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Résumé | Bibliographie | Notes

Sérendipité.

L’interdisciplinarité, manière de faire ou de dire la science ?

{e u g e n e}, « Branch », 22.02.2011, Flickr (licence Creative Commons).

Le présent article envisage l’interdisciplinarité sous ses différents chefs. Après avoir cerné brièvement ce que recouvre cette notion en vogue de nos jours, on cherchera à montrer qu’une telle entreprise visant à tempérer la spécialisation à l’œuvre en science et en sciences sociales n’a rien d’inédit. La sociologie, par exemple, s’évertue depuis sa naissance à envisager son objet, le social, sous le feu croisé de connaissances en pointe avec ces autres disciplines que représentent l’anthropologie, l’économie et la science politique. Qu’est-ce donc plus précisément que l’interdisciplinarité ? Le mot, on le sait, désigne aujourd’hui la combinaison des connaissances requises pour pouvoir rendre raison des objets à connaître dans leur complexité. L’interdisciplinarité peut, sur son élan, s’étendre à des connaissances autres que scientifiques en cherchant à lier la science à l’art ou à la littérature, par exemple. Or, si l’objectif semble au premier abord louable, l’interdisciplinarité ne manque pas d’être décriée à bien des égards : vouloir orchestrer des connaissances formulées sur différents registres ne va pas de soi et peut prêter à des impostures intellectuelles, qui font douter de sa pertinence dans l’orbite scientifique. Les prochaines pages cherchent à montrer qu’en toute hypothèse, l’interdisciplinarité, bien qu’opportune, outrepasse la visée de la science et qu’il paraît de fait vain de penser qu’elle puisse y donner acte.

Qu’est-ce que l’interdisciplinarité ?

L’interdisciplinarité se fait mot d’ordre dans l’orbite universitaire, tant pour ce qui a trait à l’enseignement qu’à la recherche. En effet, on y voit fleurir des programmes de formation et de recherche qui s’emploient, tant bien que mal, à combiner — voire à fusionner — l’une et l’autre disciplines qui depuis longtemps trouvent leur droit à l’université. La vogue se manifeste avec éclat en sciences sociales, mais touche également les sciences exactes, comme celles associées aux nanotechnologies. L’interdisciplinarité serait de mise afin d’atténuer la spécialisation des savoirs. Elle serait requise d’office afin de pouvoir expliquer les objets qu’on cherche à connaître dans leur complexité. En effet, ce que toute science prend pour objet correspond en réalité à des phénomènes composés d’éléments de divers ordres qui, liés en réalité de façon inextricable, doivent être globalement pris en compte afin de pouvoir en rendre raison et de les envisager en termes pratiques.

L’interdisciplinarité a, dans cette voie, gagné du galon dans les murs de l’université quand celle-ci a été plus ou moins contrainte de résoudre des problèmes ou de remédier à des situations devenues intolérables, telles que la délinquance juvénile ou le réchauffement climatique, pour ne citer que deux exemples. L’État s’est notamment chargé de rappeler aux chercheurs que leurs travaux doivent dans ces cas être utiles et avoir des retombées pratiques. Sur le coup de cette injonction, devenue pressante depuis une trentaine d’années, l’analyse des développements fulgurants de la science et de la technique, en passe d’être la principale force productive de la société (Habermas, 1973), s’élabore au prisme de la science économique, de la sociologie, de la science politique et de l’anthropologie, qui ont engendré à leur marge les Cultural Studies ou les Science Studies. Les nanotechnologies, par exemple, s’expliquent également par le concert des savoirs produits notamment par l’optique, la biologie, la mécanique, afin de pouvoir tirer bénéfice de chacune de ces disciplines. Ces exemples pourraient être multipliés à dessein afin de montrer combien l’interdisciplinarité fait tache d’huile (voir Laflamme, 2011).

La sociologie comme exemple de l’interdisciplinarité.

Bref, l’interdisciplinarité apparaît requise d’office. L’enseignement universitaire est, comme au Québec, de plus en plus décloisonné et ouvert aux disciplines considérées comme étant en marge de celles jadis réputées aptes à expliquer leur objet. Si, en simplifiant à outrance, l’anthropologie se chargeait à une certaine époque d’éclairer la culture, tandis que l’économie et la politique se révélaient l’affaire particulière des économistes et des politologues patentés, cette conception semble désormais révolue à bien des égards. L’anthropologie ne constitue plus la seule voie pour expliquer la culture, maintenant devenue l’objet d’une foule d’approches, comme les théories de la communication, la psychologie cognitive ou la médiologie, sans oublier les Cultural Studies qui s’emploient à combiner différentes disciplines.

Toutefois, la sociologie se distingue depuis toujours par sa volonté d’envisager sous un seul chef ce qui fait l’objet d’autres disciplines, comme la science économique, la science politique et l’anthropologie. Le social résulte en effet du mélange de la culture, de l’économie et de la politique, pour être bref. Par conséquent, la sociologie paraît empiéter sur le terrain de ses disciplines voisines afin de déterminer son objet et fonder la légitimité des connaissances qu’elle produit. À son époque, Durkheim ne se faisait pas faute de nommer « sociologie » la science qui fédère d’office les « différentes sciences spéciales, économie, politique, histoire comparée du droit, démographie, politique, géographie qui ont été jusqu’à présent conçues et appliquées comme si chacun formait un tout indépendant » (Durkheim, 1975, p. 32), alors qu’au contraire, comme il le note avec emphase, « les faits dont elles s’occupent ne sont que les diverses manifestations d’une même activité, l’activité collective » (ibid.). Dans son esprit, nulle hésitation à vouloir faire de ces sciences « des branches d’une science unique qui les englobe toutes » (ibid.) et s’obliger à penser qu’« à partir de là, il n’est plus possible de cultiver l’une d’entre elles en restant étranger aux autres ; parce que les faits qu’elles étudient respectivement s’entrelacent, telles les fonctions d’un même organisme, et sont étroitement liés les uns aux autres » (ibid.).

Simmel constate pour sa part que

pour avoir un sens défini, la sociologie doit chercher son [objet], non dans la matière de la vie sociale, mais dans sa forme ; et c’est cette forme qui donne leur caractère social à tous ces faits dont s’occupent les sciences particulières. C’est sur cette considération abstraite des formes sociales que repose tout le droit que la sociologie a d’exister ; c’est ainsi que la géométrie doit son existence à la possibilité d’abstraire, des choses matérielles, leurs formes spatiales. (Simmel, 1981, p. 91)

Il se fait fort d’affirmer dans cette voie que l’objet de la sociologie outrepasse l’objet de ces autres disciplines que sont l’économie et l’anthropologie en ce qu’il englobe les propriétés d’ensemble de la vie sociale, surgies de la combinaison de l’économie, de la politique et de la culture. Sous cette optique, la sociologie embrasse l’ensemble des propriétés de la vie sociale qui, soudées l’une à l’autre, forment l’objet qu’elle se doit d’expliquer comme en tir groupé.

Simmel compare à cet égard la sociologie et la géométrie, laquelle, on l’a vu, doit « son existence à la possibilité d’abstraire des choses matérielles leurs formes spatiales » (Simmel, 1981, p. 164). La sociologie, quant à elle, doit s’appliquer à abstraire inductivement les « formes d’associations » (ibid.) de leurs « contenus » (ibid.), correspondant à la « matière de la vie sociale » (Simmel, 1981, p. 91), si elle veut être plus et autre chose qu’« un nom général pour la totalité des sciences humaines » (Simmel, 1981, p. 164) et s’afficher en tant que science ou discipline spéciale. Cette matière se révèle forcément de nature économique, politique ou culturelle — pour se limiter à ces trois aspects de la vie sociale. Dans cette perspective, Simmel note que

la sociologie, en tant que science particulière, pourrait trouver son objet particulier simplement en disposant selon une ligne nouvelle des faits déjà parfaitement connus en tant que tels — sauf que jusque-là, ils n’auraient pas subi l’effet de ce concept, qui fait comprendre que l’aspect des choses correspondant à cette ligne est commun à toutes. (Simmel, 1981, p. 164)

et

si l’on veut que la sociologie existe comme science particulière, il faut donc que le concept de société en tant que tel, ne se contentant pas de rassembler extérieurement ces phénomènes, soumette les données socio-historiques à une abstraction et à une réorganisation nouvelles, de telle sorte que certaines de leurs déterminations, qui jusque-là n’avaient été considérées que dans de multiples autres combinaisons, soient reconnues comme allant ensemble et donc comme objets d’une seule science. (Simmel, 1999, pp. 42-43)

La sociologie de Durkheim et Simmel peut donc faire office d’exemple pour concevoir les entreprises susceptibles de donner corps à l’interdisciplinarité. Dans ce cas, l’articulation de différentes disciplines a apporté le surcroît de connaissances nécessaires en vue d’expliquer le « caractère social » des faits, pour reprendre les mots de Simmel. Plus tard, sous l’égide de l’École de Chicago (Chapoulie, 2001), la sociologie américaine verra naître le travail social et la criminologie, deux disciplines qui, combinant sociologie et psychologie, ethnologie et philosophie pragmatique, se révéleront d’office interdisciplinaires, comme le sont aujourd’hui les Cultural Studies ou les Science Studies.

L’interdisciplinarité, imposture intellectuelle ?

Or, ces dernières entreprises sont aujourd’hui décriées et jugées frauduleuses. La critique des Science Studies au motif d’impostures intellectuelles (Sokal et Bricmont, 1997 ; Sokal, 2005) jette un doute sur la pertinence et la fécondité des théories sociologiques destinées à expliquer le développement des sciences dans les termes de certaines notions de la physique ou de la théorie des catastrophes « mal digérées et utilisées hors de leur contexte » (Sokal et Bricmont, 1997, p. 18). D’autre part, les théories en question s’élaborent aux yeux de Bouveresse (1999) sous le mode de l’analogie, laquelle efface les différences irréductibles entre les disciplines enrôlées dans l’explication interdisciplinaire. La volonté de combiner différentes disciplines semble en effet faire peu de cas des différentes conceptions élaborées sur l’objet à expliquer et de l’optique développée à cette fin, en fonction même de la façon dont ce dernier se conçoit en termes de concepts et de méthodes. En d’autres mots, elle fait fi à bien des égards du découpage de la réalité qu’opère chaque discipline, et ce afin de pouvoir en rendre compte sous sa propre perspective et ainsi de produire différentes connaissances qui éclairent cette réalité sous différents angles. Bref, l’interdisciplinarité soulève des questions qu’on aurait tort de négliger afin de se plier de bonne grâce à l’injonction, en vigueur de nos jours, de battre en brèche la spécialisation en science, jugée néfaste, à tort ou à raison [1].

L’interdisciplinarité dont les Science Studies donnent l’exemple vient d’abord mettre en cause la science conçue en termes épistémologiques comme connaissance par objet et par concept. En bref, selon Gilles-Gaston Granger, la science cherche à transposer la « réalité » — toute réalité — sous la forme d’un objet ouvert à la manipulation susceptible de l’expliquer au moyen de concepts capables d’en produire une représentation grâce à laquelle il devient alors possible d’en avoir « un contact précis et pénétrant » (Granger, 1986, p. 120) du fait qu’elle se forme sous le mode de l’abstraction.

Sous ce chef, la science, contrairement à l’interdisciplinarité à laquelle on veut l’associer, s’emploie délibérément à réduire la complexité de ce qu’elle étudie afin d’avoir un « contact précis et pénétrant » avec son objet. Voilà ce qu’est la visée de la science et force est de constater qu’elle s’oppose à ce qui donne sa raison d’être à l’interdisciplinarité : produire une vue large en s’employant à fondre différentes disciplines. En d’autres mots, la réduction qu’opère la science lui donne sa force et sa précision. Sous ce chef, réduire ne signifie en rien fragmenter outrancièrement l’objet, mais l’envisager partiellement afin de pouvoir le percer à jour et être parfaitement conscient d’en produire une vue partielle, mais précise. En d’autres termes, la science ne cherche pas à expliquer globalement, comme le veut l’interdisciplinarité, mais à réduire la réalité sous forme d’objets qu’elle distingue, afin de pouvoir les expliquer précisément et d’apporter ainsi des connaissances pointues sur la réalité envisagée de cette manière.

Le physicien Étienne Klein note à ce sujet que réduire en science se révèle d’entrée de jeu comme la « condition de sa fulgurante efficacité : c’est parce qu’elle n’embrasse pas toutes choses que la science étreint bien et devient féconde » (Klein, 2008, p. 52). Il semble donc abusif de penser que l’interdisciplinarité relève de la science même, puisque fusionner les disciplines apparaît étranger à sa visée, c’est-à-dire à l’objectif qui anime communément l’une et l’autre entreprises grâce auxquelles se forment les connaissances scientifiques.

La science se veut d’autre part une connaissance par concept, c’est-à-dire une connaissance fondée sur des symboles, des signes et des mots, qui seront combinés et auxquels seront associées les charges opératoires requises pour représenter ce que la science prend pour objet. Or, ces charges opératoires sont d’emblée déterminées afin de pouvoir envisager l’objet en vertu de la réduction de la réalité qu’opère chaque discipline pour donner corps à la connaissance produite en son nom. La notion de culture se conçoit par exemple fort différemment en anthropologie et en sociologie. Les manières d’être, de penser et d’agir génératrices de comportements stéréotypés, chères aux anthropologues, se conçoivent en parallèle aux préférences et aux pratiques culturelles qui donnent leurs traits à la notion de culture en sociologie.

L’objet propre à chaque discipline vient donc filtrer les sens conférés aux mots ou aux signes qui font office de notions ou de concepts sous leurs égides respectives. En effet, l’une et l’autre disciplines cherchent à associer, voire à indexer (Passeron, 1991) ces notions ou concepts à un sens, lequel reflète immanquablement ce que chacune prend pour objet et cherche à expliquer. Ce sens, univoque et maintenu constant, se conçoit dans l’intention de former les opérations requises pour représenter l’objet sous l’optique spécifique à chacune des disciplines. Sur cette base, celle de notions spécifiquement déterminées, elles peuvent donc concevoir de leur propre chef la perspective sous laquelle chacune d’elles entend percer à jour l’objet qu’elles s’emploient à expliquer sous leur propre éclairage. L’entreprise se conçoit graphiquement comme suit :

Figure 1 : Objet, concepts et discipline. L’exemple de la sociologie.

Sur ce registre, chaque discipline « possède le degré le plus élevé d’indépendance par rapport à la forme qui peut être choisie pour exprimer ce qu’elle conçoit comme objet » (Bouveresse, 2008, p. 68). Bref, elle peut déterminer singulièrement l’objet à expliquer et, grâce aux concepts qui lui deviennent propres, s’évertuer à le représenter sous l’optique la plus propice et la plus féconde pour produire un éclairage particulier susceptible d’enrichir les connaissances élaborées pour en rendre raison.

Toutefois, la théorie que forment les concepts peut rendre aveugle en découpant à outrance ce qui est pris pour objet ou en le concevant de manière à ce qu’il soit imperméable à toute explication extensive ou englobante. Pour être bref, les concepts deviennent alors des moyens de connaissance si pointus qu’ils font de leurs utilisateurs des chercheurs incapables de communiquer avec d’autres interlocuteurs. Selon Bernard Lahire, nombre de concepts sociologiques « empêchent en fin de compte de voir les interdépendances, les interpénétrations, les circulations ou les transformations des microcosmes » (Lahire, 2012, p. 342). La sociologie, dérogeant aux leçons des maîtres comme Durkheim et Simmel, formule sur cette base des théories qui, loin d’exhiber les formes collectives ou sociales de l’économie, de la politique ou de la culture, contribuent au contraire à produire en série l’homo œconomicus, l’homo civilis ou l’homo linguisticus [2] sans véritablement chercher à envisager les traits communs de ces trois figures. Les concepts rendraient donc impossibles les «interpénétrations», pour reprendre l’expression de Lahire.

L’interdisciplinarité comme lien entre science, art et autres formes de connaissance.

De ce fait, faute de trouver son droit véritable en science, du fait que cette dernière correspond à une connaissance par objet et par concept, l’interdisciplinarité, conçue comme interpénétration des connaissances, trouve son éclat par-delà les disciplines scientifiques proprement dites en voulant lier des connaissances produites sous différentes formes, celles de la science et de l’art par exemple. Sous l’égide des nano-images [3], l’interdisciplinarité se manifeste pertinemment en voulant représenter les objets grâce à des effets visuels conçus — avec une pointe d’exagération — comme des interventions purement « esthétiques » jetant ainsi un pont entre science et art. En effet, dans ce domaine, les représentations se créent au moyen d’images surgies de l’imagination fertile capable de faire comprendre des objets impossibles à illustrer du fait que, en raison de leurs dimensions infinitésimales, elles échappent à l’œil et à la raison graphique.

Les historiens de la science rappellent à bon droit que cela n’est en rien nouveau. Les expériences hydrauliques de Léonard de Vinci « relevaient aussi bien de l’art que de la science, au point de rendre cette distinction superflue » (Daston et Galison, 2012, p. 462). À cette époque, l’art paraissait être d’un grand secours à la science afin de pouvoir représenter les objets que cette dernière voulait faire comprendre. L’objectivité strictement conçue dans les termes de la mécanique et de l’impartialité a cependant tôt fait de les opposer et de les percevoir de part et d’autre comme des adversaires. L’épistémologie contemporaine (Granger, 1998, pp. 181-199) est toutefois venue tempérer cette rivalité en s’efforçant de montrer que l’art et la science obéissent en définitive à des visées différentes, mais nullement contraires. L’art cherche par définition à représenter en une œuvre dans laquelle tout ce qui entre dans sa production disparaît et n’apparaît que sous ses effets esthétiques tandis que la science cherche à représenter de manière à prendre en compte exactement et explicitement la façon dont se conçoit l’objet dont elle entend rendre raison.

Sous ce jour, la science n’est certainement pas imperméable à l’art. Il n’en demeure pas moins que, sous l’égide de la science, l’art se trouve immédiatement enrégimenté par l’intention de représenter exactement afin d’avoir un contact précis et pénétrant des objets qu’elle cherche à expliquer. L’art peut fort bien offrir ses services pour parvenir à cette fin comme dans le cas des nano-images. L’interdisciplinarité accuse ici toute sa relativité en un sens tout à fait positif. L’art n’est en effet nullement invité à se substituer à la science et à la visée dont elle se fait forte, celle de représenter exactement afin de pouvoir expliquer. Inversement, la science ne cherche d’aucune façon à travestir ou à coloniser l’art en voulant lui faire jouer un rôle subalterne qui contribuerait à ruiner sa pertinence. Bref, l’exercice de combiner l’art et la science se plie à l’intention première de cette dernière qu’est « réduire » ce qu’elle cherche à connaître grâce à une représentation capable de faire comprendre, au moyen de connaissances formulées en théorie, ce que signifie expliquer.

La science, une connaissance impérieuse ?

La science formule donc des connaissances forcément « réductrices », mais utiles pour avoir avec ce qu’elle prend pour objet un contact précis et pénétrant. Ses artisans peuvent croire que l’explication produite sous l’égide de leur discipline vaut sésame, estimant que la connaissance explicative élaborée en son sein suffit à rendre raison de l’objet dans toute sa complexité. Ils se méprennent [4] et, maintes fois, sont forcés de reconnaître les limites de leurs explications, notamment lorsqu’il s’agit de remédier à des problèmes pratiques dont la solution vient révéler la réduction qu’opère chacune des disciplines associées à la science.

Vouloir envisager la réalité sous l’un et l’autre éclairages produits par chacune des sciences est alors très certainement opportun. L’interdisciplinarité trouve à ce stade sa pertinence, d’autant plus lorsqu’il s’agit de remédier à des problèmes ou d’envisager des situations sous un angle pratique. L’articulation des connaissances produites en sciences, exactes ou sociales, devient ici nécessaire et exige d’outrepasser les découpages disciplinaires. Le dialogue instauré permet d’intervenir de manière concrète à la lumière des différentes connaissances scientifiques rassemblées sur cette base. L’intervention bénéficie alors des différents éclairages produits par chacune des disciplines convoquées et requiert à cet effet « l’aptitude à contextualiser et à globaliser les savoirs qui [ici] devient un impératif » (Morin, 1999b, p. 27).

Des exemples ? L’intervention des pouvoirs publics pour remédier à la violence et à la délinquance de certains jeunes implique l’articulation de théories issues à la fois de la sociologie des inégalités sociales, de la psychologie et de la neuropsychologie, dont la combinaison engendre « l’aptitude à contextualiser et à globaliser les savoirs » afin d’être en mesure d’agir. Il en est de même quand les gouvernements nationaux, obligés de parer au réchauffement du climat, doivent notamment faire appel aux climatologues pour dresser l’état des lieux, mais également aux sociologues pour savoir comment modifier les modes de vie fondés sur les énergies fossiles et aux politologues capables d’orienter le jeu politique indispensable pour rallier les parties en présence. Les exemples sont légion sur le sujet et montrent avec emphase la nécessité de « contextualiser et [de] globaliser » les connaissances afin de pouvoir intervenir sur le plan pratique.

Toutefois, on le sait d’expérience, l’exercice n’a rien de simple. Ce n’est pas une mince tâche que de combiner les explications formulées par différentes disciplines, et il faudra d’abord prendre acte des réductions que chacune opère afin d’envisager la réalité, comme son objet, au moyen de ses propres concepts ; il s’agira ensuite d’établir un dialogue fécond entre les connaissances produites par ces différentes disciplines. En l’absence d’une méthode interdisciplinaire (Resweber, 1981) digne de ce nom, c’est-à-dire d’opérations et de règles parfaitement et univoquement réglées à cette fin, la traduction des connaissances acquises sous différents chefs s’établit au fil des analogies et des homologies en jeu que les philosophes peuvent bien mieux interpréter que leurs propres auteurs. La philosophie, ayant pour vocation d’« interpréter les significations des œuvres humaines » (Granger, 1988, p. 19), peut sans conteste déchiffrer le sens, pour ne pas dire la visée, que sous-tendent les connaissances produites sous différentes enseignes afin de pouvoir les lier dans le but d’enrichir le savoir commun, mais également de pouvoir, sur leur base, remédier aux ratés de l’expérience pratique vécue à l’échelle individuelle ou collective.

L’interdisciplinarité outrepasse donc les disciplines de la science mue par la visée de réduire la réalité en objet utile pour en avoir le « contact précis et pénétrant » requis pour pouvoir l’expliquer sur la base d’une représentation formée par concepts. Elle trouve son fait quand il s’agit de concevoir les connaissances sur le plan pratique en cherchant à trouver des solutions ou des remèdes par-delà les explications produites par différentes disciplines entre lesquelles on veut tisser un fil d’Ariane à cette fin.

Dans ce contexte, il paraît même opportun d’élargir les connaissances requises à cet effet à celles issues par exemple de la littérature. Selon Italo Calvino, contrairement à la science,

la littérature ne peut vivre que si on lui assigne des objectifs démesurés, voire impossibles à atteindre… Depuis que la science se défie des explications générales, comme des solutions autres que sectorielles et spécialisées, la littérature doit relever un grand défi et apprendre à nouer ensemble les divers savoirs, les divers codes, pour élaborer une vision du monde plurielle et complexe. (Calvino, 1989, p. 179)

La littérature conçue dans cette voie fait office de vecteur d’interdisciplinarité et ses prérogatives en la matière semblent supérieures à celles de l’une et l’autre disciplines qui donnent leur visage à la science. La littérature semble en effet convoquer le concert des connaissances, incluant celles produites en science, afin de pouvoir faire état du monde dans sa complexité.

L’interdisciplinarité à l’ère du Web.

Force est toutefois de noter en dernier lieu que, par-delà la littérature, l’expérience pratique du monde aujourd’hui complexe requiert plus que jamais, pour qu’on puisse la comprendre, de mobiliser toutes les connaissances en vigueur dans la société, lesquelles se propagent désormais rapidement et à une large échelle grâce à des moyens comme le Web. Ainsi, les connaissances scientifiques ne circulent plus en vase clos, ni dans les cercles fermés des spécialistes. Elles croisent les explications élaborées par l’une et l’autre disciplines associées, de près ou de loin, à la science, en plus de s’affronter aux connaissances conçues notamment sous les couleurs de la littérature, de la philosophie, du journalisme ou de la culture de masse qu’elles peuvent nuancer, enrichir ou contredire. L’interdisciplinarité, on le constate, trouve donc son fait bien au-delà du cénacle des savants désireux de neutraliser la spécialisation à outrance des explications scientifiques. Le monde complexe lui donne son droit et sa pertinence en rappelant que l’une et l’autre connaissances scientifiques ne sauraient suffire pour l’expliquer en termes d’objet et de concept. Vouloir le comprendre afin de pouvoir agir sur lui requiert maintenant le cumul des savoirs nés des différentes formes de connaissance que représentent parmi d’autres la science et la littérature. Or, sans vouloir jeter l’anathème sur l’interdisciplinarité ni sur le Web, l’exercice pratique destiné à connaître un sujet donné sous différents éclairages présente nombre de difficultés, ce dont témoigne de nos jours Wikipédia.

Cette encyclopédie numérique, au succès inégalé, on le sait, a d’abord été sujette à procès au motif que les connaissances qu’elle offre gratuitement en partage se formulent sous le signe de l’improvisation et de l’inexactitude, étant le fait d’amateurs qui, à visage caché, se substituent aux chercheurs réputés et aux experts. L’attaque en règle, menée tambour battant par des auteurs comme Andrew Keen (2007) et Nicholas Carr (2010), concerne davantage la probité des auteurs des rubriques composant Wikipédia que l’interdisciplinarité à l’œuvre sous son égide. Le mélange des savoirs tous azimuts dans des notices souvent rédigées par des novices peut effectivement produire en toute bonne foi des connaissances incongrues ou carrément fausses. Les responsables de l’entreprise ont bien voulu rectifier le tir et vérifient dorénavant la validité des connaissances exposées dans ses pages.

Selon toute vraisemblance, sous cette surveillance experte, l’interdisciplinarité trouvera grâce chez les usagers de Wikipédia puisqu’ils pourront en toute confiance naviguer de connaissance en connaissance en franchissant sans crier gare les frontières des disciplines et celles qui distinguent les différents domaines du savoir. Toutefois, y compris dans ces conditions, l’acquisition des connaissances sous le signe de l’interdisciplinarité à laquelle Wikipédia donne acte n’est pas sans péril, comme le décrit Umberto Eco sur la base d’une expérience personnelle que tout un chacun peut connaître :

L’été dernier, j’étais à la campagne sans ma bibliothèque et j’avais besoin de renseignements sur Emmanuel Kant. J’ai activé le Web, et j’ai trouvé une quantité incroyable d’informations sur mon philosophe. Puisque j’ai une bonne culture philosophique, j’ai été capable d’éliminer les farfelus, les fanatiques […] et peu à peu j’ai pu sélectionner, disons, les dix sites qui donnent une information valable. Mais je suis pour ainsi dire un spécialiste […] Alors pour les autres qui cherchent sur le Web ce qu’il faut savoir sur Emmanuel Kant, que se passe-t-il ? Ils sont certainement plus perdus que le gosse d’un petit village qui ne trouve chez le curé qu’une vieille histoire de la philosophie écrite par un jésuite du XVIIIe siècle. (David et al., 1998, p. 263).

La spécialisation amène à constater combien naviguer d’un domaine à un autre ou d’une discipline à une autre se révèle une entreprise périlleuse faute d’avoir une maîtrise pointue en la matière.

Il faut pour conclure se garder d’affirmer que l’interdisciplinarité vient somme toute brouiller les cartes sur le plan de la connaissance. L’exercice, on l’a dit et répété, est tout à fait légitime pour lier les connaissances produites sous diverses formes dans l’orbite sociale. Si elle se révèle sans nul doute propice et féconde, l’interdisciplinarité ne relève toutefois pas de l’activité scientifique proprement dite. Il vaut mieux penser, selon nous, que les philosophes, mieux que quiconque, peuvent prêter main-forte pour jeter des ponts entre des connaissances apparemment sans rapport (voir Rousseaux, 2006). Faute de pouvoir unir les connaissances les unes aux autres sous le mode de méthodes, au sens qu’a ce mot en science, celui de « moyens et d’opérations parfaitement et univoquement définis et réglés à l’image du calcul » (Granger, 1988, p. 13), il faut se fier à l’art d’interpréter pratiqué notamment par les philosophes pour parvenir à cette fin.

L’interdisciplinarité, on l’a vu, trouve son droit lorsque les explications issues des différentes disciplines tombent en panne pour trouver solution aux problèmes surgis de l’expérience pratique vécue sur les plans individuel ou collectif. La nécessité d’y remédier impose alors de neutraliser temporairement ou de suspendre momentanément la spécialisation à l’œuvre dans la connaissance scientifique et les distinctions qui donnent leurs traits aux diverses formes de connaissance qui, à l’instar de la littérature, permettent de comprendre sur le vif le monde dans lequel évolue tout un chacun, monde plus que jamais complexe.

Résumé

Le présent article envisage l’interdisciplinarité sous ses principaux aspects. Après avoir cerné brièvement ce que recouvre cette notion en vogue de nos jours, on cherchera à montrer que cette entreprise susceptible de tempérer la spécialisation à l’œuvre en science et en sciences sociales n’a rien d’inédit et représente somme toute un exercice périlleux, comme l’ont montré à leur époque Durkheim et Simmel à propos de la sociologie. L’interdisciplinarité déroge en effet de la conception de la science selon laquelle celle-ci correspond à une connaissance par objet et par concept qui, de ce fait, requiert la réduction de ce qu’elle cherche à connaître et la spécialisation du savoir qu’elle produit dans cette voie. La sociologie sert ici de toile de fond afin de nuancer l’interdisciplinarité à l’œuvre notamment dans les Cultural Studies, considérées, à tort ou à raison, comme des impostures intellectuelles. L’interdisciplinarité à l’ère du Web et de la culture Wikipédia est finalement envisagée pour pouvoir illustrer les difficultés qu’elle pose sur le plan pratique et auxquelles l’art de l’interprétation de la philosophie remédie quand il s’agit de combiner des connaissances produites sous différents chefs, comme celles formulées au nom de la science.

Bibliographie

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—,  La tête bien faite, Paris, coll. L’histoire immédiate, Seuil, 1999b.

Jean-Claude Passeron, Le raisonnement sociologique, Paris, Nathan, 1991.

Jean-Paul Resweber, La méthode interdisciplinaire, Paris, coll. Croisées, Presses Universitaires de France, 1981.

Francis Rousseaux, « La collection, un lieu privilégié pour penser ensemble singularité et synthèse» in EspacesTemps.net, 2006.

Georg Simmel, Sociologie. Études sur les formes de la socialisation, Paris, coll. Sociologies, Presses Universitaires de France, 1999.

—, Sociologie et épistémologie, Paris, Presses Universitaires de France, 1981.

Alan Sokal, Pseudosciences & postmodernisme, Paris, Odile Jacob, 2005.

Alan Sokal et Jean Bricmont, Impostures intellectuelles, Paris, Odile Jacob, 1997.

Notes

[1] Comme l’affirme Edgar Morin qui, au terme des travaux de la commission qu’il a présidé sur le sujet, constate « l’inadéquation de plus en plus ample, profonde et grave entre d’une part un savoir fragmenté en éléments disjoints et compartimentés dans les disciplines scientifiques, d’autre part des réalités multidimensionnelles, globales, transnationales, planétaires et des problèmes de plus en plus transversaux, polydisciplinaires, voire transdisciplinaires » (Morin, 1999a, p. 8).

[2] Auxquels on peut ajouter en vrac l’homo juridicus, l’homo religiosus, l’homo aestheticus etc., qui, sous l’égide des associations de sociologues, ont généré autant de comités de recherche ou de groupes de travail évoluant en parallèle tant ils font la sourde oreille aux activités des autres.

[3] Des images produites aussi bien à l’intérieur qu’à l’extérieur de l’espace réel, c’est-à-dire dans les espaces mathématiques. Les nano-images correspondent également à une présentation visuelle capable de représenter certes, mais qui « devient également partie intégrante de la fabrication de nouveaux dispositifs » (Daston et Galison, 2012, p. 441).

[4] Par exemple, Pierre Bourdieu a été maintes fois accusé de « sociologisme » du fait qu’à le lire, on a souvent le sentiment que pour lui la sociologie seule suffit pour expliquer le « monde social », sans besoin de connaître les explications produites par les autres sciences sociales (voir Bourricaud, 1975).

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