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Résumé | Bibliographie | Notes

Sérendipité.

Des acteurs en quête de marché.

Le projet de renouvellement urbain autour de la gare de Saint-Étienne Châteaucreux.

Parvis de la Gare. Source : Aurélie Delage, 2011.

Vous souhaitez investir, vous souhaitez entreprendre. Nous souhaitons vous accueillir. [1] Cette interpellation de Saint-Étienne, tirée d’une plaquette promotionnelle de la ville à destination des professionnels de l’immobilier, pose d’emblée l’enjeu crucial auquel les villes sont confrontées dans le cadre de la métropolisation : l’impératif d’attractivité face à une sélectivité spatiale accrue dans les choix de localisation des hommes et des activités. Venant d’une de ces « villes perdantes » (Rousseau 2008) de la mondialisation, cette phrase souligne avec force le désir d’une collectivité de faciliter l’investissement privé sur un territoire réputé peu attractif. Quand bien même cette citation relève d’un discours de marketing territorial, elle suggère que le pouvoir de décision n’appartiendrait plus aux collectivités locales, mais aux acteurs du marché immobilier libres de leur choix de localisation, tandis que les premières semblent elles-mêmes se ranger au rang de prestataire de services. Dès lors, les collectivités locales proposeraient, et les promoteurs ou les investisseurs, en position de force car détenant les capitaux, disposeraient. Tout porte alors à croire que les acteurs du marché, immobilier en l’occurrence, occupent une place prépondérante dans la fabrique de la ville.

À travers l’analyse du projet de renouvellement urbain — dont la finalité est le retour dans le marché d’un espace urbain (Bonneville 2004, Pinson 2009) — autour de la gare TGV de Saint-Étienne Châteaucreux, nous proposons d’étudier la relation entre acteurs publics et acteurs privés afin de comprendre comment ils produisent la ville dans un contexte urbain contraint. Dans de nombreuses villes françaises et européennes [2], les quartiers de gare sont actuellement le support récurrent de projets urbains les transformant en quartiers sinon d’affaires du moins tertiaires : voués à attirer des entreprises, ils constituent à ce titre un observatoire privilégié de la mise en relation entre acteurs publics et privés [3]. Il s’agit alors de comprendre comment ces acteurs font la ville dans un territoire dont l’attractivité est faible. C’est le territoire dans son ensemble qui est ici répulsif sur les plans économique (une ville post-industrielle), symbolique (une ville « noire ») et résidentiel (une ville rétrécissante). Quant au quartier de gare, dégradé et déprécié dans la ville, son renouvellement pose des contraintes techniques et donc financières (démolir, dépolluer en tissu urbain constitué).

Dans ces conditions, comment engager le retour dans le marché d’un espace urbain [4] que les acteurs publics n’ont pas les moyens de traiter seuls, et qui n’attire a priori pas les acteurs privés ? Nous faisons l’hypothèse d’une part que ce retour dans le marché repose sur une minimisation du risque de la part d’acteurs privés mais aussi publics, tous deux mus par des impératifs prudentiels en raison de contextes budgétaires contraints. D’autre part, du fait même de la nature de l’espace urbain considéré, rendu singulier par la présence de la gare — ferment métropolitain par son rôle de connecteur spatial multiscalaire (Delage 2013) — et par ses caractéristiques urbaines, nous faisons l’hypothèse que la gare est la condition de possibilité de retour dans le marché de ces espaces.

Bien que nous inscrivant dans le questionnement de la relation entre acteurs publics et privés, notamment de la co-production public-privé de la ville (Verhage et Linossier 2009), nous proposons toutefois de décentrer le regard du thème de la gouvernance, largement traité dans la littérature scientifique (Le Galès 1995, Jessop 1998, Jouve 2003, Lefèvre 2009, par exemple), ou de la production des politiques urbaines, pour nous concentrer sur la fabrique concrète de la ville. Adoptant une approche par la matérialité de la ville (Boino 2009), cet article vise en effet à comprendre comment émergent des opérations dont aucun acteur ne pourrait assurer seul ni la conduite, ni le financement. Plus précisément, nous choisissons une entrée par le projet urbain, entendu à la fois comme processus et résultat visant à la valorisation foncière et immobilière de certains secteurs urbains (Pinson 2009). Pour cela, il nous semble pertinent de considérer trois moments clés du projet urbain [5] :

– la désignation d’un espace urbain à enjeux susceptible de retourner dans le marché, ce qui permet la mobilisation des acteurs locaux ;

– l’opérationnalisation de ce projet à travers le lancement de premiers programmes ;

– le basculement concret du programme au chantier grâce à la promotion immobilière.

Par l’attention portée à la dimension processuelle du projet urbain, nous cherchons à dégager les modalités de coordination des acteurs publics et privés [6] en fonction du moment considéré. Cela nous amène à déconstruire l’équivalence, souvent implicite, entre acteurs privés et acteurs de marché. En effet, dans le cas de Saint-Étienne Châteaucreux, les acteurs publics (en l’occurrence les collectivités locales) ne se cantonnent pas dans leur traditionnel rôle d’orientation de l’aménagement urbain et d’application du droit des sols : du fait de leurs modes d’intervention, ils deviennent, à certains moments du processus, des acteurs de marché. Le choix d’articuler notre propos autour de la distinction acteur public/acteur privé permet de nous concentrer sur les principes guidant l’action. Notre définition des « acteurs de marché » dépasse donc la seule prise en compte des acteurs privés soumis aux logiques de la finance globale : elle repose sur des critères non pas intrinsèques (et juridiques) mais relatifs aux situations sociales et aux modes d’action pragmatiques des acteurs. Une telle définition nécessite alors d’interroger quelles sont les stratégies des acteurs, et dans quelle mesure ces stratégies reposent sur des modes d’action empruntés à la sphère financière.

Pour mener cette analyse de l’action collective urbaine dans un espace spécifique — borné par un périmètre opérationnel de Zone d’Aménagement Concerté (ZAC) — nous nous plaçons à la croisée des sciences de l’espace (géographie urbaine et économique) et de l’action (urbanisme). Adoptant une démarche inductive, nous mobilisons des outils méthodologiques qualitatifs. Outre l’observation directe et les relevés de terrain, la passation d’une trentaine d’entretiens semi-directifs auprès des acteurs en charge du projet (techniciens des instances publiques, élus locaux, acteurs du ferroviaire, promoteurs immobiliers des cinq programmes en cours) alimente une vision compréhensive du projet urbain autour de la gare centrale de Saint-Étienne. Ces entretiens ont été complétés par la confrontation avec d’autres types de discours (littérature grise), notamment les études préalables au projet, ainsi que les plaquettes promotionnelles, dont le sceau marketing constitue un filtre puissant du discours, mais qui doit être pris pour tel et à part entière (Lussault 2003).

Reprenant les trois moments identifiés comme déterminants dans le projet urbain, l’argumentation se développe en trois temps, afin d’observer le jeu d’acteurs publics et privés à chaque étape, et d’apprécier dans quelle mesure des logiques de marché sont à l’œuvre. Le premier temps souligne le rôle décisif des acteurs publics pour amorcer le renouvellement urbain du quartier de gare. Le deuxième temps montre comment deux opérations immobilières d’envergure permettent de lancer concrètement cette dynamique de retour dans le marché. Le troisième temps est celui du passage à l’acte par l’arrivée de nouveaux acteurs privés, les promoteurs immobiliers, qui mettent en chantier des programmes signalant concrètement dans le paysage urbain le retour dans le marché d’un secteur jusque-là délaissé.

Enclencher le retour au marché d’un espace urbain délaissé.

Préalable indispensable à toute opération de renouvellement urbain, la valorisation symbolique d’un espace nécessite l’établissement d’un consensus sur les potentialités et les enjeux de l’espace en question. À Saint-Étienne, ville sans grande tradition urbanistique, ce sont les acteurs publics locaux qui énoncent le renouveau de la ville comme action prioritaire, et mettent en œuvre un certain nombre d’actions visant à signaler ces efforts. C’est dans ce cadre que s’intègre le renouveau du quartier de gare, tirant également parti d’un contexte favorable à l’intérêt pour ce type d’espace jusqu’ici peu objet de l’action publique.

Une collectivité locale au défi de son territoire.

La mauvaise image de Saint-Étienne dans les représentations collectives est ancienne ; elle se double d’une structure urbaine particulière qui entretient sa faible attractivité résidentielle.

Grandie dans l’ombre et la rivalité de Lyon, dynamique capitale de la seconde région la plus riche de France (Merley 1990), Saint-Étienne est une ville minière qui, s’étant spécialisée dans des secteurs lourdement frappés par la crise, est en reconversion économique depuis le dernier quart du 20e siècle. La ville est singulière dans le paysage urbain français et se rapproche davantage des trajectoires de villes champignons nées de la Révolution industrielle en Angleterre ou en Belgique, où le développement industriel a alimenté une croissance urbaine sans précédent. Cette histoire lègue un triple héritage à la ville de l’après-Seconde Guerre mondiale : un centre-ville durablement paupérisé, marqué par la faiblesse de son bâti patrimonial susceptible de provoquer le « retour en ville » des classes moyennes (Bidou-Zachariasen 2003), et une difficulté persistante des édiles à saisir l’enjeu de la question urbaine (Verney-Caron 1999). Suite à une longue tradition de gestion étatique des mines et des industries locales, Saint-Étienne a également développé une certaine habitude — teintée parfois d’attentisme — de recours à l’aide de l’État (Béal, Dormois et Pinson 2010).

Monopolisée par le traitement de la question industrielle jusqu’à la fin des années 1980, la municipalité de Saint-Étienne s’attèle, dans les années 1990, à se défaire de son image persistante de « ville noire » sinistrée depuis le départ des activités d’exploitation et de production lourde. L’arrivée aux affaires en 1994 d’un nouveau maire (adjoint à l’urbanisme sous la précédente mandature) [7] amorce une inflexion en faveur de l’amélioration du cadre de vie, inflexion rendue d’autant plus nécessaire par la publication des chiffres du recensement général de la population en 1999. La mise en évidence de la forte perte de population de la commune de Saint-Étienne (près d’un habitant sur quatre en une quarantaine d’années [8]) marque une véritable prise de conscience par les élus locaux de l’ampleur du problème démographique, et de l’urgence de ne plus agir uniquement en faveur de l’emploi. Le défi est de taille, car il s’agit d’impulser un changement d’image mais aussi de pratiques locales [9], d’où la refonte des services techniques et le recrutement de professionnels reconnus en urbanisme (Béal et Pinson 2009).

Pour incarner ce changement d’image de la ville, la municipalité lance une politique de grands travaux visant à doter Saint-Étienne d’équipements d’envergure métropolitaine et à améliorer le cadre de vie urbain afin de regagner en attractivité résidentielle. Consciente de l’importance des relais d’opinion que sont les médias professionnels, elle adopte une stratégie de name dropping architectural en faisant venir à Saint-Étienne les grands noms de l’architecture et de l’urbanisme dans le cadre d’un atelier Projet urbain et de concours d’architecture [10] :

À un moment donné, un Ricardo Bofill peut apporter quelque chose qui est plus que de l’urbanisme ou plus que de l’architecture. C’est une part d’image, une part d’attractivité que ces gens-là ont (entretien avec l’ancien maire de Saint-Étienne, 28.08.2012).

Si l’ancien maire veut rompre avec une période où « les Stéphanois acceptaient un peu n’importe quoi parce qu’ils se disaient “on n’a pas les moyens de se payer autre chose” » [11], son volontarisme politique s’inscrit pleinement dans la lignée du renouveau des stratégies territoriales des gouvernements locaux observé dans la plupart des villes européennes (Le Galès 2003). Plusieurs grands chantiers sont ainsi lancés en initiative propre de la municipalité, au premier rang desquels l’emblématique Cité du Design, inaugurée en 2009 [12]. Ces opérations monumentales ponctuelles sont complétées par les périmètres d’intervention de la Politique de la Ville, puis, à partir de 2007, par les secteurs opérationnels gérés par l’Établissement Public d’Aménagement de Saint-Étienne : rares sont désormais les espaces du territoire communal qui ne font pas l’objet d’une opération de renouvellement urbain (Carte n° 1).

Carte 1 : Saint-Étienne en renouvellement urbain : une mosaïque de périmètres d’intervention publique (source : Ville de Saint-Étienne — BEMO, 2011).

Si les résultats commencent peut-être à porter leurs fruits, du moins en termes d’aménagements urbains, il ne faudrait cependant pas surestimer les effets d’annonce du classement des « 50 villes où il fait bon vivre » : celui de 2012, établi par l’hebdomadaire L’Express, place Saint-Étienne en deuxième position des métropoles de plus de 300’000 habitants, derrière Rennes et devant Bordeaux. Or, dans les critères de classement (emploi, immobilier, sécurité, transports, famille, culture et météo), le coût de l’immobilier est le seul facteur à compter double. De fait, le marché immobilier stéphanois est l’un des plus bas de France dans les domaines aussi bien résidentiels que tertiaires, à la location comme à la vente [13]. De l’avis unanime des promoteurs rencontrés, le marché stéphanois est « très difficile […], un des plus durs de France » [14] sur lequel les professionnels ont du mal à se positionner, que ce soit dans le secteur du logement ou du bureau. En raison de ces valeurs foncières et immobilières très basses et d’un centre urbain encore peu attractif d’un point de vue résidentiel, le marché stéphanois s’avère trop étroit pour mener des programmes immobiliers d’une ampleur suffisante pour que des grands groupes de promotion amortissent leurs frais [15]. Par conséquent, les acteurs immobiliers nationaux se montrent généralement frileux pour investir dans la commune (quand ils ne l’ont pas bannie de leurs terrains de prospection foncière), lui préférant sa dynamique voisine lyonnaise, ou les riches communes de la Plaine de la Loire.

Cibler un secteur urbain potentiellement attractif.

L’ensemble des études et travaux des années 1980 et 1990 commandés par la ville permettent de dégager un consensus au sein des collectivités locales sur la nécessité de mener une opération de renouvellement urbain à Châteaucreux, plutôt à vocation tertiaire.

À la fin du 20e siècle, Châteaucreux présente les attributs classiques d’un quartier de gare, autrefois fleuron de modernité, puis progressivement délaissé : autour de la gare, le départ des activités industrielles ou d’entreposage a laissé de vastes friches, de nombreux espaces interstitiels vacants servent au stationnement sauvage des usagers du train, et l’habitat populaire des rues adjacentes est très dégradé. Contrairement à ce qui est observé dans les années 1990 à Lille, Rennes ou Le Mans, l’arrivée du TGV à Saint-Étienne dès 1981 [16], dans le prolongement de la première ligne à grande vitesse entre Paris et Lyon, n’entraîne pas de projet urbain autour de la gare. Certes, une première étude est lancée au sein de l’agence d’urbanisme de Saint-Étienne dès 1986, suivie d’une seconde menée par une filiale de l’entreprise de construction Bouygues à l’occasion de la désaffectation du SERNAM (Service National de Messagerie) jouxtant la gare, mais celles-ci restent sans suite en raison de la crise qui marque le début des années 1990. Elles posent néanmoins les jalons d’une vocation à dominante tertiaire pour impulser le renouveau de ce quartier. Les études effectuées dans les années suivantes pointent surtout l’importance des disponibilités foncières mutables sur le secteur.

C’est en fait un projet de transport qui marque le premier acte de la transformation de Châteaucreux : la décision de construire une seconde ligne de tramway reliant directement le centre-ville à la principale des quatre gares de la ville. Cela entraîne le réaménagement du parvis de la gare, ainsi que la construction d’un pôle d’échanges multimodal, regroupant une nodalité majeure des transports en commun urbains (qui desservaient peu la gare jusque-là), la gare routière (jusque-là dans le centre-ville), et mettant ainsi en interconnexion directe et rapide transports collectifs routiers et ferroviaires, alliée à une meilleure accessibilité en modes doux. Ce projet — dont la décision et le portage sont entièrement publics — constitue un instrument indéniable de valorisation de l’espace traversé : cette aménité apporte une plus-value urbaine à Châteaucreux, qui certes abritait jusque-là la gare centrale, mais était handicapé par une mauvaise connexion au reste de la ville en transports en commun. Ce faisant, la collectivité renforce l’attractivité locale d’un secteur, également revalorisé par des facteurs externes dans la mesure où l’on observe dans d’autres villes françaises et européennes un regain d’intérêt pour les quartiers de gare.

Effet d’aubaine et décision politique prudentielle.

La vocation tertiaire de Châteaucreux avait fait l’objet de réserves, pointant les incertitudes pesant sur le marché tertiaire stéphanois (étude BETURE 1995). Ces éléments sont cependant minorés par la prise de conscience d’un changement de contexte à la fin des années 1990 plus propice aux quartiers de gare jusque-là largement déconsidérés : le TGV, nouveau mode de transport rapprochant significativement de la capitale les villes concernées, est rapidement assimilé par les acteurs économiques comme un marqueur de modernité et par les acteurs politiques comme un vecteur de dynamisme territorial [17]. Ce retournement de valeur d’un certain type de transport ferroviaire, spatialement sélectif, est un premier élément de diminution du risque pris dans les opérations urbaines autour des gares.

À Saint-Étienne, les acteurs publics locaux manifestent la volonté de ne pas passer à côté de l’opportunité de ce qui apparaît alors comme un produit urbain « vendeur » [18]. Interrogés sur les raisons ayant poussé la collectivité à intervenir sur Châteaucreux, les techniciens de la Ville et de l’Agglomération portent des avis concordants pour justifier le bien-fondé du renouvellement de ce quartier. Surtout, les propos recueillis montrent assez clairement qu’il s’agissait autant de répondre à un besoin du territoire que de proposer une offre tertiaire nouvelle susceptible de positionner la ville dans le concert métropolitain :

De façon très évidente, et ça c’est ce qui se passe en Europe aujourd’hui, le tertiaire s’est accroché au site de gare. […] Jamais on ne s’est posé la question de dire on fait ça ailleurs. Jamais genre vraiment… c’était une évidence. (Cadre Saint-Étienne Métropole, 19.02.2010)

Le caractère évident de l’équation « quartier de gare = quartier d’affaires », pourtant non démontré (Klein 2000), est très présent dans les discours des techniciens rencontrés, et s’appuie sur la comparaison avec d’autres cas européens — pas forcément explicités, ce qui donne l’impression d’une idée reçue mais peu discutée. À ce titre, le projet de renouvellement urbain autour de la gare s’apparente à une opportunité à saisir, car « on ne va pas rencontrer un concours de circonstances comme ça de longtemps » [19]. Par conséquent, l’explication du choix du quartier de gare confine parfois à une attitude mimétique : « pour Saint-Étienne, ça paraît révolutionnaire, […] mais c’est un projet que toutes les villes de cette taille ont fait » [20]. Ainsi présenté, le projet de Châteaucreux relève d’un grand pragmatisme — pour ne pas dire opportunisme — et rencontre également un écho favorable auprès des élus :

Il y a une confiance de la part des élus pour avancer de l’argent sur un quartier de gare. Mais le risque n’est pas énorme : les quartiers de gare en Europe, c’est un truc d’avenir. […] Ce qui est important, c’est l’interconnexion entre les transports. Et puis c’est un point de contact rapide avec d’autres centres de décision : ça c’est bon pour un quartier d’affaires. (Cadre Saint-Étienne Métropole, 17.04.2008)

Ces propos dénotent (tout comme ils reconnaissent implicitement) non seulement le caractère hautement consensuel des projets de renouvellement urbain autour des gares centrales dans la plupart des villes, mais aussi la stratégie prudentielle qui anime les acteurs publics locaux. Agir sur un équipement public est en effet porteur d’efficacité électorale, car il est susceptible de toucher une grande partie des électeurs-usagers dans leurs pratiques quotidiennes comme exceptionnelles, professionnelles ou de loisirs. Cela s’inscrit également dans les référentiels de l’action collective urbaine actuelle, au premier rang desquels le développement urbain durable, et ses préconisations de ville dense autour des nœuds de transport pour éviter l’étalement urbain [21].

Ainsi, la désignation de Châteaucreux comme un secteur à enjeux par la collectivité locale repose à la fois sur le besoin local de reconquête urbaine, et sur la reproduction d’une recette urbanistique censée être éprouvée ailleurs. En ce sens, le gouvernement urbain active non seulement un mécanisme de retour dans le marché d’un secteur urbain délaissé, mais il le fait en plus à l’aide de moyens concordant avec les principes financiers d’aversion du risque, en raison de l’équation communément admise « quartier de gare = quartier d’affaires ».

Le conte de deux programmes : des acteurs publics et privés aux intérêts intriqués.

En l’absence de tout cadre urbanistique, sans même attendre les propositions de plan-masse pourtant commandé à l’atelier d’architectes-urbanistes-paysagistes [22], la municipalité saisit de façon opportuniste la menace de départ d’une grande entreprise locale d’envergure mondiale, concomitante de mutations foncières sur le secteur de la gare, pour asseoir le renouveau du quartier amorcé par l’arrivée du tramway. Il en résulte deux programmes d’envergure, le nouveau siège social de Casino et la Cité Administrative, où l’implication des acteurs publics et privés brouille, de façon différente dans les deux cas, les catégories préétablies (public versus privé) et les logiques d’action (logique politique versus logique de marché).

Acte 1 : une firme multinationale « contre, tout contre » la ville.

Le premier programme interroge dans quelle mesure une entreprise insérée dans les circuits de la finance mondiale peut infléchir — voire servir — la fabrique de la ville.

Au tournant des années 2000, le groupe Casino, fleuron stéphanois de la grande distribution devenu firme multinationale cotée en Bourse [23], fait part de son intention de regrouper en un seul siège social l’ensemble de ses activités de direction, voire d’en profiter pour relocaliser ses bureaux en région parisienne, plus proche des centres décisionnels et financiers. L’ancrage historique de la société dans le bassin stéphanois en fait un gros employeur local, non seulement dans les activités administratives, mais aussi en termes de sous-traitance et de logistique. Pour éviter un départ aux conséquences socio-économiques lourdes, le maire s’implique personnellement pour peser dans la négociation directe [24] avec le président de Casino [25] :

J’étais allé voir les responsables du groupe Casino […] en leur disant “voilà, on a un projet urbain, et vous, vous avez la volonté de refaire votre siège social. Donc ce qui serait merveilleux, c’est d’arriver à faire converger les deux. Et que vous nous aidiez, nous Ville, à démarrer le projet urbain autour de la gare, et que vous ne partiez pas”. (Ancien maire de Saint-Étienne, 28.03.2012)

Ces propos illustrent clairement la volonté de la ville de trouver un accord gagnant-gagnant avec l’entreprise. Mais, conscient du handicap de Saint-Étienne face aux centres décisionnels parisiens en termes de visibilité, le maire avance un argument imparable en termes économiques : le prix de l’installation. Il mobilise en effet le levier du foncier pour, selon ses propres termes, « arrimer » Casino à Châteaucreux en proposant une « escalope » [26]suffisamment grande pour accueillir le futur bâtiment. La ville saisit en réalité une double opportunité foncière : elle rachète des friches possédées par des propriétaires publics (Centre hospitalier régional ; Postes, Télégraphes et Téléphones), et profite de négociations foncières en cours avec la SNCF à l’occasion du tracé de la nouvelle ligne de tramway pour compléter l’îlot. Casino accepte ce terrain qui présente l’avantage d’être directement visible à la sortie de la gare et s’engage en échange à accéder à la demande du maire de procéder à un concours d’architecte pour garantir la qualité du nouveau bâtiment. La transaction se fait sans tenir compte des prix du marché foncier.

Photo 2 : Siège social de Casino, face à la gare de Châteaucreux.

Conçu par Architecture Studio en association avec Cimaise, et construit par la branche immobilière d’un grand groupe bancaire, le nouveau siège est inauguré en 2007. Son architecture monumentale de paquebot de verre et acier (Photo n° 2), regroupant sur sept hectares plus de 2000 employés, semble bien être l’acte fondateur du quartier d’affaires de Châteaucreux. Il est le fruit d’un compromis entre un acteur privé en position de force, qui infléchit indéniablement la fabrique urbaine (le tracé du tramway contournant le nouveau bâtiment en témoigne), et un acteur public qui tire finalement parti d’une opportunité pour lancer son projet urbain à l’aide des outils réglementaires et fonciers. L’analyse des chronologies du programme Casino au regard de la mutation du secteur Châteaucreux montre que ces deux éléments sont moins liés par une simple relation de cause à effet (Casino levier du renouveau de Châteaucreux) qu’ils ne résultent de la rencontre de deux chaînes causales — une volonté privée d’une part, un projet de transports publics d’autre part — qui permet au projet urbain de Châteaucreux, jusque-là peu consistant, de basculer dans une phase opérationnelle. Cette « congruence » [27] (Offner 1993) entre acteurs publics et privés rend possible dans un même temps la construction d’un pôle d’échanges multimodal et d’une opération tertiaire de prestige. La combinaison des deux rend visible dans le paysage urbain la mutation du secteur de Châteaucreux. La création d’une forte aménité, vectrice de valeur urbaine dans le champ de l’immobilier, et la présence d’un acteur reconnu susceptible de rassurer sur la viabilité d’un programme immobilier à Saint-Étienne permettent de contrecarrer la faible attractivité générale dont souffre le marché stéphanois. En un sens, la saisie de cette opportunité autorise la collectivité à enclencher sans trop de risque son projet urbain, puisqu’elle est entrée en négociation directe avec l’usager final et répond de ce fait exactement aux besoins du marché local.

Acte 2 : quand le maire se fait agent immobilier.

La ville cherche ensuite à donner un deuxième signal positif susceptible de relancer le marché. Saisissant de nouveau l’opportunité foncière d’un îlot en train de muter, elle décide de construire une Cité Administrative afin de créer un contrepoint public au paquebot privé qui vient d’être acté :

Il faudrait un autre pôle public pour faire un peu signal, et montrer que c’est là où ça va se passer dans les années qui viennent en termes de centre d’affaires, de centre de décisions, puisqu’on n’est pas une ville qui a beaucoup l’habitude d’avoir des services, [ni] d’avoir des centres de décisions. Donc il faut qu’on ait une sorte de visibilité et donc il faut créer une tension entre les deux, la partie affaires et la partie publique. (Ancien maire de Saint-Étienne, 28.03.2012)

Mettant sur le même plan centres décisionnels public et privé afin d’asseoir la vocation tertiaire de Châteaucreux, le maire souhaite également constituer une opération de grande ampleur lui permettant de créer un second repère fort dans le paysage urbain par le choix d’une architecture marquante. Mais l’obstacle est double. Une opération « en blanc » (sans usager final connu) n’aurait que peu de chances de trouver un investisseur dans un quartier dont la mutation est à peine tangible. En outre, l’installation d’une seule instance publique ne suffirait pas à remplir un tel bâtiment. Cela explique sans doute pourquoi le maire se lance dans un démarchage des services publics pour remplir ce nouveau programme. Par l’activation de son réseau public, il fait en quelque sorte le travail de prospection habituellement dévolu au promoteur ou à l’agent immobilier. De fait, il convainc la jeune Communauté d’agglomération (dont il est président) de regrouper ses bureaux en un seul site, bientôt rejointe par la future Direction Départementale des Territoires (DDT), une antenne du Trésor Public, EPORA (Établissement Public Foncier de l’Ouest Rhône-Alpes), la SNCF, une antenne de l’office du tourisme, etc. Dans de telles conditions, les promoteurs et les investisseurs sont enclins à répondre au concours, car le bâtiment étant « plein à 150 % » [28], cela minimise la prise de risque en termes de précommercialisation [29], qui est la phase cruciale permettant de financer un programme immobilier. C’est ainsi que, au terme du concours promoteur-architecte, un grand groupe national de construction, associé à l’architecte Manuelle Gautrand, est prêt à lancer le programme caractérisé par une certaine audace architecturale (un bâtiment de forme atypique dont la face interne est peinte en jaune vif [30], Photo n° 3).

Photo 3 : La Cité Administrative de Saint-Étienne.

 Ainsi, grâce à cette deuxième opération lancée au fil de l’eau, le maire s’assure de la présence de grues visibles en sortant de la gare : c’est une marque tangible du dynamisme d’un secteur urbain jusque-là plutôt atone, destinée à renforcer l’affichage récent de vocation tertiaire reposant à l’époque sur la présence d’un acteur unique (et local). Ces premières opérations, ne correspondant pas vraiment aux conditions classiques d’un marché foncier en raison du fort interventionnisme public, doivent constituer des produits d’appel à destination d’investisseurs que l’on cherche à attirer sur de futurs produits immobiliers à Châteaucreux et à Saint-Étienne. Elles constituent la vitrine de la faisabilité d’opérations immobilières dans un territoire souvent boudé par les grands promoteurs. Dans les deux cas, la municipalité se fait donc activement co-acteur de marché en négociant directement avec les usagers finaux les conditions de leur venue : elle garantit ainsi le taux de remplissage du programme avant même son lancement, condition nécessaire à la venue des promoteurs (et des investisseurs) et à la mise en chantier effective des programmes. 

Un nouveau marché foncier et immobilier sur une base ambivalente.

Ces deux programmes, massifs par leur emprise au sol et leur architecture (cf. carte n° 1), inscrivent dans le paysage urbain le retournement de valeur symbolique et économique du secteur délaissé autour de la gare centrale de Saint-Étienne. Ils manifestent cependant les ambiguïtés sur lesquelles repose la constitution d’un marché foncier et immobilier à Châteaucreux.

Dans le cas de Casino, le partenariat gagnant-gagnant, conclu au plus haut sommet et de la ville et de l’entreprise, aboutit à un programme défiant à double titre les règles traditionnelles du marché. D’une part, on peut se demander si, dans une certaine mesure, cet acteur largement intégré aux circuits de la finance mondiale qu’est Casino ne va pas à l’encontre des logiques de marché global en choisissant de rester à Saint-Étienne — certes à proximité de la gare TGV en lien direct avec Paris. Il ne cède en effet pas (complètement) aux sirènes de la métropolisation, qui lui dicteraient plutôt d’adopter une stratégie de localisation plus prudente, à proximité immédiate des centres décisionnels. Casino va donc dans le sens d’une stratégie locale certes plus risquée, mais œuvrant au maintien économique de « son » territoire historique. D’autre part, l’argument selon lequel la présence d’une firme multinationale est un élément rassurant pour le marché est en fait à double tranchant. Certes, la présence du siège mondial de Casino peut être vue comme une marque de confiance de la part d’un acteur privé d’envergure internationale, à ce titre susceptible de rassurer d’autres investisseurs par sa présence sur place. Mais elle peut également être lue comme une marque de vulnérabilité dans la mesure où l’on pourrait justement craindre que la présence d’un tel acteur, pouvant quitter Saint-Étienne par étiolement progressif du lien historique qui le rattache à cette ville, ne soit vecteur de fragilité pour le marché immobilier — le départ de Casino provoquerait la libération de 36’000 m2 de Surface Hors Œuvre Nette (SHON), certes modulables, mais que le marché stéphanois absorberait certainement avec peine.

La Cité Administrative peut également faire l’objet d’une double lecture, en fonction de l’échelle considérée. Certes, la présence de services publics est un gage de pérennité de l’occupation de ce bâtiment. Mais, à l’échelle même de l’opération, qui conserve en 2012 quelques cellules vides, la présence de ces acteurs publics devient un frein à l’arrivée de nouveaux occupants, privés, qui ne souhaitent généralement pas se mêler à des administrations [31].

Dans ces conditions, la création d’un marché immobilier à Châteaucreux n’est pas évidente. L’accusation d’un marché sous perfusion serait alors facile à étayer, ruinant de ce fait le retour dans le marché de cet espace, tel qu’initialement visé par les acteurs publics (Carte n° 2).

Carte 2 : Plan masse du projet urbain de Saint-Étienne Châteaucreux (Delage, 2012).

Mises en chantiers : le rôle décisif de la gare.

« Faire la ville », c’est la décider, la concevoir, comme cela a été évoqué dans les deux premières parties de cet article. C’est également la construire concrètement. Cette troisième étape est le fait d’acteurs privés, les promoteurs immobiliers, qui se situent à l’interface entre des acteurs publics aménageurs, et d’autres acteurs privés : les investisseurs et les usagers finaux (qui peuvent être locataires ou propriétaires-investisseurs). Les promoteurs sont le maillon de la fabrique urbaine qui porte le plus concrètement le risque financier, dans la mesure où ils engagent l’opération sur leur trésorerie, plus ou moins alimentée par la précommercialisation (qu’il s’agisse de vente à la découpe ou d’investissement unique). À ce titre, c’est un point d’observation privilégié de l’influence des logiques de marché dans la fabrique urbaine — « marché » pouvant être entendu à la fois comme le marché financier global, dans lequel les grands groupes immobiliers sont de plus en plus intégrés (Lorrain 1992), et le marché immobilier local dans lequel ils interviennent. Nous prenons alors la gare comme un indicateur des stratégies prudentielles des promoteurs immobiliers.

Des promoteurs plus ou moins intégrés à la finance globale…

L’étude des acteurs intervenant dans le marché immobilier repose généralement sur la mesure de leur intégration dans les logiques de la finance globale, afin d’évaluer le degré de financiarisation du marché en question [32]. Des travaux en économie ont en effet montré l’importance de la dématérialisation de la valeur des biens immobiliers et de leur titrisation dans la compréhension des mécanismes de production de certains quartiers d’affaires (voir les travaux sur la Défense, par exemple, Nappi-Choulet 2011).

À Châteaucreux, les promoteurs étudiés [33] entretiennent des liens plus ou moins étroits avec la finance globale. Certains éléments de financiarisation sont présents à plusieurs niveaux, qu’il s’agisse d’un usager (la firme multinationale Casino cotée en Bourse), de promoteurs (des filiales de grands groupes adossés au monde de la construction ou à celui de la banque), ou d’investisseurs institutionnels (ayant conclu affaire ou s’étant désistés). La présence de quatre groupes nationaux de promotion (cinq opérations sur sept) n’est pas fortuite dans un contexte pourtant unanimement présenté comme difficile. Il s’agit en effet d’une deuxième opération sur le secteur, voire d’une troisième intervention à l’échelle de la ville pour certains, tandis que d’autres reconnaissent avoir remporté la présente opération après plusieurs tentatives infructueuses sur la ZAC. Surtout, la présence de ces grands groupes peut s’expliquer par ce que l’on pourrait définir comme une « prime à la grande structure », qui élimine de fait les petites sociétés de promotion et de construction locales [34] : vu l’ampleur des chantiers à mener, les structures doivent disposer d’un certain niveau de trésorerie et d’une masse salariale suffisante pour tenir les délais. En outre, les entrepreneurs locaux sont doublement pénalisés à Saint-Étienne par la stratégie de name dropping des acteurs publics locaux, donnant la préférence aux promoteurs capables de mobiliser ces architectes de renom. Tous les acteurs de la promotion immobilière ne sont donc pas égaux, ni devant le marché ni devant les collectivités. Cela entraîne un décalage entre des marchés immobiliers qui restent, de fait, locaux, et les acteurs y intervenant qui relèvent de logiques de marché global, à l’ancrage plus distant.

Quant aux investisseurs, les investisseurs institutionnels, dont le rôle est de collecter des fonds (auprès de particuliers notamment) et de les investir dans l’immobilier, sont peu nombreux à Châteaucreux. D’autres, plus nombreux, entretiennent un lien structurel soit avec l’usager final, soit avec l’entreprise de promotion immobilière : stratégie délibérée de maintien dans le giron du bien produit ou, au contraire, choix par défaut par manque d’investisseur extérieur. L’investisseur peut enfin être l’usager final, comme dans le cas de la Cité Administrative détenue en partie par la communauté d’agglomération. Dans le cas des programmes résidentiels enfin, l’acheteur n’est pas forcément l’usager final.

Cette diversité des modalités d’investissement dans le secteur immobilier converge avec ce qui est observé sur l’ensemble des marchés immobiliers mondiaux, où la détention en direct d’actifs immobiliers coexiste avec de nouveaux véhicules d’investissement indirect (Nappi-Choulet 2010). Au-delà de l’aspect descriptif, cette grille de lecture reste toutefois insuffisante si on ne la croise pas avec les motivations des uns et des autres pour investir dans un espace peu attractif. Ces raisons varient-elles en fonction de l’intégration du promoteur dans les logiques de marché global ?

…mais unanimes : « une gare, sinon rien ».

Quelle que soit leur structure d’appartenance, tous les promoteurs présentent la gare comme un facteur attractif pour intervenir ou investir sur le secteur de Châteaucreux. Leur décision relève certes d’un arbitrage entre de multiples critères [35], mais ils pointent unanimement la gare comme la condition sine qua none de l’engagement de capitaux. L’importance d’une telle aménité est particulièrement sensible dans le domaine de l’immobilier tertiaire : « je pense que s’il n’y a pas le TGV, nous on n’y va pas » (promoteur national, 18.02.2010). Ces propos font écho à un adage largement répandu dans le secteur immobilier, selon lequel il y a trois facteurs conférant de la valeur à un bien : « 1. la localisation, 2. la localisation, 3. la localisation ». Par localisation, il est souvent entendu accessibilité [36], c’est-à-dire desserte par les transports en commun urbains, desserte routière à grande vitesse ou desserte ferroviaire (si possible à grande vitesse aussi, dans le cas du tertiaire). De plus, comme l’explique un promoteur lyonnais intervenant sur une opération de commerces et de bureaux à Châteaucreux : « on n’aime pas mieux les quartiers de gare que les autres quartiers, la seule chose c’est qu’un quartier de gare on sait que ça fonctionne, pour du tertiaire » (entretien, 17.02.2010). Ce qui fait écho aux propos d’un homologue national intervenant également à Châteaucreux : « le fait d’être à proximité de la gare, c’est ce qui booste les ensembles tertiaires, dans beaucoup de villes c’est comme ça » (entretien, 17.02.2010). La certitude de l’assertion est donc frappante, voire confine à la prophétie autoréalisatrice. Elle se décline également au sujet de la capacité de développement de Saint-Étienne :

Je pense que c’est une vision qu’on partage chez nous en interne : s’il y a un endroit où ça doit se développer à Saint-Étienne, c’est à Châteaucreux. Et quand on voit les autres quartiers […] s’il y a un endroit où ça doit bouger, c’est dans ce coin-là. (promoteur national, 20.01.2010)

Force est donc de constater que l’équation, confinant à une doxa, selon laquelle « quartier d’affaires = quartier de gare » est particulièrement respectée par ces promoteurs. Leurs propos ne sont finalement pas très originaux au regard des grands principes de l’investissement financier régi par des règles hautement prudentielles. En effet, l’« urbanisation du capital » (Malezieux 1995) a pour corollaire une quête de rentabilisation maximale du produit, mais la volatilité des marchés, entraînant une distorsion entre les cycles financiers et les temps de la production de l’urbain (Lorrain 1992, 2002), incite à la neutralisation du risque. En immobilier, la situation combinée aux qualités du bien [37] est une variable prépondérante pour déterminer le « couple rentabilité-risque » (Baraud-Serfaty 2009, p. 16) motivant l’investissement : plus ce dernier est jugé risqué, plus la rentabilité attendue est élevée. Cette attitude « défensive » [38] s’observe très nettement dans les propos des promoteurs d’immobilier tertiaire, dont le discours se calque sur celui des investisseurs auxquels ils ont affaire, et desquels ils sont dépendants pour la trésorerie et le portage financier du projet. C’est la raison pour laquelle les investisseurs — et donc les promoteurs — se rabattent sur des produits sûrs, éprouvés, c’est-à-dire dans les localisations les moins risquées : le quartier de gare répond parfaitement à cette attente, car il possède cette garantie d’une bonne localisation, en combinant une offre d’accessibilités interurbaine à grande vitesse et intra-urbaine multimodale.

Interrogés plus précisément sur ce qui, dans la gare, confère une certaine attractivité au secteur pour y mener une opération, les promoteurs avancent un certain nombre de caractéristiques, parfois contradictoires. En premier lieu, la gare — et à travers elle le pôle d’échanges multimodal — est convoquée en tant qu’infrastructure de transport. Ce n’est pas la gare en soi, mais bien la desserte qu’elle offre, les villes qu’elle permet de relier, qui importent. Toutefois, dans le cas de Saint-Étienne, la desserte TGV joue manifestement plus pour l’effet d’image de marque conférée que pour son usage réel. En second lieu, la gare est mobilisée au-delà de son rôle d’aménité de transport multimodal : c’est non seulement un repère urbain permettant un certain effet d’adresse, mais aussi, en raison de l’héritage historique, le gage d’une localisation péricentrale, porteuse de caractéristiques urbaines associées à une certaine qualité de vie. Cette prise de conscience d’une double rente de position inter- et intra-urbaine balaie désormais la mauvaise image dont ont longtemps souffert les quartiers de gare.

Ainsi, l’ensemble de ces caractéristiques conduit les promoteurs à considérer une proposition d’opération près d’une gare comme « un placement de bon père de famille » [39] susceptible de remporter l’adhésion des banquiers. Les promoteurs envisagent la gare moins comme une simple aménité de transport que comme un atout aux multiples facettes, tant fonctionnelles que morphologiques, héritées de l’histoire de la gare et de son quartier. La limitation de la prise de risque repose alors essentiellement sur des éléments caractéristiques du fait métropolitain, à savoir la mise en réseau des espaces, et la concentration des activités autour des nœuds de communication.

La valeur assurantielle de la gare, élément fédérateur d’acteurs publics et privés.

Les propos des promoteurs sur le caractère nécessaire de la gare dans leur action à Saint-Étienne sont un calque presque mot pour mot de ceux recueillis auprès des techniciens des collectivités locales pour qui agir près de la gare était une évidence (cf. première partie de cet article). Il y a donc une convergence des points de vue entre la stratégie menée par la collectivité locale et celle des acteurs privés de l’immobilier. Ces positions, dénotant une quête de sécurisation de l’investissement par le choix d’emplacements réputés sûrs, s’inscrivent en tous points dans les études faites sur les stratégies d’intervention de la promotion immobilière tertiaire (Crouzet 2003) : la gare, en tant que ferment métropolitain, permet de reproduire, à une échelle moindre et dans un territoire de second rang, les mêmes logiques que dans les métropoles principales. Surtout, dans les systèmes de représentation présidant aux choix de localisation, la gare fait figure de valeur sûre, voire de valeur refuge dans un contexte de grande incertitude et de grande instabilité des prix de l’immobilier. De ce point de vue, au-delà des éléments de réussite immédiate du programme précédemment exposés procurés par la gare, cette dernière constitue également une assurance pour un futur plus lointain, en cas de revers conjoncturel, ou de départ d’un usager final :

Pour des sociétés privées [la présence d’une gare TGV, même si la ligne n’est pas à grande vitesse entre Saint-Étienne et Lyon] est extrêmement rassurant[e]. Quand les investisseurs achètent ça, ils se disent que peut-être que l’[usager final actuel] partira un jour, mais s’il doit se faire quelque chose à Saint-Étienne ce sera là, ce sera à proximité de la gare ou de l’entrée de ville, puisque c’est à la fois l’entrée de la ville quand on vient de Lyon et le secteur de la gare, donc ça permet effectivement de rassurer. » (Promoteur national, 20.01.2010).

Autrement dit, la présence d’une gare TGV est garante d’une certaine réversibilité de l’action (Delage 2013 à paraître) et d’une fluidité du marché. Elle exerce incontestablement un effet rassurant sur les investisseurs, et participe finalement d’une certaine péréquation du risque dans une ville globalement peu attractive — ce qui se traduit dans les taux de rentabilité exigés à Châteaucreux, plus forts que dans les grandes villes, mais moindres que dans le reste de Saint-Étienne.

En outre, quand on ne connaît pas finement un territoire, le plus sûr reste de se rabattre sur des éléments à la réputation dépassant le cadre local. Or, l’ampleur des projets engagés évinçant de fait les petits entrepreneurs locaux, les arguments susceptibles de toucher des investisseurs ou des promoteurs allochtones ne peuvent reposer que difficilement sur une connaissance fine de ce territoire. Dans ces conditions, la gare TGV constitue pour ainsi dire une référence universelle :

Si vous vous adressez à un investisseur français, c’est bon […] il voit où est Saint-Étienne. Vous vous adressez à CBRE, à un Allemand, à des Anglais… Saint-Étienne il ne sait pas où c’est […] mais si vous dites c’est à 50 minutes de Lyon et il y a le TGV, on peut commencer à entamer une discussion et dire “on est à 5 minutes d’une gare TGV” (Entretien avec un promoteur national, 18.02.2010).

C’est donc davantage la valeur d’échange de la gare qui importe que sa valeur d’usage [40]. Le raisonnement des promoteurs et des investisseurs est finalement le même que celui mis en évidence par Pierre Veltz dans les années 1990 à propos des logiques d’implantation des entreprises (Veltz 1993, 1996). C’est en effet davantage le potentiel offert par les grandes villes qui attire les entreprises que les usages propres qu’ils peuvent en faire :

On peut avancer l’hypothèse que le tropisme métropolitain, pour les firmes, repose moins sur des bénéfices directs de la grande ville, que sur une recherche d’assurance d’horizon relativement indéfini (Veltz 1996, p. 239).

Dans le prolongement de cette idée, la localisation près d’une gare permet de minimiser les risques en maximisant le potentiel de réversibilité de l’action — il y sera plus facile de trouver un nouvel usager final que dans un endroit non attractif. Ce n’est donc pas le bénéfice immédiat de la gare qui est recherché, mais l’assurance d’une relocation facile en cas de départ de l’occupant actuel. De ce point de vue, la localisation près d’une gare, connectée au réseau des métropoles grâce à la grande vitesse, mais aussi au territoire périphérique de la ville par le réseau des transports urbains, est assurément « le choix le moins risqué pour les acteurs économiques » (ibid., p. 683) : elle offre non seulement un exutoire aux résidents du quartier ne trouvant peut-être pas d’emploi dans les environs, mais elle permet également de drainer sur place des employés résidant hors du quartier, hors de la ville, hors de l’agglomération. Autrement dit, par son rôle de connecteur spatial interscalaire, la gare permet de démultiplier les possibles à la fois dans les relations contiguës (grâce à la densification des hommes et des activités) que connexes. Partant, la plus-value conférée par la gare à son quartier par rapport aux autres espaces urbains devient indéniable.

Cette valeur assurantielle de la gare est donc manifeste auprès des acteurs privés tels que les promoteurs et les investisseurs. Elle nous paraît également jouer un rôle auprès des acteurs publics tels que les collectivités locales, selon des modalités certes différentes, mais aux effets convergents. En effet, la similitude des discours que cet article a mis en exergue entre les acteurs publics et privés ici étudiés pour agir de façon préférentielle autour de la gare indique des raisonnements finalement proches : le but de tous est de minimiser la prise de risque dans l’action, qu’il s’agisse d’un risque financier pour tous, mais aussi électoral pour les premiers. L’étude de la place de la gare dans leurs discours révèle donc que la gare joue pour les uns comme pour les autres le même rôle assurantiel de sécurisation de l’action. Par l’intérêt commun qu’elle suscite de la part de divers acteurs, la gare est la condition de possibilité pour assurer le retour dans le marché d’un espace urbain délaissé : elle permet de « faire la ville » dans une ville globalement boudée par les promoteurs, dont la collectivité locale ne pouvait assurer seule le retour dans le marché. La gare est ce grâce à quoi l’action des uns et des autres est congruente, aboutissant à l’action collective urbaine sur un secteur urbain donné.

Des acteurs publics et privés endossant de concert l’habit d’acteur de marché.

L’analyse processuelle du projet de renouvellement urbain autour de la gare TGV de Saint-Étienne Châteaucreux révèle les modalités d’implication différentes des acteurs publics et privés en fonction du moment du projet considéré, mais aussi en fonction du rôle de l’acteur privé dans le projet.

De façon assez classique, le rôle des acteurs publics reste prépondérant en matière de définition des espaces stratégiques supports de projet — même si ce n’est plus l’État central mais la collectivité locale qui prend en charge cette compétence. En revanche, dans la seconde phase du projet urbain, celle du lancement de programmes actant ce projet, le cas de Châteaucreux met en évidence un double brouillage non seulement des rôles des acteurs publics et privés, mais aussi des logiques mêmes de marché : un acteur privé inséré dans les circuits de la finance globale joue la carte du territoire au détriment d’une localisation plus prudente, tandis que la collectivité locale se fait agent immobilier et investisseur. La troisième et dernière phase de mise en œuvre concrète des programmes composant le projet urbain repose essentiellement sur les promoteurs immobiliers. L’analyse de la place de la gare dans les argumentaires a mis en évidence la valeur assurantielle de la gare (échelle intra-urbaine) qui permet, grâce à ses multiples potentialités (connectivité interscalaire, référence universelle), une péréquation du risque pris en investissant à Saint-Étienne (échelle interurbaine).

Par conséquent, les stratégies des acteurs publics et privés convergent pour minimiser la prise de risque dans un territoire réputé peu attractif. Les premiers définissent un projet urbain à cet endroit autant par nécessité de traiter un espace urbain dévalorisé, que par saisie de l’aubaine que constitue une certaine mode en matière d’aménagement urbain. Les seconds reconnaissent volontiers qu’il s’agit d’un argument indispensable pour attirer les capitaux. Dès lors, la gare, ou plutôt les programmes autour de la gare constituent un produit d’appel mis en place — de façon plus ou moins consciente — par les acteurs publics pour attirer l’attention des investisseurs sur un marché peu prisé. On observe donc un alignement des stratégies des acteurs publics et privés : mus par des intérêts différents, collectivités et promoteurs adoptent les mêmes comportements décisionnels de façon congruente et non négociée — comme l’expression « co-production public-privé » de la ville pourrait le laisser entendre. Il est dès lors tentant d’y voir « la main discrète » de la finance globale (Lorrain 2011), ou du moins l’intériorisation de part et d’autre des logiques de marché reposant sur l’aversion du risque et la quête de rentabilité, privilégiant les espaces déjà les mieux dotés aux échelles inter- et intraurbaines. Par conséquent, à l’instar des promoteurs, les instances publiques se comportent en acteurs de marché en valorisant les atouts les plus sûrs du territoire. Elles abandonnent ainsi le traditionnel rôle contra-cyclique (keynésien) de l’action publique, qui consistait à intervenir prioritairement sur les espaces délaissés par les logiques de marché, pour au contraire tendre vers un néoricardisme local (Boino 2009), reposant sur une politique de l’offre qui épouse, voire accentue, les mécanismes du marché.

 

Résumé

Cet article analyse la place de la gare TGV dans le projet de renouvellement urbain de Saint-Étienne Châteaucreux, en envisageant les stratégies des acteurs publics (essentiellement les collectivités locales) et privés (essentiellement les promoteurs) à chaque étape du projet, de la décision d’intervention sur un secteur dégradé a priori risqué à la réalisation des programmes immobiliers manifestant dans le paysage urbain le retour dans le marché dudit secteur. La confrontation des discours révèle que les différentes caractéristiques métropolitaines de la gare confèrent une valeur assurantielle à ce type de projet dans une ville réputée comme peu attractive, alimentant une péréquation du risque pris en agissant dans un contexte urbain fortement contraint. Cela invite alors à déconstruire l’équivalence souvent implicite entre « acteur de marché » et « acteur privé » pour, au contraire, mettre en avant la congruence des décisions des acteurs publics et privés, appliquant de façon non concertée les règles prudentielles ayant cours dans une économie de marché dont on trouve ici une application urbaine.

Bibliographie

Notes

Auteurs

Partenariat

Sérendipité.

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