (Lignon 2015).

Concernant le temps passé sur les écrans, la télévision (1h à 2h par jour) et la navigation sur internet sans jeux (moins d’1h par jour) sont les principales activités citées parmi la liste proposée. À l’exception de ceux et celles qui regardent le plus (milieux défavorisés) ou le moins (les plus favorisés) la télévision, la variable sociale n’apparaît pas particulièrement discriminante s’agissant du temps passé devant les écrans, alors que le sexe montre des différences plus grandes notamment dans les activités vidéoludiques : les filles (65,2%) sont plus nombreuses que les garçons (49,3%) à ne pas jouer sur internet un jour normal d’école. Elles déclarent d’ailleurs que cette activité n’a pas leur préférence, quand au contraire les garçons privilégient cette activité.

Regarder la télévision est donc une des activités privilégiées des adolescents et des adolescentes (plus encore chez les plus jeunes des fratries) ; pour autant aucune émission n’a le monopole des pratiques adolescentes : près de 400 programmes sont déclarés favoris. Malgré cette diversité des titres, il existe néanmoins une forte congruence des genres télévisuels préférés des adolescents et adolescentes (Fontar 2008) : les séries (filmées ou animées) et, loin derrière, les téléréalités. Le sexe est, à cet égard, particulièrement discriminant : les garçons sont quatre fois plus nombreux à préférer les dessins animés, quand les filles préfèrent les séries filmées. Par ailleurs, elles aiment davantage les programmes de téléréalité que les garçons : une fille sur trois en cite un comme étant son programme préféré, les garçons sont deux fois moins nombreux à le déclarer. La variable sociale est également discriminante : les adolescents issus des milieux défavorisés apprécient de manière égale les fictions filmées et les programmes de téléréalité. Chez les plus favorisés, la préférence va deux fois plus aux fictions filmées qu’aux téléréalités.

Posséder un compte facebook n’est ni l’apanage des filles ou des garçons, mais les adolescents et adolescentes des milieux défavorisés sont plus nombreux. Cela croît également selon le rang dans la fratrie : les plus jeunes ont, par exemple, davantage un compte facebook que leurs aînés, l’hypothèse étant que les aînés aident leur(s) frère(s) ou sœur(s) à ouvrir leur compte, ou que les parents assouplissent les règles. Les liens tissés via les RSN sont quantitativement plus importants chez les adolescents et adolescentess issus des milieux défavorisés et les urbains (plus « d’amis »). Ils et elles communiquent avec des personnes qu’ils connaissent : des amis avant tout, ou parfois des membres de la famille (pas leur parents) avec qui ils ont d’abord des relations de face à face. S’ils et elles sont peu à communiquer avec « des amis d’amis », les garçons le pratiquent plus, alors que les filles sont plus nombreuses à communiquer avec d’autres membres de leur famille (cf. travaux sur la socialisation genrée de Livingstone et Gamberini, 1999) (Pasquier 2005) (Metton 2004) (Détrez 2003) (Octobre 2010). Les adolescents et adolescentes les plus défavorisés communiquent plus que les plus favorisés avec des amis d’amis. Ces résultats vont dans le sens des précédents travaux, notamment de l’enquête de Kredens et Fontar (2010) qui montrait que les adolescents ne communiquent ni avec leurs parents, ni avec des inconnus sur les réseaux sociaux, et qu’ils privilégient le prolongement des relations primaires avec leurs pairs, en particulier les copains et copines du collège.

S’agissant de la téléphonie mobile, plus de 7/10 des adolescents et adolescentes intérrogés déclarent posséder un téléphone portable. De la même manière que ceux et celles issus de familles défavorisées sont plus équipés dans leur chambre, ils et elles le sont aussi s’agissant de la téléphonie mobile (plus de 8/10 contre plus de 6/10 des plus favorisés). Les filles sont un peu plus nombreuses à être équipées, de même que les urbains comparé aux ruraux et péri-urbains (dont les taux d’équipement sont équivalents). Neuf adolescents et adolescentes sur dix utilisent avant tout leur téléphone portable pour envoyer des SMS, même s’il peut aussi être utilisé pour écouter de la musique (moins de 1/6) et appeler quelqu’un (moins de ½). Peu jouent sur leur téléphone (1,5/10) et peu prennent des photos ou font des vidéos (2/10). Les filles sont un peu plus nombreuses à écouter de la musique, mais deux fois moins que les garçons à jouer sur ce médium. L’écoute musicale est également particulièrement privilégiée chez les plus défavorisés comparativement aux très favorisés, qui bénéficient peut-être ou privilégient d’autres supports pour cette activité. Inversement, plus d’un adolescent très favorisé sur deux utilise son téléphone portable pour téléphoner, alors qu’ils sont moins de quatre sur dix chez les plus démunis. Le type et le coût du forfait expliquent sans doute cette disparité. Parmi celles et ceux qui n’ont pas de téléphone portable, plus de la moitié en sont privés par leurs parents qui s’y opposent, plus encore pour les filles qui subissent bien plus ce refus. Elles sont d’ailleurs moins nombreuses à considérer qu’elles n’en n’ont pas besoin et développent plus de stratégies pour pallier cette absence, en empruntant par exemple le téléphone de quelqu’un d’autre. On notera enfin que plus les adolescents et adolescentes vivent dans des espaces de vie urbains, plus leurs parents sont nombreux à s’opposer à la possession d’un téléphone portable. Est-ce parce que la demande des adolescents est plus pressante en milieu urbain qu’en milieux rural ou péri-urbain ? Les jeunes urbains sont, en effet, moins nombreux que les autres à considérer ne pas avoir besoin d’un téléphone.

En conclusion, on constate que définir les usages comme des normes sociales permet d’identifier finement leur construction interne (bricolage, braconnage et butinage)[4] et les inégalités éducatives chez les adolescents et adolescentes (Plantard, Trainoir et Le Mentec 2011, Plantard, 2013, Plantard et Le Mentec, 2013, Plantard et Le Chêne, 2014, Plantard, 2014, Le Mentec et Plantard, 2015, Plantard, 2015, Plantard et André, 2015, Plantard, 2016 et Plantard, 2017). Si ces processus nous apparaissent stables, les environnements sociotechniques sont évolutifs, en fonction de la socialisation des technologies. C’est ce qui explique l’obsolescence rapide de certaines données INEDUC. Concentré sur facebook, notre questionnaire a fait l’impasse sur les nouveaux réseaux sociaux numériques (snapchat, instagram, etc.) utilisés par les adolescents. Poser les pratiques numériques des adolescents comme objet de recherche transdisciplinaire nous pousse à des réflexions théoriques et méthodologiques à la frontière et à l’articulation des disciplines académiques.

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Note

[1] L’enquête du CREDOC, de juin 2015, sur « Les conditions de vie et les aspirations », montre que 92% des Français âgés de plus de 12 ans possèdent un téléphone portable, 83% disposent d’internet à domicile et 80% sont équipés d’au moins un ordinateur. L’enquête est disponible ici.

[2] On peut citer le cas des « drop-out » au Canada, ces individus qui font le choix de maintenir à distance les technologies pour revenir à un mode de vie plus « authentique ».

[3] Nomenclature des professions et catégories socioprofessionnelles dite PCS

[4] La théorie des 3 B (Plantard, 2014) : le braconnage est la forme collective d’intelligence pratique des instruments technologiques. Le braconnage tisse des liens avec les autres et modifie l’organisation, les temporalités et les interactions sociales. Les normes d’usages des environnements socio-techniques appropriés par les acteurs se construisent par détournements collectifs de l’offre sociotechnique, car il existe des capacités de « micro-résistance » (De Certeau, 1980) et une créativité en chacun de nous. En référence à Levi-Strauss, le bricolage est l’art de faire avec ce que l’on a. C’est exécuter un grand nombre de tâches diversifiées dans un univers instrumental clos, avec un ensemble fini d'outils et de matériaux pour réaliser un projet déterminé. Tous les usagers du numérique bricolent avec les instruments qui les entourent, comme jadis le chasseur-cueilleur avec le grand garage de la nature qui l’entourait. Le butinage est l’intuition, l’émotion et la création catalysées dans la poïèsis numérique qui, par sérendipité, permet la rencontre poétique avec les univers numériques et les techno-imaginaires qui les structurent.

Résumé

De janvier 2012 à octobre 2015, l’Unité Mixte de Recherche CNRS 6590 « Espaces et Sociétés » (ESO), le Centre d’Études et de Recherches sur les Qualifications (CEREQ) accompagné de la Plateforme Universitaire des Données de Caen (PUDC), le Groupement d’Intérêt Scientifique Môle Armoricain de Recherche sur la SOciété de l’Information et les Usages d’INternet (M@rsouin), le […]

Pour faire référence à cet article (ISO 690)

INEDUCBarbara Fontar et Pascal Plantard, « Usages. », EspacesTemps.net [En ligne], Travaux, 2019 | Mis en ligne le 13 décembre 2019, consulté le 13.12.2019. URL : https://www.espacestemps.net/articles/usages/ ;