La richesse des villes, ce n’est pas la même histoire que la richesse des nations.

Laurent Davezies, La République et ses territoires. La circulation invisible des richesses, 2008.

Emre Korsu

Image1Vilfredo Pareto disait que « l’histoire des sciences est le cimetière des idées fausses en lesquelles l’humanité a cru sur la foi des hommes de science » (Boudon, 2007, p. 93). Ce cimetière accueille aujourd’hui un nouveau défunt, une idée qui a vécu, une idée qui était juste il y a un demi-siècle mais qui ne l’est plus désormais. Il s’agit d’une théorie du développement économique des villes/régions. Que nous dit-elle ? Que l’économie d’une ville/région n’est guère différente de celle d’une nation, qu’elle obéit aux mêmes règles, lois, mécanismes, qu’elle marche avec les mêmes recettes et ingrédients. Pour prospérer, toute ville/région, comme toute nation, doit se doter d’un appareil productif composé d’entreprises compétitives et concurrentielles qui produisent des biens et services, les vendent sur les marchés mondiaux et créent ainsi de la richesse. Il n’y a pas d’autre voie possible. La richesse des villes, c’est comme la richesse des nations. Pas d’appareil productif compétitif, pas de création de richesse, pas de profits ni de salaires, et donc pas de développement local, pas de prospérité. La République et ses territoires est, pour commencer, un requiem pour cette théorie « productiviste ».

La grande tragédie de la science, remarquait Thomas Huxley, c’est la mise à mort d’une belle théorie par un vilain fait. Le vilain fait qui assassine la belle théorie productiviste du développement local, c’est l’autonomie de la prospérité des habitants des villes/régions (mesurée par leurs revenus) par rapport à la performance de l’appareil productif local (mesurée par la richesse qu’elle crée). Aujourd’hui, la France foisonne de cas incompatibles avec la théorie productiviste : d’un côté, des villes/régions dotées d’un appareil productif haut-de-gamme, qui crée abondamment de la richesse, mais dont les habitants ont des revenus médiocres ; de l’autre, des villes/régions où les habitants jouissent d’un niveau de vie supérieur en dépit de l’absence quasi totale d’activité productive créatrice de richesse. L’« anomalie » persiste lorsqu’on étudie le cours des choses : dans la France post-1970, des villes/régions françaises dont le système productif gagne en productivité (Paris, notamment) voient pourtant leurs habitants s’enrichir à un rythme moindre que ceux de villes/régions où les performances de l’appareil productif ne décollent pas. Ces cas ne sont pas des exceptions qui confirment la règle : ils sont aujourd’hui la norme.

La théorie productiviste est démentie par les faits et pourtant, beaucoup de personnes parmi les responsables politiques, technocrates et experts sont convaincus qu’elle est toujours pertinente. Cela s’explique sans doute par l’autorité scientifique dont bénéficie cette théorie. Fondée et défendue par d’éminents économistes, elle incarne l’orthodoxie dans le champ de la pensée sur le développement économique local. Or il arrive couramment que, lorsqu’une théorie accède à une position dominante, devient théorie « officielle », l’idée commence à se prendre sérieusement pour le réel, comme le dirait Edgar Morin. Il y a alors toujours une période d’aveuglement, de résistance chez les fidèles lorsque le réel désobéit à la théorie par des faits qui la contredisent.

Que la réalité ne corresponde plus à ce qu’expose la théorie productiviste est plutôt une bonne nouvelle. Cette théorie n’augurait rien de bon pour les années à venir sur le plan des inégalités entre villes/régions riches et pauvres. La Nouvelle économie géographique, échafaudée par Paul Krugman et d’autres économistes au début des années 1990, voit juste lorsqu’elle établit que la mondialisation de l’économie pousse, au sein des pays développés, dans le sens d’une convergence des forces productives vers les grandes métropoles et un déclin de l’activité dans le non-métropolitain (petites et moyennes villes, campagnes). Ce dernier subit de front la concurrence féroce des pays à bas coût de main d’œuvre et voit ses industries mourir ou se délocaliser. Au même moment, les grandes métropoles, elles, deviennent ces « écosystèmes relationnels complexes », comme les nomme Pierre Veltz ([1996] 2005), riches en externalités et pauvres en « coûts de transaction », que recherchent frénétiquement les entreprises dans les nouveaux secteurs porteurs (fonctions de commandement, services financiers, recherche et développement, etc.). De fait, partout dans le monde développé, les disparités spatiales de production de richesses se creusent depuis les années 1980 : la part de la richesse nationale créée dans les grandes métropoles croît et la contribution des territoires non métropolitains diminue (p. 11). Si la prospérité des populations dans les villes/régions dépendait entièrement de la santé de l’appareil productif local, il y aurait là de quoi être inquiet pour les habitants des territoires non métropolitains. Mais, heureusement pour ces derniers, le lien production-prospérité n’est plus mécanique et les habitants des villes/régions non métropolitaines tirent leur épingle du jeu, en dépit de systèmes productifs anesthésiés à de nombreux endroits. La preuve : à l’heure même où les disparités de production de richesse se creusent, les disparités de revenus (par habitant ou par ménage) baissent, en raison d’un formidable rattrapage qu’opèrent les villes/régions en queue de peloton sur les villes/régions les plus prospères. Le point atteint aujourd’hui est un minimum historique : jamais, en France, il n’y avait eu aussi peu d’écarts entre les revenus des habitants des différentes villes/régions (pp. 12-13).

Chronique d’un divorce : la géographie des revenus quitte la géographie de la production !

Puisqu’on a affaire au meurtre d’une belle théorie par de vilains faits, une autopsie s’impose. Pourquoi le réel n’obéit-il plus aux décrets de la théorie productiviste ? Comment la prospérité des habitants d’une ville/région peut-elle être indépendante de la richesse que crée son appareil productif ? Plusieurs facteurs sont en jeu.

Le premier, c’est la « main invisible »… de l’Etat-providence. Ou plutôt ses deux mains : celle qui prend (prélèvements obligatoires) et celle qui donne (dépenses publiques). Dans les pays développés, la part de la richesse nationale qui est socialisée, c’est-à-dire prélevée puis redistribuée par la puissance publique, n’a cessé de progresser pour atteindre aujourd’hui un niveau prodigieux. Les dépenses publiques en France équivalent à 55% du produit intérieur brut (pib) en 2003, un poids qui a doublé depuis 1950 (p. 15 ; et dire qu’on parle de « retrait de l’Etat » !). Ce mécanisme de prélèvements et de dépenses publiques se solde par une puissante redistribution des richesses des villes/régions les plus productives et/ou prospères vers les villes/régions les moins productives et/ou prospères. La progressivité des prélèvements obligatoires fait que les villes/régions productives et/ou prospères contribuent davantage aux budgets publics tandis que les dépenses publiques traitent plutôt égalitairement les territoires. Les transferts induits représentent des montants considérables. La contribution nette de l’Île-de-France (solde des prélèvements payés par les agents franciliens et des dépenses publiques dont ils bénéficient) représente 10% du pib de la région. À l’inverse, pour une région comme le Languedoc-Roussillon, les dépenses publiques reçues excèdent les prélèvements payés d’un montant équivalent à 10% du pib de la région (p. 17). Si la production de richesse des villes/régions ne détermine plus directement la prospérité des habitants, c’est d’abord en raison de ce circuit redistributif : une fraction notable de la richesse créée dans les villes/régions les plus productives transite par les canaux publics pour atterrir, sous forme de revenus publics, dans des villes/régions peu productives.

Est-ce une bonne ou une mauvaise chose ? Certains économistes libéraux considèrent que ce système redistributif n’est pas sans produire des effets secondaires non souhaitables : il a toutes les chances de décourager les agents économiques dans les régions les plus productives, lourdement taxés et qui voient les fruits de leurs efforts leur échapper (credo de « l’impôt qui tue l’impôt ») ; il risque d’affaiblir l’esprit d’initiative et la prise de risque (pourquoi se lancer dans des aventures alors qu’on peut tranquillement profiter de l’argent public ?) ; et il crée des économies locales assistées, sous perfusion, qui s’engluent dans la dépendance aux fonds publics et perdent toute capacité de rebond. Pour Laurent Davezies, les vertus de ce système l’emportent sur ses prétendus vices. L’esprit qui anime la redistribution entre villes/régions n’est pas tant une solidarité mue par un humanisme qui veut qu’on se montre charitable avec les plus faibles mais davantage une solidarité mutualiste fondée sur le partage des risques. Cette mutualisation rend le tout (la société, ses membres, ses territoires, son économie) plus « solide », plus fort pour affronter le temps long, comparativement à un système qui serait fondé sur le « chacun pour soi ». Dans les villes/régions dont l’appareil productif est en panne, les fonds publics jouent un rôle d’amortisseur, empêchent l’infrastructure économique et sociale de s’effondrer totalement et préservent ainsi les chances de rebond ou de reconversion, ce qui est une bonne affaire pour l’économie nationale dans son ensemble (pp. 21-23).

Le deuxième facteur qui disjoint production de richesse et revenus des habitants dans les villes/régions, c’est l’argent des retraites. Des retraités toujours plus nombreux et des pensions de plus en plus juteuses, cela finit par produire une gigantesque cagnotte. Les pensions que touchent les quatorze millions de retraités en France représentaient, en 2004, 23,5% des revenus des ménages déclarés à l’impôt (p. 30). Les plus gros bénéficiaires de cette manne sont les villes/régions qui séduisent les retraités et les convainquent d’élire résidence chez elles. Libérés des contraintes professionnelles, beaucoup de retraités bougent à la fin de leur vie active pour migrer vers des villes/régions plus accueillantes, plus calmes, plus agréables à vivre, au climat plus doux, riches en trésors environnementaux, paysagers, culturels. Ces lieux plébiscités par les retraités, où il fait bon vivre, où on peut savourer la dolce vita, sont la plupart du temps des territoires peu industriels, peu productifs, essentiellement dans le Sud et l’Ouest du pays. Dans ces villes/régions, la présence des retraités dope le revenu et compense l’absence de profits et salaires tirés de l’activité productive. Ainsi, dans la Creuse, le Lot, le Var, ou encore les Pyrénées-Orientales, les pensions de retraite forment plus du tiers des revenus déclarés des ménages. Les villes/régions du Nord et de l’Est, industrieuses, productives, peu enviées comme cadre de vie, sont les grandes perdantes de la mobilité des retraités. Incapables de les retenir, elles assistent, impuissantes, à l’envol de milliards d’euros de pensions de retraite vers d’autres lieux. Sans faire exprès, les papys et mamys, en déménageant, nivellent ainsi les écarts de revenus entre villes/régions.

Le troisième facteur en jeu, c’est la libre circulation… des consommateurs. En un rien de temps, le progrès technique a révolutionné la mobilité en fabriquant des véhicules à grande vitesse (voitures, trains et avions à haute performance) et en en démocratisant l’usage grâce à des prix accessibles. Les individus peuvent désormais se déplacer très vite très loin et ils en profitent pour voyager. Dès que c’est possible, lors des congés ou pendant les week-ends, on met à profit la grande vitesse pour sortir des villes/régions où on vit et travaille et aller se détendre dans d’autres lieux, situés parfois à des centaines de kilomètres du lieu de résidence. Ces voyages occasionnent toutes sortes de consommation de biens et services dans les villes/régions où on séjourne. L’expansion géographique des mobilités touristiques produit ainsi une certaine dissociation des lieux où on gagne sa vie et de ceux où on dépense son argent. Les dépenses des touristes-consommateurs dans les villes/régions qu’ils visitent, dès l’instant où elles rentrent dans la poche des commerçants et des prestataires de services locaux, se transforment en revenu pour les habitants. C’est ainsi que le tourisme produit, dans les villes/régions qui en bénéficient, un revenu indépendant des performances de l’appareil productif local. La réduction du temps que les actifs passent à travailler, notamment avec la contraction du temps de travail hebdomadaire et l’extension des congés payés, catalyse les virées touristiques loin du domicile et gonfle l’argent injecté dans l’économie des villes/régions d’accueil. « Vous travaillez moins ; nous gagnons plus, » pourraient dire les habitants des villes/régions touristiques aux actifs-consommateurs-touristes.

L’argent du tourisme est aujourd’hui un pactole immense. On a estimé à 90 milliards d’euros les dépenses des touristes et des résidents secondaires, nationaux et étrangers, sur le sol français pour l’année 2005 (p. 38). Les mêmes causes produisant les mêmes effets, les touristes recherchant la même chose que les retraités, la consommation des touristes, comme les pensions de retraite, profite à de nombreuses villes/régions pauvres en force productive mais riches en attributs environnementaux, paysagers, patrimoniaux. Des régions comme le Languedoc-Roussillon, Provence-Alpes-Côte d’Azur, la Bretagne ou l’Aquitaine, plus impressionnantes par leur attractivité touristique que par leurs performances productives, empochent des dépenses touristiques nettes supérieures à 1,5 milliards d’euros, soit l’équivalent de 5 à 15% des revenus de leurs ménages (p. 40).

La démocratisation de la grande vitesse contribue au découplage production de richesse-prospérité d’une autre manière également. La possibilité de parcourir de grandes distances en peu de temps a autorisé les actifs à placer leur lieu de résidence et leur lieu de travail loin l’un de l’autre, cela afin de disposer d’un logement ou d’un emploi préférable. Habiter dans une ville/région et travailler dans une autre, aujourd’hui, c’est possible et ça existe. Et voilà comment de la richesse créée dans un territoire (au lieu de travail) devient du revenu pour un autre (au lieu de résidence du bénéficiaire du salaire ou du profit). Inutile de chercher plus loin pour comprendre le paradoxe de la Seine-Saint-Denis, qui réussit à créer simultanément de la richesse et de la pauvreté. L’appareil productif local y génère des emplois et des salaires : le problème, c’est qu’ils ne profitent pas au département car ceux qui occupent ces emplois et touchent les salaires vivent ailleurs. La richesse produite en Seine-Saint-Denis se transforme ainsi en revenus pour d’autres territoires, au grand désarroi des habitants du « neuf trois », enlisés dans le chômage et la misère.

L’essentiel n’est pas de créer la richesse mais d’en profiter.

La circulation invisible des richesses que décrit Davezies (qui n’est pas du tout une exception culturelle française), conséquence de la métamorphose de la société et de son économie, métamorphose à son tour le territoire et fragilise la théorie productiviste du développement local. On a donc besoin d’une théorie alternative, capable de mieux rendre compte du processus de formation du revenu dans les villes/régions. On le trouvera dans le second chapitre de La République et ses territoires. Le roi est mort ; vive le roi ! Après le requiem, voici donc le gloria.

Ce n’est pas d’une théorie nouvelle, ex nihilo, dont il s’agit. Bien au contraire. Davezies fait ressusciter une des plus vieilles approches du développement économique local, qui a connu son heure de gloire avant qu’on la fasse tomber dans la poussière : la théorie de la base économique, dont l’origine remonte au Moderne Kapitalismus ([1902] 1916) de Werner Sombart (si ce n’est à l’Essai sur la nature du commerce en général de Richard Cantillon, qui date de 1725 ; p. 53). Celle-ci avance qu’une ville/région se développe en raison de sa capacité à attirer des revenus d’origine externe. Ces revenus forment sa base économique. Les bénéficiaires de ces revenus les dépensent pour satisfaire leurs différents besoins. Leur consommation fait vivre tout un ensemble de commerces et services marchands locaux : c’est le pilier « domestique » de l’économie locale.

C’est à tort qu’on croît que ce circuit fonctionne seulement lorsque les villes/régions sont capables de produire des biens et services et de les vendre à des acheteurs extérieurs. Double erreur. Primo, les villes/régions peuvent aujourd’hui faire rentrer quantité de revenus autrement, soit par le biais des revenus publics, soit par le biais de la consommation des résidents non permanents, soit par le biais des résidents permanents qui gagnent leur vie ailleurs. Deusio, produire, vendre et créer de la richesse dans une ville/région ne génère des revenus localement qu’en proportion d’abord de la part de cette richesse qui rémunère des agents locaux et ensuite de la part de cette rémunération qui est consommée sur place. Ce ne sont pas là des conjectures théoriques. En 1999, la base économique des aires urbaines françaises était, en moyenne, « publique » à 21% (salaires des emplois publics), « résidentielle » à 42% (pensions de retraite, revenus d’actifs employés ailleurs, dépenses touristiques) et « sociale » à 13% (prestations sociales autres que les retraites) — ce qui ne laisse qu’un petit quart à la composante productive (revenus du travail et du capital dans les secteurs exportateurs ; p. 58).

Cette théorie toute simple a une grande puissance explicative. Elle rend instantanément compréhensible ce qui ne l’est pas dans le cadre de la théorie productiviste. Ce qui fait sa force, c’est une meilleure intelligence du sens du terme « développement économique local ». La ville/région qui se développe, ce n’est pas celle qui crée toujours plus de richesse : c’est celle dont les habitants sont toujours plus prospères. À propos de la richesse, Benjamin Franklin avait dit ce bon mot : « ce qui compte, ce n’est pas d’en disposer mais bien d’en profiter ». C’est un peu pareil pour les villes/régions : ce qui compte, ce n’est pas la richesse que l’on crée, mais la richesse dont on profite. Dans un monde où l’argent circule par tant de canaux, les villes/régions vont devoir jouer le jeu autrement : pour gagner, il faut désormais savoir capter, attirer et fixer des richesses. Attractivité est le nouveau maître-mot du développement économique local, en lieu et à la place de compétitivité productive (p. 88).

Repenser l’art de l’aménagement du territoire.

Le « désordre » intellectuel que produit La République et ses territoires dans la manière de penser le développement économique local ne pouvait épargner l’ordre établi en matière d’action publique. Les deuxième et troisième chapitres pétillent de réflexions innovantes sur ce plan, tellement ce qui est en jeu (le découplage création de richesse-prospérité des habitants) déstabilise les acquis, les fondamentaux de l’art de l’aménagement du territoire.

L’histoire de l’aménagement du territoire est jalonnée de déchirements devant l’éternel dilemme entre efficacité économique et justice sociale. Tant de maux de tête chez les aménageurs à cause de ce dilemme ! Les termes de ce dernier sont bien connus. La concentration du capital et du travail dans les grandes aires urbaines est efficace économiquement car la productivité croît avec la taille des villes. Le revers de la médaille, c’est que cela ne va pas sans créer de l’injustice et de l’inégalité car, pendant que les métropolitains s’enrichissent, les habitants des petites et moyennes villes et les ruraux se trouvent privés de ressources. Sacrifier l’égalité sur l’autel de l’efficacité (favoriser ou, du moins, tolérer la métropolisation des forces productives) ou sacrifier l’efficacité sur l’autel de l’égalité (agir pour la dispersion du capital et du travail) : voici le choix qu’est censé faire l’aménageur. Il y a de quoi avoir la migraine. Mais bonne nouvelle : La République et ses territoires agit efficacement contre le mal de tête ! Le dilemme entre efficacité et équité appartient à un monde où production de richesse et prospérité vont de pair dans les villes/régions. Il se dissout de lui-même dans un monde où la circulation des richesses déparie production et prospérité. Aujourd’hui, on peut jouer la carte de l’efficacité économique en se montrant bienveillant avec la métropolisation des forces productives, et progresser en même temps sur le front de l’égalité des revenus entre villes/régions grâce à la mobilité des richesses. L’efficacité et l’égalité pour le même prix. Le beurre et l’argent du beurre. Le meilleur, c’est que ce n’est pas de la science-fiction : c’est déjà arrivé près de chez nous, en France.

Tout va pour le mieux dans le meilleur des mondes ? Certainement pas pour les habitants des villes/régions qui perdent. Car la « métamorphose du territoire » fabrique aussi des perdants. Pour de nombreuses villes/régions, dans le Nord et l’Est du pays notamment (Valenciennes, Lens, Calais, etc.), la circulation des richesses est bien invisible : on n’y voit pas la couleur de l’argent. Leur problème, c’est qu’elles sont mal armées pour affronter la concurrence dans la course aux porte-monnaie mobiles. Elles cumulent les désavantages comparatifs : un héritage industriel qui défigure le paysage, un cadre bâti dégradé par endroits, peu d’attractions environnementales, un climat peu clément. Leur manque de compétitivité sur le plan « résidentiel » les empêche d’avoir leur part du gâteau. Pour ces villes/régions, c’est la double peine : elles sont perdantes sur les deux tableaux, en économie productive (avec des appareils productifs en crise) et en économie résidentielle. Le devenir de ces territoires est un défi pour l’aménagement du territoire français.

Il y a un autre défi encore qui attend la collectivité. On l’aura compris, une ville/région peut aujourd’hui prospérer sans produire de la richesse elle-même mais en se nourrissant des richesses produites ailleurs et qui circulent. Mais faut-il encore qu’il y ait des richesses produites quelque part ! Voici le paradoxe du modèle de développement résidentiel : c’est un modèle qui marche mais à condition que tout le monde ne s’y mette pas en même temps. Ce modèle peut être gagnant pour certaines villes/régions seulement si d’autres font le « boulot », c’est-à-dire travaillent dur pour créer de la richesse au moyen d’un système productif local compétitif. Autrement, c’est-à-dire si toutes les villes/régions misaient sur la carte résidentielle, l’issue ressemblerait à un suicide collectif.

Ce risque existe car la « tentation résidentielle » (p. 93) guette les élus de nos villes/régions. Les succès du modèle de développement résidentiel commencent à être connus et aiguisent l’appétit des responsables locaux aux quatre coins du pays. La diffusion des idées daveziennes contribue ainsi à la réalisation de la prophétie : tout le monde veut se mettre au développement résidentiel ! D’autant plus que les entreprises sont en train de perdre le capital sympathie dont elles bénéficiaient aux yeux des élus locaux. Elles rapportent moins fiscalement, en raison des réformes successives de la taxe professionnelle, ce qui rend instantanément moins tolérables leurs nuisances (bruit, agitation, circulation, pollution), qui irritent les riverains. À cela s’ajoute le fait que les entreprises colonisent des surfaces qu’on pourrait allouer à d’autres usages (parcs, crèches, loisirs, etc.) réclamés par les habitants — et comme ce sont ces derniers qui votent…

La décentralisation a confié un pouvoir renforcé à des décideurs locaux qui ont plein de bonnes raisons de miser sur le résidentiel et de cultiver un nimbysme1 anti-entreprise. Et on ne saurait leur reprocher ce choix : le mandat d’un élu local est d’accroître le bien-être de ses électeurs, et si cela passe par plus de résidentiel et moins d’entreprises c’est son devoir que de s’y appliquer. Nous voici donc devant une situation digne de la théorie des jeux : chacun fait ce qui est le mieux pour les intérêts locaux qu’il défend, et on finit tous ensemble dans le mur ! Aux politiques de faire en sorte que cela ne se produise pas, et cela devrait passer par la préservation de ce qu’est et doit rester la République et ses territoires : un complexe formé de villes/régions fortement intégrées et interdépendantes et non un amas de villes/régions qui se prennent pour des « petites nations », comme le disent Daniel Béhar et Philippe Estèbe (2006), et dont l’autonomie est purement chimérique.

Laurent Davezies, La République et ses territoires. La circulation invisible des richesses, Paris, Seuil, 2008.

Bibliographie

Daniel Béhar et Philippe Estèbe, « Développement économique : la fausse évidence régionale. Analyse des schémas régionaux de développement économique » in Annales de la recherche urbaine, n°101, 2006, pp. 41-49.

Raymond Boudon, Essais sur la théorie générale de la rationalité, Paris, Puf, 2007.

Pierre Veltz, Mondialisation, villes et territoires, Paris, Puf, [1996] 2005.

Note

1 De nimby, soit not in my backyard « pas dans mon arrière-cours ».

 

Résumé

Vilfredo Pareto disait que « l’histoire des sciences est le cimetière des idées fausses en lesquelles l’humanité a cru sur la foi des hommes de science » (Boudon, 2007, p. 93). Ce cimetière accueille aujourd’hui un nouveau défunt, une idée qui a vécu, une idée qui était juste il y a un demi-siècle mais qui […]

Emre Korsu

Emre Korsu est maître de conférences à l’Université Paris-Est Marne-la-Vallée. Il conduit des recherches sur les mobilités urbaines au Laboratoire ville mobilité transports (Lvmt).

Pour faire référence à cet article (ISO 690)

Emre Korsu, « La richesse des villes, ce n’est pas la même histoire que la richesse des nations. », EspacesTemps.net [En ligne], Livres, 2009 | Mis en ligne le 4 septembre 2009, consulté le 04.09.2009. URL : https://www.espacestemps.net/articles/la-richesse-des-villes/ ;