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Serendipity.

La forme d’un port : mémoires du Havre.

Armand Frémont, La Mémoire d’un port. Le Havre, 1997.

Image1Voici un livre singulier. Assurément, c’est une autobiographie (celle d’Armand Frémont, né au Havre en 1933, de familles implantées en cette ville depuis plusieurs générations, universitaire et haut fonctionnaire, père de famille lui-même, etc.) mais c’est aussi une monographie de géographie humaine et historique (Le Havre, étudié par le même Frémont, des origines à nos jours : un site, un port voulu et fondé par François 1er, une population, les succès et les épreuves d’une histoire, particulièrement dans le siècle qui va à peu près de 1880 à 1995).

Un problème d’écrivain.

Justement le problème est bien là : dans le projet formé par l’auteur de remplir à la fois les obligations déjà complexes de ses métiers de géographe et d’aménageur du territoire à propos d’un objet particulièrement intéressant à cet égard et celles d’un homme privé qui entend reconnaître sa propre vie et en faire une sorte d’hommage aux siens et, au-delà, à sa ville. Constructions de la subjectivité et œuvre de science ; superposition de deux entités apparemment sans commune mesure ; croisements incessants de deux histoires, familiale et urbaine, de deux humeurs et de deux destins ; grammaire à deux sujets, Je et Le Havre, chacun totalisant de chapitre en chapitre ses propres états successifs, la ville et ses périodes, le Je et son histoire : ainsi fut voulu ce livre, par l’une de ces décisions qui règnent dans la littérature, problématiques et même obscures, inattendues, presque présomptueuses, et qui se résolvent (ou qui échouent) dans et par un travail d’écrivain.

En effet, nous sommes en présence de l’une de ces apories de la pensée que tranchèrent par exemple un Lévi-Strauss dans Tristes tropiques ou un Corbin dans Le Monde retrouvé de Louis-François Pinagot [1], en écrivant. Car si, à un moment, le chercheur rencontre et choisit un objet d’étude qui, pour quelque raison que ce soit, fait corps avec lui-même, alors l’intrication du sujet dans son objet suscite l’obligation de tracer entre eux des médiations qui transcendent cette hétérogénéité : des représentations unifiantes, des figures complexes, en un mot des fictions de l’imagination. Quelqu’un apparaît, qui n’est ni Le Havre ni Armand Frémont mais un écrivain, lequel a la charge de gouverner cet objet complexe né de sa propre décision, d’en assumer l’étrangeté, d’en exprimer la nécessité, en un mot de le reconnaître comme ce qui fait connaître et la ville et l’enfant de la ville, l’un par l’autre. Et la première invention de cet écrivain, c’est la fiction d’un narrateur qui ne soit en vérité ni la personne privée ni celle du géographe mais la projection de l’une et de l’autre dans une voix imaginée. Les deux premières figures du livre de Frémont, conjointes par l’effet de cette voix, c’est donc l’espèce de métonymie qui fait que l’enfant tient à sa ville par un lien de substance et l’espèce de métaphore, par là rendue possible, qui représente la forme de la ville dans celle d’une vie [2]. Ainsi se trouve fondée une certaine position intermédiaire qui autorise son projet :

Dans la représentation qu’ont les hommes de l’espace où ils vivent, la relation est bivalente : l’objet compte, mais aussi les hommes. Mon aventure personnelle avec Le Havre n’est pas purement anecdotique. L’objectivité me conduit à interroger ma subjectivité, mes attaches, ma mémoire, et à les solliciter au-delà des impressions fugitives. Je ne suis certes pas un Havrais très « significatif », mais mes significations en valent bien d’autres. La ville abstraite s’est construite selon des données objectives, mais également sur une certaine perception de la ville, celle des Havrais et celle des autres. Je suis entre les deux. (p. 162-163)

Il y faut déjà une condition. Peu à peu et dès avant sa naissance se forme l’un des enfants du Havre qui, au départ (dans les années de ses grands-parents et parents puis dans sa petite enfance et son adolescence), n’a pas plus de titres à représenter sa ville que quiconque en sa génération : bien moins en tout cas et en principe que les héritiers de la Côte parmi lesquels s’était déjà distingué un André Siegfried, géographe de la France et du monde, deux générations avant lui. Mais voilà que le jeune Armand Frémont (Armand le fils), par une décision de ses parents qui n’était nullement inscrite dans leur culture, un mois après que la ville eut été rasée par les bombardements des Alliés, entra en sixième au lycée du Havre, un établissement où n’allaient ni les héritiers de la haute ni les enfants du peuple. Ainsi s’éloignant déjà une première fois de l’esprit de la ville tout en restant en elle (le lycée est une île, p. 119), il allait prendre progressivement cette autonomie dans la fidélité qui permit à un Daniel Colliard de devenir un jour, petit foulard noué au cou, l’un des maires communistes du Havre et à lui, Armand Frémont, un géographe capable, vers la fin de sa carrière de professeur et de recteur d’académie, de comprendre la ville de l’intérieur en se comprenant lui-même et de révéler la culture du Havre à elle-même (p. 123-135). Car les sociétés humaines ont le besoin et parfois la chance de susciter en leur sein une intelligence d’elles-mêmes suffisamment abstraite de leurs représentations immédiates, une intelligence que ne remplacent pas les meilleures études sociologiques, historiques, géographiques ou politiques [3]… Sortis l’un et l’autre du peuple de la ville par leur lycée, Colliard un moment la gouverna et Frémont l’analyse.

L’espace mental du livre.

Nantes a déménagé son port vers l’embouchure de la Loire, cela ne l’empêche nullement de demeurer telle qu’en elle-même une grande ville, belle et active. Mais si Le Havre perdait le sien, c’en serait fini du Havre.

Le port ! C’est la figure centrale de ce livre : en même temps une réalité exclusive, dure et prégnante, et une forme imaginaire. Voulu par une décision royale qui se prolonge dans le nom de sa plus grande écluse et de son lycée de centre-ville, objet assez souvent de la sollicitude nationale [4], doté d’un musée marin qui porte le nom d’André Malraux, dominé d’abord par des grandes familles venues d’Alsace puis par l’administration omniprésente du Port autonome, le port est la raison même de la ville : sa matrice, sa formule et sa logique, le lieu géométrique de ses espaces et de sa vie.

Le nom du Havre, c’est, porté au nom propre, le nom commun de tous les abris que la nature ou leur ouvrage ménage aux hommes sur les littoraux des aventures et des dangers : Le Havre, c’est Le Port en personne, le miracle d’un emplacement un jour compris et aménagé par un roi de France puis conservé au long de plus de quatre siècles contre toutes les vicissitudes de la nature, de l’économie et de l’Histoire ; c’est la porte océane de l’Ancien Monde sur le Nouveau.

Le port, nous dit Frémont, conserve en ses bassins et en ses quais l’histoire de ses installations, celles du temps des grands voiliers, puis celles du temps des paquebots qui emportaient en Amérique les puissants et toute la pauvreté de l’Europe, celles des porte-conteneurs gigantesques qui, défilant au ralenti dans l’avant-port, détournent à leur profit le regard des visiteurs du musée. Contre lui et par lui, la ville, de tout temps puis par sa reconstruction, a ordonné et réordonné ses avenues parallèles et ses rues perpendiculaires, ses quartiers populaires de la basse puis de la haute ville, et les villas de sa Côte et de Sainte-Adresse.

Le port a concentré les trafics, aux deux sens du terme. Il a drainé des populations hétérogènes : comme ceux de beaucoup de Havrais, les arrière-grands-parents d’Armand Frémont sont venus du pays de Caux, de la Basse-Normandie, de Bretagne et notamment des Côtes-du-Nord, ou d’Alsace. Il a attiré successivement plusieurs types d’industrie : le commerce, la construction navale, le conditionnement et le traitement de tous les produits du monde, le raffinage des produits pétroliers (l’automobiliste qui entre pour la première fois dans Le Havre par la route de l’Est, la seule vraiment qui y conduise, a sous les yeux ce que veut dire l’expression de chimie lourde). Il a apporté le football que Le Havre connut ainsi bien avant Paris ou Marseille. Il informe la ville, littéralement et dans tous les sens.

Mais justement cet effet de prégnance que le port exerce sur et dans la ville, c’est aussi celui qu’il produit dans le narrateur et que celui-ci constate en lui-même. C’est dans l’esprit d’un sujet que se réalise cette réflexion intellectuelle et affective d’un port dans une ville et d’une ville dans une vie. Ainsi, commentant la photo que son père fit prendre de lui-même non loin de Vancouver, Frémont note les espaces qu’elle dispose en elle et pour qui :

La photographie jaunie juxtapose plus qu’elle n’oppose, mais la composition donne sa propre vérité : les fûts des grands arbres en arrière-plan, les totems ornés de grenouilles et d’aigles, étranges, à côté le jeune homme au costume bien coupé et à la cravate soignée, civilisé jusqu’à la perfection, et, devant, horizontal, superbe, le taxi, l’automobile qui l’emporte encore sur tout et qu’il faut absolument montrer. L’Amérique en quatre dimensions, pour une image à restituer au Havre, un souvenir encadré au-dessus d’une cheminée, ou un schème dans les têtes, invisible et partout présent. (p. 84)

Retour au port de certaine image qu’il a suscitée un jour de l’un de ses habitants, et retour à l’esprit du sujet dans lequel tout le réel se constitue en images. Oui, toutes ces constructions ne prennent sens que par et dans le travail de la subjectivité, telle que l’analyse et la recompose un écrivain : comme le port du Havre, la mémoire du Havre est une création.

Ce qui est singulier et très beau, c’est que Le Havre, par le fait de sa destruction et de sa reconstruction, est allé comme de lui-même à parachever ce statut de ville imaginaire, et cela de deux manières opposées. D’une part il y a Le Havre de l’enfance définitivement disparu, que résume telle phrase évidemment proustienne (« Ce Havre-là, écrasé sous les bombes, actif, complexe, riche d’originalité, plus vrai que le vrai, se confond à jamais avec la main rude et affectueuse de mon grand-père » p. 169) ; d’autre part il y a Le Havre actuel, cette création délibérée et conceptuelle de l’État et d’Auguste Perret, que Frémont appelle, en son chapitre 8, « la ville abstraite » :

J’admire la résurrection et l’expansion de la ville, son modernisme affirmé, ses ambitions économiques, mais je m’en détache aussi progressivement, y gagnant sans doute une objectivité formelle, mais y perdant aussi beaucoup de familiarité et de chaleur humaine. (p. 169)

Mais des deux manières, si différentes soient-elles, l’éloignement constitue la ville en être de l’esprit, et c’est ainsi que se résolvent en effet le problème de son objectivation et celui de la coexistence des deux points de vue, scientifique et personnel, portés sur cet objet : dans l’espace mental d’un écrivain, là où les deux Havre coexistent en tant qu’ils sont repris ensemble dans l’histoire du narrateur et dans la chaleur et la familiarité de ses créations. Ainsi le dit-il encore une fois et clairement dans le dernier chapitre :

Les mémoires de ma ville se confondent avec ceux de ma famille. Je ne saurais les séparer. Il ne s’agit pas de ma part d’une facilité de narration ni d’un plaisir personnel. Cette famille-là ne peut se saisir sans Le Havre. Je ne peux comprendre mon père sans le port ni l’Amérique, mon grand-père sans la ville d’avant-guerre, ma grand-mère et ma mère sans le quartier des Gobelins. Mais, réciproquement, Le Havre à mes yeux ne s’analyse pas sans eux, même avec mes techniques habituelles de géographe. Vidal de La Blache et Cholley ont inventé la « combinaison géographique », considérant qu’un espace telle la ville ne s’étudie que dans la multiplicité et l’interdépendance des facteurs qui le composent ou le sous-tendent, facteurs naturels, économiques, sociaux, culturels… Je n’ai jamais oublié cette leçon, y ajoutant cependant l’image que les hommes donnent d’eux-mêmes en un lieu, la manière dont ils le vivent, les signes qui les orientent, les émotions qui les saisissent, tous facteurs aussi importants que la précieuse « combinaison ». J’ai toujours voulu ajouter à Vidal de La Blache, ne serait-ce qu’en clin d’œil, un peu de Montaigne, de Stendhal ou de Maupassant. (p. 250)

Reconnaissons la distance que ce clin d’œil crée avec ces noms de la Littérature et entrons maintenant dans les figures de cette géographie physique et morale telle qu’elle s’inscrit dans un sujet comme « gisements profonds de [son] sol mental » et « terrains résistants sur lesquels [il] s’appuie encore » (Proust, .

Une archéologie de la ville.

Toute chose qui est a eu ses commencements, qu’il faut déceler en elle ici et maintenant pour la connaître, en tant qu’ils y sont encore à l’œuvre : « Il faut plonger dans l’infini de la mémoire des hommes pour imaginer ici Le Havre avant Le Havre » (p. 234). Car ici, à l’égard de cette ville presque entièrement contemporaine, nous sommes paradoxalement comme devant un objet archéologique plongeant aux origines de l’humanité [5].

Avant que le port ne fût créé comme une vue de l’esprit par l’un de nos rois puis recréé par la volonté nationale et la vision d’un architecte, il y avait sa préhistoire, somme toute récente, que le géographe arpente encore une fois selon le rituel familial et havrais de la promenade à la plage (chapitre 12), sans fouiller ailleurs que dans sa mémoire et sans déchiffrer d’autres palimpsestes que des paysages : le site naturel du Havre, les bassins et les quais, la disposition des quartiers, des rues et du bâti urbain.

« L’endroit avait plutôt mauvaise réputation, dans l’isolement d’un bout du monde, […] sous les froissements d’ailes des canards sauvages au-dessus des mares et des roselières, et dans le hurlement des mouettes à la rencontre des vagues… lorsqu’à la fin de l’hiver 1537, des cavaliers et des barques s’approchèrent » (p. 30). Physiquement et moralement le marais est toujours là « sous la ville » (chapitre 10) et autour d’elle. Le Havre d’avant Le Havre demeure dans une ville qui fut et qui reste insalubre et mélangée de trafics et de tensions :

Le Havre est construit sur le marais. Et le marais est toujours là, près de six siècles après la fondation du port, enserré entre les quartiers et les usines, cerné par les bassins et les quais, endigué, encerclé, enjambé par l’immense pont de Normandie, aménagé partiellement par les ingénieurs écologistes du PAH [Port autonome du Havre], mais toujours là [6]. (p. 201)

Cette ville désormais presque entièrement rebâtie, qui accueille comme les autres les violences de l’époque, reste travaillée par les forces ambiguës de sa géographie.

Les médiateurs.

Celui, le premier, qui donne Le Havre au narrateur c’est son père. Orphelin élevé à la dure en institution et sur le port, le plus souvent absent au loin puis tout près retiré en son jardin de banlieue, toujours détaché et caustique, Armand Frémont le père est un fou de l’Amérique. Il y a voyagé et vécu, pendant les bombardements de juin 40 il a cru à sa victoire puis il a combattu sur ses navires, il a servi au bar des grands transatlantiques, il signifie l’ouverture du port sur le monde :

La seule ville qui compte, la seule que supporte Armand le révolté, c’est New York… Le Havre est son village, New York est sa ville. […] Il ne connaît ni Wall Street, ni le World Trade Center à venir, ni Greenwich Village, mais Brooklyn, le Bronx, Harlem, Broadway, et surtout les quartiers derrière les piers où accostent les paquebots […]. Précurseur de ce que nous sommes, il revient au Havre, à l’aube des années 50, chargé de microsillons, de livres de poche, de bas de nylon, de boîtes de chocolat, d’appareils électro-ménagers, de victuailles conditionnées, de vêtements de travail simples et pratiques, de blue-jeans avant la mode, et même d’un réfrigérateur. Tout est possible à New York, avec quelques liasses de dollars en poche. (p. 84-85)

Figure fascinante et douloureuse pour le narrateur, personnage récurrent dans son livre comme dans sa vie, il rapporte à son fils des cadeaux de l’ailleurs et, par allusions, des nouvelles de l’ancien port, quand un jeune garçon de 15 ans pouvait y vivre presque à l’aise. Fils du Havre par son père, l’auteur entretient ainsi un lien consubstantiel et difficile avec la vocation mondiale d’une ville dure et mystérieuse.

L’autre père, c’est le grand-père maternel, Édouard Belloncle, tout aussi havrais que son gendre avec lequel il s’entend mal, artisan installé avec sa femme au bas de la Côte, place des Gobelins, dans un quartier qui porte encore les marques de la campagne dans Le Havre ancien, et juste à la limite des bombardements de septembre 1944. De fait, le grand-père et la grand-mère élèvent l’enfant et c’est de chez eux qu’il va au lycée chaque jour pendant sept ans :

C’est, bien évidemment, un itinéraire d’initiation, peut-être plus important que le lycée lui-même, entre la place des Gobelins familière et qui ressemble encore à un village, jusqu’au centre de la ville bruissante d’inconnu et de vie, entre la ville sous les ruines, celle qui subsiste et celle qui se rebâtit, entre l’urgence, le provisoire et le définitif. Le temps et l’espace se construisent sur cet itinéraire, dans ma conscience puis dans ma mémoire, comme dans la réalité. Je ne suis pas le sujet de ce livre. Mais la ville ne peut se comprendre sans cette perception personnelle, sans ces centaines de milliers de perceptions qui ont fait la ville autant que les architectes, et qui, en retour, doivent tant à la ville qui s’est façonnée ou refaçonnée en même temps que nos propres vies. (p. 119)

Autres médiateurs familiaux : cette grand-mère, bien sûr, Andréa, qui avait été femme de chambre chez les Augustin-Normand dans leur grande propriété de Sainte-Adresse ; et sa mère à elle, Marie Prévot, venue autrefois d’Alsace, enceinte et abandonnée, dans l’intention de s’embarquer pour l’Amérique et restée au Havre à travailler durement dans le quartier du port. Et puis surtout, « ma mère, fille unique d’Édouard et d’Andréa » (p. 54-55). Elle se nomme Raymonde, mais on l’appelle Nénette. « Elle est Nénette de la place des Gobelins. Elle est la reine » (p. 57). La jeune fille vive et enjouée puis la jeune femme amoureuse d’Armand, un peu de tristesse depuis dans son sourire, entraîne dans son sillage son quartier (« un microcosme de ville ») et les années heureuses, les promenades, ses amies et jusqu’à cette cousine qui, parmi les premières, joua au basket au patro de St Thomas d’Aquin. Elle entraîne aussi le square Saint-Roch, où elle emmène volontiers son fils, « un univers, un havre à lui seul », un lieu qui porte en lui une histoire continue du Havre depuis les origines (p. 70). Mais déjà, en 1938, elle a suivi son mari à Saint-Laurent-de-Brèvedent, dans un exil de quinze kilomètres, d’où elle revient de temps à autre [7].

Il y a d’autres lieux privilégiés, comme le stade Jules-Deschaseaux, où après le vieux stade de la Cavée verte joue « le club doyen », le Havre-Athlétic-Club, le Hac, toute une histoire lui aussi, incarné un moment dans la figure de Jean-Pierre Hureau, « havrais d’origine et de cœur », porteur des valeurs dans lesquelles se reconnaît le peuple du Havre : « l’expérience professionnelle valorisée plutôt que le diplôme, l’attachement au milieu des origines, la force physique et la force de caractère, l’esprit d’équipe, quasi corporatiste, comme à l’usine ou dans les bordées de dockers » (p. 189). Au foot, se rencontrent sans se mêler les ouvriers, les petits et moyens bourgeois, et les hommes de la haute :

La ville se regarde en ce miroir, ou, plus précisément, deux ou trois villes qui n’en font qu’une. Ici, autour de la pelouse, tout est signe. Le stade exprime l’ordre social beaucoup mieux qu’aucun autre espace, parce qu’il concentre en un même lieu symbolique tous ceux qui constituent la ville, ou tout au moins un résumé de ce qui les unit et de ce qui les distingue. Voici le programme et les annonces publicitaires qui entourent le stade. On y lit, avec une quasi-perfection, l’économie de la ville : Renault-Sandouville, Total, Elf-Atochem, Sidel, le port autonome, la compagnie nouvelle de manutention, Fretval et ses porte-conteneurs, mais aussi la pizzeria Valentino, le bar-tabac le Week-End, les torréfacteurs de café et le casino d’Étretat. (p. 193)

On lit aussi, dans les difficultés du Hac, « la crise » (chapitre 11) que traverse la ville : « Dans une économie mondialisée, une société médiatisée, un espace européen, des relations continentales, un très grand match commence, pour Le Havre, et pas seulement pour le Hac » (p. 191). Dans ce match, la Cgt et le Parti communiste, la gauche et la droite, les Colliard et les Rufenacht, les nouvelles tensions ethniques, toutes ces forces souvent venues de loin poursuivent un match entamé depuis cinquante ans et qui met en jeu le destin de la ville. L’auteur les reconnaît toutes, il en analyse les tenants et aboutissants, les succès, les erreurs et les échecs, mais il se situe principalement par rapport à la classe ouvrière :

Ma famille ignorait ce « milieu », sans dédain mais non sans peur. Je me souviens de mes copains de l’école de Gaineville […]. Je me rappelle l’armée des travailleurs qui se précipitaient du train le matin pour rejoindre les tramways […]. Je vois encore les rangs serrés des grévistes et ceux des crs qui leur font face, cours de la République, quelque part vers 1953, comme deux armées avant un combat. (p. 225)

Cependant il n’oublie jamais ces autres miroirs du Havre que sont ses peintres. Tout au long du livre, il nomme et évoque les peintres havrais : Boudin, Dufy et Monet, Dubuffet et Braque. Même, ces deux derniers symbolisent à ses yeux le passage du Havre ancien à ce qu’il appelle, comme on l’a vu, « la ville abstraite ». Même si les dates ne coïncident pas entre la production des peintres et l’évolution de la ville, le narrateur repère un moment, qui n’est pas non plus exactement celui de Perret : « Cela s’est passé quelque part entre 1955 et 1975, pendant les années de grande croissance, au cœur des “trente glorieuses” auxquelles Le Havre a très activement participé » (p. 155) :

Le conteneur a introduit le cubisme sur le port. Nulle monotonie cependant ne saisit l’étranger lorsqu’il pénètre dans cet univers ; plutôt un sentiment d’écrasement, comme s’il pénétrait, très loin de Monet et de Boudin, dans une immense toile abstraite, tendue entre l’estuaire et la ville, plus mobile encore qu’un Calder, riche de couleurs vives, de mouvements rapides, de formes sèches et fortes et dont l’intelligence supérieure se cacherait dans l’intimité de l’informatique, au-delà des hommes, à peine présents, réduits à l’état de points minuscules sur les tracteurs, les portiques, les ponts des navires, alors que le peintre ou l’architecte inconnus de cette métamorphose auraient voulu tout effacer des formes et des savoirs anciens pour ne retenir que l’épure droite d’une abstraction sans autre contrainte. (p. 156-157)

Dans la ville même, « le chef-d’œuvre de l’abstraction urbaine se situe dans ce qui fut le centre de la ville : le bassin du Commerce et ses abords » (p. 158). Et, quand il veut prendre du recul, l’auteur nous ramène à la plage, près du sémaphore, là où les Havrais en promenade « viennent contempler leur œuvre » :

En des formes aussi nettes que celles du sémaphore, voici le bâtiment de la capitainerie, le quai des Abeilles, ces remorqueurs qui assistent les navires et opèrent les sauvetages en mer, enfin le musée des Beaux-Arts dont l’œil ne cesse de regarder la mer. Tout Le Havre se trouve ici résumé, en un rectangle de quelques centaines de mètres de côté seulement, centre nerveux de tous les passages et regard de la ville et du port sur eux-mêmes. (p. 235)

Cependant, « qui ne verrait dans ces lignes géométriques de l’art contemporain qu’un dessein sans passé, sans culture et sans avenir, serait un barbare ».

Car, quand il veut prendre de la hauteur et conclure vraiment son histoire, le narrateur nous entraîne vers les hauteurs de La Hève, d’où se découvre aux Havrais de toujours la vraie vue sur leur ville et sur son paysage, celle de l’impressionnisme. Certes ses parents et ses grands-parents ne connaissaient à peu près rien des peintres qui avaient fixé les traits de leur ville, « pourtant ils en étaient les personnages mêmes […], non les modèles de premier plan, mais les hommes et les femmes qui sont la vie de la peinture impressionniste ou post-impressionniste, le déjeuner sur l’herbe à Honfleur, le jardin de Sanvic, le long regard sur Le Havre depuis La Hève » (p. 248).

Évoquant une dernière fois le tableau de Monet Impression, soleil levant, Frémont conclut sur le panorama de La Hève, le sien, tel que vu par tous les siens et écrit par lui, le géographe :

Voici la zone industrielle, le port, la ville, l’estuaire, la plage, l’autre côté de l’eau, la rade, la mer. Et voici encore tout ce qu’on ne discerne pas au-delà, mais qui semble présent, ici, dans le flux incessant des navires qui surgissent ou disparaissent à l’horizon, l’Angleterre sans jamais la comprendre, l’Amérique toute proche, l’Afrique, l’Asie, et peut-être même le cap de Bonne-Espérance ou la Tasmanie, à l’infini des terres et des mers. Toute la géographie du monde en un regard, en une seule leçon. (p. 252)

La poétique d’une ville.

Comme la peinture, l’écriture sait ressaisir sous ses propres perspectives les espaces et les temps. C’est pourquoi il nous appartient à nous « littéraires », selon les moyens de notre discipline, d’essayer de décrire et de comprendre les écritures de ceux, géographes, historiens, anthropologues…, qui durent passer par la littérature pour accomplir les exigences de leur propre vocation. Certes il serait trop long ici de développer complètement les raisons qui peuvent conduire ces hommes de science au besoin et à la considération de l’écriture [8]. Je dirai seulement, d’une manière générale (trop générale…), qu’il s’agit de sciences humaines et que par là le sujet de la connaissance est nécessairement impliqué dans ses savoirs et dans son épistémologie. Plus particulièrement, l’histoire bute nécessairement sur le problème de l’événement, de son imprévisibilité et, pour ainsi dire, de son inventivité : il y a là du drame, du tragique et du comique, et l’obscurité propre qui affecte tout ce qui advient. Depuis Rousseau et Lévi-Strauss on sait aussi que l’ethnologie implique l’ethnologue, et là encore l’événement, longtemps refoulé, inquiète à nouveau le chercheur et en appelle à sa propre inventivité [9]. Quant au sociologue Pierre Sansot, il se fit connaître par sa Poétique de la ville qui s’attira d’emblée le salut du philosophe Mikel Dufrenne, en ces termes : « Un livre où c’est la ville qui parle, librement, à voix claire ! Certes elle ne dispose pas d’une langue, d’une batterie de signifiants linguistiques ; mais elle est elle-même ce signifiant, et qui porte en lui son signifié : elle s’exprime ; et quelqu’un qui a appris à parler et à écrire exprime à son tour cette expressivité » (Dufrenne, in Sansot, [1976] 1996, p. 3). Et certains géographes décrivent les villes et les paysages où nous vivons tous et où, parfois, ils furent enfants.

Bien entendu, comme Alain Corbin naguère en son Pinagot et comme Duby il y a un peu plus longtemps en son Dimanche de Bouvines, Frémont s’adresse au public et non plus à ses confrères et à ses étudiants. À l’âge où l’on peut écrire son autobiographie, il se sent probablement dégagé de ses obligations anciennes, plus libre sans doute ou possesseur d’une autre liberté. Pour autant, il n’abandonne ni la déontologie de la vérité ni même l’attitude du chercheur. Simplement il fait comprendre d’une part l’étroite implication que peut connaître, sous diverses formes, le savant en son objet, d’autre part le caractère positif de cette implication sur le plan de la connaissance, et enfin la nécessité de dépasser cette implication dans la création d’un style, j’entends la nécessité de réaliser dans des phrases et dans une organisation littéraire spécifiques les traits d’une ville considérée comme une entité vivante et telle qu’elle s’imprime dans la vie d’un homme. Que fait ici le style ? Il objective au sein de ses propres tensions (la voix imaginaire d’un narrateur, un ordre du discours, des impressions et des images, les inflexions de ses phrases…) les relations problématiques qui règnent entre le port et la ville du Havre, entre le passé et le présent, entre le site et les constructions, — entre la ville et le « Je », entre le savant et l’écrivain.

Évidemment je n’ai pas à me prononcer en tant que géographe ni à dire si, du point de vue de cette science, la littérature était nécessaire à l’objet Le Havre et si l’écriture en est pertinente. Je ne peux pas non plus invoquer comme une preuve de sa valeur — sinon pour moi-même — le fait que, personnellement, j’ai pris un grand intérêt à lire le livre d’Armand Frémont. Mais je dirais qu’il supporte plutôt bien le point de vue et l’analyse littéraires, l’un et l’autre pratiqués sous la considération de son objet propre. Pourrait-on accepter que cela soit une marque de réussite ?

Armand Frémont, La Mémoire d’un port. Le Havre, Paris, Arléa, 1997. 256 pages. 19 euros.

Abstract

Voici un livre singulier. Assurément, c’est une autobiographie (celle d’Armand Frémont, né au Havre en 1933, de familles implantées en cette ville depuis plusieurs générations, universitaire et haut fonctionnaire, père de famille lui-même, etc.) mais c’est aussi une monographie de géographie humaine et historique (Le Havre, étudié par le même Frémont, des origines à nos ...

Bibliography

Marcel Proust, Du côté de chez Swann, Paris, Gallimard, [1913], 1987.

Pierre Sansot, Poétique de la ville, Paris, Armand Colin, [1973], 1996, préface de Mikel Dufrenne.

Notes

[1] Voir Pierre Campion : « Une écriture de l’histoire au défi de ses limites. Alain Corbin à la recherche d’un monde perdu », sur le site À la littérature…

[2] J’emprunte à G. Genette l’articulation de ces deux figures, telle qu’il la décrit dans Proust : Gérard Genette, « Métonymie chez Proust » dans Figures iii, Paris, Seuil, coll. Poétique, 1972, p. 41-63.

[3] Ce fut la chance de Nantes, qui rencontra, en un Julien Gracq venu d’ailleurs étudier en son lycée, un écrivain qui la comprit mieux que personne tout en se racontant lui-même (Julien Gracq, La Forme d’une ville, Paris, José Corti, 1985). De Gracq Frémont parlera plus tard dans son livre, Aimez-vous la géographie, Paris, Flammarion, 2005, p. 133-136. Il l’évoque comme l’un de ces écrivains qui pratiquent à l’égard des lieux ce qu’il appelle « une géographie sensible ». Pas exactement de symétrie ici : Gracq est un écrivain qui fut un géographe, Frémont est un géographe qui se fait écrivain, au besoin et à cette occasion. Au titre de cette géographie des écrivains, La Mémoire d’un port invoque Balzac pour Modeste Mignon et surtout La Nausée de Sartre. Le premier de ces deux romans raconte l’une des crises de la ville, celle qu’elle subit à la veille de la Révolution de Juillet, le second en fait la critique un siècle plus tard.

[4] Frémont aurait pu citer le discours de Victor Hugo « Consolidation et défense du littoral » prononcé à la Chambre des pairs le 27 juin 1846, et dans lequel le poète évoque « la situation grave du Havre » et les travaux rendus nécessaires par l’érosion du littoral normand et particulièrement par la rencontre au cap de la Hève des actions de la mer et de la Seine : « Comment ces deux forces vont-elles se comporter ? Une lutte s’engage ; la première chose que font ces deux courants qui luttent, c’est de déposer les fardeaux qu’ils apportent ; le fleuve dépose ses alluvions, le courant dépose les ruines de la côte. Ce dépôt se fait où ? Précisément à l’endroit où la Providence a placé le Havre-de-Grâce » Victor Hugo, Œuvres complètes, Paris, Le Club Français du Livre, tome 7, 1968, p. 94. Mais Frémont est plus sensible au fait que Le Havre se sent à l’écart du pays : « […] ce n’est qu’une pièce neuve accrochée à un vieil hexagone, alors que l’horizon est ailleurs, et qu’ainsi les hommes du Havre regrettent presque toujours l’inadéquation entre ce qu’ils sont en France, nation fondamentalement terrienne, et ce qu’ils pourraient être » (p. 129).

[5] Couronnant le dossier original qui lui était présenté, le 15 juillet 2005, à Durban, la commission ad hoc de l’Unesco a inscrit le centre moderne du Havre dans le patrimoine de l’humanité.

[6] Et, depuis que le livre a été écrit, le projet Port 2000 est sorti à son tour du mélange des eaux et de la terre, en pleine baie de Seine, pour l’usage bientôt des « grands camions des mers ». Plus que jamais « cette modernité sans complaisance, c’est Le Havre même, Le Havre sans cesse renouvelé et toujours tel qu’en lui-même le développement et l’appel du large l’inspirent et le forment » (p. 236).

[7] Pour être complet, il faudrait noter tous les personnages épisodiques qui font figures de médiateurs : tel jeune oncle du narrateur (p. 55), les jeunes professeurs qui arrivent au lycée du Havre dans les années de la Libération (p. 132…), un professeur qui invite ses élèves chez lui, dans son tout nouvel appartement Perret pour leur montrer la ville (p. 155), l’aumônier du lycée, l’un des hommes qui fondent au Havre l’alliance politique qui devait gouverner la ville par la suite de René Cance à Daniel Colliard. Et puis, bien sûr, François Gay, professeur de géographie et d’histoire, à l’origine de la vocation d’Armand Frémont.

[8] Je me contente de renvoyer à un numéro déjà un peu ancien mais toujours intéressant de la revue Communications, « L’écriture des sciences de l’homme », n°58, sous la direction de Martyne Perrot et Martin de la Soudière, 1994, Paris, Le Seuil (importante bibliographie).

[9] Ainsi Francis Affergan. Voir à ce sujet Pierre Campion : « La notion de fiction dans l’anthropologie », sur le site À la littérature…

Authors

Pierre Campion

Professeur de lettres, il a enseigné dans les classes préparatoires littéraires et scientifiques. Dans ses recherches, il s’intéresse notamment aux écritures des sciences de l’homme. Ses dernières publications sont La Réalité du réel. Essai sur les raisons de la littérature, Presses Universitaires de Rennes, 2003 et Se rafraîchir à La Fontaine. L’animalité de l’homme dans les Fables, Ennoïa, 2004.

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