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Résumé | Bibliographie | Notes

Sérendipité.

La justice spatiale prend place.

Illustration : The Wandering Angel, « Convergence », 31.05.2007, Flickr (licence Creative Commons).

Nous avons publié en octobre 2018 Théorie de la justice spatiale [1], un livre qui, à partir de plusieurs enquêtes empiriques, propose une conceptualisation de l’intersection entre justice et espace. Cette publication est intervenue peu de temps avant le déclenchement du mouvement des Gilets jaunes en France. Cela a entraîné un intérêt sans doute bien plus marqué de la scène publique pour notre livre. En plus des dizaines de médias, parmi lesquels les principaux organes de la presse francophone, qui ont recensé l’ouvrage ou qui nous ont interrogés à son sujet, de nombreux autres acteurs – universités, institutions politiques, groupes de citoyens, grandes entreprises, organisations d’interface entre les mondes de la connaissance et de l’action – nous ont invités à intervenir pour expliquer notre démarche. Au-delà des lecteurs du livre, nous avons, d’une manière ou d’une autre, accédé à un nombre bien plus important de personnes que celles qu’on rencontre couramment dans le monde de la recherche.

Les thèses du livre Théorie de la Justice spatiale.

Dans le livre Théorie de la Justice spatiale, nous avons cherché à explorer la dimension spatiale de la justice. Nous proposons plusieurs thèses qui croisent les deux termes « justice » et « espace » en s’appuyant sur des études empiriques réalisées en France, en Suisse et au Portugal, notamment des enquêtes qualitatives auprès de simples citoyens européens, sans fonction élective et sans engagement politique explicite.

  1. Les citoyens sont capables de formuler des questions de justice et d’articuler un discours proprement politique intégrant, mais dépassant leur condition personnelle, toujours dans la relation avec autrui et dans l’évocation d’un monde social englobant de taille variable.
  2. L’espace apparaît le plus souvent spontanément dans leurs analyses des enjeux contemporains de la justice, au sens où les rapports de distance — proximité où éloignement —, à différentes échelles, y occupaient une place centrale. De même, interpellées sur les niveaux pertinents d’action publique pour répondre à telle ou telle exigence de justice, les personnes interrogées dessinent une architecture des pouvoirs qui couvrent peu ou prou tous les échelons de gouvernance imaginables, du quartier ou du village au Monde.
  3. Dans ces discours émerge aussi une nouvelle compatibilité entre les valeurs d’égalité et de liberté, idées qui ont été historiquement présentées comme incompatibles. Cette complémentarité se traduit entre autres par l’horizon d’un espace habité habilitant, c’est-à-dire équipé de biens premiers au service d’individus acteurs de leur propre projet de vie réussie.
  4. Ces deux valeurs sont réunies par la question de savoir jusqu’à quel point les conséquences d’un arbitrage spatial, plus ou moins contraint, relèvent d’une question de justice — le reste de la société devant accompagner ce choix en le rendant possible — ou d’un simple choix personnel, libre et responsable.
  5. Ce livre explore aussi les contours de la justice et identifie une approche plus générale de ce qui est bien ou de ce qui doit être fait (et qu’on peut appeler justesse, en anglais righteousness), qui englobe des mondes en tension avec la justice. Les notions de care entre les personnes aux degrés de vulnérabilité asymétriques et de communauté, fondée sur l’idée de pureté, sur la loyauté au groupe et sur la hiérarchie entre le leader du groupe et les membres ordinaires sont les deux piliers de la justesse.
  6. Enfin, la dimension géographique de la justice que nous avons développée à partir de ces enquêtes démontre les limites d’une vision strictement redistributive des biens privés, entre personnes ou entre territoires. Partager un espace, c’est aussi s’y concentrer, s’y rencontrer, le préserver, le développer, ce qu’une division monétariste prétendant le plus souvent à une « égalité des territoires » ne permet pas de prendre en compte.
  7. L’espace introduit plus aisément la possibilité d’un jeu à somme positive et ouvre ainsi sur d’autres figures du juste : le développement, les capacités des humains et des lieux, la coproduction de biens publics comme l’urbanité et la mobilité (mais aussi l’éducation et la santé).
  8. Ces apports sont aussi une contribution à la théorie de la justice tout court. Retenons la mise en cause du concept de « voile d’ignorance » en tant que filtre déontologique, centrale à la théorie de l’équité de John Rawls. Les enquêtes portant sur la justice spatiale ont démontré que la séparation entre expérience située et jugement de justice n’est ni utile ni nécessaire pour que les citoyens émettent des énoncés politiques. Cette observation ouvre la voie à une autre manière de relier vie sociale et valeurs de justice, ce qui représente une avancée majeure par rapport aux dichotomies qui se sont imposées au long du 21e siècle entre théories particularistes et universalistes, entre approches substantialistes et procédurales permettant de dire le juste.

La scène publique valide notre hypothèse : la justice spatiale est bien un enjeu majeur.

Le petit événement qui a résulté de la coïncidence de la sortie du livre et du mouvement des Gilets jaunes n’est pas dépourvu de signification : que des acteurs aussi nombreux et aussi divers de la scène publique aient fait le lien entre un énoncé théorique à visée universelle et un événement singulier a montré que la notion de « justice spatiale », récente et peu connue, pouvait aisément embrayer sur l’actualité. Cela signifie, d’une part, que la dimension spatiale de la vie sociale est désormais perçue en France comme une composante non réductible aux autres, plus classiques, comme l’économique et la politique, et, d’autre part, que la demande de concepts pour penser cette dimension n’est plus restreinte au monde universitaire mais s’active dès qu’un événement peut être rattaché à cette thématique. Cette connexion de l’empirique et du théorique nous a confortés dans l’idée que les approches géographiques du social ne doivent pas être vues seulement comme des indicateurs d’autres causalités censées être plus directement explicatives ou comme des effets secondaires de modèles généraux, mais comme une transversale profonde, épaisse et cognitivement efficace des mondes sociaux.

Ce moment communicationnel constitue une sorte d’« expérience cruciale », au sens d’une validation empirique d’une hypothèse. Ici, il s’agit de la double hypothèse que le passage par l’espace apporte des outils incontestables pour penser les sociétés contemporaines et que ce dont les habitants ordinaires savent très bien s’emparer dans leur choix de vie, ils peuvent aussi le maîtriser et le mettre en œuvre en tant que citoyens.

En jeu : la proportionnalité entre liberté et responsabilité.

Le mouvement des Gilets jaunes a commencé par une protestation portant sur la mobilité. Elle pouvait sembler uniquement économique (liée à la taxation des carburants : taxe carbone et convergence diésel/essence), mais il est apparu rapidement qu’un lien était fait par les intéressés avec d’autres mesures récentes – comme un renforcement des contrôles techniques des véhicules et surtout la limitation à 80 km/h de la vitesse autorisée sur une partie du réseau routier. De fait, les deux tiers des radars permettant de vérifier les vitesses sur les routes françaises ont été détruits avant et pendant le mouvement des Gilets jaunes.

Sur le volet financier, la critique de toute fiscalité incitative [2] comme étant « punitive » mérite attention. Elle vise à interdire au gouvernement et au Parlement d’utiliser le levier fiscal pour influencer les modèles de mobilité, en l’occurrence au détriment de la voiture et au profit des transports publics. On a également constaté la demande que toute fiscalité écologique devait « revenir » aux contribuables par une redistribution portant elle aussi sur l’environnement naturel. Dans le principe, cette demande, qui a été soutenue par la plupart des partis d’opposition, pose un double problème.

D’une part, si un prélèvement est exactement annulé par une subvention de même valeur aux mêmes personnes, on ne voit pas très bien comment son effet incitatif pourrait jouer. C’est différent de ce que le gouvernement proposait : un « accompagnement » des personnes à bas revenus, de manière à ce que ces taxes n’aient pas pour conséquence d’augmenter de manière excessive le taux d’effort demandé aux contribuables modestes.

D’autre part, c’est le principe même de l’impôt, qui consiste à séparer par une cloison étanche les dépenses des recettes, qui est ici contesté. La route est considérée comme un bien commun des automobilistes, qui seraient d’accord pour payer quelques charges de propriété mais non pour être traités comme des « vaches à lait » dont les contributions seraient injustement utilisées à d’autres fins.

Cette posture, qu’on peut considérer comme libertarienne [3], présentant le monde de la route comme un dispositif permettant l’exercice de la liberté individuelle des automobilistes, une liberté que l’État viendrait indûment attaquer, n’est pas nouvelle. On peut même dire que la société automobile s’est construite sur l’idée que, comme liberté fondamentale et comme droit universel, la circulation automobile devait être assurée en priorité par le gouvernement. Dans cet esprit, le financement des infrastructures de circulation (construction et entretien des routes) et des externalités systémiques qu’elle engendre (captation de l’espace public par la seule circulation automobile, encouragement à l’étalement urbain, artificialisation des sols par la voirie, violences routières massives, pollutions dangereuses pour la santé, émission de gaz à effet de serre par la société dans son ensemble) devaient être prises en charge par la collectivité.

Dans le cas des Gilets jaunes, le parti-pris libertarien se double d’une revendication de non-responsabilité, qui semble entrer en collision avec la demande d’autonomie qui caractérise cette vision politique. La dépendance à l’automobile a en effet été présentée comme une contrainte sur laquelle les individus n’avaient pas prise, faute de choix en matière de mobilité. Or l’absence d’alternative à l’automobile individuelle est plutôt la conséquence… d’un choix, celui du modèle d’habiter. La possibilité d’opter pour une localisation périurbaine, le statut de propriétaire, la maison individuelle et la mobilité privée plutôt que d’être locataire d’un appartement au centre ou en banlieue et d’utiliser les transports publics résulte d’une relative neutralité économique de ce choix [4]. En effet, le surcoût de la mobilité automobile est plus que compensé par l’économie de foncier obtenu par l’écart au centre. Ce surplus est utilisé pour augmenter la surface du logement et pour devenir propriétaire. Nous avions constaté dans notre enquête que, pour beaucoup de Français, le droit au logement est synonyme d’un droit à la propriété de son logement. Dans cette série complexe d’arbitrages, les contraintes sont bien présentes, notamment par des incitations publiques (à la propriété du logement ou à l’usage de moteurs diesel, par exemple), et les choix peuvent se révéler douloureux et risqués, mais ce qui caractérise le grand « groupe moyen » dont la plupart des Gilets jaunes sont membres, c’est la possibilité d’arbitrer.

La question de la responsabilité se pose donc d’une manière précise. Nous avions posé dans notre livre l’idée que liberté et responsabilité sont en fait deux angles d’approche pour se représenter la même chose. Le mouvement des Gilets jaunes nous invite à gagner en précision : il y a proportionnalité entre liberté et responsabilité. Peut-on, au nom d’une non-responsabilité générale des démunis ou des dominés, refuser la part d’engagement que porte notre part de liberté ? À cette question, les Français interrogés pour notre enquête ont plutôt répondu non en condamnant la triche, la corruption, l’abus de biens sociaux – le non-respect de la règle en général – même s’ils sont le fait de personnes modestes (par exemples ceux qui profitent indûment de l’assurance-chômage ou de l’assurance-maladie). Autrement dit, être en situation de faiblesse ne justifie pas d’accommodements avec le principe d’égalité devant la loi et ne dispense pas de sa part d’effort. Il y a là une rupture avec l’idée, probablement plus marquée en pays de tradition catholique, de l’exceptionnalité morale des pauvres et un lent mouvement de la société française vers des visions davantage centrées sur une éthique associant liberté-responsabilité et égalité-solidarité.

On trouve là un autre usage de l’espace : celui qui passe par des métaphores très dichotomiques et se traduit par une frontière franche entre les dotés-responsables et les démunis-irresponsables. Les « métropoles » disent les « super-riches » et les « territoires abandonnés » évoquent ceux qui ne peuvent plus « finir le mois ».

Les Gilets jaunes ont réclamé une liberté exemptée de responsabilité. Il se sont présentés comme totalement démunis face à des environnements politico-économiques écrasants et c’est sans doute cela qui, à leurs yeux, justifie qu’ils n’entrent pas dans une conversation ouverte avec la scène publique préexistante car cela impliquerait une commensuration de leurs demandes avec d’autres demandes tout aussi légitimes.

Au-delà de la redistribution : capacités et biens publics.

Une des thèses de notre livre est qu’il n’est plus possible d’aborder les questions de justice par le seul prisme de la redistribution publique de biens privés et même, en général, de la redistribution. L’une des découvertes de nos enquêtes a en effet été de discerner l’émergence de nouveaux enjeux de justice qui associent la mise à disposition de biens publics [5], accessibles à tous, aux conditions de cette production : des services publics fournis par la société et des capacités [6] pour permettre aux acteurs individuels de consommer ces biens en même temps qu’ils les coproduisent, ce qui enrichit la notion d’« accès » ou de « mise à disposition ». Dans ce contexte, l’égalité et la liberté cessent de se penser en tension, mais la première est vue comme une condition du déploiement de la seconde. Cette approche fait vieillir le traditionnel rapport gauche/droite, fondé sur une incompatibilité indépassable entre liberté et égalité ; ce dépassement ouvre la voie à un progressisme renouvelé.

Capacités et biens publics ont pourtant été largement absents des revendications des Gilets jaunes. L’écart de leurs positions avec celles de nos interlocuteurs de l’enquête française a été net. Si l’on part de la triade constituant le socle des « biens premiers [7] » qui est posé comme une condition de l’égalité, telle que l’enquête l’a identifiée (accès égal à une éducation de qualité, respect de la règle, lutte contre la pauvreté), on constate que les deux derniers sont plus ou moins présents, mais le premier, très peu. Or cet angle mort se trouve justement à l’origine du mouvement : le sentiment d’être des « perdants ». Perdants de quel jeu ? Celui, peut-être, où c’est l’alliance du capital culturel et du capital économique qui « gagne ». En effet, on peut noter, parmi les Gilets jaunes, le point commun de la dominance du capital économique sur le capital culturel et ce, quel que soit le niveau général de ce capital. Cette ressemblance permet au mouvement de faire cohabiter en son sein des individus appartenant à des tranches de revenus très variables mais convergeant pour dénoncer leurs insatisfactions en matière de pouvoir d’achat et de fiscalité.

Le décalage entre les discours des Gilets jaunes et les centres de gravité de nos enquêtes s’explique sans doute par les caractéristiques de ce mouvement, qu’on peut qualifier de populiste radical, qui, en termes relatifs, fait du Rassemblement national ou de La France insoumise qui l’ont soutenu des partis classiques. La géographie des Gilets jaunes ressemble cependant beaucoup à celle du Front/Rassemblement national et, peut-être plus encore, à celle de l’électorat de Donald Trump. Il s’agit comme dans ces autres cas d’un agrégat autour de deux grands axes : celui de la précarité perçue, c’est-à-dire d’une angoisse portant sur l’avenir proche, et d’une localisation en marge des villes, les deux axes ne se confondant pas. Ces électorats, et les Gilets jaunes plus encore, se caractérisent par une défiance majeure vis-à-vis de toutes les institutions vues comme un « système » cohérent dont ils seraient les victimes, d’où de fréquentes dérives complotistes. Dans ce contexte, il n’est pas étonnant que ce mouvement se montre particulièrement réticent à « entrer dans le jeu », par des propositions politiques réalisables et par une implication claire de leurs militants sur la scène publique.

Malgré ces différences entre les Gilets jaunes et l’échantillon de notre enquête, les caractéristiques non économiques et fortement spatiales du découpage sociologique du groupe des militants et des sympathisants du mouvement confirment ce que nous avions analysé dans la géographie électorale des mouvements tribunitiens. Il faut bien comprendre que nous n’avons pas affaire à un groupe social classique (comme les ouvriers, les employés ou les agriculteurs) dont la cohérence se rencontrerait dans une contribution spécifique au système productif, mais à un groupe politique dont on peut, a posteriori, analyser la composition sociale. Cette composition inclut une dimension géographique marquée par des modes d’habiter dans lesquels l’espace public et l’exposition à l’altérité occupent une faible place.

Dans l’ensemble, si les Gilets jaunes et, plus généralement, des mouvements tribunitiens refusent d’entrer dans la dialectique des biens publics et des capacités, c’est parce que, à leurs yeux, le capital économique écrase tous les autres capitaux sociaux. Or l’éducation, la santé, l’urbanité, la mobilité ou la nature requièrent, comme biens publics, une contribution conjointe de la société dans son ensemble et des bénéficiaires de ces biens. S’ils veulent augmenter leur capital social, leurs consommateurs doivent donc aussi contribuer à sa production. Ce type de processus a été jusqu’à présent peu étudié par les sciences sociales.

Une des lectures des divisions profondes de la société contemporaine est que, pour certains, la mise en mouvement de soi est partie prenante d’une vie réussie tandis que, pour d’autres, il est à la fois plus agréable et plus légitime de viser, à l’échelle biographique, une stabilité maximale des paramètres principaux de son existence. Dans un cas, l’immersion dans le monde constitue un effort qui finalement renforce l’identité et contribue dans le mouvement même à la vivacité du conatus [8] ; dans l’autre, l’adaptabilité et la flexibilité, qui sont subies, aboutissent à la négation même de la continuité du moi. Cette opposition se trouve fortement informée par des caractéristiques spatiales : l’urbanité, l’exposition à l’altérité, l’espace public, la sérendipité, la maîtrise d’échelles et de métriques multiples ne sont pas seulement des expressions d’autre chose. Ce sont des enjeux majeurs de la dynamique sociale d’ensemble autant que de celle des individus.

La justice comme construction politique.

Les dialogues que la mise en situation de notre livre a rendus possibles ont validé notre approche descriptive (plutôt que normative) et procédurale (plutôt que substantielle) : c’est aux citoyens et non à des philosophes moraux ou à des politiciens de dire le juste. Dire cela n’a rien ni de l’évidence, ni de la démagogie, car la citoyenneté est une construction et un effort permanents.

Parmi les rencontres que ce livre a permises, l’une d’elles, celle qui a eu lieu dans le cadre de l’École urbaine de Lyon en janvier 2019 [9] nous a donné l’occasion de mettre en œuvre un dispositif de simulation un peu particulier. Nous avons organisé un débat « théâtral » entre des personnages, joués par des chercheurs, qui représentaient quatre approches de la justice spatiale. Deux d’entre eux correspondaient à des Gilets jaunes, un petit entrepreneur périurbain et une chômeuse infra-urbaine, les deux autres se situant dans des positions sociales assez éloignées des deux premiers : un cadre du secteur de la communication et une travailleuse précaire du monde de la culture. Nous voulions répondre à une question : les conditions sont-elles réunies pour que les Gilets jaunes changent de posture, ne se contentent pas de revendications protestataires et deviennent des citoyens ouverts aux attentes d’autres citoyens et capables de dialoguer efficacement avec eux. Nous avions puisé dans le corpus nourri des prises de positions des Gilets jaunes dans les médias et nous en avions attribué un certain nombre à nos deux premiers personnages tout en laissant une part à l’improvisation. Malgré l’empathie que cette expérience a rendue possible, le résultat a été négatif. Avec le matériau dont nous disposions, il s’est révélé impossible de parvenir à une hybridation entre les énoncés des uns et des autres. Ce petit événement illustre un corollaire de la méthode procédurale : la totale ouverture des possibles dans la définition de ce qui est juste suppose, en contrepartie, que chaque acteur se montre disponible à une construction collective qui risque inévitablement de s’éloigner de ses propres orientations initiales. Faute de quoi le blocage peut se révéler aussi radical que dans le cas d’une opposition frontale entre un pouvoir autoritaire et des citoyens ignorés.

Nous restons convaincus que la notion de « voile d’ignorance » défendue par Rawls n’est pas utile car il n’est pas nécessaire de demander aux participants d’un débat politique de renoncer à ce qu’ils sont et à ce qu’ils pensent par ailleurs. Tout au contraire, leur identité sociale peut constituer une ressource précieuse. En revanche, il n’y a pas de construction citoyenne de la justice sans que les citoyens n’acceptent d’aller au-delà de la simple « doléance » et n’assument un rôle politique plein. C’est, inversement, une démocratie directe brutalement délibérative, fondée sur le refus de toute la composante médiatrice du politique, qui, avec le référendum d’initiative citoyenne (ric), a été avancée par les Gilets jaunes, plutôt qu’une démocratie interactive complétant la démocratie représentative par une dialogique citoyenne permanente [10] – qui nous était apparue, grâce à de nombreuses expériences concluantes dans le domaine de l’urbanisme, la plus prometteuse.

Science citoyenne.

Au-delà de la présentation de nos propositions scientifiques, quel positionnement avons-nous adopté ? Nous souhaitions faire vivre une approche reconstructive (au sens de Jean-Marc Ferry [11]), c’est-à-dire qui cherche, plutôt qu’à argumenter avec les citoyens-habitants comme s’ils étaient des participants d’un séminaire de recherche, à penser ensemble leurs idées, qu’elles soient convergentes ou divergentes entre elles. Nous essayions de prendre au sérieux tous les régimes de vérité et de mettre en scène les débats plutôt que de nous y engager directement. C’est ce que nous appelons, dans l’esprit du manifeste du rhizome Chôros [12], une science citoyenne. Cette fois, nous nous sommes souvent trouvés pris dans un dilemme : devions-nous laisser sans réaction des énonciations, de la part de militants ou de journalistes, qui nous apparaissaient comme notoirement fausses, parfois parce que factuellement fantaisistes, ou parce que fondées sur des approximations contestables ou des problématisations bancales ? Il y a bien un problème spécifique à propos des connaissances spatiales, dont le « niveau de base » dans le débat public français est particulièrement faible. Lorsque nos interlocuteurs confondaient manifestement la proche banlieue et le périurbain, le périurbain métropolitain et les campagnes les plus éloignées des grandes villes, les campagnes d’aujourd’hui et les sociétés rurales du début du 20e siècle, nous étions parfois contraints de « faire le prof », pour essayer d’obtenir que tous, autour de la table, désignent les mêmes choses par les mêmes mots. Face à un mouvement surtout animé par des porte-parole résidant dans des gradients d’urbanité péri-, hypo- ou infra-urbains, qui disaient représenter toutes les personnes en difficulté financière, il était utile de rappeler la très forte présence des centres et des banlieues des grandes villes dans la géographie de la pauvreté. C’était d’autant plus nécessaire que la participation d’habitants des quartiers populaires des villes aux cortèges des Gilets jaunes se révélait très faible.

Il n’était donc pas facile d’avoir une approche simultanément argumentative et reconstructive. Lorsque nous nous sommes trouvés à débattre avec des Gilets jaunes (comme sur la chaîne de radio Europe 1, le 28 décembre 2018), nous avons pu être confrontés à des situations-limites, quand, par exemple, l’un d’eux justifiait la pertinence des explications par le complot en dénonçant les maires qui, en faisant payer le stationnement dans les centres-villes, visaient sciemment, selon lui, à ruiner leur attractivité. La logique argumentative fait sans doute aussi partie, en pareil cas, de ce que, à juste raison, la société attend des chercheurs : l’aider à éviter que tout se vaille et qu’il n’y ait aucune limite à la « post-vérité ».

Cependant, l’approche reconstructive reste bien présente lorsqu’il s’agit de prendre en compte les paysages inédits qu’apporte la prise de parole d’intervenants peu connus car rarement volontaires pour participer à des enquêtes qualitatives. On peut en ce sens aborder un mouvement politique tel que celui des Gilets jaunes comme un « lancement d’alerte » au même titre que d’autres. De l’histoire du dernier siècle, il convient de se souvenir que ceux qui ont dénoncé le totalitarisme stalinien étaient pour une part des militants d’extrême-droite aux idées dangereuses, ou que le processus de conscience écologique a été lancé pour une part par des tenants de visions obscurantistes du monde. Il faut prendre les mêmes précautions avec les Gilets jaunes et ne pas se contraindre à adopter leur vision émotionnelle, manichéenne et paranoïaque [13] du monde, mais leur reconnaître d’avoir rendu visible une partie de la société politique qui a, tout autant que les autres, le droit de participer aux débats sur la justice.

Avec leur vocabulaire à dominante psychologique et leur refus des organisations, ils nous ont aussi indiqué de manière hyperréaliste comment, pour eux, mais pas seulement, la vie politique doit s’ajuster à la société des individus. Celle-ci se caractérise, dans l’esprit des travaux de Norbert Elias [14], simultanément par davantage de sociétalité et davantage d’individualité. Cela signifie que, s’il veut avoir quelque chance de convaincre, tout projet politique doit spécifier son objectif d’égalité comme le droit effectif pour tous de pouvoir librement s’inventer soi-même. Une telle orientation a notamment pour conséquence que le politique doit cesser de vouloir être transcendant pour devenir transcendantal : il ne peut pas viser le bonheur de chacun mais peut créer les conditions pour que chacun, à sa façon, le fabrique.

Résumé

L’ouvrage Théorie de la justice spatiale (2018) est paru peu avant le déclenchement du mouvement des Gilets jaunes. L’importance des liens entre espace et justice présents dans le débat public qui s’est en suivi prouve que la dimension spatiale de la vie sociale est désormais perçue en France comme une composante non réductible aux autres, plus classiques, comme l’économique et la politique. Les concepts utiles pour penser cette dimension, proposés par le livre, répondent à une demande qui n’est plus restreinte au monde universitaire mais qui s’active dès qu’un événement peut être rattaché à cette thématique.

Bibliographie

Notes

[1] Lévy, Jacques, Jean-Nicolas Fauchille et Ana Póvoas. 2018. Théorie de la justice spatiale. Géographies du juste et de l’injuste. Paris : Odile Jacob. Ce livre s’appuie sur trois enquêtes empiriques, une en France, une au Portugal et une en Suisse, ainsi qu’une analyse cartographique portant sur la France et publiée dans Lévy, Jacques (dir.). 2017. Atlas politique de la France. Paris : Autrement.

[2] Une fiscalité incitative consiste à utiliser le prélèvement de l’impôt pour encourager des pratiques jugées favorables au modèle de développement adopté par la société.

[3] Récusant le concept de société, les libertariens considèrent que, pour viser la justice, il faut donner le primat à la liberté au détriment de l’égalité et, en conséquence, de la solidarité. Pour eux, l’État doit se limiter à assurer la sécurité extérieure et la liberté de transaction.

[4] Les dépenses quotidiennes de transports sont environ trois fois plus élevées dans une situation périurbaine qu’au centre d’une grande ville. Cet écart porte sur un budget deux fois moindre que celui du logement, dans lequel le prix du foncier pèse lourdement, au point que le rapport des prix au m2 entre le centre et le périurbain est couramment de quatre ou de cinq, de dix en Île-de-France. Le prix du sol pèse aussi, indirectement, sur les dépenses de consommation, ce qui accroît encore l’avantage financier des localisations résidentielles périurbaines.

[5] Un bien public est un bien accessible à tous ses consommateurs potentiels sans que cette universalité diminue son utilité. En pratique, les biens publics, tels que l’éducation, la santé ou la culture, sont coproduits par la société et ses consommateurs directs.

[6] Le terme de capacité reprend en français celui de capability proposé par Amartya Sen (L’idée de justice, Flammarion, 2010).

[7] La notion de bien premier a été proposée par John Rawls (Théorie de la justice, Seuil, 1987). Il s’agit des biens dont, avant toute éventuelle différenciation, tout individu doit pouvoir disposer pour rendre possible sa propre autonomie et la cohésion de la société.

[8] Le conatus est une notion développée par Baruch/Benedict Spinoza et qui signifie la propension à persévérer dans son être.

[9] L’atelier était animé par Jean-Nicolas Fauchille, Shin Koseki, Jacques Lévy et Ana Póvoas. L’enregistrement audio de l’atelier est disponible ici.

[10] Voir, à ce sujet, le texte de Jacques Lévy – Démocratie interactive : pour un grand débat (Fondation Jean Jaurès, 2019).

[11] Dans son livre Les puissances de l’expérience (Cerf, 1991 – 2 volumes).

[12] Manifeste que l’on peut trouver ici.

[13] Cette approche se retrouve dans la description critique de l’ambiance qui règne dans les universités américaines proposée par Greg Lukianoff et Jonathan Haidt dans The Coddling of the American Mind (Penguin Books, 2018), et qu’ils caractérisent par trois traits : le refus d’être exposé à l’altérité, la croyance illimitée dans ses propres sentiments, la conviction que la politique consiste en une guerre intercommunautaire sans fin. Les auteurs suggèrent de cesser de « dorlotter » (coddle) complaisamment les étudiants et de discuter avec eux sur le fond.

[14] Elias, Norbert. 1991. La société des individus. Traduit de l’allemand par Jeanne Etoré. Paris : Fayard.

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