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Résumé | Bibliographie | Notes

Sérendipité.

Critiques face à Céline.

Article paru dans la revue Mauvais Temps, n°4 (avril 1999), Éditions Syllepse.

Depuis la parution du Voyage au bout de la nuit en 1932 Louis-Ferdinand Céline n’a cessé d’être un sujet de polémiques : polémiques d’abord littéraires, puis dès 1937, politiques. Personne ne peut aujourd’hui prétendre parler de Céline « comme si de rien n’était », tant il est impossible chez lui peut-être plus que chez n’importe quel écrivain de séparer son idéologie de l’esthétique où elle trouve sa place.

Sur l’antisémitisme de Céline, chacun à sa petite idée : il ne s’agit pas ici pour nous d’élaborer une nouvelle théorie sur le sujet, mais plutôt d’analyser la façon dont on attaque ou défend Céline aujourd’hui, d’analyser — plutôt que Céline lui-même — la façon dont les critiques se sont affrontés ces derniers temps à son sujet.

Ce sont deux livres parus en 1997 qui ont relancé « l’affaire Céline », engendrant de violentes réactions parmi les critiques céliniens, à travers une série d’articles, qu’il est bon d’analyser pour comprendre la complexité et les dangers de cette « question » Céline.

C’est assez légitimement que le premier d’entre eux, Céline et l’Art de son temps [1] de Michel Bounan, à été attaqué, son auteur déniant à Céline le moindre talent, sinon celui du trucage et du camouflage grâce à un style qui ne serait qu’une « vulgaire machine à décerveler » [2]. Pour Bounan l’antisémitisme de Céline ne servirait qu’à accompagner son engagement en faveur du patronat et contre le prolétariat. Le tout expliqué en une centaine de petites pages, guère convaincante tellement le dossier est faible.

Contre Céline [3] de Jean-Pierre Martin, est lui tout à fait différent, et on peut lui prêter un peu plus sérieusement attention. Il est le fruit d’une relecture de Céline et de la critique célinienne en vue d’un livre sur l’oralité dans le roman français du 20e siècle. Martin dit avoir été « stupéfait » par cette critique, coupable selon lui dans sa quasi-totalité de « célinolâtrie ». C’est d’ailleurs plus à cette critique qu’il s’attaque dans son livre qu’à Céline lui-même. Le sous-titre de son livre D’une gêne persistante à l’égard de la fascination exercée par Louis Destouches sur papier bible indique toutefois un désaccord très net de Martin sur la place qu’on accorde à Céline dans la littérature d’aujourd’hui, cette édition « sur papier bible » de la pléiade « sacralisant » en quelque sorte l’écrivain [4]. Ce sous-titre a pu être interprété par certains comme une attaque directe contre Henri Godard, responsable cette édition dans « La Pléiade », que Martin ne juge pourtant pas être le plus coupable des critiques céliniens.

En effet dans son livre Céline Scandale, Henri Godard multiplie les professions de foi antifascistes, et l’on sent bien qu’il veut éviter toute « récupération » de l’œuvre de Céline par l’extrême droite :

« Ne parlons pas de ceux qui le liraient par sympathie idéologique » [5]. On pourrait objecter à Godard qu’il faudrait justement prendre le temps d’en parler, pour les dénoncer une fois pour toutes (ce travail revenant de droit aux admirateurs et spécialistes de Céline et non à ses « détracteurs »). Mais il est vrai que les céliniens les plus dangereux ne sont peut-être pas ceux qu’on croit, ceux dont on sait clairement qu’ils sont d’extrême droite. Ainsi, Alain de Benoist et ses amis tentant depuis plusieurs années d’intégrer le milieu de la critique célinienne sans trop de succès, tellement les origines de leur intérêt pour Céline sont notoires, dans le milieu littéraire et universitaire. Mais d’autres céliniens peuvent par des maladresses, des glissements, des ambiguïtés, volontaires ou non, coupables ou non, servir l’extrême droite.

Il serait faux de dire que Henri Godard est ambigu ou coupable, mais dans sa réponse aux « anti-céliniens » [6], il fait peut-être preuve de maladresse lorsqu’il cherche à expliquer que les idées de Céline « à caractère raciste », ne sont pas ses seules ni ses principales idées :

« Elles ne représentent qu’une partie très limitée de ses idées, la plus voyante, la plus scandaleuse, et aussi contre laquelle il est le plus facile de s’indigner. En réalité, quand il écrit ses romans […] il a comme chacun de nous à tout moment mille autres idées sur mille autres sujets. [7]»

Henri Godard poursuit en énumérant quelques unes de ces autres idées de Céline (sur la campagne, la banlieue, la guerre, la nature humaine, la colonisation, la justice…). Il est aisé ici de lui rétorquer que Céline n’a pas écrit de pamphlets sur la campagne, ou contre la colonisation, et que ses idées sur la nature humaine ou la justice se trouvent aussi très développées dans les pamphlets antisémites. Mais le plus important est qu’en cherchant à minimiser ainsi l’importance de la place occupée par le racisme de Céline dans ses oeuvres, Godard – sans doute sans s’en rendre compte – tend une belle perche à ceux qui voudraient bien minimiser la gravité du racisme lui-même.

Si Godard se refuse à opérer des dichotomies entre les oeuvres de Céline, on sent qu’il veut mettre les pamphlets « à part » à cause du dégoût qu’ils inspirent. Ces pamphlets n’étant plus publiés, il sent bien que le problème vient plutôt de l’antisémitisme beaucoup plus discret, des romans, qui pour n’apparaître que par endroits, n’en sont pas moins dangereux :

« Le cas est d’autant plus complexe que ces passages, allusifs, détournés, demandent à être compris à demi-mot, c’est-à-dire n’atteignent toute leur violence que pour le lecteur le plus entré dans le style de Céline. Mieux il comprend, plus il sursaute que Céline ose encore tenir des propos de ce genre. [8] »

Mais ce genre de conclusion apparaît aux yeux de Martin comme un peu hâtive. Son livre est presque entièrement consacré à débusquer ces passages. Il serait faux de dire que la critique célinienne ne s’en était jamais chargée : Philippe Muray dans son Céline, y revenait déjà en effet plusieurs fois, insistant même sur le racisme qui ouvre et clôt Rigodon le dernier livre de Céline, et dont on entend généralement peu parler. Le livre de Martin, s’il n’est pas tout à fait juste avec la critique célinienne, a au moins le mérite de rappeler que l’antisémitisme n’est pas confiné aux pamphlet (de même que comme l’ont bien montré plusieurs critiques [9], les pamphlets sont aussi des oeuvres littéraires, et c’est bien ce qui les rend problématiques).

Maudit, Céline ?

Céline adopte dans ses derniers livres et les lettres de la même période une posture très défensive (dont nous verrons plus loin toutes les implications) nourrie par d’incessantes plaintes sur son pauvre sort, se jugeant être une sorte de bouc émissaire, de maudit parmi les maudits de la littérature.

Céline a ainsi en partie réussi à se faire passer pour un écrivain « maudit », car à lire les réactions des critiques céliniens aux livres de Bounan et Martin, on a souvent l’impression qu’un complot existe contre Céline et son oeuvre. Philippe Muray parle ainsi « d’entreprise épuratrice » venant de « scouts du bien » engagés dans une « guerre totale » [10], Stéphane Zadganski voit en Martin un « flic stalino-sainte-beuvien » [11]. Ces deux petits livres – même si on les trouve indignes ou médiocres – n’en méritent pas tant. Ces deux livres n’ont d’ailleurs fait que porter une fois de plus les projecteur de l’actualité sur cet auteur, et donnera ses défenseurs l’occasion de s’exprimer un peu partout. Personne ne veut censurer ou empêcher quiconque de lire Céline, les vrais tentatives de censure sont beaucoup plus discrète et efficaces.

Est-il utile de rappeler que Céline figure dans les sujets d’examens, que tous ses romans sont publiés dans la Pléiade, et que nous croulons littéralement sous les volumes de sa correspondance, qui – dans le plus grand désordre éditorial – augmente d’année en année ? Mais il reste – dira-t-on sans doute – les pamphlets antisémites. La plupart des critiques céliniens plaident en effet en faveur de leur republication – ce qui est très défendable – mais ils le font comme si une conspiration existait aujourd’hui, contre ceux-ci, et plus généralement contre la diffusion des oeuvres de Céline.

Il semble utile ici de rappeler qu’à la différence d’autres auteurs, Céline n’est pas censuré, en aucune manière, sinon par lui-même et par sa veuve qui interdit la republication des pamphlets. Sans doute devine-t-elle que leur republication lui ferait perdre quelques lecteurs. Car si tout le monde aujourd’hui sait que Céline était antisémite, peu de gens ont lu ses pamphlets et savent jusqu’à quel niveau de haine et de bêtise Céline est allé.

« Les juifs, racialement, sont des monstres, des hybrides, des loupés tiraillés qui doivent disparaître. […] Dans l’élevage humain, ce ne sont, tout bluff à part, que bâtards gangreneux, ravageurs, pourrisseurs. Le juif n’a jamais été persécuté par les aryens. Il s’est persécuté lui-même. Il est le damné des tiraillements de sa viande d’hybride. [12]»

Ouvrez n’importe quelle page de L’école des cadavres, vous y trouverez la même chose, incessamment martelé.

Haine, délire et antisémitisme.

Une telle obsession à été plusieurs fois appelé « délire », appellation contre laquelle s’insurge Martin. La question du délire est très complexe, envisagée par tous de manières différentes ce qui brouille les pistes. Martin s’insurge contre l’idée que Céline « débloque ». Mais si l’idée d’un Céline fou traîne dans les esprits ici ou là, conforté par des lectures trop hâtives, personne de sérieux (à part peut-être Gide, à la sortie du premier pamphlet) n’a émis cette hypothèse. Car on peut parler de délire chez Céline sans pour autant justifier par là son antisémitisme. Ainsi Gilles Deleuze (dont on peut lire toute l’œuvre comme « une introduction à la vie non-fasciste » pour reprendre les mots de Michel Foucault) voit le style d’un auteur – et en particulier celui de Céline – comme une espèce de délire, de langue délirante creusée dans la langue, qui n’est pas spécifique à l’antisémitisme [13]. Si le problème du délire se pose, c’est parce que les pamphlets sont stylistiquement du pur Céline.

Pour une raison toute différente, Stéphane Zadganski lie les pamphlets à un délire, ce qui lui vaut les violentes attaques de Martin. Mais Zadganski n’affirme pas que l’antisémitisme de Céline soit un délire, mais que tout antisémitisme est délirant. Hypothèse contestable certes, mais toute différente, puisqu’elle ne cherche pas à atténuer le tort de Céline. Là où il distingue le délire de Céline des autres délires antisémites, c’est lorsqu’il le considère comme « déliriant », puisque Céline y « délire en riant ». Si — des caricatures nazies aux blagues de comptoir sur l’holocauste — l’antisémitisme s’est toujours voulu très « drôle », force est de reconnaître la « spécificité » de l’antisémitisme célinien : s’il elle n’existait pas nous n’en parlerions pas plus que celui de Rebatet ou Drieu La Rochelle. C’est aussi cette spécificité qui fait son danger.

D’autres points du livre de Zadganski sont peut-être beaucoup plus litigieux notamment lorsqu’il affirme :

« On a tort par conséquent de voir de la haine dans les pamphlets de Céline. […] la haine surtout ne crée pas, elle rogne, elle ronronne, elle ronrogne ; c’est une passion tandis que l’écriture est action ; la haine s’exhale, elle s’exalte ; lorsqu’elle se précipite elle aboutit au meurtre, souvent, au pamphlet, parfois, mais strictement jamais à la littérature. En ce sens les pamphlets n’en sont pas réellement, ce qui est d’ailleurs assez flagrant à la lecture. Ce sont plutôt des romans déguisés en pamphlets, dont les juifs seraient le thème négatif et rhapsodisé en mille diverses variations. [14] »

La conclusion de ce passage nous paraît dangereuse parce qu’elle permet presque d’appuyer certain propos de Dominique de Roux qui lui, cherchait à nier que Céline ait été antisémite, même dans les pamphlets :

« Pour Céline, le mot juif n’a pas son sens habituel, il ne désigne pas un groupe ethnique ou religieux particulier : la preuve est que sous ce vocable il aurait pu loger tous les hommes. [15]»

Le but est tout différent chez Zadganski, dont le livre est tout imprégné de la pensée de Lévinas, mais il intéressant de voir comme les passerelles entre d’une part, une problématique aux réponses complexes (la haine peut-elle aboutir à la création plutôt qu’à la destruction ?) et d’autre part, une négation inacceptable (qui en rappelle d’autres), sont facile à établir, d’où la prudence extrême à laquelle doit se contraindre le critique de Céline. Des précautions, il faut pourtant bien avouer que Zadganski en prend, même lorsqu’il développe des idées on ne peut plus contestable, notamment nous allons le voir, à propos du « révisionnisme » de Céline.

Immunité des romans révisionnistes.

La qualité principale du livre de Martin est de montrer dans ces romans de l’après-guerre – plutôt que l’antisémitisme de Céline qu’après tout, tout le monde soupçonne – le révisionnisme auquel il est lié. Il s’insurge contre la vision d’un Céline qui serait celui qui ait le mieux raconté son siècle. Sur ce sujet, dans sa réponse à Martin, il faut bien avouer que Godard n’est pas très convaincant. Il nie que sa vision de l’Histoire pose un réel problème.

« Avec lui la littérature parvient à se saisir de ce qui semblait devoir lui échapper, à commencer par les bombardement […] Il est vrai que le bombardement auquel il consacre trois cents pages dans Féerie II était un bombardement allié […] Mais quel lecteur ne sait d’avance, comme on a tant dit, « d’où parle » Céline ? [16]»

Pourquoi pouvons-nous parler sans exagérer de « révisionnisme » ? N’est-ce pas là une exagération rhétorique ? Si Céline choisit de décrire les horreurs des bombardement alliés dans Féerie pour autre fois II, ce n’est évidemment pas innocent : mais ces bombardements étaient bien réels. De même, Céline a sans doute des choses à nous apprendre sur ce qu’à été la fuite du gouvernement de Vichy à Sigmaringen, puisqu’il l’a accompagné. De là à dire comme Philippe Sollers que nulle part ailleurs on ne peut en avoir « une idée plus vraie » [17], il y a un fossé qu’il faudrait s’abstenir de franchir. D’autant que dans le récit de cette fuite se glissent des passages qui illustrent bien la « vision de l’Histoire » de Céline :

« La haine des allemands, soit dit en passant, s’est surtout vraiment exercée contre les collaborateurs, pas tellement contre les juifs, qu’étaient si forts à Londres, New-york… […] Je vous le dis : Nuremberg est à refaire !… » [18]

Certains diront peut-être qu’il s’agit là du « rire de Céline », mais force est de reconnaître là un humour un peu lourd. Dans ce genre de passages Céline se défend, il plaide, essaye de justifier son attitude injustifiable pendant la guerre, joue au persécuté, à la victime, lui qui a fuit avec les bourreaux.

Il faut citer sur cette question du révisionnisme l’analyse de Zadganski, et la citer longuement, car cette position est plus complexe et argumentée que ne peuvent le faire penser les passages tronqués que cite Martin :

« Du point de vue de l’impureté littéraire (le seul qui convienne à un écrivain), l’ épuration en effet vaut la collaboration ; tondre une femme en public pour le crime d’avoir joui en privé avec l’ennemi, quand toute la communauté vient de jouir idéologiquement quatre année d’affilée avec ce même ennemi, cela correspond éthiquement parlant, à tondre un juif, lui tatouer un numéro et l’habiller en pyjama, pour ôter toute carnation inconvertible à cette « ethnie » qui a osé faire s’incarner le verbe…

Cela ne signifie pas qu’Uranus et Se questo è un uomo de Primo Levi traitent d’une même chose, mais que si l’éthique consiste en un sens à peser le moindre à la balance du pire (le révisionnisme fonctionne précisément selon une logique inverse, qui entend ramener le pire au moindre), alors ces événements sont éthiquement comparables. »

On sent bien ce que cette vision de l’éthique doit à Lévinas, mais elle devrait mener Zadganski à la conclusion inverse, le révisionnisme tel qu’il le définit ici étant à notre sens très exactement celui qu’on peut reprocher à Céline dans ses romans, où il cherche à amoindrir les souffrances du peuple juif, en les « comparant » aux siennes [19] à amoindrir les crimes des nazis en insistant sur la violence des épurateurs, où d’autres crimes de l’Histoire. Ainsi à propos de l’extermination des Tziganes par les nazis :

« Une gitane… gitane ça je ne m’attendais pas… cette gitane venait d’où ?… les gitans devaient être supprimés d’après les décrets de Nuremberg ?… hautement contaminateurs !… crypto-asiates !… une tzigane libre et jacassante ? autant dire la guerre inutile !… l’Ordre d’Hitler, ne l’oublions pas, était tout aussi raciste que celui des noirs du Mali ou des jaunes de Hankéou… [20]»

Céline pèse-t-il ici le moindre à la balance du pire ? Tout le problème vient en fait de ce point de vue de « l’impureté littéraire, le seul, dit Zadganski, qui convienne à un écrivain ». Zadganski parait opérer ici une rupture entre l’écrivain, et le commun des mortels, distinguer en quelque sorte une éthique spécifique à la littérature. De même Philippe Muray plaide pour qu’on envisage les oeuvres littéraires comme « autonomes, indépendantes du contexte historique ou de certaines croyances en places. [21] » C’est aussi ce que fait Henri Godard lorsqu’il distingue la morale et la littérature, donnant ainsi aux romans une sorte d’immunité littéraire. Mais cette distinction tient-elle une seconde lorsqu’un écrivain écrit dans un pamphlet « le juif doit disparaître » [22], au moment même où un régime a très concrètement programmé cette « disparition » ? Peut-on dire que littérature et politique n’ont rien à voir lorsque que vingt ans après le même écrivain nous explique dans un roman que les allemands ne s’en sont finalement « pas tellement » pris aux juifs « qu’étaient si fort à Londres » ? Rappelons la définition de l’art que Céline donne dans Les Beaux Draps :

« L’art ne connaît point de patrie ! Quelle sottise ! Quel mensonge Quelle hérésie ! Quel dicton juif ! L’art n’est que Race et Patrie [23] »

Comment apprécier la pureté d’un art qui ne serait que « race et patrie » ? Les romans de Céline – en particulier la trilogie où il raconte sa fuite et son emprisonnement – sont très politiques, ce qu’a sans doute un peu maladroitement essayé de montrer Martin dans son livre. Mais c’est ce que démontre beaucoup plus efficacement Philip Watts dans un article intitulé « Céline et le discours révisionniste » [24], où il montre comment le discours de Céline reprend de nombreux points des argumentations des historiens négationnistes de l’après-guerre Maurice Bardèche et Paul Rassinier, qu’il a lu. Citons son propre commentaire du livre de Rassinier :

« Son livre admirable va faire gd [sic] bruit – quand même il tend à faire douter de la magique chambre à gaz ! Ça permettait tout ! [25] »

Ce genre d’aveux, fait – malheureusement pour les critiques céliniens – qu’on ne pourra jamais lire Céline comme si ses positions politiques étaient tolérables. Même pour ceux pour qui la littérature est « autonome », le cas Céline sera toujours embarrassant, et le citer en exemple ne sera jamais innocent [26].

Sous les verrous de la critique.

Il y a un effet de verrouillage pratiqué par la critique célinienne dans son ensemble, qui fait qu’il est reproché à quiconque de parler de Céline, si ce n’est pas pour faire son apologie. Si tous les critiques admettent les problèmes posés par son oeuvre, et s’ils se vantent de ne pas vouloir « convertir » quiconque à Céline, ils ne veulent pas en entendre parler ailleurs qu’à l’intérieur d’un livre défendant Céline : si l’on n’aime pas Céline, on ne le lit pas, on en parle pas.

Mais il faut admettre cette spécificité célinienne : il ne s’agit pas d’attaquer ou de défendre cette oeuvre, mais de s’intéresser à une question à laquelle chacun essaye de répondre : comment une écriture novatrice, révolutionnaire même, peut véhiculer une idéologie réactionnaire et raciste ? Il semble que les querelles entre les critiques céliniens viennent essentiellement de ce que les uns reprochent aux autres de seulement s’intéresser à un des deux termes de cette question. Ne parlons pas du livre de Michel Bounan qui échafaude toute une théorie à partir de deux citations. Mais le livre de Jean-Pierre Martin méritait sans doute un peu mieux que les insultes que lui ont lancé Zadganski et surtout Philippe Muray. Muray pourtant, dans son livre sur Céline – s’il omettait comme les autres la question du révisionnisme – était un de ceux qui n’éludaient pas celle de l’antisémitisme et qui posait même très bien les deux erreurs commises par tant de ses collègues :

« La première consiste à se borner à une dénonciation – parfaitement nécessaire bien sûr – en négligeant ce qui a pu se passer en même temps dans la langue. La seconde, à faire l’économie du contenu de ses énoncés pour ne voir ses ébranlements formels que comme novation radicale sur la route progressiste de la révolution de la langue. Attitude qui permet d’adhérer en même temps sans le dire à une grande partie de ce qu’il faut bien appeler son « message » [27]. »

Il est sidérant de voir comment aujourd’hui, au lieu de répondre aux arguments de Martin, ce dont il semble avoir les moyens, Philippe Muray se lance dans plusieurs pages d’insultes et de pseudo-révolte contre une « civilisation » apparemment décadente dont Martin et Bounan – que dans son fantasme idéologique il ne cherche pas à distinguer – seraient les parfaits représentants.

« Ces littérateurs vont si bien ensemble que je les évoquerai comme ils m’apparaissent, à la façon de duettistes venant pousser leur chansonnette sur le théâtre des Droits de l’homme, où ne cessent d’être jugés et refuges les forfaits du passé, et le passé en tant que forfait. [28] »

Pendant longtemps, il était impossible de lire Céline sans être soupçonné de fascisme, et sans doute a-t-on jusqu’à ces dernières année appelé « fasciste » ou même de « réactionnaire » à peu près n’importe quoi, faisant perdre à ces mots une partie de leur sens, (fournissant ainsi l’aide la plus efficace possible aux « vrais » fascistes). Mais les temps sont de ce point vue en train de changer, puisqu’il devient impossible de dire d’une idée qu’elle est réactionnaire sans être soupçonné de gauchisme aveugle, sans qu’on évoque [29], les procès de Moscou, voire l’inquisition.

Nous devons à cet endroit recadrer notre commentaire dans le contexte littéraire actuel. On a pu constater ces dernières années une prolifération d’auteurs se voulant les pourfendeurs d’une pensée prétendue « unique » et tenir à l’instar de Muray un discours plutôt réactionnaire. Le succès du dernier d’entre eux (Houellebecq) aurait du révéler au grand jour un net retour des idées « bien à droite » dans la littérature contemporaine. Il semble que l’inverse se soit produit. Ces auteurs, et les journaux et les éditeurs qui les soutiennent mettent en place des effets de verrouillage comparables à ceux qu’on peut constater autour de Céline : ils annoncent le plus souvent ouvertement que leur unique dessein est d’énerver par leurs livres la gauche dite « bien-pensante ». Ainsi toute contestation de la qualité et de l’intérêt de leurs oeuvres sera désormais interprétée comme une réaction conservatrice bien-pensante, preuve d’une adhésion à la désormais mythique « pensée unique ».

Lorsqu’ils défendent Céline, Muray et Zadganski procèdent tous les deux la même manière à des échelles diverses.

Au moins, Zadganski dans sa réponse au livre de Martin, parue dans l’Infini ne se contente-t-il pas de dénoncer la pensée « politiquement-correcte » du « flic stalino-sainte-beuvien » Martin (auquel il assimile soi dit en passant tout le corps professoral [30]). Il répond sur le fond, rappelle ses influences, sa thèse… Mais pourquoi insiste-t-il si lourdement sur son nom de « Martin », prétendue preuve de son insignifiance ? Que viennent dans le débat les « hilarants tics nerveux » de Martin ? Si l’on voit bien que son texte cherche à tout prix à être hilarant, on peut déplorer – même si cela parait trop « politiquement-correct » aux yeux de certains – son caractère insultant. D’autant que lorsque Stéphane Zadganski s’adresse aux Temps Modernes qui l’ont mis en cause [31], le ton est tout autre, plus posé et plus efficace. Dans l’Infini une phrase suffit à Zadganski pour discréditer sa très légitime volonté de se défendre :

« Il est temps d’expliquer ce qui sous-tend le despotisme bon teint appliqué à la langue qu’on a appelé politiquement correct. Il s’agit ni plus ni moins d’un racisme inconscient déchaîné et garrotté dans une camisole de bons sentiments [32] ».

Conclusion puissante, il est vrai, d’habitude réservée aux cours d’écoles maternelles sous la forme : « c’est celui qui dit qui y est ».

Chez Muray le dénigrement du nom « Martin » tourne à l’obsession. Il enchaîne les jeux de mots douteux sur ce « Martin-précheur » et son « martinet », le tout au service d’une grande théorie qui voit la décadence de la civilisation un peu partout, et en particulier dans tout ce qui est collectif. On a l’impression de se trouver face à cette haine du « grouillement » que Muray avait si bien analysé chez Céline, vingt ans auparavant. Muray commence en effet son article par près de trois pages contre la Gay Pride, dont on cherche en vain le rapport avec Céline. Mais tous les prétextes sont bons de la part de Muray pour se déchaîner sur cette civilisation moderne qu’il exècre, et dont Muray et Bounan seraient selon lui les gardiens, les « agents d’entretien ». Pour le lecteur de son seul Céline, il y a de quoi tomber des nues. Pour celui qui connaît les pages que Muray signe régulièrement dans la Revue des Deux Mondes ou L’Atelier du Roman, il n’y a là qu’un procédé, que ce monsieur applique systématiquement à tout ce qu’il déteste. Si vous n’êtes pas d’accord, vous ne serez que des petits flics du politically correct.

Les critiques de Céline sont loins d’être tous « célinolâtres », comme l’écrit Martin, mais force est de reconnaître la propension qu’ont ces « experts » à rejeter tout ce qui parle de Céline sans faire allégeance à son « génie ». Ceci contribue à scléroser les discussions autour de son œuvre, et à servir ceux dont l’intérêt pour Céline se limite à son idéologie. La pratique de l’amalgame, et les attaques contre la prétendue décadence d’une civilisation, gardée par de prétendus « flics-staliniens » au service d’une « pensée unique », sont en effet autant d’outils régulièrement utilisés par l’extrême droite pour semer le flou dans les esprits.

Résumé

Depuis la parution du Voyage au bout de la nuit en 1932 Louis-Ferdinand Céline n’a cessé d’être un sujet de polémiques : polémiques d’abord littéraires, puis dès 1937, politiques. Personne ne peut aujourd’hui prétendre parler de Céline « comme si de rien n’était », tant il est impossible chez lui peut-être plus que chez n’importe ...

Bibliographie

Notes

[1] Céline et l’Art de son temps, Paris, Allia, 1997, 3e édition corrigée et augmentée 1998, 131 pages.

[2] Ibid., p. 130.

[3] Contre Céline, Paris, José Corti, 1997, 186 pages.

[4] Il y a d’ailleurs dans « La Pléiade » des choix de publication nettement plus contestables que celui des romans de Céline, par exemple, de Gobineau, Essai sur l’inégalité des races humaines, (in Œuvres 1. Paris, Gallimard « La Pléiade »).

[5] Henri Godard, Céline Scandale (1995), Paris, Gallimard, rééd. 1997 (augmentée), « Folio », p. 19.

[6] D’abord publiée dans le numéro 60 de L’Infini, il s’agit de la postface de Céline Scandale, édition augmentée, Paris, Gallimard, « Folio », 1998, p. 163.

[7] Henri Godard, op.cit., p. 163.

[8] Ibid., p. 86-87.

[9] Notamment Philippe Muray et Stéphane Zadganski, dont il sera question ici. On peut aussi consulter sur ce point « Un théoricien de la littérature » de Pierre-Edmond Robert, Magazine Littéraire, n°282, octobre 1991, p. 41-43.

[10] « On purge bébé, examen d’une campagne anti-célinienne », L’Atelier du Roman, n°12, automne 1997, Éditions Les belles lettres, p. 143.

[11] « Suite et fin du professeur Y », L’Infini, n°63, automne 1998, Éditions Gallimard, p. 111.

[12] L’Ecole des cadavres, Paris, Denoël, 1938, p. 108.

[13] Cf. Gilles Deleuze, Critique et Clinique, Paris, Éditions de Minuit, 1993, p. 9.

[14] Céline Seul, Paris, Gallimard, coll. « L’infini », 1992, p. 58.

[15] Dominique de Roux, La mort de Céline, Paris, Uge, « 10/18 », 1966, p. 81.

[16] Henri Godard, op.cit. p. 170-171.

[17] Le Débat, mai-août 1996.

[18] D’un château l’autre (1957), Paris, Gallimard, rééd. « Folio », 1980, p. 165.

[19] Par exemple ce passage D’un château l’autre où Céline se plaint de n’avoir pas vu le même accueil réservé à la gare aux rescapés des camps de la mort et aux collaborateurs exilés.

[20] Nord, in Romans 2 (1974), Paris, Gallimard, « La Pléiade », 1990, p. 488.

[21] Philippe Muray, art. cit., p. 148.

[22] L’école des cadavres, op. cit., p. 109, mais la phrase est répétée un peu partout.

[23] Les Beaux Draps, Paris, Nouvelles Éditions Françaises, 1941, p. 177.

[24] Article extrait de Allegories of the Purge, Stanford University Press, 1998, publié dans Esprit, août-septembre 1998, n°245, p. 7-22.

[25] « Lettre à Albert Paraz », Cahier Céline 6, Paris, Gallimard, 1980, p. 276, cité par Philip Watts, op. cit., p. 10.

[26] Ainsi, si certains ont cru bon d’évoquer Céline à propos du deuxième roman de Michel Houellebecq, ce n’est pas à cause de son style, ou de ses références, mais bien à cause des positions réactionnaires de son auteur. C’est d’autant plus révélateur qu’il s’agit là de défenseurs de Houellebecq et non de ses détracteurs.

[27] Philippe Muray, Céline, Paris, Seuil 1981, rééd. Denoël-Médiation, 1984, p. 166.

[28] Philippe Muray, « On purge bébé… », op. cit., p. 146.

[29] La revue Perpendiculaire a d’ailleurs récemment fait les frais de ce procédé.

[30] Faut-il lui rappeler que Julia Kristeva, présente au sommaire du même numéro de L’Infini, et Henri Godard, qui a répondu à Martin dans un numéro précédent, sont tous deux d’éminents professeurs de l’Université ?

[31] Cf. Bernard Simeone « Petite musique de l’infamie », Les Temps Modernes, n°597, janvier-fevrier 1998 et la réponse de Stéphane Zadganski, Les Temps Modernes, n°600, juillet-août-septembre 1998.

[32] « Suite et fin du professeur Y », L’Infini, n°63, automne 1998, p. 113.

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