Paradoxes sur le public.

Christian Ruby, L’âge du public et du spectateur, 2007.

Thibaut Barrier

Image1L’État contemporain ne se rapporte pas aux citoyens de manière individualisée et concrète, il les convoque plutôt comme une masse formelle et dépersonnalisée. Par une instrumentalisation de la culture et des arts, il en fait des consommateurs d’œuvres et de passifs spectateurs de la vie politique. Nous vivons aujourd’hui dans cette « ère des gens », où le peuple, méprisé, fait figure de matériau informe à modéliser, à in-former pour mieux le contrôler. Si l’esthétique a longtemps eu une fonction émancipatrice, elle s’est à présent muée en un processus d’esthétisation de la politique. Elle sert de modèle à l’imposition de postures, d’émotions, de communautés standardisées. À partir de ce constat, on comprend la triple orientation que se propose le dernier livre de Christian Ruby : « dresser un tableau problématique et synthétique de ce qui a constitué l’âge du public et du spectateur », se demander « pourquoi s’est-il transformé en âge des gens, et comment sortir de ces processus d’esthétisation ? ».

Ces questions prolongent le cadre réflexif élaboré par l’auteur dans ses précédents ouvrages. Si les Nouvelles Lettres (La Lettre Volée, 2005) proposaient de repenser, à partir de Schiller, la formation culturelle et artistique du citoyen, pris dans l’enrôlement de l’esthétique, L’âge du public tente une lecture historique des rapports entre culture et politique par le biais des concepts de public et de spectateur. Ces orientations en viennent dans les deux cas à interroger notre regard sur le présent, sur la manière de le recevoir, de l’accepter, ou de s’en déprendre. Le lecteur pourra ainsi trouver dans Devenir contemporain ? (Éditions du Félin, 2007) une puissante mise en perspective, centrée sur les pratiques sociales de l’art contemporain, des thèmes structurants de L’âge du public.

Les concepts de public et de spectateur servent de marqueurs qui permettent de suivre les grandes inflexions culturelles et politiques de la modernité. Tout un pan des rapports entre politique, culture et esthétique s’y voit interrogé à nouveaux frais. De quelle manière les « montages historiques » que sont le public et le spectateur ont-ils contribué à fonder le modèle politique d’une communauté unifiée et consensuelle ? En quoi celle-ci se doit désormais d’être dépassée ? Ces questions trouvent de nombreux éléments de réponse tout au long de ce « cheminement au travers des dispositions esthétiques de l’époque moderne ». Ce tracé se dessine selon une méthode presque « généalogique », qui organise les usages (normatifs, polémiques, voire ironiques) des principaux points étudiés en fonction de leurs enjeux historiques.

Généalogie d’une adresse.

L’auteur commence par repérer le fonctionnement des termes mêmes de « public » et de « spectateur ». L’un et l’autre s’établissent négativement. Il s’agit au départ de distinguer des sujets doués de goût et capables de partager un sens commun de ces « effrayantes » foules, « in-éduquées », qui baignent dans la vulgarité, ainsi que de l’autorité de la religion et des classes privilégiées. À l’encontre des lieux traditionnels de référence (Église, Cour) un nouvel espace autonome tend alors à se dessiner : celui des phénomènes culturels et artistiques. La notion de « public » telle qu’on la voit employée à partir du 17e siècle fixe l’existence d’une communauté de personnes à qui s’adressent les œuvres. Par l’expression « publique » de leurs jugements, un lieu de discussion se construit à partir duquel émerge un certain intérêt démocratique consensuel, lequel socialise, en retour, les spectateurs. L’idée d’une harmonie entre ces hommes éclairés, capables d’avis dés-intéressés et de liberté politique, s’introduit implicitement au cœur du « public ». Cet « ensemble articulé de personnes regroupées autour d’une adresse et destinées à y répondre » présuppose la croyance en une sensibilité commune, si l’on se rappelle que le terme « esthétique » renvoie moins, dans ce contexte particulier, à une science du beau qu’à une théorie de la sensibilité et des émotions. Cette sensibilité commune prend la forme d’un « consensus » en politique, ou de ce que l’on commence à nommer le « goût » en matière culturelle. On parlera même à ce titre d’un « corps artistique » dans la même veine, quoique sur un autre plan, que celle du « corps politique ». L’œuvre, comme la loi, constituent des adresses à tous dont les réponses, à l’une ou l’autre, tendent à produire un même semblant d’homogénéité. Ainsi, le « public », comme concept, propose un idéal relationnel ― une parfaite communication des opinions ― et normatif ― unité politique et universalité culturelle. Il donne l’illusion d’un auditoire permanent et une fois pour toutes établi. L’imaginaire unitaire de la société se met alors en place, la politique s’approprie ce modèle communautaire formulé (de manière implicite, par des règles éprouvées, non par des lois rédigées) par l’esthétique dans un rapport gestionnaire aux foules. Celles-ci offrent à la politique une prise directe sur les émotions sociales des citoyens dont on présuppose l’unité sous des appellations génériques. Les conflits y sont « gommés », ses dynamiques et transformations internes ignorées.

Le « public », esthétique et politique, s’entend comme un bloc monolithique, inerte et parfaitement délimité, toutefois susceptible de découpes locales. Ce processus de formalisation (d’esthétisation) du public trahit la volonté profonde de contrôler la réception de l’adresse, qu’elle soit légale ou artistique. Le souci principal est celui de la rentabilité marchande. On fige, puis on divise (décomptes, statistiques) pour mieux cibler la tactique de séduction, pour mieux susciter de l’émotion. « Diviser pour mieux régner » devient « morceler pour mieux contrôler ». La logique du « mieux » et du « plus » domine les débats, au détriment peut-être du « juste ». Le public, comme représentation d’une cohésion politique idéalisée, se trouve donc investi politiquement, mais la réciproque est aussi valable : le spectateur cultivé se voit en mesure de participer à la vie politique, à la « chose commune » qui était au préalable réservée aux classes privilégiées. Les deux « facettes » du public, ses goûts culturels et artistiques d’un côté, sa conscience politique de l’autre, entretiennent un rapport de plus en plus étriqué. Par la fréquentation d’œuvres, le citoyen se forme, il s’émancipe du « bas » peuple, et devient alors un homme « majeur » (au sens kantien), « modelé » par l’art sur le plan sensible et moral (Schiller).

L’esthétique a permis d’édifier une double division régulatrice : entre les champs culturels et politiques, puis, à l’intérieur d’eux, sur la base d’un recoupement des diffractions sociales. Cette « modulation de l’espace moderne de l’art autour de l’adresse et de l’attente » marque la confiscation du pouvoir par un certain public, au détriment du peuple qui en subit les procédures disciplinaires. En montrant comment l’usage social par l’État de la sensibilité participe pleinement à ce processus d’esthétisation, l’auteur nous invite à porter notre attention sur le fonctionnement des œuvres, et à nous interroger sur la place faite à la sensibilité dans la politique, pour la repenser différemment. Reste cependant à comprendre comment la structure d’adresse/réception de l’œuvre a contribué à mettre en place une « discipline du spectateur » ? L’auteur propose trois positions structurelles pour caractériser les déplacements du rapport entre esthétique et politique.

De la juste position aux interférences.

Un indice de réponse est fourni par l’examen de la « juste position », requise pour apprécier pleinement l’œuvre d’art. Elle instaurait un rapport mécanique dans le couple œuvre-spectateur, réduisant le second à un support d’effets produits par la première. Le point de vue idéal imposé par l’œuvre classique (tout particulièrement le tableau) n’en tolère pas d’autres, la « juste » position se donne ainsi comme la « seule » position valable face à l’œuvre pour en extraire le suc. Le spectateur se voit figé en une posture définitive de contemplation solitaire. Une fois isolé, il peut dès lors ouvrir son « moi », s’arracher à ses déterminations immédiates. « Force de jugement » et « puissance de goût » résultent de cette épreuve disciplinaire de soi. Cette recherche de l’adéquation du spectateur à la lisibilité de l’œuvre s’inscrit dans la perspective dite « classique ». Le rapport du spectateur à l’œuvre est médiatisé par une foule de règles et de pratiques imposées de l’extérieur.

À l’encontre de celles-ci, qui soumettent plus qu’elles ne font participer, le moment « moderne » propose des œuvres ouvertes aux regards épars et cumulés des spectateurs. À la rigidité et la solitude du rapport contemplatif classique (« juste position »), l’art moderne substitue le mouvement dynamique entre les œuvres et les spectateurs, sans érudition ni précipitation (« lento »). L’art se transforme en une réflexion sur soi, sur ses propres moyens, en du méta-artistique. Le spectateur quitte son point du vue idéal pour se trouver intégré aux installations (décentrement), ou du moins se voit constamment invité à dépasser l’unilatéralité de son rapport visuel pour un contact concret avec les œuvres.

Enfin l’art contemporain, dégagé des questions modernes, s’élabore autour d’objets extraits de la banalité quotidienne, et implique une double référence : à un « contexte d’appréhension » solidaire de la compréhension de l’œuvre, et à une « structure dialogique » qui suscite « la discussion dans un exercice du différend ». Le travail signifiant de l’objet d’art requiert la participation du spectateur, seul ou en groupe, à condition que ce dernier ne relève pas d’un pré-établissement esthétique, formé avant ou au-dehors de l’œuvre elle-même. C’est un art des interférences où il s’agit de se déprendre des attitudes apprises et réifiantes (comme la « juste position »), pour s’orienter vers de nouvelles postures. Le spectateur apprend qu’il n’est pas un « en-soi » mais qu’il se construit plutôt momentanément et localement « au droit des œuvres ». L’indétermination de l’adresse trouve un pôle de réception contingent, éphémère chez le spectateur qui n’existe comme tel que par ce rapport. L’art contemporain œuvre à instaurer du dissensus dans les rapports entre les citoyens à l’encontre de l’homogénéisation dessinée par « l’ère des gens ». Il définit de nouvelles divisions et configurations du politique qui mettent en branle les classifications transcendantes et formalistes.

L’esthétisation des « gens ».

Nouées autour des idées de commun et de communicable, esthétique et politique ont trouvé dans l’État démocratique le lieu et le moyen pour rendre possible un espace public tributaire de celles-ci. Certes « démocratique », cet espace n’en demeure pas moins normé. Le public et le spectateur constituent des idéaux régulateurs qui alimentent la croyance en une communauté politique consensuelle. Les distinctions instituées de manière formelle entre les citoyens (individualisation, sectorisation des masses) servent à masquer les désaccords. L’émergence d’un différend tiendrait lieu de dissonance dans l’harmonie surétablie par les pouvoirs politiques, inquiets de la plus large diffusion possible de leur autorité.

L’« ère des gens » correspond à une « extension du régime d’esthétisation par l’alliance des institutions politiques et de la panesthésie médiatique ». Les logiques de rentabilité commerciale et de production industrielle contaminent et instrumentalisent les sphères culturelles et artistiques. Le spectateur ne fait alors plus que consommer des œuvres conçues pour lui en vue de le conforter dans ses habitudes esthétiques. Les mondes communs sur lesquels ouvrent les œuvres sont hautement standardisés, les attentes du spectateur le sont donc tout autant. Les citoyens anesthésiés se muent en spectateurs de la vie politique. Le « mépris généralisé des gens » passe paradoxalement par une esthétisation qui recentre chacun sur son seul épanouissement. La dimension de l’action commune, en somme de la politique elle-même est dissoute par les discours exaltant la réussite particulière, l’appartenance à une communauté déjà unitaire. Les arts contemporains se donnent alors pour tâche de rompre cette position confortable du spectateur dés-intéressé en l’exerçant à des chocs. Ils en viennent à briser les habitudes, historiquement incorporées, d’un public devenu passif devant les œuvres, afin que soit mis en question son propre présent. Ils forcent les spectateurs-citoyens à renouer des dialogues, à se formuler des oppositions, à accepter le dissensus. Le fait de présupposer une communauté une fois pour toutes établie revient à ne plus se donner la peine de travailler à son élaboration, et ainsi, à la laisser sous la tutelle institutionnelle. La vie en commun ne peut plus se penser comme une harmonieuse fiction, mais se doit d’être éprouvée par des exercices citoyens sans cesse renouvelés. L’art contemporain propose des cadres possibles à de telles pratiques politiques.

Si l’esthétique a servi de principe émancipateur pour les sphères culturelles et artistiques sous l’âge du public et du spectateur, l’auteur démontre que son instrumentalisation politique contemporaine tend plutôt à asservir les « gens » à des processus disciplinaires. Pour sortir de cette réification, les œuvres d’art contemporain cherchent à légitimer des manières inédites de penser la collectivité. L’âge du public et la modernité démocratique qu’il a structurée semblent vivre, selon l’auteur, leurs derniers feux. À cet égard, ni nostalgie du passé ni admiration béate du présent ne sont requises, seuls des exercices communs pour tenter de donner forme au futur se révèlent souhaitables. Le public et le spectateur ne constituent donc pas deux déterminations données d’emblée, ils ne « sont » pas, mais relèvent d’un « devenir », d’un « à-faire » toujours en mouvement. L’art contemporain tend ainsi à susciter chez le spectateur une prise de distance quant aux propositions politiques et sociales qui lui sont faites. Il s’agit de changer de dispositions esthétiques, par l’organisation de nouveaux rapports entre hommes et femmes. Chacun peut faire l’effort de s’arracher à sa quiétude pour ne pas laisser les œuvres aux seuls appareils officiels. Se déprendre de soi pour que la culture ne se réduise pas irrémédiablement en un simple « divertissement branché ».

Au fil de sa lecture, le lecteur aura moins subi un cours magistral sur les différents usages et fonctions des termes de public et de spectateur, qu’il n’en aura ressenti les mouvements constitutifs. Christian Ruby livre un regard historique sur son sujet et finalement, invite son lecteur à orienter son propre regard vers la scène contemporaine afin d’y entreprendre quelque chose de nouveau.

Christian Ruby, L’âge du public et du spectateur, Coll. Essais, Bruxelles, La Lettre Volée, 2007.

Résumé

L’État contemporain ne se rapporte pas aux citoyens de manière individualisée et concrète, il les convoque plutôt comme une masse formelle et dépersonnalisée. Par une instrumentalisation de la culture et des arts, il en fait des consommateurs d’œuvres et de passifs spectateurs de la vie politique. Nous vivons aujourd’hui dans cette « ère des gens […]

Thibaut Barrier

Étudiant en Master de philosophie à l’Université Paris I. Auteur d’un article sur le Spectateur Baroque pour la revue Le Spectateur Européen en 2007.

Pour faire référence à cet article (ISO 690)

Thibaut Barrier, « Paradoxes sur le public. », EspacesTemps.net [En ligne], Livres, 2007 | Mis en ligne le 24 septembre 2007, consulté le 24.09.2007. URL : https://www.espacestemps.net/articles/paradoxes-sur-le-public/ ;