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Résumé | Bibliographie | Notes

Sérendipité.

Le nouveau monde urbain a-t-il sa nouvelle sociologie ?

Michel Bassand, Vincent Kaufmann, Dominique Joye (dir.), Enjeux de la sociologie urbaine, 2007.

Image1À l’instar de Chicago qui est devenue célèbre dans le champ des sciences sociales pour avoir abrité deux fameuses écoles (l’une en sociologie urbaine, l’autre en économie), Lausanne serait-elle en passe d’être reconnue non seulement pour son « école » d’économie (Walras, Pareto) mais également pour une seconde école, cette fois de sociologie urbaine ? Telle est la question que l’on peut se poser à la lecture de cette seconde édition, plus volumineuse que la première, de l’ouvrage collectif Enjeux de la sociologie urbaine, publié sous la direction de trois professeurs lausannois, Michel Bassand, Vincent Kaufmann et Dominique Joye. Ce bel ouvrage présente en effet, au travers de sieze chapitres, un panorama des problématiques qui animent actuellement la recherche dans le domaine de la sociologie urbaine francophone. Bien qu’un tiers de ses contributeurs soient attachés à une institution lausannoise, ne pourrait-on pas cependant voir dans cet ouvrage le produit, plutôt que d’une « école de Lausanne », d’une sociologie urbaine suisse, dans la mesure où onze des dix-huit contributeurs exercent leurs fonctions dans des établissements suisses, tant francophones qu’alémaniques (cinq autres auteurs sont Français, et deux autres sont Belges) ? Une réponse intéressante ne peut cependant provenir du seul décompte des nationalités et des affiliations des auteurs, mais doit prendre en considération le contenu de l’ouvrage, et tenter d’en évaluer l’originalité ainsi que la cohérence, ou du moins la convergence interne.

L’ouvrage est organisé en quatre parties, traitant respectivement des dynamiques métropolitaines, des mobilités, des fragmentations urbaines et des politiques de la ville. On y trouve traités des objets aussi variés que les réseaux de migrants, l’engagement local, les facteurs urbains d’innovation économique, la politique sportive locale, les quartiers « sensibles », les gangs des métropoles sud-américaines, les mobilités pendulaires et la sociologie du transport, les cadres sociaux de l’espace-temps, la pratique du « squat », etc. À considérer la multitude de ces terrains, que nous ne détaillerons pas plus ici, on pourrait penser que les « enjeux de la sociologie urbaine » sont en voie de multiplication et que, pour se renouveler, la discipline devrait se montrer moins attentive à ses objets classiques qu’aux « espèces en voie d’apparition » dans le monde urbain (p. 64). Ainsi, au-delà de leur diversité thématique et stylistique, l’ensemble des contributions de l’ouvrage partagent cette idée, évoquée dès l’introduction : « l’urbain d’aujourd’hui est quelque chose de nouveau » (p. 6) et dans la conclusion : « une nouvelle structuration du territoire est née » (p. 405). Pour les auteurs, il ne s’agit là ni d’un postulat, ni d’une hypothèse, mais bien d’un « constat général qui n’est plus guère controversé en sciences sociales » (ibid.). L’enjeu de la sociologie urbaine contemporaine se situerait alors dans l’identification de la substance même de ce nouveau « règne » et de cette nouvelle « ère » et dans la description et l’interprétation de leurs différentes manifestations, différenciations et contours. Ce qui inviterait cette sociologie à « repenser ses objets, ses catégories d’analyse et ses méthodes » (p. 406). Qu’est-ce que cet ouvrage nous propose alors sur chacun de ces points ? Dans quelle mesure renouvelle-t-il la sociologie urbaine, puisqu’il s’agit là d’une de ses ambitions fortes ?

Du côté des objets « nouveaux », le plus imposant est la mobilité. « Dimension largement oubliée par la sociologie urbaine jusqu’à une période récente » (p. 407), la mobilité reçoit ici une attention toute particulière. C’est elle qui fonderait les dynamiques urbaines contemporaines et caractériserait le nouveau règne de l’urbain. C’est probablement là la thèse la plus novatrice, la plus argumentée et la plus illustrée de l’ouvrage. On retiendra ainsi de la lecture de porter l’attention sur des objets comme ceux de potentiels de mobilité (la motilité [1]) tout autant que sur les comportements de déplacement, sur les collectifs mobiles tout autant que sur les individus mobiles, sur le rapport entre attachement et détachement par rapport aux réalités « locales », etc. L’enjeu, pour la sociologie urbaine, à développer un appareil théorique et méthodologique susceptible d’appréhender la mobilité, n’est rien moins, en effet, que de se rendre capable de penser sociologiquement « le passage d’un espace-temps prenant appui sur la distance à un espace-temps prenant appui sur la vitesse » (p. 172). L’enthousiasme intellectuel et empirique pour les phénomènes de mobilité ne doit cependant pas laisser penser que cette perspective soit sans écueils, écueils que l’ouvrage n’évite d’ailleurs pas entièrement. Ainsi, l’attention quasiment exclusive portée par la sociologie du vingtième siècle à la mobilité sociale, au détriment des phénomènes de mobilité spatiale, ne devrait pas se voir simplement renversée. Certes, l’ouvrage insiste sur la persistance, au-delà des discours et des comportements de fluidification de la société, des phénomènes de différenciation et de ségrégation sociale ; il n’en reste pas moins qu’on peut se demander si les blocages en matière de mobilité sociale peuvent être attribués principalement à des différentiels de mobilité spatiale (comme dans le cas des quartiers « sensibles »), et surtout si cette prégnance de la « forme organisante », entendue comme « ouverture aux opportunités » (Montulet), revêt bien, partout et pour tous, la même signification. Au seul titre d’exemple, la « mobilité » du barrio, évoquée par Pedrazzini, peut-elle être assimilée à la « mobilité » des cadres de la Silicon Valley dont parle Voyé, ou à celles de pendulaires européens dont parlent Kaufmann ou Bühlmann ? Même si, effectivement, on peut lire dans ces différents cas des comportements en termes d’ouverture aux opportunités, il semble patent que les causes de ces comportements, et à tout le moins les horizons des acteurs, sont difficilement assimilables. La démonstration, en tous les cas, n’est pas produite. Mais sans doute est-ce là un second écueil potentiel, que l’ouvrage n’évite pas entièrement : celui par lequel tout phénomène peut être lu en terme de mobilité, ce qui ferait dire que la mobilité est partout et explique tout. Sans doute la profusion des acceptions de la notion au sein même de l’ouvrage laisse peu de choix aux auteurs de la conclusion générale, si ce n’est celui de l’identification d’un objet générique (« les capacités de mobilité des acteurs ») qui, s’il est postulé « constitutif de l’urbain », mériterait d’être non pas tant complexifié (ce que fait l’ouvrage), mais différencié par rapport à ce qui ne serait pas mobilité. Ceci permettrait peut-être de retrouver et d’actualiser des intuitions comme celle de McKenzie qui, dès 1926, distinguait mobilité et fluidité (la première désignant des phénomènes ayant un impact transformateur sur l’état du système social, la seconde désignant des comportements de déplacement au sein d’un système stabilisé), c’est-à-dire donnait un statut différent aux processus sociaux et aux comportements sociaux, ce qui exige bien sûr d’expliciter la théorie sociale générale qui fonde leur pertinence et leur statut respectifs (pour McKenzie, il s’agissait de l’écologie humaine). Or, nous y reviendrons, c’est peut-être ce qui manque le plus à l’ouvrage.

Autre objet de la sociologie urbaine renouvelée : les espaces marginalisés. Plusieurs auteurs nous invitent en effet à penser le phénomène urbain à partir de ses marges, qui apparaissent alors comme des objets de plein droit. Qu’il s’agisse du barrio et de la culture de l’urgence dans les villes d’Amérique du Sud, présentés comme précurseurs de l’urbanité future de toute la planète, des quartiers « sensibles » en France, des réseaux d’économie plus ou moins formelle formés par ces « collectifs mobiles » que sont les populations immigrées, ou encore des mouvements de squatters et de leur influence sur la définition symbolique et pratique du « bien commun urbain », des espaces et des pratiques qui peuvent apparaître à première vue comme marginaux (du point de vue de la classe moyenne et des pouvoirs publics en Occident) sont présentés comme les lieux mêmes où les évolutions les plus significatives de « la nouvelle révolution urbaine » peuvent être décryptées. Il nous semble que ce message est d’une importance cruciale pour une nouvelle sociologie urbaine : considérer ces objets non comme des « problèmes sociaux » que notre discipline doit contribuer à gérer, mais comme des dynamiques dont les acteurs sont sociologiquement centraux. Et cet ouvrage nous a convaincu que ces acteurs « marginaux » doivent être considérés comme des « visionnaires très particuliers » (p. 80), c’est-à-dire comme les « prototypes de l’espèce urbaine » à venir (p. 82). Même si cette perspective n’est pas entièrement inédite en sociologie urbaine (on peut penser par exemple au « hobo » de Nels Anderson ou à la figure wébéro-simmelienne de l’étranger), et si elle anime également d’autres « écoles » contemporaines de sociologie urbaine (comme celle de Los Angeles, avec son attention portée aux marges et franges urbaines), elle offre cependant d’énormes promesses et ouvre autant de défis, tant en termes théoriques, méthodologiques qu’éthiques (notamment dans le rapport à la commande publique).

Dernier objet « nouveau » que nous voudrions évoquer : les objets, précisément, et plus largement les « actants non humains » qui, dit-on, doivent être pris « au sérieux » (p. 411). Même si nous souscrivons entièrement à ce conseil, et que nous y voyons même une opportunité de véritable renouvellement de la perspective sociologique (et pas seulement en sociologie urbaine), il reste que, selon nous, celui-ci n’a pas d’autre statut, dans cet ouvrage, que celui d’une pétition de principe, voire d’une concession à une certaine mode intellectuelle : en effet, non seulement ces « actants » ne sont pas traités dans le livre (ce n’est pas parce que l’on évoque le rôle, pas toujours très clair d’ailleurs, des infrastructures techniques, que l’on intègre ces actants dans l’analyse), mais en outre le fait de leur porter attention ne peut être considéré uniquement comme un conseil de méthode (ce que suggère la conclusion), sinon la portée de ce geste ne peut être qu’ornementale ; prendre au sérieux les non-humains exige de revoir notre sociologie et notre ontologie de l’action, déplacement que cet ouvrage est loin d’opérer. Sur ce point, « l’école de Los Angeles » (Mike Davis) ou « l’école de Lancaster » (John Urry) vont plus loin, semble-t-il, que la sociologie urbaine francophone, toutes tendances confondues. Un dialogue plus ouvert vers ces sociologies anglo-saxonnes pourrait être fructueux pour la sociologie de langue française.

Ceci nous amène alors à soulever la question du renouvellement des « catégories d’analyse » en sociologie urbaine. Ici, le lecteur ne peut être que surpris par la profusion des notions utilisées dans l’ouvrage, qui sont autant d’aiguillons pour l’appréhension intellectuelle du phénomène urbain. Il serait fastidieux de les passer toutes en revue : mentionnons seulement celles de motilité, d’ambiance, de culture de l’urgence, de territoire circulatoire, d’attachement, de figures d’agencement, etc. Mais une certaine insatisfaction vient quelque peu ternir le tableau. D’une part, on peut s’étonner du manque de réciprocité ou d’écho entre les chapitres. Les notions avancées par un contributeur sont rarement, pour ne pas dire jamais, évoquées, utilisées ou critiquées par les autres auteurs. Quatre exemples parmi d’autres : alors que Vincent Kaufmann consacre un chapitre entier à déconstruire l’idée de mobilité et à construire la notion de motilité, aucun de ses collègues n’y fait référence, et l’on retrouve même des catégories anciennes comme celle de « mobilité géographique » dont on a du mal à saisir la pertinence, après avoir intégré celle de motilité ; les notions d’individualisation et d’individuation sont utilisées à maintes reprises (pp. 25, 130, 175, 240, 244), mais chacun de leurs utilisateurs leur donnent un contenu différent, et pas forcément compatible ; la problématique de l’attachement au quartier aurait sans doute gagné par quelques rapprochements entre le chapitre de Avenel et celui de Bühlmann, portant sur des « quartiers » forts différents ; enfin, de manière plus anecdotique, comment comprendre que des rapprochements explicites n’aient pas été tentés entre la paire conceptuelle « ville ― cité » du chapitre douze et le triptyque « ville ― cité ― commune » du chapitre quatre, ces notions pourtant homonymes désignant des objets différents ? Cette absence de dialogue et de résonance internes handicape le lecteur dans sa progression et surtout met en péril une certaine accumulation conceptuelle (qui n’est pas seulement liée à une multiplication des notions, mais également à une multiplication des usages, qui peuvent être critiques, de notions partagées). D’autre part, la proposition de la conclusion de l’ouvrage de « retrouver la forme urbaine comme catégorie d’analyse », en l’articulant plus particulièrement autour des trois notions de centralité, de morphologie et d’espace vécu, nous semble ne pas rendre justice aux innovations dont témoignent les différents chapitres. Outre le fait que l’on puisse légitimement s’étonner que ces notions ne soient pas évoquées dès l’introduction et aient pesé d’un poids plus explicite sur la structuration de l’ouvrage, on ne peut s’empêcher de penser qu’il s’agit là de catégories d’analyse bien classiques de la sociologie urbaine, et qui font ombrage à d’autres notions qui nous paraissent plus essentielles et plus prometteuses dans l’usage même qu’en font les contributeurs : l’accessibilité, la mobilité (entendue aussi comme catégorie d’analyse, et pas seulement comme objet), la réticularité et la nodalité, le capital social, le territoire, la spatio-temporalité (dont l’urgence et la vitesse sont aussi des formes), les modes d’insertion, le risque, l’agencement, l’attachement, la rythmie, les compétences, etc. Autant de notions qui auraient pu gagner plus de visibilité, à condition cependant d’assumer plus explicitement ce qui, selon nous, donne une tonalité commune aux diverses contributions de l’ouvrage : une théorie sociale qui s’apparente au « paradigme » de la transaction explicité par Jean Remy, et qui a visiblement influencé l’ensemble des auteurs (on trouve d’ailleurs trois (très) proches de Remy parmi les auteurs : L. Voyé, B. Montulet et M. Blanc, le seul à faire une référence explicite à cette perspective théorique, p. 323). Plus prégnante encore que l’héritage castellien (qui n’est d’ailleurs plus explicitement assumé, comme dans la première édition, p. 247), la perspective transactionnelle nous semble bien caractériser l’orientation générale de l’ouvrage, laquelle insiste sur la nécessité de considérer conjointement et dans leurs effets paradoxaux logique intentionnelle et logique objective, effets de structure et effets de milieu, morphologie sociale et représentations collectives, économie psychique et économie urbaine, intensité et relâchement du lien social, etc. Une perspective qui, à l’instar de cet ouvrage également, se caractérise par le refus de l’allégeance et du sectarisme théoriques, et qui se nourrit avec liberté et créativité à toutes les sources théoriques qu’elle juge pertinentes et compatibles. Sans doute l’ouvrage aurait-il gagné en cohérence si une attention plus poussée avait été accordée à ce qui unit (ou divise) les auteurs sur cette question de leur « paradigme ». Sur ce dernier point, on peut également constater que le chapitre de Y. Pedrazzini sur les métropoles sud-américaines fait figure d’ovni, et nous ne sommes pas sûr que son message ait été bien entendu par les autres auteurs. La sociologie que ces derniers proposent est-elle vraiment différente de cette « analyse classique de la réalité » à laquelle Pedrazzini oppose une radicalisation du jugement sociologique (p. 67), de cette sociologie urbaine « blanche, colonialiste, au service de la classe dominante » qu’il dénonce (p. 72), de cette « marchandise scientifique » qu’il appelle à détruire (p. 73) ? Nous aimerions le penser, même si nous n’en sommes pas vraiment convaincu.

Dernier point sur lequel l’ouvrage entend présenter une sociologie urbaine « renouvelée » (p.259) : les méthodes de recherche. On ne peut ici que se réjouir de l’insistance portée sur la nécessité de « réellement faire du terrain » (p. 80), sur « l’impératif catégorique […] consistant à faire laboratoire » (p. 94), et sur sa mise en œuvre par plusieurs auteurs, ce qui, en définitive, a toujours été une caractéristique forte de la sociologie urbaine depuis ses origines. Les présentations d’enquêtes ou de démarches empiriques ne manquent pas dans ce livre, mais il reste néanmoins que les chapitres peuvent être de facture très différente sur ce point. En effet, plusieurs contributions relèvent du genre de l’essai fondé sur l’exploitation de sources secondaires, et ces ambitieux essais interprétatifs ne font aucune mention des travaux plus empiriques menés par les auteurs des autres chapitres. En définitive, l’ouvrage nous présente trois figures du sociologue urbain, dont on pourrait se demander laquelle est la plus prometteuse dans une perspective de renouvellement de la sociologie urbaine : il y a d’un côté le commentateur ou le théoricien de l’urbain, qui parfois verse dans le jugement de valeur ou le discours normatif (Bassand, Voyé, Sauvage, Montulet, Querrien, Blanc, Kübler), d’un autre côté l’enquêteur urbain, qui fait montre d’une bonne dose de serendipity mertonienne (Kaufmann, Bühlmann, Avenel, Joye et Schuler, Jaccoud et Malatesta, Sager) et d’un dernier côté ce qu’on pourrait appeler le visiteur ou, plus exactement peut-être, l’expérimentateur urbain, qui se donne comme principe de « pratiquer la ville avant de la théoriser » (p. 63) (Pedrazzini, Tarrius, Pattaroni). Les styles d’écriture, les problématiques mais aussi le statut même du sociologue ou du discours sociologique se voient alors attribuer des contenus fort différents par chacune de ces figures, dont il n’est pas évident qu’elles appartiennent toutes à la même classe d’une « école » de sociologie urbaine, même « rafraîchie » (p. 411). Il est encore un autre point de méthode qui retient l’attention à la lecture de cet ouvrage : c’est l’insistance portée sur la question des échelles d’analyse et de développement des phénomènes urbains ou affectant l’urbain. Plusieurs auteurs abordent directement cette question, et nous font comprendre qu’il ne s’agit pas seulement d’une question de méthode, ou même de découpage de l’objet de recherche. Sans parler des paliers classiquement distingués par Gurvitch et évoqués en introduction, trois conceptions distinctes des échelles traversent l’ouvrage. La première est pyramidale, elle consiste à poser « la règle implicite » selon laquelle « l’échelon englobant assure une cohésion aux échelons englobés » (p. 22) ; on circule donc dans ce cas sur une échelle classique allant du micro-social au macro-social, le premier ne pouvant in fine se comprendre qu’en saisissant la teneur du second. La deuxième conception est fractale (p. 69), ce qui signifie ici que la réalité urbaine peut être étudiée à n’importe quel niveau, chacun de ces niveaux comportant les mêmes caractéristiques formelles ou structurelles (la loge du stade de football a ainsi les mêmes caractéristiques urbaines que la Silicon Valley dans son ensemble, p. 53). Une troisième conception est, pourrait-on dire, domaniale, dans le sens où chaque domaine d’activités, et donc chaque mode d’insertion sociale (p. 173), ou encore chaque « domaine » parcouru par un individu (p. 209), se développe selon sa propre échelle, sa propre métrique (p. 408). Dans quelle mesure ces différentes conceptions sont-elles compatibles et complémentaires, autrement dit dans quelle mesure reposent-elles sur une théorie partagée du phénomène urbain, c’est là une question sur laquelle les coordinateurs de l’ouvrage ne se prononcent pas, et qu’il incombe donc au lecteur de résoudre. Il nous semble que, de ce point de vue, on est encore loin de l’unité théorique d’une école de Chicago ou d’un paradigme castellien, même s’il n’est pas sûr que ce soit là une tare grave, dans la mesure où les écarts qui existent entre les différentes contributions peuvent apparaître tout autant comme des sources d’agacement que comme des occasions d’interrogations fructueuses.

Au rayon des regrets, néanmoins, il nous semble qu’il aurait été fort utile de constituer un index, à la fois des notions et des auteurs, afin de permettre au lecteur de circuler plus aisément dans cet épais volume. D’une certaine manière, cette opération aurait été utile aux directeurs de l’ouvrage également, dans la mesure où elle leur aurait sans doute permis de repérer un certain nombre de convergences lexicales et thématiques, et d’évaluer dans quelle mesure elles recouvrent un consensus interprétatif plus substantiel au sein de la discipline.

On regrettera également quelques défauts formels, dont certains auraient pu être éliminés lors de la révision de la première édition : des erreurs typographiques, des majuscules manquantes (« l’atlantique », p. 229, « strasbourg lors de la saint-sylvestre », p. 241), des oublis de références (« Abel, 1995 » dans le chapitre 12, ou « Rabinovich et Poschet », d’ailleurs sans date, p. 309), des numéros d’appel de notes décalés (dans le chapitre cinq), des mots à l’orthographe douteuse (beyond devenant behiond, p. 169, ou dessin signifiant plus que probablement dessein, p. 284), ou encore des auteurs aux noms amendés : Barthes perdant son s (p. 304), Castells devenant Costells (p. 171) ou encore Husserl se voyant désormais prénommé Gustav (p. 137).

Si la question de savoir si le renouvellement ou le rafraîchissement de la sociologie urbaine que cet ouvrage entend accomplir est une réussite ou non trouve, à nos yeux, une réponse somme toute mitigée, il n’en reste pas moins que ce volume offre, tant par ses propositions explicites que par ses points aveugles, une lecture stimulante et laisse entrevoir l’exploitation future d’importants chantiers pour la sociologie du phénomène urbain ― et pour la sociologie dans son ensemble.

Michel Bassand, Vincent Kaufmann, Dominique Joye (dir.), Enjeux de la sociologie urbaine, Lausanne, Presses Polytechniques et Universitaires Romandes, coll. Espace en société/logique territoriale, 2007, 411 p. (2e édition revue et augmentée).

Résumé

À l’instar de Chicago qui est devenue célèbre dans le champ des sciences sociales pour avoir abrité deux fameuses écoles (l’une en sociologie urbaine, l’autre en économie), Lausanne serait-elle en passe d’être reconnue non seulement pour son « école » d’économie (Walras, Pareto) mais également pour une seconde école, cette fois de sociologie urbaine ? ...

Bibliographie

Notes

[1] En physiologie, la motilité désigne l’aptitude à se mouvoir d’un objet ou d’un corps. Soulignant la polysémie du terme de mobilité en sciences sociales, Vincent Kaufmann propose d’utiliser celui de motilité, qui permet de s’intéresser au potentiel de mobilité et non seulement à sa réalisation concrète sous forme de déplacements. Il définit ainsi la motilité comme « la manière dont un individu ou un groupe fait sien le champ du possible en matière de mobilité et en fait usage pour développer des projets ».

Auteurs

Pierre Lannoy

Sociologue, chargé de cours à l’Institut de Sociologie de l’Université Libre de Bruxelles, il se consacre à la sociologie urbaine, et travaille plus particulièrement sur les phénomènes de mobilité spatiale. Il participe à plusieurs projets de recherche fédéraux belges sur des questions de transport, et vient de terminer un projet Atip du Cnrs coordonné par Thierry Ramadier et Christophe Enaux de l’Université Louis Pasteur à Strasbourg portant sur la notion d’identité de déplacement. Derniers ouvrages : Le problème de la circulation et la promesse télématique. Essai sur la spécularité institutionnelle (Publibook, 2002) et La mobilité généralisée. Formes et valeurs de la mobilité quotidienne (avec Th. Ramadier, Academia-Bruylant, 2007).

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