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Résumé | Bibliographie | Notes

Sérendipité.

De l’interdisciplinaire comme paradigme de recherche.

Frictions et étincelles de la pensée dispersée qui s’assume.
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© Peter Fischli, David Weiss, “Outlaws” (from Quiet Afternoon/Équilibres), 1984, Photograph. Courtesy Galerie Eva Presenhuber, Zurich (Image commentée par Véronique Mauron, Historienne de l’art).

Chercher à développer un champ de recherche spécifique par le biais du rapprochement entre deux disciplines territoriales, la géomatique [1] et la morphologie urbaine, semble à première vue tout à fait indiqué pour élaborer un terrain interdisciplinaire. Tel est le contexte de départ à cette réflexion écrite en clef de « méta ». Au-delà donc de la fabrication d’un outil de rationalisation des procédures d’analyse, un questionnement d’ordre épistémologique s’est posé, qui se cristallise désormais sous la forme d’une multitude de champs problématiques situés sur des plans aussi divers que la formalisation des processus historiques, la question du caractère téléologique ou non de l’histoire, la définition d’un système d’inférence approprié à l’enquête sur les événements historiques, etc.

L’émergence de cette multitude de questions n’est due qu’à la multiplicité des points de friction entre deux disciplines ayant leur propre histoire, leurs propres finalités et leurs constructions logiques distinctes. Afin de mieux circonscrire le champ de cette émergence, il a fallu s’interroger sur le caractère proprement interdisciplinaire de la recherche comme choix assumé pour le développement d’une interface exploratoire entre deux domaines territoriaux par excellence, mais ne partageant somme toute que peu de points communs quant à leur finalité propre. En effet, il s’agit de concilier un domaine à forte contenance spéculative et constructiviste avec un autre marqué par un positivisme lié au choix de la méthode de formalisation des phénomènes empiriques étudiés.

C’est, en un sens, le questionnement sur la pertinence de la recherche interdisciplinaire qui se reflète dans mon travail actuel et qui s’inscrit plus largement dans la continuité des discussions au sein du comité de rédaction d’EspacesTemps.net. Ces discussions ont nourri ces quelques propos, grâce à un échange constant de points de vue sur la question de l’interdisciplinarité et sur l’adéquation entre l’excès de réflexivité et le vocabulaire nécessaire à déterminer les stades successifs observés dans le processus de production (interdisciplinaire) de la connaissance. Ce texte ne vise donc pas à l’exhaustivité, mais tente de cristalliser des modalités d’échange entre deux cadres conceptuels invités à cohabiter. Ainsi, outre la question de la réflexivité, nous nous intéressons ici aux différences épistémologiques entre les multiples « interdisciplinarités » possibles et à la formulation des conditions préalables au développement d’une connaissance par nature interdisciplinaire.

De l’intérêt du cadre réflexif.

L’interdisciplinarité se pose de ce point de vue en tant qu’espace de rencontre et lieu d’interaction entre différentes disciplines des sciences sociales, de la matière et du vivant, ou entre des disciplines appartenant chacune à une famille différente. L’interdisciplinarité est avant tout un outil qui peut aussi bien se décliner à travers l’enseignement que la recherche ou encore par la consolidation d’un savoir-faire original issu des interactions pluridisciplinaires de la pratique professionnelle. Mais, pour cela, il faut avoir conscience que nous évoluons à la marge, ou au mieux à l’interface, d’univers du discours a priori parfaitement étanches.

Ainsi, la réflexivité en tant que base épistémologique de la production des savoirs se profile comme le meilleur moyen d’insuffler la dynamique nécessaire à la production d’une connaissance véritablement interdisciplinaire. Pour savoir qui nous sommes, nous avons besoin de fabriquer un miroir apte à nous renvoyer une image juste. C’est donc par l’échange « symbiotique » entre ces différents domaines que de nouvelles idées peuvent être mises à jour ou d’anciennes idées mises une nouvelle fois en perspective. L’émergence de ces dynamiques nouvelles a besoin d’un cadre capable de rendre intelligible sa propre production dans un contexte donné.

La réflexivité est cette posture qui nous pousse non seulement à nous interroger sur notre propre production, mais aussi à créer un langage propre à la description de l’action en train de se faire et à des allers-retours entre les moments de création et les moments de remise en question et d’analyse critique des conditions permettant l’émergence de ces mêmes moments. Appliquée de façon systématique, elle contribue à la cristallisation d’un langage sur le langage de la science. Ce métalangage peut à son tour être organisé, hiérarchisé et structuré. La construction de cette structure et ses finalités sont à leur tour indépendantes de la production première, et deviennent de ce fait un terrain éminemment philosophique. Nous ne cherchons cependant pas à justifier une démarche cahotante par un ensemble obscur de concepts importés de la philosophie, mais nous nous plaçons au contraire d’emblée sur le mode de l’exploration des concepts qui surgissent de notre propre production et adaptons ensuite notre pensée à sa logique propre. Cette production d’une épistémè, construction complexe du monde de la recherche interdisciplinaire, nous incite à travailler sur trois registres au moins : la classification des champs interdisciplinaires, le processus de fabrication du savoir interdisciplinaire et la scientificité de la production interdisciplinaire. La phase initiale de cette exploration conceptuelle ne répond pas entièrement aux critères poppériens, mais se situe plutôt sur le registre de la science révolutionnaire (Kuhn, 1983 [1962]). Ainsi, c’est à partir d’une typologie des croisements interdisciplinaires possibles que nous allons explorer la logique de cette production en tant que domaine scientifique et en tant qu’inscription dans un système de valeurs porté par l’institution où la science a généralement lieu de nos jours. Enfin, la production interdisciplinaire hésite souvent entre le pur discours rhétorique et la production d’un savoir basé sur la réfutabilité des hypothèses et la reproductibilité des résultats. Cette étape de l’enquête nous conduit à formuler les conditions que doit remplir une recherche dans un champ nouveau et en même temps les hypothèses inhérentes à notre propre travail. Ainsi, en utilisant la réflexivité comme outil d’enquête des « anomalies » et en explorant librement les champs de la pensée qu’elle génère, les ruptures paradigmatiques, nous espérons avoir offert un cadre justificatif suffisamment robuste pour le déroulement de notre propos principal.

Les champs interdisciplinaires : qu’entendons-nous par interdisciplinaire ?

Une des principales difficultés quand il est question d’interdisciplinarité réside dans sa définition. Les champs qui, par contamination mutuelle, se trouvent sur une piste peu explorée, voire nouvelle, pourraient être considérés comme relevant de cette interdisciplinarité. Néanmoins, il est important de savoir que la seule mise en contact de deux champs d’investigation, ou plus, ne confère pas à la recherche en question une véritable valeur d’interdisciplinarité. De même, tout changement de cap au sein d’une même discipline ne s’identifie pas forcément à une ouverture interdisciplinaire, quand bien même ce changement de direction aurait été induit directement ou indirectement par l’appropriation d’un objet de recherche appartenant traditionnellement à une autre discipline.

Nous pouvons identifier au moins six groupes proches de la notion d’interdisciplinaire qui nous occupe et qui dérivent cependant de différences épistémologiques majeures. Le tableau ci-dessous propose une vision synthétique de ces groupes. La typologie est construite en effectuant le croisement entre la source de l’apport (préexistence ou non des notions dans Image2un domaine donné) et le degré d’assimilation de ces apports.

 

Tableau 1. Typologie des groupes interdisciplinaires.

Cette typologie résultante montre un certain nombre de notions, objets ou logiques de recherche qu’il s’agit maintenant de qualifier avant de les identifier comme étant les étapes successives de la production scientifique.

  • Changement de modèle. Quand une nouvelle méthode d’analyse est appliquée à une discipline existante ou qu’une traduction du phénomène à étudier se fait selon une logique différente, nous nous retrouvons face à un changement de paradigme. Le passage lors de l’expérimentation d’un modèle à un autre, par exemple d’une bactérie, procaryote (entité simple), vers une levure, eucaryote (entité complexe), impose la définition de nouvelles hypothèses, nouveaux protocoles d’expérimentation, etc. qui conduisent à la remise en question des résultats lors de la phase précédente par un enrichissement de nos connaissances. Cette démarche vise à produire des ruptures « faibles » dans le savoir cumulatif en retravaillant les modèles par paliers successifs. Le sens de la rupture faible consiste à tendre vers plus de complexité en imaginant une continuité avec les acquis de l’étape précédente. La force des changements paradigmatiques faibles réside le plus souvent dans la complétude de la logique d’enquête qui se veut exhaustive d’un modèle en circonscrivant la totalité des phénomènes simples avant d’attaquer des modèles plus complexes. Sa faiblesse, inversement, réside dans un réductionnisme à outrance de la réalité complexe, imaginant que les règles déduites des modèles simples régissent aussi les modèles complexes. Or, la complexité n’est pas réductible à la somme des parties constituantes (Morin, 1991). Ces parties sont en effet issues d’une analyse qui « rompt » avec l’équilibre préexistant et qui crée les conditions même de la complexité, réduisant à néant l’effort initial.

  • L’extension disciplinaire liée à la création d’un nouvel objet de recherche. Il s’agit d’une heuristique propre à la science exploratoire englobante. Dans le processus cumulatif de la science nous pouvons observer de temps à autre l’émergence de nouveaux objets ou de nouvelles échelles d’analyse. Cette extension de la discipline de base nécessite le plus souvent que l’on définisse une méthodologie ad hoc pour la compréhension de cette nouvelle catégorie. Sans rupture, l’extension disciplinaire s’apparente davantage à un « saut de puce ».

  • La bifurcation, quant à elle, représente la combinaison des deux précédentes. Au sein d’un système de pensée donné, la rencontre d’une nouvelle logique d’investigation avec l’émergence de nouveaux concepts produit un développement important d’une discipline donnée et peut parfois conduire à la naissance d’une nouvelle discipline. Ce fut le cas, par exemple, de la physique quantique ou de la phénoménologie. En termes kuhniens, on parlera alors de changement paradigmatique, que nous qualifierons désormais de fort.
    En ce qui concerne l’interdisciplinarité à proprement parler, nous observons ces changements de paradigme lorsque les objets existent déjà dans un champ donné et sont repris par une autre discipline. Nous parlons alors, en général, d’analogie, d’emprunt ou de transfert conceptuel. Dans tous les cas de figure, c’est le degré de la reprise qui est fondamental. L’inclusion d’un système de pensée complet (logique et objets) dans un autre implique des ajustements plus ou moins importants.

  • Ainsi, l’analogie consistant à utiliser des logiques externes au mode de pensée traditionnellement ancré permet de donner une représentation différente et, a priori, très parlante du phénomène étudié.

  • La métaphore, forme la plus courante de l’emprunt conceptuel, consiste en l’appropriation d’un champ sémantique différent par projection dans l’espace logique de sa propre signification. Ainsi, les métaphores spatiales produisent un effet saisissant pour la description des phénomènes complexes ayant pour caractéristique, par exemple, la métrique. Leur usage « illustratif » pose cependant des problèmes importants. En effet, le contexte de production d’une connaissance ne recouvrant que très rarement le champ de l’application métaphorique du concept, les raccourcis épistémologiques que cela engendre en font souvent des « faux amis ».

  • Le transfert consiste en une appropriation de la logique et des objets induisant une confrontation entre les conceptualisations de départ et d’arrivée. Si les cadres sont similaires, les transferts de connaissance se font sans heurts et conduisent à un cas similaire à celui de l’extension disciplinaire (cf. ci-dessus). Parfois, la richesse des transferts est telle, que la discipline de départ s’en trouve affaiblie, voire cantonnée à la « préhistoire ». Ces mutations exogènes sont relativement rares, mais accomplissent de véritables « révolutions coperniciennes ».

Dans ces six cas de figure, les bases pour une ouverture interdisciplinaire sont présentes. Toutefois, c’est le processus conduisant à la mise en évidence des savoirs conjugués qui doit être souligné, car il ouvre des champs d’intérêt nouveaux et cristallise le véritable passage à l’interdisciplinaire.

Du disciplinaire à l’inter et vice-versa : friction, étincelles, création de savoirs nouveaux et retour à la case départ.

À partir de la typologie proposée des modalités d’échange dans la sphère de l’interdisciplinarité, une esquisse du processus de production interdisciplinaire proprement dit peut être proposée. Les étapes de ce processus que nous avons identifiées sont : l’exploration, le développement et la cristallisation.

L’étape principale du point de vue de la production des concepts et des méthodes est sans aucun doute l’exploration. Sans a priori, il est nécessaire dans cette phase d’essayer de déconstruire la complexité du phénomène de manière à l’appréhender de la façon la plus exhaustive possible. La ramification tentaculaire pluridisciplinaire est une stratégie que nous avons explorée tout au long de notre travail de recherche et elle a eu pour effet de faire tomber des barrières qui semblaient étanches entre différentes disciplines, permettant ainsi de reconnaître les points communs des principes qui régissent les différents champs abordés. Toutefois, il y a une quasi-impossibilité méthodologique quand il s’agit d’extraire des concepts purement philosophiques qui doivent ensuite être traduits dans une sphère constructiviste avant de servir à la formalisation des catégories adaptées à la question traitée d’un point de vue opérationnel. De même, restreindre l’usage des concepts purement abstraits ne suffit généralement pas à circonscrire un problème ayant un ancrage fort dans une réalité concrète. Ainsi, l’exploration basée sur une démarche constructiviste-réaliste permet d’identifier et d’extraire les niveaux d’abstraction nécessaires à la formalisation tout en respectant la « réalité » de laquelle ils sont extraits. Il est nécessaire ensuite d’appliquer, la logique propre à chacune des spécialités qui sont familières avec l’un ou l’autre niveau d’abstraction afin d’assurer leur cohérence interne. Le passage par une analyse empirique du phénomène peut alors être réalisé, ou, du moins de ce qui peut être circonscrit par cette approche, à la condition de reconnaître la valeur intrinsèque des strates purement abstraites qui composent la réalité complexe (Deleuze et Guattari, 1980). La mise en relation des différentes strates par des moyens techniques ou argumentatifs permet ensuite de reconstruire la projection de la réalité complexe dans un espace logique respectant les règles de cette même complexité. Bien que nous tentions aussi d’effectuer une formalisation, c’est-à-dire une réduction de la réalité à un ensemble de règles formelles, cette réduction est plus proche de la réduction phénoménologique que de la réduction analytique. En effet, nous ne cherchons pas à disséquer la réalité perçue pour mieux la comprendre, mais nous nous intéressons davantage au « processus de perception », qui nous permet de garder un niveau de complexité suffisant pour essayer d’appréhender le processus selon différents points de vue complémentaires.

Le rapprochement de deux disciplines ou plus, tend à provoquer, si le contexte le permet, l’émergence de savoirs nouveaux. Les néo-disciplines (ou sous-disciplines, selon le point de vue), comme par exemple la géographie historique, la sociologie de la mobilité ou encore la typo-morphologie urbaine, sont issues d’une contamination positive entre différentes branches originelles. Même si leurs origines sont clairement identifiées au sein des différentes disciplines de l’establishment intellectuel (Géographie, Histoire, Sociologie, Ingénierie, Architecture…), aussi bien leurs méthodes de recherche que leurs finalités ou encore leurs principes épistémologiques en font des disciplines à part entière. Dès lors, et contrairement aux mathématiques ou encore aux sciences de la matière et du vivant, qui fondent relativement souvent des branches indépendantes et très robustes (biologie moléculaire, physique quantique, géométrie algébrique…), combien de changements ou d’extensions paradigmatiques en sciences sociales connaissent une véritable révolution au sens kuhnien du terme ? La majorité des branches bio-physiques aux noms composés, ne sont pas seulement les filles des disciplines leur ayant donné ce drôle de patronyme, mais représentent désormais une manière de travailler nouvelle et riche de possibles. Pourquoi alors certaines de ces ouvertures disciplinaires en sciences humaines ne fondent-elles pas une nouvelle discipline, ne serait-ce qu’une nouvelle interface interdisciplinaire ? Il semble évident que la production de nouveaux savoirs a un impact plus grand si elle réussit à induire un changement paradigmatique à l’intérieur. L’enjeu principal n’est donc pas nécessairement d’atteindre une certaine reconnaissance, mais bien plutôt de réussir une « transformation sans séparation ». Les objets de la recherche en sciences sociales étant étudiés par la société même qui les produit, cette façon de procéder est nécessaire et bénéfique pour enrichir le champ des connaissances de l’une ou l’autre disciplines-mères, tout en esquissant enfin une méthodologie de travail capable d’aborder des questions jusqu’alors insolubles, voire simplement impossibles à poser. Dans ce cas, bien qu’il y ait construction d’un savoir indépendant, il semble plus juste de parler de généralisation de l’extension disciplinaire. Dans les faits, et contrairement à la production disciplinaire en régime révolutionnaire, l’interdisciplinaire ne réussit jamais à surmonter son Œdipe intellectuel, mais devient le vecteur de certaines ruptures au sein des disciplines d’origine. Ainsi, la démarche proprement interdisciplinaire peut être assimilée à une sorte de saillance intellectuelle, qui constitue ce qu’il convient d’appeler la base pour le développement d’une nouvelle épistémologie. Cette épistémologie, basée sur la réflexivité, renforce le caractère relatif du savoir scientifique. Elle le « colore » historiquement ou contextuellement, justifiant ainsi la posture latourienne, en nous montrant un des caractères fondamentaux de la science sociale : les savoirs et les méthodes évoluent parallèlement aux phénomènes étudiés.

La deuxième étape, que nous appelons le développement, consiste à consolider un premier ensemble d’outils d’analyse aptes à mettre à l’épreuve de l’empirie les concepts issus de l’exploration systématique. Dans cette phase largement méthodologique, des hypothèses sont élaborées, qui permettront de vérifier la qualité de la théorie et de donner à l’investigation son caractère proprement scientifique. On esquisse le « puzzle » qu’il s’agit de reconstituer, on détermine la problématique et les méthodes nécessaires à leur vérification ou réfutation, on se soumet donc volontairement à la « question » poppérienne. Cette formalisation des concepts émergents trouve aussi sa place dans la phase de développement. Il s’agit de traduire les champs problématiques en objectifs de recherche, et de donner un aperçu de la méthode pour les examiner. Aussi, il est nécessaire dans cette étape de définir le corpus de données sur lequel seront testées les hypothèses. Ce choix est crucial, étant donné que beaucoup de domaines non expérimentaux ne permettent pas de créer des données en laboratoire, car les données sont reprises de la production du réel. Ainsi, dans cette phase, il est essentiel de donner toutes les clés pour la compréhension de la logique de construction et de la mesure de pertinence des échantillons utilisés. C’est ici que sont développées les maquettes, grilles d’analyse et autres prototypes ou protocoles.

Enfin, la phase de cristallisation consiste en ce long cheminement qui conduit à valider les hypothèses et à généraliser les résultats par une enquête minutieuse de différents corpus qui donne davantage de crédibilité expérimentale à l’ensemble de concepts développé précédemment. Dans la phase de cristallisation, nous retrouvons aussi le travail de généralisation et d’automatisation des procédures d’enquête. Le grand nombre de résultats empiriques permet de chercher aussi des formulations plus élégantes à certains principes « bruts » décrits dans les phases précédentes. De même, plus le nombre de corpus analysés est important, plus la probabilité est forte que le facteur « serendipity » opère comme mécanisme d’accroissement des connaissances et d’ouverture des horizons de recherche. C’est dans cette étape, la plus opérationnelle, que se trouvent souvent les découvertes les plus stimulantes pour la suite. Cristalliser nos connaissances signifie aussi trouver les méthodes pour polir nos concepts.

Déviances et ouvertures : les risques du cochon interdisciplinaire et la question du contexte de validité restreinte.

La production interdisciplinaire n’étant pas une branche à part entière, mais plutôt une méthode d’enquête aboutissant plus souvent à l’enrichissement de l’une ou l’autre matière principale qu’à la création de nouvelles spécialités indépendantes, elle est par conséquent porteuse de son propre affaiblissement. En effet, deux productions interdisciplinaires ne sont a priori pas comparables, puisqu’elles sont issues de croisements totalement différents et, de ce fait, non reproductibles. Dès lors, et bien que l’interdisciplinarité comme méta-discipline trouve un écho dans les travaux de Popper ou Toulmin en ce qui concerne la logique de l’enquête scientifique ou la théorie argumentative, nous sommes confrontés à une autre sorte de limite, celle du contexte de production, qui détermine la capacité à innover dans un cadre strict de production scientifique. Rechercher une super-théorie qui englobe deux disciplines en construisant un réseau de concepts robuste dans les deux branches d’origine n’offre pas vraiment une économie de moyens, bien au contraire, les contraintes de robustesse des deux parties originales s’additionnant et appelant le plus souvent à la création de niveaux d’abstraction supplémentaires. Dans notre travail, nous avons fait le choix du développement d’autant de niveaux d’abstraction supplémentaires que nécessaire et nous les explorerons systématiquement, non dans l’espoir de fonder une nouvelle discipline, mais afin d’offrir des bases robustes pour le développement d’un champ d’investigation encore et toujours à défricher.

Pour terminer ce court argumentaire, n’oublions pas les risques de dérive propres à une méthode de travail qui est assimilée à une production à part entière. Le fait que l’interdisciplinarité ne reconnaît pas ses propres enfants, mais reste ouverte à tout savoir croisé, pose la question de savoir comment délimiter la validité de ce que l’on entend par interdisciplinaire. Ainsi, pousser à l’extrême la capacité de croiser des connaissances diverses ne donne pas toujours des résultats scientifiques, mais souvent des bardots comme ceux dénoncés dans les impostures intellectuelles (Sokal et Bricmont, 1997). Nous devons garder à l’esprit cet avertissement, car tout au long du travail de production des connaissances interdisciplinaires nous sommes confrontés à des disciplines aussi différentes que la philosophie, la linguistique, l’histoire, la géomatique, l’architecture, la géographie, etc. et il est absolument nécessaire de tester sans cesse l’étanchéité de leur propre démarcation.

Commentaire de Véronique Mauron, historienne de l’art :

Interroger le monde au moyen d’éléments quotidiens ou bien connus, reconstruire, assembler d’une manière nouvelle, peut-être incongrue, expérimenter selon une logique différente, telles sont les actions auxquelles se livre le duo d’artistes suisses Fischli et Weiss. L’univers des choses banales se transforme en montage subtil, équilibre précaire mais doué d’une force poétique. Le sens sort du lieu commun et des significations inédites surgissent. Regard distancié, détournement subtil ou décalage loufoque constituent une méthode créatrice douée d’une intensité rare.

Peter Fischli est né en 1952, David Weiss en 1946, ils travaillent ensemble depuis 1979, ils vivent à Zurich.

Résumé

Chercher à développer un champ de recherche spécifique par le biais du rapprochement entre deux disciplines territoriales, la géomatique[1] et la morphologie urbaine, semble à première vue tout à fait indiqué pour élaborer un terrain interdisciplinaire. Tel est le contexte de départ à cette réflexion écrite en clef de « méta ». Au-delà donc de ...

Bibliographie

Gilles Deleuze, Félix Guattari, Capitalisme et schizophrénie Vol. 2 Mille plateaux, Paris, Les Éditions de Minuit, 1980.

Thomas S. Kuhn, La structure des révolutions scientifiques, Paris, Flammarion, 1983 (1962).

Edgar Morin, Introduction à la pensée complexe, Paris, Éditions Esf, 1991.

Alan Sokal, Jean Bricmont, Impostures intellectuelles, Paris, Odile Jacob, 1997.

Notes

[1] La géomatique regroupe l’ensemble des outils et méthodes permettant de représenter, d’analyser et d’intégrer des données géographiques.

Auteurs

Partenariat

Sérendipité.

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