Misère et splendeurs de la sociophysique.

Pablo Jensen

Image : Ivan T, “Mathematica”, 28.03.2013, Flickr (licence Creative Commons).

Quand ils s’attaquent à des systèmes sociaux, les physiciens peuvent être énervants. Par exemple, lorsque l’un d’eux explique doctement dans Le Monde le résultat très serré de plusieurs élections au début des années 2000 grâce à d’élégants modèles mathématiques… totalement irréalistes. Ou encore lorsque l’un des « sociophysiciens » les plus en vue affirme, dans la prestigieuse revue anglaise Nature en 2007, que « notre connaissance des mécanismes qui gouvernent les dynamiques [sociales] est encore limitée », mais qu’elle est « essentielle pour l’auto-optimisation [sic] de l’ensemble de la société ». À croire que ces physiciens vivent dans un espace-temps bien à eux… Faut-il les renvoyer à leurs particules, en leur demandant de ne plus s’occuper « d’atomes sociaux » ?

L’histoire étant souvent meilleure conseillère que la colère, opérons un retour en arrière de deux siècles. Au début du 19e siècle, l’élite des mathématiciens et des physiciens (Laplace, Fourier, Poisson…) développèrent des outils formels capables de digérer l’« avalanche de nombres imprimés » (l’expression est de Ian Hacking) sur les populations. Ce travail donna naissance à une toute nouvelle science, la statistique. Mais l’histoire des sciences nous enseigne que les innovations scientifiques suivent souvent des chemins imprévisibles voire improbables. Ainsi, dans les années 1830, l’astronome belge Adolphe Quételet visita le prestigieux observatoire de Paris dirigé par Laplace. Il eut connaissance de nombreuses données sociales et tenta d’y appliquer toutes sortes d’équations, en veillant à ne pas polluer ces équations par une quelconque suggestion sur le sens possible des coefficients… Il eut également accès aux données nationales sur les suicides et fut étonné par la relative constance, d’année en année, du nombre global de ces actes si imprévisibles au niveau individuel. Il extrapola audacieusement ces régularités en affirmant que les imprévisibilités individuelles se compensent toujours lorsque l’on agrège un grand nombre d’individus : « ce qui se rattache à l’espèce humaine, considérée en masse, est de l’ordre des faits physiques ». Quételet voulait créer une « mécanique sociale » aussi rigoureuse que la « Mécanique Céleste » de Laplace, et capable de gouverner les masses humaines. Quoi qu’on pense des justifications empiriques de cette extrapolation, l’histoire nous enseigne que Quételet inspira Durkheim et contribua donc à la naissance de la science de la société, la sociologie.

Quelles leçons tirer de cette histoire ? D’abord que des échanges plus ou moins sauvages ont toujours eu lieu entre domaines. Ces échanges ne sont pas à sens unique puisque la physique statistique est née à cette époque, grâce à l’idée qu’il fallait s’intéresser aux moyennes et pas seulement aux individus (les atomes). Ensuite, que des travaux un peu loufoques peuvent mener, à terme, à des résultats intéressants. Plus largement, il est tentant de faire un parallèle entre les deux époques. Car si des physiciens s’intéressent aujourd’hui aux systèmes sociaux, c’est en grande partie parce que nous assistons à une « avalanche de données numériques » similaire. À l’époque, l’avalanche de données était liée à la montée en puissance des états européens, qui devinrent des organisations puissantes, capables de contrôler, à une échelle jamais vue, « leurs » populations. Ils rassemblaient les mensurations des corps pour connaître la force et la santé des soldats, les crimes pour rationaliser la justice, les maladies pour réguler les assurances et promouvoir la santé publique… Et ce mouvement changea la vie des populations, qui devaient être connaissables par le centre. Les statistiques ne pouvaient contribuer à rendre le centre capable de commander (et de taxer !) qu’après une standardisation du territoire : cadastre, noms de famille… furent généralisés. Aujourd’hui, il n’est pas besoin d’insister sur les bouleversements induits par la révolution numérique, aussi bien en économie (Google comme acteur majeur, difficultés des industries culturelles…), en politique (rôle des réseaux sociaux dans la coordination des citoyens, Open data administrative…) ou au niveau académique (édition scientifique, hiérarchisation des savoirs…).

Si la communauté académique veut rester pertinente sur ces questions, il faudra créer de nouvelles disciplines. Car l’avalanche de données sur la société peut être à la source d’un renouvellement des Sciences Humaines et Sociales, à condition d’inventer des collaborations fructueuses avec les chercheurs des sciences formelles (mathématiques, informatique, physique), capables de développer l’équivalent des anciennes statistiques, des nouveaux outils d’analyse des données pour digérer ce tsunami de données. Ces collaborations passent par une certaine tolérance vis-à-vis des Quételet contemporains, tout en privilégiant les véritables collaborations interdisciplinaires, seules capables d’assurer la pertinence des questions traitées ainsi que des outils formels développés. Au plan politique, il semble essentiel de ne pas laisser le terrain idéologique aux seuls « évangélisateurs » de Google, en promouvant une réflexivité informée sur les effets sociaux de la révolution numérique, et en donnant aux citoyens les moyens de mieux en contrôler les effets.

Résumé

Quand ils s’attaquent à des systèmes sociaux, les physiciens peuvent être énervants. Par exemple, lorsque l’un d’eux explique doctement dans Le Monde le résultat très serré de plusieurs élections au début des années 2000 grâce à d’élégants modèles mathématiques… totalement irréalistes. Ou encore lorsque l’un des « sociophysiciens » les plus en vue affirme, dans la prestigieuse […]

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Pablo Jensen, « Misère et splendeurs de la sociophysique. », EspacesTemps.net [En ligne], Dans l’air, 2014 | Mis en ligne le 3 mars 2014, consulté le 03.03.2014. URL : https://www.espacestemps.net/articles/misere-et-splendeurs-de-la-sociophysique/ ;