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Serendipity.

Entre climat et stratégie, une relation problématique.

Que les États, pourtant portés par un mouvement d’opinion considérable, ne soient pas parvenus à un accord contraignant à la conférence de Copenhague de décembre 2009 sur le changement climatique restera pour beaucoup le symbole d’une époque troublée, incapable de faire les choix qui s’imposaient quand les données scientifiques, largement convergentes pour souligner la gravité des risques encourus, ne permettaient plus d’atermoyer. La conférence de Copenhague fait ainsi figure de paroxysme, de fin de cycle et de tournant. Aussi, depuis le début de l’année 2010, la question climatique n’occupe-t-elle plus le devant de la scène. Plusieurs interprétations en sont données. De nombreux observateurs considèrent que les problèmes climatiques ont été submergés par la crise économique et financière. Pour d’autres, il existe toujours un manque de « compréhension en profondeur des enjeux » (Le Treut 2009) du changement climatique et de ses mécanismes. Enfin, les offensives répétées des climato-sceptiques auraient semé le doute dans l’opinion publique (Godard 2010) et tenté d’altérer la confiance en l’institution scientifique (Latour 2012). Aussi pertinentes et instructives soient-elles, ces lectures placent avant tout le débat sur le terrain des idées et des résistances à leur diffusion dans le corps social.

Il existe cependant un autre terrain d’analyse possible : celui de l’action, des conditions de sa pertinence et de son efficacité. Différents travaux de recherche s’inscrivent déjà dans cette voie. Un double constat invite cependant à poursuivre la réflexion en partant d’un angle d’analyse original : celui de la stratégie. Depuis quelques années, en effet, chacun peut observer que les sciences et politiques relatives au climat recourent très volontiers à cette notion : États, ONG, scientifiques et experts, bureaux de consulting et entreprises, qu’ils s’emploient à lutter contre les émissions de gaz à effet de serre, à modifier les pratiques en vigueur ou à favoriser l’adaptation aux changements climatiques annoncés, placent presque systématiquement leurs préconisations d’actions sous l’égide de la stratégie, ainsi que l’atteste le titre même des rapports, ouvrages et articles produits dans ce domaine (Brédif et Tabeaud 2013). Force est de reconnaître ensuite que les mesures ou actions présentées, à un moment donné, comme la stratégie et la solution évidentes au réchauffement climatique, se succèdent aussi rapidement qu’elles sont décriées, avant d’être déclassées comme simples techniques susceptibles de contribuer, sous certaines réserves et dans certaines conditions, à lutter contre le phénomène du réchauffement planétaire (ibid.). De ces constats découle un double questionnement que nous conduirons simultanément dans le présent article. Sur un plan général tout d’abord, est-on réellement fondé à appliquer au climat la notion de stratégie, quand bien même cette notion serait prise dans un sens élargi, non restreint au seul registre militaire et à l’art de la guerre dont elle est originellement issue ? Sur un plan pratique ensuite, l’approche stratégique suppose une démarche spécifique : cette démarche et les étapes qui la constituent ont-elles été correctement déployées dans le cas du climat ? À partir des réponses données à ces interrogations, nous espérons pouvoir produire un éclairage complémentaire quant à l’origine des turbulences que traverse la question climatique.

L’exercice n’est cependant pas aisé, car il requiert une référence. Plutôt que de définir dans l’absolu ce qui constitue une bonne stratégie — ce qui pourrait très rapidement s’avérer réducteur et limitatif —, il s’avère préférable de repérer des invariants du questionnement stratégique ; c’est-à-dire les questions essentielles que tout stratège doit impérativement se poser, quitte à ce que les réponses trouvées aboutissent à des approches ou des postures stratégiques radicalement différentes. À notre connaissance, ce référentiel des questions-clés de la réflexion stratégique n’est pas immédiatement disponible. Une double opération s’impose afin de le constituer. Il importe tout d’abord de distinguer la stratégie, dans son acception véritable, des nombreux succédanés, pâles imitations et autres récupérations auxquelles elle donne lieu. De même que pour le concept, dont Deleuze et Guattari (1991) déploraient les détournements de sens, c’est par abus de langage que la stratégie se trouve accaparée pour des usages contestables. Rappelons tout d’abord que la stratégie s’applique à des enjeux supérieurs, qui engagent la vie ou la mort d’une entité significative ; il s’agit donc d’éviter l’emploi de ce terme pour des raisons ou des motivations triviales. Deuxièmement, la stratégie relève d’un acte conscient, réfléchi et finalisé ; l’emploi du terme en biologie ou en écologie, comme lorsqu’il est question de stratégie adaptative de telle ou telle créature à un environnement donné, n’a pas sa place dans nos réflexions. En accord avec Jacques Lévy (2003), nous considérons que seuls des acteurs ayant une intentionnalité autonome sont potentiellement dotés d’une compétence stratégique, l’essor de la notion de stratégie dans les sciences sociales et dans les pratiques effectives témoignant de la montée en puissance de l’acteur comme réalité sociale. Enfin, il convient de ne pas cantonner la notion de stratégie au domaine militaire, comme le voudrait son étymologie (en grec, stratêgia veut dire « commandement d’une armée », « aptitude à commander une armée »), et de l’envisager plus généralement comme « l’art de parvenir à ses fins ». Pour autant, comme le souligne avec force Michel Crozier (1995), toute action humaine n’entre pas dans le champ de la stratégie, qui suppose de l’adversité dans l’obtention des fins. Ce qui est simple, répétitif, maîtrisé ou assuré d’aboutir au but recherché est affaire d’administration, de technique ou de planification, non de stratégie. La démarche stratégique se justifie au contraire par un contexte suffisamment complexe et incertain pour que l’objectif ne soit pas aisé à atteindre.

Le champ de la réflexion étant ainsi mieux circonscrit, une immersion dans le corpus des grands textes et traités de stratégie (voir les références bibliographiques de cet article) permet de dégager les questions-clés ou les attributs essentiels d’une authentique réflexion stratégique. Il en résulte (Figure 1) que celle-ci suppose tout d’abord de conduire conjointement une réflexion sur les fins et les moyens (attribut n° 1). Il convient ensuite d’étudier attentivement la configuration ou la situation de terrain pour en repérer les caractéristiques, les difficultés, les aléas éventuels et les possibilités (attribut n° 2). Ces considérations doivent permettre d’identifier le centre de gravité, le ou les points critiques, le ou les leviers de changement à partir desquels le stratège obtiendra des avancées décisives et remportera la victoire (attribut n° 3). Enfin, cela semble aller de soi, mais la stratégie se déploie dans un contexte de conflit ou de compétition ; elle implique donc au moins un adversaire (attribut n° 4).

L’article passe en revue chacun de ces attributs, l’un après l’autre. Il en expose brièvement les tenants et les aboutissants théoriques, avant de s’interroger sur la réalité de leur déclinaison dans le cas du climat. À cette fin, il mobilise un second corpus de travaux de recherche, d’études et d’avis d’experts, dont il se contente de relater les propos et les analyses, en les resituant dans la perspective des questions abordées.

Ce faisant, il ne s’agit en aucun cas d’effectuer une évaluation définitive et exhaustive de l’action conduite en rapport avec le changement climatique, pas plus qu’il ne s’agit de prescrire une approche stratégique du problème plutôt qu’une autre ; limitée, l’ambition de cet article est de stimuler la réflexion sur les conditions d’efficacité des mesures et politiques relatives au climat, quand elles se parent du vocable de la stratégie.

Fig 1. Les quatre questions ou attributs-clés de la réflexion stratégique, et l’ordre dans lequel ils sont envisagés dans l’article.

Les moyens sont inséparables des fins.

S’il est un point sur lequel s’accordent aujourd’hui les théoriciens de la stratégie, c’est celui de la nécessité d’une réflexion conjointe sur fins et moyens ; à cet égard, les traités consacrés à la stratégie militaire sont particulièrement instructifs, leurs enseignements étant largement repris dans les travaux de théorie des jeux et les ouvrages relatifs à la stratégie des organisations et des entreprises. En effet, si l’on distingue trop nettement les notions de fins et de moyens, comme le fit dans son grand ouvrage Carl von Clausewitz, l’écueil se présente presque toujours : la réflexion stratégique se perd dans un débat sur les moyens ; le militaire l’emporte sur le politique. Or, la guerre doit s’envisager comme la poursuite de la politique par d’autres moyens. Le militaire doit rester au service du politique, seul ce dernier étant en mesure d’énoncer des fins légitimes. Liddell Hart estime que Clausewitz lui-même, au terme de son existence, s’est rallié à ces réflexions, le dédouanant de ne l’avoir fait plus tôt, faute d’avoir lu Sun Tzu (ou Sun Zi). Il faut reconnaître que sur cette question de l’articulation entre fins et moyens, la pensée stratégique venue de Chine se révèle d’un apport capital. Premièrement, elle invite à considérer avec attention ce qu’il s’agit d’entendre par fins. Trop souvent en effet, la stratégie n’est envisagée que comme une entreprise de conquête ou de défense : mais de quoi, au juste ? En fait, il convient de distinguer au moins deux niveaux. Le premier correspond à ce qui pourrait être nommé des « fins opérationnelles » : maintenir une position contre un envahisseur, conquérir des positions-clés ou carrément un État. Ces objectifs concrets, ces cibles ou ces fins précises sont elles-mêmes, pour le stratège digne de ce nom, au service de finalités plus ambitieuses, d’un intérêt supérieur, qui seules méritent le qualificatif de « stratégiques ». En somme, la haute stratégie ne se contente pas d’asseoir ou de conforter des positions ou des acquis. Elle ouvre sur de nouvelles opportunités et augmente l’espace des possibles : outre le gain quantitatif, elle assure un saut qualitatif. L’authenticité d’une réflexion stratégique se reconnaît ainsi au renouvellement de la vision ou de l’horizon stratégique qu’elle autorise.

Cette réflexion sur les fins prend tout son sens à la lumière d’une différence majeure entre les pensées occidentale et chinoise, différence relative au coût de la guerre. Pour le stratège occidental en effet, le but étant déterminé et son importance avérée, l’instance immédiatement convoquée pour l’atteindre n’est autre que la volonté — farouche, il va sans dire. Aussi, les moyens doivent-ils suivre, se plier au but fixé, coûte que coûte (dégâts humains et environnementaux, étant, il y a peu encore, considérés comme un mal nécessaire). La réalité est priée de se conformer au plan établi par le stratège (Jullien 1996). En conséquence, l’articulation entre fins et moyens s’effectue avant tout sous le rapport de l’efficacité technique : en raison de son importance vitale, la fin, à elle seule, justifie les moyens. La définition que Montbrial (2000) donne de la stratégie reflète cette approche :

La stratégie est définie comme la science ou l’art de l’action humaine finalisée, volontaire et difficile : finalisée, c’est-à-dire tendue vers des objectifs ou des buts identifiés avec précision ; volontaire c’est-à-dire que la volonté (liée à la durée) de l’unité agissante représente une condition fondamentale pour la réalisation de l’objectif ; difficile, dans la mesure où cette réalisation demande des efforts substantiels et donc prolongés pour surmonter des obstacles comprenant également des adversaires pourvus de stratégies antagonistes […].

En revanche, dans les traités chinois consacrés à l’art de la guerre, la question du coût de la guerre n’est pas une variable secondaire ; elle est posée d’emblée, de sorte que la réflexion sur les fins est indissociable de celle sur les moyens. N’est pas considérée comme favorable une guerre qui durerait trop longtemps, signifierait une perte excessive de vies humaines et des sacrifices élevés. Au début du chapitre III de L’Art de la guerre, chapitre intitulé « Stratégie offensive » ou « De l’offensive » selon la traduction utilisée (Griffith 1972 ou Niquet 2012), Sun Tzu déclare que « Généralement, dans la guerre, la meilleure politique, c’est de prendre l’État intact, anéantir celui-ci n’est qu’un pis aller » (Griffith 1972) / « En général, pour conduire une guerre, il est préférable de sauvegarder un pays plutôt que de le détruire » (Niquet 2012). Il s’agira donc de détecter le moment et les conditions permettant d’atteindre le but fixé avec une grande économie de moyens ; quitte à ce qu’il soit nécessaire d’attendre que le « potentiel de situation » devienne véritablement propice à l’intervention. Il serait tentant, avec la langue du jour, de traduire cette approche en termes d’efficience (qui suppose précisément de se poser la question du rapport entre coûts et bénéfices, soit encore de l’intensité des moyens déployés au regard des résultats obtenus). En vérité, ces formulations ne traduisent que très imparfaitement la pensée stratégique venue de Chine, tant celle-ci cherche à épargner les êtres et les biens, afin que le bénéfice de la guerre n’en soit que plus retentissant, rapide à obtenir et accepté par le plus grand nombre. En ce sens, l’efficacité orientale (Jullien 1996) comprend d’autres dimensions que l’efficacité occidentale, davantage technicienne ou techniciste. Ainsi, au paragraphe 10 du chapitre III de L’Art de la guerre, Sun Tzu affirme :

C’est pourquoi le bon stratège soumet l’ennemi sans combattre, s’empare des cités ennemies sans les attaquer, détruit le pays ennemi sans mener d’opérations prolongées » (traduction Niquet 2012)

avant de poursuivre au paragraphe suivant :

Votre but doit être de prendre intact « Tout ce qui est sous le Ciel ». De cette façon, vos troupes resteront fraîches et votre victoire sera totale. Tel est l’art de la stratégie offensive (traduction Griffith, 1972).

Rien de tel finalement que l’aphorisme du sinologue Joseph Needham — rappelé par Valérie Niquet dans le Dictionnaire de stratégie (2000) — pour résumer l’ensemble de ces considérations et les différences de fond qu’elles révèlent : « Le monde occidental se bat contre un ennemi quand le monde asiatique se bat pour un avantage » (Montbrial 2000, p. 129).

À la lumière de ces considérations, que peut-on dire de la pensée stratégique à l’œuvre dans le cas du climat ? En premier lieu, force est de constater que les raisons et motivations avancées pour agir au sujet du réchauffement climatique ne sont pas franchement positives. Du rapport Stern (2006, 2009) à ceux du GIEC (Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat), en passant par de multiples expressions de scientifiques, d’ONG et d’observateurs, les documents et discours officiels mettent avant tout l’accent sur les dangers et les menaces auxquels expose le réchauffement climatique. Ceux-ci sont exprimés en termes de coût d’opportunité pour l’économie mondiale, de fragilisation des écosystèmes et des sociétés humaines par potentialisation accrue des risques de toute nature, voire, pour les versions plus inquiètes encore, de basculement du système climatique vers un ailleurs lourd de périls et de désordres ingérables (Welzer 2009a, Bourg et Whiteside 2010, GOE 2012), sinon d’effondrement global (Diamond 2000, 2005, Lovelock 2006, Barnosky et al. 2012). Dans ce cadre, le CO2 fait figure de « global common bad » (Aykut et Dahan 2011, p. 148). Aussi, la finalité première de l’action consistera, selon un principe général de « partage du fardeau », à maintenir sa concentration dans l’atmosphère à un niveau tel que l’augmentation de la température moyenne de la Terre ne dépasse pas le seuil critique de 450 ppm, qui correspond à un compromis scientifico-politique de 2° C (ibid.).

En d’autres termes, dans le discours dominant relatif au réchauffement climatique, aucun gain véritable n’est espéré, aucun horizon stratégique nouveau n’est recherché. Quand le propos n’est pas franchement démobilisateur (« des seuils d’irréversibilité déjà franchis ou en passe de l’être », « une humanité condamnée, quoi qu’elle fasse », ainsi que l’expriment régulièrement de grands noms de la science et des institutions mondiales de premier plan), il s’agit uniquement de limiter les dommages et d’éviter le pire, de lutter contre l’ennemi global CO2 et les insoutenables menaces de désordre qu’il fait peser sur l’humanité. Cette perspective limitée au regard du changement climatique suscite des attitudes contrastées :

– Moult acteurs impliqués dans la négociation climatique semblent s’en accommoder : sauver l’humanité d’un risque de désastre imminent leur paraît en soi une raison suffisante pour agir. Pour le philosophe moraliste Michel Dupuy (2004, 2008), le problème ne fait cependant que commencer. Considérant la propension des humains à ne pas vouloir regarder la menace en face quand celle-ci demeure incertaine et suppose des remises en cause trop importantes, il en appelle à une heuristique de la peur. Récusant l’opérationnalité du principe de précaution, il recommande de faire comme si la survenue de la catastrophe était certaine afin que chacun, s’y préparant, puisse contribuer à en éloigner le plus possible l’échéance.

– Cette manière générale d’envisager la question climatique est vivement rejetée par différents auteurs. Pour Edgar Morin (2007), le catastrophisme, même éclairé, s’avère peu engageant, voire carrément démobilisateur ; il ne peut en aucun cas remplacer le projet positif. Dans le même ordre d’idées, le chercheur allemand Harald Welzer considère que le désintérêt apparent du grand public pour la question du changement climatique trouve son origine dans la faiblesse des perspectives habituellement énoncées :

Face aux questions graves du changement climatique, nous avons besoin d’une « repolitisation » de la société civile, sous-tendue par des questions telles que « Quelle société voulons-nous pour 2020 ? », sans que celui qui s’interroge ainsi ne se fasse traiter d’utopiste ou de romantique. (Welzer 2009b)

– En outre et surtout, à défaut d’énoncer des fins réellement motivantes, les menaces faisant en réalité office de fins et étant souvent présentées avec une dramatisation certaine, la réflexion sur l’articulation entre moyens et fins se trouve en grande partie escamotée. La gravité de la menace est telle que tous les moyens sont bons pour la combattre ou s’y préparer.

En somme, en l’état actuel des démarches officielles relatives au changement climatique, il est difficile de reconnaître l’effort dialectique entre fins et moyens que supposerait un questionnement stratégique digne de ce nom. En outre, et surtout, aucun horizon nouveau, prometteur et engageant, n’est offert dans ces sortes de récits de fin du monde que sécrètent les sociétés urbaines et technologiques (Atlan 2010, Chelebourg 2012, Musset 2012). Seules demeurent, en définitive, des menaces sans (réelles) fin(s).

Avant toute chose, reconnaître le terrain.

Je l’opposais [ce mot de stratégie] à ceux de commandement et de planification. Dans sa vision organisatrice du monde, le planificateur n’a pas d’ennemi, il peut tout ordonner rationnellement et parvenir immanquablement à ses objectifs en choisissant les bons, voire les grands moyens. Mais les moyens, surtout quand ils sont humains, ne se plient pas facilement aux objectifs et bloquent finalement — et heureusement — la belle ordonnance rationnelle. Au contraire, le stratège sait, lui, qu’il doit tenir compte du fait que l’ennemi peut réagir à ses actions. Il choisit donc ses objectifs en fonction des moyens, c’est-à-dire des ressources dont il dispose et des contraintes auxquelles il doit faire face. Puis, avec pragmatisme, il cherche à diminuer les contraintes en coopérant le mieux possible avec ses ressources. Autrement dit, quand le commandant ne voit que son plan, le stratège s’appuie sur la réalité du terrain. (Crozier 1995, p. 19)

Quelle est donc cette « réalité du terrain » dont Michel Crozier, conforme en cela à des siècles de réflexions issues à la fois des traditions de l’Orient et de l’Occident, fait dépendre l’art du stratège ? À première vue, cela peut paraître d’une banalité et d’une simplicité désarmantes. Prendre le temps d’examiner en détail la situation, les forces et faiblesses des différents camps, la configuration des lieux et l’état du ciel… tout cela n’est que trop évident pour qui s’apprête à livrer bataille et souhaite mettre toutes les chances de son côté. Du bon sens en somme, que la formule populaire « un problème bien posé est déjà à moitié résolu » se contente de généraliser à toute forme d’entreprise humaine.

Pourtant, ceux qui, comme le Général Beaufre ont longuement médité sur les échecs des campagnes militaires, l’affirment avec vigueur : « Faute d’une analyse suffisante des facteurs de la stratégie, les choix ont été trop souvent guidés par l’habitude ou par la vogue du moment » (Beaufre 1963, p. 44). Classique dans le domaine militaire, l’écueil est confirmé dans d’autres contextes (familial et thérapeutique, voir Watzlavick 1975), entrepreneurial et organisationnel (Crozier 1996) où les impasses et les échecs s’expliqueraient également par la précipitation sur des solutions toutes faites — celles ayant par le passé et en d’autres circonstances fait leurs preuves — faute d’avoir pris le temps de reconnaître la nouveauté du problème posé et ses caractéristiques singulières. Preuve encore, les traités chinois ne négligent pas ce fâcheux penchant de l’esprit humain et en font même un auxiliaire précieux dans la conquête de la victoire : ébranler, par quelque stratagème, la faculté qu’a l’adversaire de prendre la bonne mesure de la situation, et le voici bientôt prêt à commettre l’irréparable.

C’est pourquoi, dans les ouvrages et traités de stratégie, une place importante est accordée aux différents facteurs de terrain, voire au type de terrain qu’il importe de savoir discerner. Sun Tzu, déjà, distinguait neuf sortes de terrains et s’attardait sur trois grands facteurs :

Qui ignore les plans des États voisins ne peut nouer à temps des alliances ; si l’on ignore les conditions géographiques concernant les montagnes, les forêts, les défilés dangereux, les marais et les marécages, on ne peut mener une armée ; si l’on omet de recourir aux guides indigènes, on ne peut acquérir l’avantage du terrain. Il suffit qu’un général néglige l’un de ces trois facteurs pour ne pas être apte à commander les armées d’un Roi Dominateur. (L’Art de la guerre, chap. XI, « Les neuf sortes de terrain »)

Liddell Hart et le Général Beaufre s’emploient de même à dégager une typologie des configurations de la guerre — des « modèles stratégiques » selon Beaufre, au nombre de cinq —, en croisant des critères de facilité/difficulté de l’objectif à atteindre en comparaison des moyens dont dispose l’attaquant ; à chaque modèle se trouve associé un type de stratégie préférentielle.

Retour aux stratégies déployées face au réchauffement du climat. Sur quelle analyse du terrain reposent-elles ? Au fondement des discours officiels, des prises de position et des mécanismes, une formule récurrente se démarque nettement : « le problème étant global, il nécessite une solution globale ». Sur ce point, force est de constater l’étonnante convergence entre nombre d’économistes, de scientifiques du climat, de politiques et d’ONG. En réalité, cette formule en cache une autre. Le problème est jugé global, dans la mesure où il est appréhendé en terme de concentration excessive et croissante de CO2 dans une atmosphère terrestre… qui ne connaît pas de frontière. En d’autres termes, le problème est appréhendé comme un « trop », c’est-à-dire qu’il est envisagé sous l’angle princeps du « combien ». En bonne logique, l’espace des solutions repart de ce combien : quelle concentration de CO2 dans l’atmosphère importe-t-il de ne pas dépasser ? De combien de degrés l’élévation moyenne de la température terrestre est-elle acceptable ? Quelles réductions des émissions de CO2 convient-il de rechercher pour les différents contributeurs, à commencer par les pays et les grands secteurs d’activités, puis, bientôt sans doute, les divers collectifs humains et les individus ? La stratégie d’atténuation telle qu’elle se discute depuis ses débuts procède pour l’essentiel de ce combien originel et du cadrage très « top-down » du problème que cela implique (Aykut et Dahan 2011). Or, cela revient à dire que l’identification de la situation et du problème se réduit principalement à la composante physique du phénomène du réchauffement climatique. Il s’ensuit aussi que la discussion sur le combien l’emporte largement sur le comment : les outils, dispositifs et mécanismes (juridiques, économiques ou technico-scientifiques) retenus pour lutter contre le réchauffement climatique le sont principalement en vertu du fait qu’ils sont censés pouvoir agir sur ce combien. La teneur en CO2 est à la source de la cascade des mécanismes et dispositifs qui entrent dans les stratégies dédiées. Traduit quasi exclusivement en terme de teneur excessive en CO2 dans l’atmosphère, le problème du réchauffement climatique se retrouve converti en problème technico-économico-juridique, susceptible d’être traité par la planification, celle-là même dont Crozier, dans la citation présentée en exergue, se détournait ostensiblement.

Plusieurs conséquences découlent de cette manière d’aborder le problème.

1. Le seul constat que les stratégies dédiées rencontrent de sérieuses difficultés et obstacles invite à remettre en question la manière même dont le problème est formulé dès le départ. Les blocages sont en effet multiples : aux difficultés techniques (absence d’alternatives crédibles pour substituer certaines pratiques à d’autres jugées moins polluantes), s’ajoutent des questions de coût économique et financier (Finon et Damian 2011, Fagnart et Germain 2012) — passé un certain seuil, les coûts induits par la lutte contre les émissions de CO2 s’envolent —, d’acceptabilité sociale et d’éthique (Bourg et Hess 2010). Il faut en outre compter avec le parasitage auquel donnent lieu les mécanismes dédiés (crédits de carbone bidon et autres effets pervers, voir notamment Le Monde, juin 2010, les « carbon cow-boys » sévissant dans les forêts tropicales (ibid. décembre 2010). Plusieurs auteurs (Karsenty et Pirard 2007, Lovera 2008, Tsayem-Demaze 2011) montrent comment les mécanismes de développement propre (MDP), ainsi que les mécanismes de réduction de la déforestation (REDD), deviennent le socle d’un nouveau business, où le CO2 acquiert un statut de bien marchand, mais avec des conséquences fort discutables pour les forêts et les peuples qui en vivent, notamment dans les pays du sud. En outre, et en dépit des efforts pratiqués, ces approches paraissent sans véritable prise sur la marche du monde : la crise économique et financière fait passer au second plan les préoccupations sur le réchauffement climatique ; de même, avec la sécheresse qui sévit de plus en plus fréquemment en Amazonie, apparaît la menace difficilement maîtrisable d’une libération massive du CO2 séquestré dans le massif forestier (Lewis et al. 2011).

2. Ces considérations conduisent différents observateurs et chercheurs à réinterroger le problème tel qu’il se trouve posé, considérant à nouveaux frais la « réalité du terrain » dans le cas du réchauffement climatique.

– L’une des premières objections repérables concerne ce qui pourrait être appelé le « quiproquo de l’ozone ». La démarche sous-jacente au Protocole de Kyoto s’est en effet largement inspirée de celle développée dans la lutte contre les émissions de molécules de l’ozone stratosphérique, ayant abouti à la signature du protocole de Montréal et aux succès que l’on sait. Pourtant, plusieurs raisons s’opposent à la pratique d’une telle analogie. Premièrement, le CO2 ne saurait être assimilé à un polluant atmosphérique comme on a pu le faire avec les CFC. Véritable brique élémentaire de la photosynthèse, le CO2 se trouve à la base de 90 % de la biomasse terrestre. Au demeurant, avant d’être un « polluant chimique », faut-il rappeler qu’il est un résidu de la respiration, soit encore un marqueur de l’activité vitale ? Enfin, autant la production des CFC peut être aisément circonscrite à un certain nombre de sites industriels, autant les sources de CO2 et les causes qui les génèrent sont coextensives à l’activité du vivant sur Terre, homme compris.

– Au-delà de ce seul argument, d’autres auteurs considèrent que le problème sort du cadre classique de l’action publique en raison même de sa complexité intrinsèque et de son ampleur. Il en va ainsi des auteurs du rapport Hartwell (2010), lorsqu’ils affirment que le changement climatique ne peut être entièrement décrit en termes scientifiques et ne saurait en aucun cas être réduit à une chaîne de causalités simples. Ce pourquoi ils recommandent de traiter le problème de manière indirecte ou latérale (donc non dédiée), en profitant des politiques et mesures développées dans d’autres domaines. De même, l’économiste et politiste Elinor Ostrom (2009) rejette le postulat « problème global/solution globale ». Considérant la complexité du problème et les multiples échelles où il se joue, elle plaide pour une approche polycentrique, qui encourage toutes les actions susceptibles d’atténuer le phénomène.

– Il faut encore compter avec une autre objection de taille qui oblige à reconnaître et à réinvestir la dimension humaine, sociale et même culturelle du problème. Celle-ci est généralement passée sous silence par les experts au nom de l’impératif absolu que représente, pour l’humanité dans son ensemble, la lutte contre le réchauffement climatique. Pourtant, il ne fait pas de doute que la dimension humaine pèse considérablement dans les débats et négociations sur le climat, d’autant plus fortement même qu’elle constitue un énorme non-dit. Le changement climatique n’est certainement pas ressenti par tous comme l’universel problème qu’il est prétendu être dans les enceintes internationales et dans les rapports officiels. Au-delà de la typologie produite par le GIEC qui distingue des zones où les effets du changement climatique seront à la fois plus marqués et sources de vulnérabilités accrues, il convient d’observer froidement que le changement climatique n’est pas un problème vécu avec la même acuité par tous et peut même s’apparenter pour certains à une véritable opportunité. Reconnaître « la réalité du terrain », c’est donc aussi et surtout ne pas se bercer de fausses analyses en faisant comme si l’humanité dans son ensemble, et, avec elle, chaque personne sur Terre, s’accordait à reconnaître dans le changement climatique un problème majeur à combattre résolument et prioritairement. Le refus de cette évidence procède de la crainte de ses conséquences concrètes. Pourtant, cela n’implique pas nécessairement, comme on pourrait le penser, que des pans entiers de l’humanité ne seront pas disposés à se mobiliser contre le réchauffement climatique. Non, cela signifie simplement qu’il faut prendre correctement en compte les contraintes et les dispositions des différents acteurs ; ne pas faire comme s’ils étaient automatiquement disposés à agir, mais se donner les moyens d’en faire des partenaires effectifs dans la gestion du problème. Faute d’une telle perspective renouvelée, ils ne pourront tout simplement pas se mobiliser positivement, quelle que soit l’imminence de la menace qui sera brandie au-dessus de leur tête (Tabeaud 2009a, 2009b).

En définitive, ces considérations suggèrent que la « reconnaissance du terrain » dans le cas du réchauffement climatique demeure encore incomplète. La composante physique et apparente du problème — l’augmentation de la teneur en CO2 de l’atmosphère — accapare l’attention ; elle surdétermine l’espace des solutions, mais s’avère en même temps largement insuffisante comme le montrent les nombreux déboires qu’elle rencontre. Dans ces conditions et pour tenter, à l’instar des traités de stratégie, de caractériser le terrain, il conviendrait de commencer par reconnaître que l’objectif visant à combattre le réchauffement climatique s’avère particulièrement ambitieux et difficile à atteindre. Il suppose de prendre note de l’extrême ampleur du problème, de la multiplicité et de la diversité des acteurs et de leurs motivations, de l’extraordinaire intrication des phénomènes, des échelles d’action et des activités qui concourent à produire cette résultante globale que constitue le réchauffement climatique et qui s’apparente à un véritable traceur du développement suivi par l’évolution de la vie et de l’activité humaine sur Terre.

Du cœur stratégique du problème à l’action décisive.

Bien que nécessaire, la reconnaissance du terrain, en soi, ne suffit pas à livrer les clés de la victoire. Il faut encore frapper l’ennemi à l’endroit juste, en son centre de puissance et de mouvement dont tout le reste dépend, ce que Clausewitz (2006) nomme le centre de gravité. L’auteur du célèbre Vom Kriege (1832) considère que l’exercice de la guerre doit se concentrer sur le repérage et la destruction de ce ou de ces centres névralgiques, dont la privation entraîne la déroute de l’armée adverse. Dans une version modernisée, des théoriciens de la paralysie stratégique de l’adversaire, tel John Boyd (Fadok 1998), préconisent de se focaliser moins sur les centres de gravité de l’ennemi que sur les liaisons existant entre eux, liaisons qui confèrent à l’ennemi sa véritable force. Mise en pratique en Irak pendant la guerre du Golfe, cette approche vise au repli de l’adversaire sur lui-même, en sapant son réseau d’information et de communication.

Ici encore, l’art du stratège diffère radicalement de la tâche de l’administrateur ou du planificateur. Le stratège ne s’emploie pas à établir et à déployer un plan d’actions aussi complet que possible. Son talent réside dans sa capacité à détecter le point de vulnérabilité de l’adversaire et, ce faisant, à imaginer l’action déterminante, par laquelle le cours des choses basculera à son avantage.

Le mathématicien et physicien Louis de Broglie ne s’y trompe pas, lorsqu’il énonce dans son ouvrage Nouvelles perspectives en microphysique :

[…] les uns (parmi les expérimentateurs) sont des stratèges qui, dominant la situation, aperçoivent d’un seul coup d’œil l’expérience cruciale qui va trancher une question fondamentale et savent ensuite réaliser cette expérience, tandis que d’autres sont des tacticiens. (1956, p. 255)

Bien qu’elle constitue une constante majeure de la pensée stratégique, cette idée de centre de gravité, de point névralgique ou encore de cœur stratégique du problème donne lieu à une différence d’appréciation majeure entre Orient et Occident, si l’on en croit, notamment, le philosophe et sinologue François Jullien. Quand l’Occident préconise de frapper haut et fort, de concentrer toute l’intelligence, la volonté et la force dont le stratège est capable sur le centre de gravité de l’adversaire, la Chine, pour sa part, mise avant tout sur le « potentiel de situation ». Au modèle idéal conçu dans les états-majors qu’il s’agit d’imprimer sur le réel, au déferlement de la puissance en un temps bref et à l’anéantissement aussi immédiat que possible des différentes formes de résistance de l’ennemi, la pensée chinoise va faire du processus et de son déploiement dans la durée son principal allié. À partir d’un acte décisif et réfléchi comme tel, le déroulement naturel des choses va précipiter l’avènement du résultat escompté : une inflexion des conditions initiales conduit in fine, sans qu’il soit nécessaire d’en passer par un déchaînement de la violence, au délitement des forces de l’adversaire et à l’effritement de sa confiance en lui-même. Voici comment, en pratique, réaliser les exigences énoncées précédemment en matière de « coût de la guerre ».

Ces traits caractéristiques de la pensée stratégique sont-ils reconnaissables dans l’action conduite au sujet du réchauffement climatique ?

1. Les caractéristiques de l’action stratégique officielle évoquées plus haut pourraient suffire à répondre par la négative. En outre, la profusion de mesures et d’actions, caractérisant aussi bien les stratégies d’atténuation que d’adaptation, montre qu’il s’agit davantage de plans d’actions (comportant, comme c’est le cas en France, pas moins de 230 dispositions) que d’une authentique réflexion relative au cœur stratégique du problème. Toutefois, un élément pourrait semer le doute : le seuil scientifico-politique des 2° C donne en effet à penser qu’il s’agit de l’élément crucial et décisif sur lequel la communauté internationale doit concentrer son attention et son action. En réalité, ce compromis scientifico-politique pourrait n’être qu’un leurre au regard de la pensée stratégique : quand il correspondrait effectivement à un point de basculement du système climatique, il ne constitue pas pour autant la clé de voûte sur laquelle il convient d’intervenir pour que l’ensemble des humains — ou en tout cas une proportion significative d’entre eux — reconsidère leurs actions afin que la résultante climatique prenne une trajectoire plus favorable. Les tipping points du système climatique (Dupuy 2008, Lenton 2011) ne doivent pas être confondus avec les tipping points du système stratégique propre à la question climatique.

2. Si nombre d’approches officielles semblent souvent utiliser le vocabulaire de la stratégie sans en tirer toutes les conséquences, en particulier sur cette question du cœur stratégique du problème, ce dernier aspect occupe bien, en revanche, une place centrale dans les réflexions et engagements de différents chercheurs et acteurs. Plusieurs exemples peuvent en être donnés, sachant qu’il serait souhaitable d’en dresser un panorama plus complet. Il est ainsi instructif de constater que même en prenant pour point de départ le fait que la question climatique est un problème global qui appelle une solution globale (réfutant en cela le scepticisme dont il faisait preuve en 2004 dans l’ouvrage qui lui valut une certaine notoriété), Lomborg (2010) considère que la lenteur des processus de changement humain et l’urgence de la situation climatique recommandent de miser tous les efforts financiers et techniques sur la géo-ingénierie, en particulier la voie du captage du CO2, ainsi que sur les technologies vertes ; un point de vue partagé par différents experts et institutions telle l’Agence Internationale de l’Énergie pour tout ce qui relève de la séquestration du CO2. À leur manière, les rédacteurs du rapport Hartwell, de même qu’Elinor Ostrom, repèrent également des voies de changements majeurs. De même, Thomas Schelling (2007, 2011), autre prix Nobel d’économie, théoricien des jeux et stratège de la dissuasion nucléaire, s’avère très sceptique à l’égard des possibles résultats des négociations intergouvernementales depuis Kyoto quand celles-ci tablent avant tout sur des objectifs de long terme, contraignants de surcroît ; considérant le contexte lourd d’incertitudes qu’induit la complexité de la machine climatique, il préconise des engagements sur des actions concrètes de court et moyen termes, aisément vérifiables (recherche et développement, capture et stockage de CO2, voire géo-ingénierie à encadrer par une gouvernance internationale).

Il faut enfin compter avec un très grand nombre d’initiatives extrêmement concrètes, prises par des collectivités territoriales, des professions ou bien des particuliers qui repèrent spontanément, au travers de leur champ d’action, des facteurs décisifs de changement qu’ils s’emploient à développer, souvent sans recevoir aucun appui des dispositifs officiels. Cela concerne par exemple les petits collecteurs d’ordures en Inde qui estiment que grâce à leur activité, les émissions de CO2 sont divisées par quatre par rapport à ce que produirait un incinérateur ayant bénéficié de fonds internationaux au titre de Mécanisme de Développement Propre (Kempf 2011). Cela s’adresse également aux efforts déployés par de très nombreuses collectivités territoriales et des villes (Pacte de Mexico, par exemple) de par le monde pour réduire leurs émissions de gaz à effet de serre en promouvant des formes d’action et d’aménagement globalement repensées ; une donnée majeure qui conduit plusieurs géographes à considérer que c’est précisément par une reterritorialisation des politiques du climat qu’un changement global de donne pourra réellement advenir (Tabeaud 2009a, 2009b, 2009c, Bertrand et Rocher 2011, Tabeaud 2012). La campagne que lance en ce moment la commission européenne peut également se ranger dans cette lignée. Les histoires réussies qui sont mises en scène — location de voitures entre particuliers à Londres, circuits courts de distribution entre fermiers et consommateurs en Belgique, Musée maritime à Tallinn qui utilise l’énergie de la mer… — sont autant de projets qui se sont appropriés, à leur niveau, l’idée de point critique et l’ont transformée en initiatives concrètes, d’autant plus prometteuses qu’elles n’ont pas pour seule motivation la réduction des émissions de gaz à effet de serre.

3. Ces observations suggèrent des remarques de portée plus générale sur cette question du point critique et des leviers de changement en matière climatique. Il semble tout d’abord qu’il existe bel et bien un potentiel de changement considérable dans les comportements et les pratiques, au vu des multiples actions et adaptations développées aussi bien par des particuliers que des associations ou encore des collectivités. Il semble aussi que ces initiatives et les projets qui les traduisent s’avèrent très mal reconnus dans leur possible contribution à la question climatique (Bertrand 2013). Par construction, les arènes de négociation donnent la primeur aux États, aux experts internationaux et à aux grandes institutions de régulation. Dans leur souci de trouver une réponse globale à un problème global, ceux-ci négligent assez largement la contribution de ces multiples entités qui s’adaptent, transforment leur mode de fonctionnement, leurs activités mêmes. Ils partent du postulat que seules des contraintes juridiques ou des motivations financières extrinsèques — la carotte ou le bâton — peuvent provoquer un changement de mentalités et de comportements. De sorte que nul n’est en mesure de suivre ce mouvement, bien réel, de recomposition intense et profonde, et d’en anticiper les effets systémiques, qui ne manqueront pas d’apparaître à des échelles supérieures. Comment ne pas s’étonner, par exemple, que le GIEC ne se donne pas pour mission de dégager un bilan d’ensemble de ce phénomène et des transformations silencieuses, mais néanmoins considérables qui s’opèrent sous nos yeux médusés par la médiatisation des négociations et processus internationaux ? Et si le cœur stratégique du problème se trouvait précisément là, dans l’incapacité actuelle d’articuler correctement les différentes échelles de responsabilité et d’action ? Dans la coupure entretenue entre « acteurs globaux » et « acteurs locaux » ? Dans le refus de reconnaître, chez les acteurs individuels et les différentes formes de collectifs, l’existence de motivations intrinsèques (Beauvallet 2009) pour concevoir une réponse appropriée au problème climatique ? Dans le rejet a priori de la possibilité de co-construire une réponse micro/méso/macrosystémique adaptée à la question climatique ?

La stratégie suppose un adversaire.

Quatrième et dernier attribut, tellement évident et même nécessaire qu’il s’oublierait presque : la stratégie suppose la compétition ou le conflit, sinon la guerre. Mais si l’hostilité entre deux camps se développe au point de générer l’affrontement, c’est qu’ils se disputent un même enjeu. Les meilleurs amis et les meilleurs voisins deviennent des adversaires acharnés dès lors qu’ils convoitent un même objet, une même ressource, un même espace. La rivalité précède le conflit ; elle polarise les forces en présence autour d’un bien unique, dont la volonté de maîtrise ou de domination, dès lors, ne relève plus à proprement parler d’un choix mais des lois du désir mimétique (Girard 1999). Chacun désire ardemment se l’approprier — le posséder en propre —, soit qu’il procure un profit, réel ou fantasmé — prestige, richesse ou pouvoir —, soit qu’il apparaisse trop hasardeux d’en laisser l’avantage, tangible ou potentiel, à d’autres.

À en juger par le vocabulaire en vigueur, c’est bien en ces termes que la question du climat se présente. « Des camps s’affrontent » ; « des alliances se nouent et se dénouent » ; « des ennemis du bien commun sont désignés » ; « des tactiques de contournement ou d’encerclement sont élaborées dans les états-majors des grandes ONG, des firmes transnationales et des États, chacun s’entourant pour ce faire des meilleurs experts » ; « des moratoires et des traités sont recherchés » ; « des blocs de pays s’opposent, cependant que d’autres, non alignés, comptent les coups ». La question du réchauffement climatique est traitée sur le mode du conflit classique. La structure qui prévalait au temps de la guerre froide se trouve reconduite de facto. Les mots mêmes le disent : à la menace du « refroidissement planétaire » qui hantait le risque d’une conflagration nucléaire succède la peur du « réchauffement planétaire ». Tout change en apparence, mais rien ne change sur le fond.

Cette approche s’accompagne généralement de l’idée que le climat constitue un bien commun, le parangon même des biens communs tant il conditionne la vie de l’ensemble des humains sur Terre. Et c’est précisément au nom de ce bien commun menacé (par les uns) que les autres en appellent à la mobilisation générale. Le point est crucial, car le fait d’accorder à l’atmosphère un statut de bien commun, au motif qu’elle est indubitablement une et indivisible, est la condition sine qua non pour que la rhétorique de la guerre puisse s’appliquer au climat. Réifié, ramené à une chose en soi — un bien, dut-il être commun —, le climat, devenu un enjeu comme un autre, va pouvoir entrer dans le cycle classique des rivalités. La boucle est bouclée.

La situation s’avère pourtant radicalement nouvelle, comme le souligne avec insistance le philosophe Michel Serres (1990, 2001, 2008, 2009, 2010). Non pas celle opposant un groupe humain à un autre groupe humain ; configuration à deux, aussi immémoriale que banale. Mais celle, inédite, d’une relation à trois, une entité nouvelle et globale, la Terre, s’interposant dans les rapports entre humains et imposant ses propres contraintes. Pour Serres en effet, nul besoin d’accorder à la planète une quelconque subjectivité, ni de la personnifier comme l’hypothèse Gaïa pourrait tendre à le faire : « La Terre nous parle en termes de forces et d’interactions, et cela suffit à faire un contrat » (1990). Aussi, celle qu’il nomme désormais Biogée ne saurait en aucun cas être traitée comme un objet inerte ou un simple enjeu, à la merci du bon vouloir des humains. Ni objet, ni sujet, Biogée constitue une somme de processus physiques et biologiques, d’éléments inertes et vivants en interaction et en évolution permanente, qui en font ce que Serres nomme ailleurs un « quasi-acteur », un partenaire avec lequel l’humanité n’a d’autre choix que de composer, puisque la Terre détermine pour une large part les conditions mêmes de l’existence et du possible devenir des humains (Brédif à paraître).

Et cela change tout. Pourtant, en plaquant hâtivement le langage de la stratégie sur le climat — avec tout ce qu’il charrie de présupposés (compétitions, adversaires, menaces, alliances, rapports de force, volontés de maîtrise et de domination) —, cela conduit in fine à une lecture massivement conflictuelle. Il en résulte un mode de gestion dégradé de la situation. Ce qui pouvait réunir devient pomme de discorde. Le problème du réchauffement climatique se trouve réduit à une lutte contre les émissions de CO2 considérées comme l’ennemi public numéro 1, alors qu’il invitait plutôt à explorer un nouvel horizon stratégique : considérer la qualité de l’atmosphère terrestre comme un patrimoine commun devant être pris en charge par l’humanité et, ce faisant, apprendre à construire une authentique relation symbiotique avec le système-Terre.

Dans cette optique rénovée, d’autres expériences, d’autres réflexions sont à mobiliser. Les travaux d’Elinor Ostrom (1990, 2003), de Joan Tronto (2009) sur le care, ou encore d’Henry Ollagnon (1989, 2006) sur la gestion en patrimoine commun, partagent en effet l’idée que le commun ne se décrète pas, mais s’encourage, s’accompagne et se facilite dans la durée, puisqu’il correspond d’abord et avant tout à la capacité entretenue d’un groupe humain de faire cause commune, de définir un objectif partagé et de s’y tenir en assurant à tout moment que chacun de ses membres demeure motivé pour apporter sa contribution à la finalité d’ensemble (Brédif et Christin 2009). Cet art de la symbiose ne peut donc pas se décalquer simplement de l’art de la guerre. Sans pour autant s’opposer à celui-ci, il procède d’autres préalables et requiert des conditions d’exercice spécifiques.

Perspectives.

Au terme de ce voyage en stratégie, quels enseignements tirer ? Premièrement, il apparaît que l’application du questionnement stratégique à la matière climatique, telle qu’elle est pratiquée au travers des politiques et mesures dominantes, souffre d’un certain nombre de déficiences et de lacunes. La ligne générale des démarches officielles s’écarte manifestement des exigences essentielles d’une authentique réflexion stratégique (Figure 2). Par contraste, les multiples efforts et innovations déployés par des individus, des structures publiques ou privées, des collectifs de plus ou moins grande taille, sous couvert d’adaptation au changement climatique, de mise en pratique concrète du développement durable, de renforcement de la compétitivité et de l’innovation des territoires ou des entreprises, témoignent souvent, à l’échelle où ils opèrent, d’une internalisation poussée et d’une traduction aboutie des fondamentaux de la pensée stratégique. Dans ces conditions, la désaffection apparente de « l’opinion » pour le changement climatique ne trouve probablement pas son explication dans les seuls motifs classiquement avancés : insuffisante prise de conscience du problème et de ses enjeux ; poison idéologique qu’une poignée de « sceptiques » auraient réussi à instiller dans les esprits du plus grand nombre ; perte de confiance envers les institutions scientifiques et politiques. Elle provient aussi du cadrage très « top-down » du problème du changement climatique — et des caractéristiques des approches officielles qui s’ensuivent. Ce cadrage néglige tellement ce que font les multiples « petits » acteurs et s’emploie si peu à impliquer positivement la multitude d’acteurs potentiellement concernés qu’il est payé en retour d’un désintérêt croissant, motivé par le ressenti profond que « ce n’est pas en procédant ainsi que la situation va s’améliorer ».

Fig. 2 : Bilan de l’action officielle conduite au nom de la lutte contre le réchauffement climatique au regard des quatre attributs-clés de la réflexion stratégique.

En outre et tout compte fait, le mode stratégique, bien que nécessaire à déployer dans le cas du climat, ne constitue sans doute pas non plus une réponse suffisante, tant il demeure communément empreint d’un esprit de conflit, de compétition et de lutte pour le pouvoir. En effet, s’il permet de poser des questions essentielles, il n’en reste pas moins dépendant d’une manière d’envisager le monde, fondée sur l’hostilité et l’adversité, qui oppose des groupes les uns aux autres et peut difficilement s’empêcher de produire des gagnants et des perdants. Or, si la seule réponse viable aux menaces que fait peser le changement climatique requiert de faire advenir « une structure globale de co-immunité », capable « d’intégrer avec respect les cultures individuelles, les intérêts particuliers et les solidarités locales » (Sloterdijk 2011), c’est aussi sur un principe de coopération plus manifeste qu’elle doit reposer.

Abstract

La notion de stratégie s’est imposée dans la lutte contre le réchauffement climatique. Scientifiques, ONG, organisations internationales, institutions publiques et experts n’hésitent pas à placer leurs recommandations et leurs plans d’action sous cette enseigne. Le présent article interroge la relation entre climat et stratégie, telle qu’elle se révèle à l’examen des grandes politiques publiques relatives au changement climatique et des différentes réactions qu’elles suscitent. Il expose les principaux attributs d’une réflexion stratégique digne de ce nom, leurs tenants et leurs aboutissants, avant d’évaluer la réalité de leur déclinaison dans le cas du climat. Il résulte de cette analyse qu’un « art de la symbiose » s’avère nécessaire en plus d’un « art de la guerre », afin que la qualité de l’atmosphère devienne un véritable patrimoine commun de l’humanité.

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