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Résumé | Bibliographie | Notes

Sérendipité.

Trois mobilités en une seule ?

Esquisses d’une construction artistique, intellectuelle et politique d’une notion.

« Il faut dire que la mobilité surmoderne correspond très largement à l’idéologie du système de la globalisation, une idéologie de l’apparence, de l’évidence et du présent qui est prête à récupérer tous ceux qui essaient de l’analyser ou de la critiquer »

Marc Augé, Pour une anthropologie de la mobilité

Depuis plus de vingt ans, en tant que chercheurs en sciences sociales, nous sommes les observateurs attitrés d’une transformation linguistique aussi surprenante que diffuse [1]. Sur nos terrains de recherche, dans nos laboratoires, lors des colloques et congrès, parfois même dans les circulaires que nous adressent nos directions du personnel respectives, des mots que nous connaissions et comprenions nous arrivent remplacés par un mot féminin singulier aussi fréquent qu’ambigu. « Transport », « déplacement », « séjours d’études », « direction voyageurs », « schéma de déplacement », etc. ont laissé place à la mobilité. Pour comprendre cette innovation linguistique en train de se faire, nous avons souhaité nous livrer à une archéologie de cette notion afin de mieux saisir les enjeux à l’origine de cet engouement. En revenant sur nos terrains de recherche respectifs, nous avons ouvert trois chantiers exploratoires avec pour mission d’en sonder les premières couches sémantiques et d’y analyser les premiers résultats. Ces trois chantiers n’ont pas été pris au hasard. Le champ politique s’est imposé tant les acteurs politiques ont été nombreux à se saisir du mot, comme s’ils considéraient qu’il était déjà compréhensible par le plus grand nombre. Le premier sondage concernait la substitution des transports par la mobilité. À partir de là, d’autres fils ont été tirés, certains permettant de remonter aux années soixante. Certains nœuds ont saisi le champ académique. Le croisement est net lorsque des chercheurs sont enrôlés pour explorer ce que le politique pense inscrire sur son agenda de réformes. En croisant les premiers résultats dans ces deux espaces, une intuition a nécessité une autre exploration : ces mots sont trop pleins d’images, de représentations pour n’avoir été que de simples coups politiques ou d’audacieux concepts. La puissance de cet engouement reposant également sur un travail historique de mise en forme symbolique, il était tentant d’aller du côté du champ artistique pour voir comment la mobilité et les figures qu’elle appelle avaient été mises en forme ou pensées. C’est le troisième chantier que nous avons lancé. Bien d’autres sont à inscrire dans cette logique ; les uns seraient utiles pour comprendre comment cette mobilité est contestée (l’espace syndical), d’autres montreraient certainement des résistances ou des surdités (le secteur agricole a priori).

La mobilité s’est imposée comme un mot tellement défini qu’un article au singulier suffit souvent pour l’introduire dans une phrase. Contrairement à ce singulier, nous voudrions insister sur le fait qu’à chaque usage situé dans l’espace et dans le temps de la mobilité correspond en fait des histoires et des usages d’une acception de cette mobilité. Nous souhaitons donc inviter à réfléchir à la « trifonctionnalité » (Dumézil 1995) que remplit cette idée dans les sociétés européennes contemporaines. Elle fait imaginer, penser et agir. Tout ce potentiel renvoie à trois champs qui ont été traversés par cette idée « nomade » (Koselleck 1997) et qui se la sont appropriée dans des contextes différents et pour des raisons différentes : le champ artistique, le champ académique et le champ politique. Ces champs ont participé, du fait des luttes sur son sens et des batailles esthétiques, académiques ou politiques qu’elle a permis de mener [2], à la mise en évidence d’un énoncé global allant tellement de soi que l’auditeur ne peut en apercevoir la densité historique et la polysémie.

Nous partons donc du principe qu’avant de pouvoir penser avec la mobilité, il faut pouvoir penser sa genèse et ses potentiels, retracer la carrière qu’elle a suivie. Déconstruire ainsi cette notion n’a pas d’autre ambition politique que donner à penser les impensés des élites politiques dans leurs projets de « mobilité ». Suivre la carrière d’une idée s’inscrit dans le respect de cette règle de la méthode qui enjoint de commencer par faire l’histoire du concept que l’on souhaite utiliser pour ne pas dépendre des illusions plus ou moins bien fondées qu’il condense (Elias 1991). Comme le soulignait Durkheim, se contenter de prendre au mot les idéologies en les discutant doctrinalement n’aboutit qu’à les voir et les montrer par le côté où elles ne présentent qu’un médiocre intérêt sociologique. On ne les atteint que du dehors, car le dedans continue de nous échapper (Durkheim 1992).

Arrivée sur notre table de travail, la mobilité est déjà parée d’une double et trouble qualité. D’un côté, elle n’a plus besoin d’être précisée comme sociale, professionnelle ou géographique tellement elle apparaît pour ses propagandistes comme une nécessaire vertu de l’activité humaine (être mobile est valorisé professionnellement et socialement) et de l’organisation de la société contemporaine (assurer la mobilité dans un territoire ou un secteur d’activité est un objectif de plus en plus prioritaire). En effet, la mobilité étant consacrée comme un référentiel central de certains dispositifs de politiques publiques, pléthore de travaux en sciences sociales et autant de rapports et d’études s’attèlent à mesurer le fait en l’abordant comme un indicateur de la vigueur économique et sociale du terrain analysé (bien que la pénibilité (voir Enaux, Lannoy et Lord 2011) — toujours envisagée à l’échelle individuelle et inter-individuelle — soit de plus en plus mentionnée). D’un autre côté est explorée telle ou telle forme de mobilité, qui se trouve alors précisée, requalifiée et redéfinie : les uns s’attachent à la mobilité résidentielle (les déménagements en sont l’unité) quand d’autres ne retiennent que la mobilité quotidienne (les déplacements domicile-travail sont comptabilisés). D’une institution à une autre, la mobilité devient sociale (inter et intragénérationnelle selon que l’on compare les métiers des enfants entre eux ou avec ceux de leurs parents), internationale (les flux de migrations), récréative (les voyages), voire professionnelle (les changements d’emplois et les formations suivies « tout au long de la vie »), etc.

Ce constat, comme premier indice de la présence tous azimuts de la mobilité pousse au développement d’un travail de recherche et amène à un autre constat : à ce stade, peu d’études abordent les conditions sociales de la construction de cette « formule » [3] et de ses implicites [4]. Recomposer la carrière de cette notion a pour objectif de découvrir les sens de la mobilité, certains cachés, d’autres oubliés. Ce cadre d’analyse n’a pas d’objectifs a priori politiques. Il permet surtout d’interroger la façon dont les usages sociaux de la mobilité ont figé, fixé et doté cette notion de potentiels qu’elle n’avait pas auparavant avec autant de netteté et d’évidence. Autrement dit, la question de recherche qui permet d’interroger le lien entre la diffusion sociale de la mobilité et ses réceptions est la suivante : quelles sont les conditions impliquées pour que ces discours deviennent efficaces, a minima en ne faisant qu’énoncer une injonction, a maxima en faisant faire de nouvelles choses aux personnes ainsi prises au mot ? Aussi, l’idée centrale de cet article consiste à envisager le fait que la consécration de la mobilité est celle d’un triptyque, d’une notion à trois dimensions remplissant trois fonctions. À la fois un concept, une croyance collective et diffuse, et une composante de l’idéologie néolibérale dominante, elle est à chaque fois, quoiqu’avec des intensités différentes, le résultat d’une coproduction anonyme dans laquelle sont intervenus, dans le désordre et sans avoir toujours conscience de le faire à dessein, des chercheurs, des artistes, des experts, et des politiques. Tous ont participé et participent encore à épaissir la structure sémantique de ce mot. Tous l’ont fait et le font en fonction de leur conception de l’ordre social, économique et politique, de ce qu’il est et de ce qu’il devrait être. La mobilité se diffuse, prend fait et cause pour tous ceux qui doivent sortir du lot, et produit des effets nombreux, à commencer par le fait de naturaliser « l’aptitude à passer d’un espace à l’autre » (Jeanpierre 2005, p. 337).

Cette composition ternaire, logique dans toutes les idées qu’elle mobilise, n’arrive pas par hasard dans notre vocabulaire quotidien. La question de l’histoire sociale de la mobilité permet de saisir tant les perdants des débats desquels elle est sortie renforcée que les héros inconnus qui ont, plus que d’autres, emporté la conviction d’un nouveau public sur son bien-fondé.

Notre approche ne consiste pas à repérer une hypothétique genèse de la mobilité dans un espace ou un champ donné, mais à saisir la manière dont le terme évolue dans plusieurs espaces, s’y réalise au sein de chacun, et circule d’un espace à un autre. Il faudra plus de temps et de données pour préciser la synchronie précise et les opérations et opérateurs de passage entre ces espaces. Cet article présente le premier jalon d’une approche sociale critique de la mobilité [5] qui ne peut se réduire à un seul espace [6]. Nous proposons donc de montrer comment trois champs participent, souvent en étroite collaboration, mais sans maître d’œuvre ni plan, à la diffusion et à la naturalisation de cette injonction, au point que d’aucuns l’appellent désormais « idéologie mobilitaire » (Mincke et Montulet 2010). Pour autant, saisir la mobilité uniquement comme un nouveau terme de l’idéologie dominante risque de faire voir la composition terminée en laissant de côté les processus anonymes, éparpillés et diffus qui ont présidé à sa normalisation (Bourdieu et Boltanski 1976). Pour ne pas la réduire à sa seule face idéelle, l’hypothèse proposée implique d’en découvrir la trajectoire sociale, c’est-à-dire à la fois de repérer les champs qu’elle a traversés et les significations qu’elle y a prises, et d’y isoler la part que le champ artistique, le champ académique et le champ politico-administratif ont tenu dans la légitimation de cette façon de parler, de penser et d’agir. Ce cadre d’analyse pose une difficulté : rester attentif au fait que les textes qui contiennent de la mobilité se déplacent sans leurs contextes (Bourdieu 2002).

Ce serait même cette amnésie des contextes initiaux qui permettrait à cette notion de pérégriner d’espaces en espace, trouvant ici et là de nouvelles applications, bénéficiant par-ci du soutien de l’ethnocentrisme des dominants (parler de la mobilité des autres n’est-ce pas valoriser son mode de vie ?), par-là de l’aide aux dominés (parler de la mobilité aux autres c’est souvent valoriser un mode de vie), partout de l’oubli des conditions dans lesquelles les uns et les autres avaient trouvé par et dans ce mot de nouvelles façons de faire.

Quand la mobilité s’imagine.

L’imaginaire actuel qui sertit la mobilité ne naît pas de rien et, comme tout imaginaire, se stratifie à la manière d’un mille-feuille où se synthétise un ensemble de trames symboliques passées et présentes, réactualisées et inscrites dans l’ordre des choses du présent (Baczko 1984, Godelier 2007, Lévi-Strauss 2002). De sorte que si la mobilité évoque une telle puissance sociale et projette autant d’images et de représentations sur les déplacements, c’est peut-être d’abord parce que les figures, tour à tour du mouvement, du voyage, de l’expérience, du progrès, etc. qui nourrissent la notion ont été largement mises à l’honneur par tout ou partie des producteurs du champ artistique (Bourdieu 1998) avant même que la mobilité et la thématique ne commencent à se précipiter dans une dimension « positive » dès le 20e siècle. Le lien entre art et déplacement est d’ailleurs assez établi dans les schèmes des membres du champ artistique pour que la revue Interartive (A Platform for Contemporary art and Thought) synthétise dans son appel à contribution « Art + Mobilité » de 2013 :

Les pratiques artistiques et la créativité sont directement et étroitement liées à la mobilité. Une grande partie de l’art et de l’architecture que nous connaissons actuellement n’aurait pas existé sans le désir de voyager, de découvrir, d’aller au-delà des frontières — territoriales et intellectuelles — du connu.

Commençons alors à dénouer l’écheveau qui fonde cet imaginaire et tentons de comprendre la perspective d’ensemble : si les valeurs, représentations, logiques ou objets du champ artistique sont des enjeux d’appropriation par d’autres espaces comme le champ économique, le champ religieux ou le champ politique (Borja et Sofio 2009, Menger 2002, Chiapello 1998), c’est au moins parce que cet univers autonome a la particularité de les intégrer et de les consacrer, de leur fournir un supplément d’âme, jusqu’à les sacraliser (Bourdieu 1968, Bourdieu 1977, Esquivel 2008 ou encore Marpsat 2006). En ce sens, il n’est pas question d’homogénéiser ou, pire, de réduire les pensées ou perspectives des poètes, des peintres, écrivains, ou autres producteurs qui valorisent là le progrès, ici le mouvement, ou encore le voyage et d’autres figures de la mobilité. Il s’agit plutôt de considérer la façon dont un grand nombre de producteurs, depuis leur position respective, leurs visions, aussi différentes soient-elles, participent chacun à leur manière à fixer le déplacement (matrice fondamentale de la mobilité) comme pratique à forte plus-value symbolique. Ces producteurs et leurs œuvres nourrissant la construction d’un imaginaire (à entrées multiples) du déplacement jusqu’en sa version « mobilitaire » à notre époque.

Le déplacement, art de vivre et support artistique.

Ainsi, à débuter à nos pieds, lorsque le philosophe Jean-Jacques Rousseau fait de la promenade une condition essentielle à la réflexion, Karl Gottlob Schelle théorise lui un art qui met « en communauté immédiate avec la nature et l’humanité, ce qui touche les cordes les plus sensibles de son être » (Schelle 1996, cité par Montandon 2000, p. 126). Pas à pas, c’est ainsi de la marche elle-même, pratique aristocratique et bourgeoise (voir Montandon 1997), dont l’art participe à l’invention sociale et à la mise en scène vertueuse. En poésie, c’est la figure du flâneur sur laquelle Charles Baudelaire pose une première exaltation :

Pour le parfait flâneur, pour l’observateur passionné, c’est une immense jouissance que d’élire domicile dans le nombre, dans l’ondoyant dans le mouvement, dans le fugitif et l’infini. Être hors de chez soi, et pourtant se sentir partout chez soi ; voir le monde, être au centre du monde et rester caché au monde, tels sont quelques-uns des moindres plaisirs de ces esprits indépendants, passionnés, impartiaux, que la langue ne peut que maladroitement définir. (Baudelaire 2013, p. 9)

Ainsi, de Marcel Duchamp (dont le Nu descendant l’escalier, 1912) aux dérives des situationnistes, en passant par André Breton et les Dadas expérimentant l’errance (nocturne) dans les rues de Paris, c’est le déplacement en ce qu’il libère et permet, ou même conteste, qui s’instille comme élément central. Plus loin même et plus tard, avec Jackson Pollock déambulant autour de ses toiles, ce ne sont plus les représentations artistiques qui portent le mouvement, mais l’artiste lui-même qui se présente en arpenteur (Davila 2001). De la représentation à la présentation de l’artiste créateur, ce sont les corps et composantes en œuvre du champ artistique qui supportent l’essence de certaines vertus des déplacements en forme d’anthropocentrisme. Daniel Arasse pointait déjà le principe lorsque le producteur, refusant la « voie de Dieu », consacre « la figure du marcheur marchant pour donner un sens à l’histoire humaine sur terre [laquelle] ne retrouvera sa prégnance qu’au XIXe siècle, quand, tournant le dos à Dieu, certains affirmeront que cette histoire trouve son sens dans son propre devenir, son propre mouvement » (Arasse 2001, p. 45).

Les producteurs d’images ayant par ailleurs participé à la figuration du monde connu et de ceux en instance de l’être (Alpers 1983), de la mise en marche de l’homme centré sur lui-même à l’exaltation des voyages comme plaisir d’un ailleurs plus ou moins « mythologique » (Baqué 2006), il n’y a qu’un pas que le 19e siècle a largement consacré. Double figure en quelque sorte mise à l’honneur du déplacement et d’une réalisation de sa personne, dont le capitaine Nemo constitue une synthèse mise en scène par Jules Verne au travers de sa devise Mobilis in mobile et de son obstination à découvrir sa liberté, s’instituer ou (se) penser dans un certain rapport au monde et, dans son cas, à revendiquer son indépendance de la société [7]. Plus encore, tout se passe comme si, avec l’autonomisation du champ artistique et du nouvel idéal de l’« art pour l’art » qui s’y développe (Bourdieu 1998, Jerrod 1991), comme de la figuration de l’ailleurs ou de l’autre, c’était aussi le producteur tout entier qui se figurait voyageur en exaltant ses expériences, ce qu’il vit lui-même comme les perceptions qu’il met à l’ouvrage autant qu’à l’œuvre. La littérature regorge de ce principe avec Victor Hugo, Théophile Gautier, Gérard de Nerval (Magri-Mourgues 2007), Victor Potocki ou Bruce Chatwin et, en peinture, parmi tant d’autres, lorsqu’Eugène Delacroix, lequel « accompagnait à ses frais la mission diplomatique du duc de Mornay » (Vauday 2006, p. 20) en janvier 1832 en une Algérie conquise un an plus tôt, se serait exprimé, fasciné : « C’est beau ! C’est beau comme au temps d’Homère ! La femme dans le gynécée s’occupant de ses enfants, filant la laine ou brodant de merveilleux tissus. C’est la femme telle que je le comprends ! » (Delacroix cité par Vauday 2006, p. 24).

Signe de leur prégnance, tous ces éléments propres aux producteurs et à leurs œuvres se cristallisent dans un imaginaire du déplacement largement glorifié qui n’en est pas moins une théorie sociale distillée, affinée, ciselée que commentent, analysent, reconstruisent et diffusent d’autres tenants du champ artistique tels que les critiques d’art dont les perspectives s’ajoutent à celles des artistes eux-mêmes. Ainsi s’organisent jusqu’à nos jours des représentations qui alimentent largement et renforcent les conceptions valeureuses et vertueuses des déplacements quand les analystes proposent de considérer que :

entre marche et pensée se jouerait ainsi un lien privilégié, le nomadisme du corps interdisant à la pensée de se réfugier dans le rassurant dogmatisme, l’amenant à bouger elle-même au rythme des pas, à se reformuler, se mettre en crise pour mieux forger des concepts eux-mêmes mobiles, nomades. Plus radicalement encore, au-delà des figures de l’artiste ou du philosophe marcheur, on peut estimer que c’est le décentrement du sujet qui autorise le cheminement de la pensée (Baqué 2006, p. 218) ;

 et que le voyageur devenu lui-même écrivain — ou l’inverse, qu’importe, c’est aujourd’hui un artiste (Sapiro 2007a) —, théoricien auto-poïétique, expliquant que :

La vérité, c’est qu’on ne sait comment nommer ce qui vous pousse. Quelque chose en vous grandit et détache les amarres, jusqu’au jour où, pas trop sûr de soi, on s’en va pour de bon. Un voyage se passe de motifs. Il ne tarde pas à prouver qu’il se suffit à lui-même. On croit qu’on va faire un voyage, mais bientôt c’est le voyage qui vous fait, ou vous défait. (Bouvier 1992, p. 12)

Le déplacement, autre versant des changements (matériels, techniques, etc.).

D’une autre manière aussi et dans le même temps, comme avec Jules Verne et son Nautilus, le déplacement ne s’illustre pas tout seul et, dans des configurations historiques spécifiques, le monde autour, moderne et technique, bouge, apparaît, comme par magie, en homothétie avec l’exaltation du déplacement sous ses formes les plus variées. Modalités de la modernité, le progrès, la ville et la technique offrent ainsi un monde en évolution pour des hommes qui eux-mêmes bougent. Images de soi, accentuant la vocation (Sapiro 2007b), nourris par et nourrissant l’image du déplacement, se formulent et se reformulent ainsi dans une image de la modernité qui a ses lieux, la ville et la route, ses outils, la technique et la mécanique, son processus, le progrès. Certes, c’est aussi une critique qui s’érige [8] à l’instar Des villes tentaculaires, où Emile Verhaeren (1920) fustige ce monstre engloutissant qu’est la ville à la fois moderne et industrielle. Mais là encore, la critique est « ambivalente » (Olivieri-Godet 1997, p. 75) tant dans la consécration de l’architecture, de ses bâtisseurs qui ont nourri l’âme de la ville, de sorte que les derniers poèmes du recueil évoquent :

les forces qui libèrent la ville en la transformant en un centre de lumière. Sous l’apparence d’un chaos, la ville cache l’essence de sa vocation, le pouvoir des idées [et] la projection d’un avenir qui correspond à l’utopie d’un espace urbain libéré de ses forces oppressives. La ville engendre elle-même les idées qui guideront la révolte populaire contre une société injuste et inégale. (ibid., p. 75-76)

Ici, les idées circulent et fondent l’âme de la ville moderne productrice de sa propre critique libératrice quand, dans ces « années folles », pour nombre de producteurs, « ne pas voir le monde contemporain, ses réalisations, c’est ne pas participer au triomphe contemporain des transfigurations » (Malevitch 1974, p. 85). Ainsi, dans le suprématisme russe, l’âme est aussi réveillée par la ville, la technique et le progrès, mais d’une autre manière :

La nouvelle vie métallique, mécanique, le grondement des automobiles, l’éclat des lampes électriques, le ronflement des hélices ont réveillé l’âme qui s’asphyxiait dans les catacombes de la vieille Raison, et l’âme s’en est allée au confluent des routes du ciel et de la terre. (Malevitch 1986, p. 189)

Triomphe de la raison nouvelle, la ville symbolise aussi un mouvement arrimé au déplacement total chez les futuristes, au progrès :

Nous avons perdu le goût du monumental, du lourd et du statique et nous avons enrichi notre sensibilité du goût de la légèreté, du pratique, de l’éphémère et du rapide. Nous sentons que nous ne sommes plus les hommes des cathédrales, des palais, des tribunes ; mais ceux des grands hôtels, des gares, des routes immenses, des ports colossaux, des marchés couverts, des galeries lumineuses, des voies rectilignes, des démolitions salutaires. Nous devons réinventer et fabriquer la ville futuriste à l’image d’un immense chantier tumultueux, agile, mobile, dynamique de toutes parts et la maison futuriste comme une machine gigantesque. (Sant’Elia Antonio 1914, cité par Epron, 1980, p. 241)

Cette exploration montre que la peinture, l’architecture, la littérature, et la poésie permettent de rencontrer des œuvres qui valorisent largement le changement en ce qu’il peut être instabilité, mouvement, variation. Dans les périodes de l’avant et de l’après-Première Guerre mondiale, la pensée des producteurs et l’imaginaire des déplacements a par ailleurs reçu l’appui du développement des sciences [9], de l’engouement pour le progrès technique et l’urbanisation permettant d’espérer et de réussir dans les phénomènes d’exodes en tous genres.

Le déplacement en quelques objets imaginés.

Dans ce contexte, où se compose l’imaginaire d’un « modernisme » empreint de mouvements [10], le Bauhaus valorise lui des meubles mobiles, standardisés, « conçus pour n’être rien d’autre que des dispositifs indispensables à la vie moderne » (Montlibert 1995, p. 196). L’éloge de la « modernité » se retrouve largement dans d’autres objets techniques avec le développement de l’aéronautique ou du train, qu’illustre par exemple largement Paul Delvaux [11] et dont il connaît les détails, les pièces qui le composent, les bruits :

Le train et le tram me fascinent depuis ma plus tendre enfance. Je connaissais tous les bruits annonçant son arrivée ou son départ… Je peins les trams et les trains de ma jeunesse et je crois que de la sorte j’ai pu fixer la fraîcheur de cette époque. (Delvaux cité par Rémon 2009, p. 5)

Mais c’est l’automobile qui, symbole des temps modernes sur lesquels on peut faire un retour en arrière, incarne peut-être le point cardinal de la mise en exergue du déplacement en ses dimensions positives. En effet, pour presque tous, le véhicule arrive comme à synthétiser à la fois une image de la ville, une réalisation de l’outil et l’œuvre comme aboutissement enfin incarné du processus. Cette réification, renvoyant par ailleurs peu ou prou à l’autonomie enfin conquise de l’homme comme de l’artiste, ne compte plus les producteurs qui, de la route à la mécanique, ont glorifié ses vertus. Dans le manifeste futuriste, deux articles (sur onze) y sont consacrés :

4. Nous déclarons que la splendeur du monde s’est enrichie d’une beauté nouvelle la beauté de la vitesse. Une automobile de course avec son coffre orné de gros tuyaux tels des serpents à l’haleine explosive… Une automobile rugissante, qui a l’air de courir sur de la mitraille, est plus belle que la Victoire de Samothrace.

5. Nous voulons chanter l’homme qui tient le volant, dont la tige idéale traverse la Terre, lancée elle-même sur le circuit de son orbite. (Marinetti 1909, p. 1)

Reste que c’est Marcel Proust qui est le premier « à avoir conjugué le binôme automobile-littérature […] dans son article “Impressions de route en automobile” publié dans Le Figaro le 19 novembre 1907 » (Tabucchi 2013, p. 51). Jusqu’à « la nouvelle Citroën » (Barthes 1970), il n’est pas plus grand emblème de liberté, de changement, voire d’incarnation d’une critique sociale, que ne supporte l’automobile et la route de sorte que l’errance peut se retrouver comme voyage en mécanique et au long court aux marges du monde qui bouge. Et sans même revenir sur Jack Kerrouac ou Allen Ginsberg,

il faut sans doute mentionner Fitzgerald et ses automobiles […] ; Marinetti et D’Annunzio avec leurs Fiat, leurs Isotta Fraschini et leurs Lancia ; Picabia, photographié par Man Ray en 1922, au volant de sa superbe Delage. Picabia qui, de 1915 jusqu’à 1924 c’est-à-dire pendant toute la période de ses revues Deux cent quatre-vingt-quatorze et Trois cent quatre-vingt-onze, en avait rempli les pages avec des hommages picturaux aux automobiles […]. Quoi qu’il en soit, le futurisme a aimé l’automobile. Dada a aimé l’automobile. Une certaine esthétique de la décadence et le néoromantisme ont aussi aimé l’automobile et la vitesse. (Tabucchi 2013, p. 50)

Dans cet aperçu, force est de constater que tout se passe comme si la figure du déplacement (ré)introduisait, d’une manière ou d’une autre, selon les époques et le producteur d’art, une dimension « libératrice » [12] (pour la société ou l’individu) qui jouxte tour à tour « le progrès », « la technique », « la valorisation du changement », « la liberté », « la libération », « la fuite », etc. Les aspirations et inspirations artistiques diverses arrivent alors comme sous-entendus génériques qui se retrouvent dans les représentations actuelles de la mobilité : un mouvement équivalent d’une évolution où la mobilité et ses variations thématiques trouvent des échos favorables dans des perspectives anthropocentriques relatives à un principe de liberté de l’homme (moderne ou postmoderne) et à ses activités en lien avec une société elle-même vue en « évolution », et où l’individu et l’individualisme envisagés « en progrès » gagneraient en « autonomie ».

Dans les années d’après Seconde Guerre mondiale, le déplacement géographique permet d’intégrer une figure philosophico-humaniste [13]. Qu’il s’agisse d’« exil », de « fuite », d’« échappée », d’« errance » ou de « migration » (Jeanpierre 2005), cette critique vertueuse fréquente dans les avant-gardes artistiques comme chez les philosophes est alors porteuse d’« une dignité ontologique […] créditée d’une efficacité cognitive et politique » (Jeanpierre 2005, p. 330). Autrement dit s’élabore une représentation dominante où la liberté et le progrès s’incarnent immédiatement dans le déplacement géographique. Celui-ci a alors tous les attributs pour devenir une valeur en soi, une condition essentialisée de l’humanité subsumant d’autres dimensions sociales.

Omniprésente dans diverses formes esthétiques, le déplacement imaginé par une fraction conséquente du champ artistique prend fait et cause pour la mobilité. Il la valorise, la diffuse en autant de représentations permettant d’imaginer la dynamique d’une société qu’elle participe ainsi le plus innocemment possible à faire « flotter dans la tête des hommes réels » (Weber 1995, p. 42) comme autant de faits objectifs. On comprend qu’à cette mesure, art et sciences sociales peuvent alors s’aider mutuellement, comme dans cette explication de Pierre Bourdieu sur ce qui lui semblait être la meilleure représentation de sa conception structurale de l’espace social en champs : les « mobiles » de Calder.

Quand la mobilité se pense.

Dans le champ de la recherche, la mobilité est initialement entendue comme changement des conditions sociales d’existence définies à partir de la structure des positions sociales (mobilité sociale). Cependant, tout indique une transformation progressive des présupposés de la pensée des chercheurs à son propos. En effet, la mobilité glisse lentement vers des acceptions centrées cette fois sur la (re)configuration des dynamiques spatiales d’une personne. Ces nouvelles acceptions contribuent alors à l’envisager comme un moyen de maintenir ses conditions sociales d’existence. À cela s’ajoute un autre glissement. En effet, d’une nécessité au mouvement envisagée comme inéluctable, dépendante de contraintes de fonctionnement de la société, la mobilité devient une caractéristique personnelle, déterminée par des choix individuels en rapport avec l’épanouissement personnel, la réalisation de soi ou la réussite sociale [14] ; spatiale ou sociale, elle serait la réalisation concrète de ces idéaux de réussite et d’épanouissement (Cuin 1993).

Penser le mouvement pour le faciliter : la construction ingénieuriale du flux de déplacement (1930-1975).

Une injonction ne venant jamais subitement de nulle part, la mobilité géographique a d’abord un premier visage, celui du « déplacement » [15]. Déplacement et transport sont quasiment des synonymes et sont posés comme des besoins sociaux, économiques et personnels incontournables que les pouvoirs publics doivent faciliter par la gestion de l’espace géographique et la construction d’infrastructures techniques.

En cantonnant initialement le terme de « déplacement » à des mouvements géographiques, la mobilité est tout d’abord « sociale » (Sorokin 1927) dans le champ des sciences sociales. Ce paradigme sociologique trouve ses prémisses et ses appuis aux États-Unis, où l’individualisme volontariste et la conception stratifiée (plutôt qu’en classe) de la société dominent, accordant ainsi aisément une place importante à la « réalisation personnelle ». Charles-Henry Cuin précise alors que « la mobilité sociale ne relève pas seulement de la valeur qui est accordée à ce phénomène, mais aussi, et surtout, de l’idéologie » (1993, p. 34.). Ainsi, l’introduction de la mobilité dans les sciences sociales n’est pas en premier lieu d’ordre géographique, mais tient beaucoup à une conception de la fluidité de la structure sociale, c’est-à-dire à une certaine idée de ce qui est communément nommé « la liberté de l’acteur ».

Concernant cette fois la dimension géographique, les premières études sur les déplacements reposent sur deux facteurs : les flux et les besoins techniques. Guillaume Courty (1990) et Pierre Lannoy (2004) montrent que la problématisation des flux de déplacements est également une construction sociale et politique — et non un besoin d’optimisation de la circulation qui dériverait de son expérience (Boudon 1989) —, quand bien même les premiers ingénieurs de la régulation du trafic routier (Eno 1939) fondent et justifient leur activité professionnelle par leurs expériences émotionnelles des déplacements quotidiens. Cette invention du flux routier (Lannoy 2004) conditionne les développements techniques, et non l’inverse. C’est pourtant dans ce dernier sens que les pouvoirs publics, relayés dès la fin des années 50 par les études statistiques américaines sur les déplacements urbains, présentent cette relation entre flux et infrastructure. Autrement dit, l’apparition dans les années 30 d’« ingénieurs du trafic routier » devance celle des études statistiques des flux urbains. Les premières injonctions reposent alors sur la manière de faire dans l’espace public au cours des déplacements.

Ainsi, jusqu’au milieu des années 70, la recherche sur les déplacements quotidiens est dans la continuité des premières études sur la circulation et les flux. Toujours aussi technique, elle repose sur le « besoin de déplacement » défini à partir des infrastructures publiques disponibles ou de celles à construire (routes, transports collectifs, aménagements urbains, etc.). Et il en découle des indicateurs de fluidité (le nombre de déplacements, leurs horaires, leurs fréquences, les lieux de départ, etc.), utiles pour en déduire les besoins à une échelle géographique prédéfinie, ces « besoins » étant largement définis et régulés par des représentations alors dominantes dans le champ du pouvoir.

En se posant dès son origine comme science appliquée apte à anticiper l’efficacité d’un investissement public par l’analyse de la « demande sociale », la recherche sur la mobilité a longtemps été problématisée uniquement depuis les points de vue politiques et économiques. Le chercheur-ingénieur se place alors comme expert des questions d’accessibilité [16], qu’elle soit géographique, temporelle ou relative aux modes de transport (une entrée ensuite privilégiée pour amorcer l’analyse d’inégalités sociales par exemple). La conception utilitariste qui sous-tend cette approche du rapport à l’espace converge aisément avec les représentations politiques et économiques à l’œuvre. De l’injonction à la manière de circuler, cette première phase de la recherche s’achève sur une injonction politico-économique à user d’un objet technique de transport. Ainsi, progressivement, se déplacer à pied n’est plus pensé comme possible, car la planification urbaine fonctionnaliste en zonages a significativement accru les distances de l’espace parcouru au quotidien, augmentant et différenciant socialement la distance domicile-travail (Wenglenski 2003), inventant certains aménagements urbains ne permettant plus de l’envisager [17].

La mobilité comme besoin individuel : la recherche au service de l’injonction à la mobilité (1975-1995).

La recherche est désormais au service d’une injonction à la mobilité, notamment parce que les « questions de société » prennent toujours plus le pas sur la construction d’une problématique scientifique [18].

De la régulation des flux et des objets techniques, on glisse progressivement vers la régulation de l’individu, tout en renforçant la perspective utilitariste, en conservant le mode comme question centrale, mais en y ajoutant le motif du déplacement. Le flux devient une collection de comportements que les approches méthodologiques dites désagrégées [19] et les capacités de calcul ont progressivement contribué à mettre en place. Deux disciplines entrent alors en lice : l’économie et les théories économétriques du consommateur rationnel, et la psychologie et les modèles cognitifs de décision.

Cette nouvelle acception de la mobilité n’apparaît qu’à la fin de cette période. Cette approche individualisante et utilitariste est encore largement dominée par les ingénieurs. La notion de déplacement est conceptualisée telle une demande dérivée d’une activité, puis progressivement d’un « programme d’activité ». Et c’est encore une logique en termes d’offre de transport et de demande sociale qui est privilégiée. L’article de Cullen et Godson (1975) est au fondement de cette perspective. Et Peter Jones (1979) résume, quatre ans plus tard, les résultats de recherche de cette « nouvelle approche » : outre le fait que la formalisation mathématique des données quantitatives s’intensifie à mesure que les relations avec les perspectives économétriques se renforcent, c’est une modélisation qui se tourne vers la simulation mathématique puis informatique des phénomènes et des processus. En termes de problématique, les questions des modes de déplacement restent centrales. Tout semble se passer comme si, fort des évolutions modales de la phase précédente, les études s’articulaient dorénavant autour de la recherche des « leviers » de changement modal, avec une nette orientation en faveur du passage de l’automobile vers les transports collectifs. Si cette perspective centrée sur les activités est dominante, une perspective psychologique cherche à modérer l’approche rationnelle en introduisant une dimension subjective dans l’analyse. L’idée consiste à relativiser et complexifier les effets d’une décision rationnelle et centrée sur la maximisation de l’intérêt de la personne en introduisant les « biais » de perception du temps, de l’espace ou des coûts (Brög 1977), ou à s’appuyer sur le modèle psychologique des attitudes (Gobol et al. 1979 et Louvière 1979). Ces travaux ont finalement convergé vers le modèle théorique de la rationalité limitée (Simon 1955).

Dès lors, tous les éléments d’une conception de la mobilité synonyme de liberté individuelle sont mis en place et en adéquation avec l’idéologie libérale dominante.

Penser la facilité à se mouvoir : la mobilité comme compétence et comme capital (1995-2013).

Si « mobilité » se décline dans de nombreuses formules aux tournants des années 90, c’est certainement depuis 1995 que sa généralisation est significative.

Dans les recherches géographiques, elle est encore et toujours un terme synonyme de déplacement. Cependant, une signification spécifique est ajoutée à sa définition originelle : « la facilité à se mouvoir » (alors que le déplacement est centré sur le mouvement en tant que tel). En effet, il suffit de consulter l’entrée « mobilité » des dictionnaires de géographie pour s’en rendre compte. Parmi les sept ouvrages de référence disponibles à l’heure actuelle, la comparaison entre le dictionnaire dirigé par Pierre George (1970) et celui coordonné par Jacques Lévy et Michel Lussault (2003) nous semble suffisamment explicite pour illustrer notre propos. Dans le premier, elle se limite à une « plus ou moins forte tendance au déplacement » (George 1970, p. 307), alors que dans le second, elle est définie comme un « ensemble de manifestations liées au mouvement des réalités sociales dans l’espace » (Lévy et al. 2003, p. 622-623), incluant ainsi, outre le mouvement effectif, « un potentiel […] qui est, justement, ce qui autorise le mouvement réalisé » (ibid.). Autrement dit, des études pensent le mouvement pour faciliter le déplacement, ou pensent la mobilité comme facilité à se mouvoir.

Ce supplément d’âme de la mobilité s’inscrit à la fois dans la continuité de l’approche fonctionnelle-individuelle forgée dans la précédente période, et dans une approche sociologisante naissante. Le « capital de mobilité » [20] (Kaufmann et al. 2004) centre le problème autour des « compétences » qu’il suffirait d’acquérir pour faciliter les déplacements potentiels et les rendre par conséquent effectifs (Borja, Courty et Ramadier 2013). Ces compétences individuelles deviennent pour le chercheur la preuve que la mobilité est une norme sociale à laquelle plus personne ne peut échapper (Le Breton 2005). La confusion entre la mobilité géographique et l’épanouissement personnel (et symétriquement entre immobilité et exclusion) est alors possible et tend à devenir l’élément central de l’injonction à la mobilité dans la mesure où elle fait écho au discours politique (cf. infra). Dans la recherche, cette confusion ne porte pas tant sur la corrélation qui est avancée, et qu’il serait difficile de nier statistiquement, que sur les processus avancés, qui transforment cette corrélation en relation causale où la réussite sociale et l’épanouissement personnel seraient subordonnés à la mobilité géographique. Tout semble se passer comme si l’idéologie dominante autorisait, au nom de l’expression du choix, de la liberté et de la volonté, de subordonner les conditions d’existence à la mobilité géographique, alors que cette dernière serait surtout un effet d’autres types de capital (économique, social et culturel). Comme dans la célèbre formule où « les idéologues mettent tout sens dessus dessous » (Marx 1982, p. 308), l’idéologie mobilitaire participe insidieusement à l’inversion du réel, notamment quand il s’agit de mettre en avant et au-dessus de tout les seuls aspects positifs de cette dimension spatiale du monde social.

Pour terminer sur la notion de « capital de mobilité », elle est une incitation à réfléchir les paradoxes qui l’accompagnent. Alors que le concept de « capital » est une manière de penser le monde en termes de variation des possibilités selon les contextes et les positions occupées (la logique de prédisposition s’inscrit dans un contexte et une structure), le « capital de mobilité » pense le rapport à l’espace en termes de potentialité. Cette distinction tient au fait que la notion de choix, d’intention et plus généralement la représentation du caractère actif de l’individu sont mises en avant. Ainsi, les principes du « capital de mobilité » sont calqués sur les principes économétriques de la maximisation de l’utilité, et reposent sur le fait que l’individu tente de se doter de la mobilité la plus étendue possible, en maximisant son potentiel de mobilité. Tout se passe comme si, dans cette approche, l’important était de conserver l’équation mobilité = liberté [21]. Cette mise en avant du potentiel de mobilité repose également sur les vertus supposées de la coprésence (Chamboredon et al. 1970). Tout est pensé comme si la coprésence et les interactions socio-spatiales afférentes conditionnaient les rapports sociaux, évitant ainsi de considérer les conditions d’acquisition ou d’application de ces compétences de mobilité. Ce sont alors tous les rapports de pouvoir qui s’inscrivent autour de la mobilité qui sont éludés. Ce qui revient aussi à dire que les inégalités en termes de mobilité géographique ne seraient finalement pas sociales ! Nous arrivons alors au terme du paradoxe du « capital de mobilité ».

Un amalgame semble ainsi s’instaurer entre mobilité sociale et mobilité géographique : quand cette dernière est envisagée comme un fait social, voire culturel, son intensité est associée à la promotion sociale [22]. Mais cet amalgame est d’autant moins visible que la recherche scientifique conserve cette différentiation notionnelle entre mobilité sociale et géographique.

Cette histoire académique de la mobilité montre à quel point la recherche peut parfois se positionner comme expertise apte à trouver les leviers de changement de comportements spatiaux qui sont identifiés comme problématiques dans d’autres champs, et notamment le champ politique. Si le champ scientifique perd ainsi progressivement de son autonomie dans la construction de ses problématiques de recherche, il contribue de la sorte à ce que l’usage du terme « mobilité » franchisse les barrières symboliques des espaces sociaux.

Quand la mobilité se politise.

Que disent les élites politiques quand elles parlent de mobilité ? Après avoir analysé ce que la mobilité permet d’imaginer et de penser, il faut maintenant s’autoriser à revenir sur qu’elle permet d’envisager de dire et de faire faire. La mobilité est donc autant un sujet de recherche appliquée qu’un mot prononcé par des politiques avec, comme premier effet, de produire un son nouveau dès les années 60, jusqu’à devenir un terme du dictionnaire des idées reçues de l’idéologie dominante et, comme dans le système scolaire, une idéologie structurée.

Comprendre la mobilité dans l’idéologie dominante nécessite de chercher comment une conception idéologique est une stratification de couches de significations (Geertz, 1964), les unes sédimentées depuis longtemps, les autres découvertes plus récemment, qui toutes ensemble font tenir cette vision de l’ordre social. Avec cet usage diffus et généralisé de la mobilité, se clôt en effet une histoire de la politique du transport [23]. Une histoire où tout était « circulation », « déplacement », « acheminement », une histoire où la circulation était associée au progrès (« mieux circuler, c’est progresser » prodiguait par exemple un président de conseil général en 1990) [24].

La mobilité : pour qui ? Comment ?

Preuve de la réussite du mot, il n’est ni l’apanage des partis et leaders de droite ni celui de gauche. Si ces leaders ne l’ont pas appliqué au même moment aux mêmes catégories et qu’il est difficile d’en retrouver le créateur, il est possible d’en isoler les modifications. Ce sont d’ailleurs les associations qu’il suscite qui aident à en saisir le périple.

La première association qui a fait croire (et continue de faire croire) en des possibles profitables relie la mobilité avec les travailleurs (être mobile c’est « apprendre un métier », dit de Gaulle le 9 septembre 1965 lors d’une conférence de presse dans un contexte où il faut surtout trouver une solution au surnombre dans l’agriculture).

Collée aux travailleurs, la mobilité leur sert durablement d’étiquette même quand, bien des années plus tard, ceux-ci sont devenus les « salariés » que « des mobilités […] peuvent à un moment toucher » (Hollande 2003). La mobilité est devenue une caractéristique de l’emploi, une des difficultés rencontrées par les salariés.

À peine astreinte à la lourde tâche de moderniser la société française des années 60, la mobilité reçoit une nouvelle injonction gaullienne. Elle quitte les travailleurs pour être collée par le Président de la République en 1967 sur les jeunes recevant au passage son acception la plus large ; puis, immédiatement sur les adultes, « tous les salariés, cadres compris ». Pourquoi ce changement rapide d’échelle ? Le contexte est devenu celui de « l’adaptation au progrès et à la compétition » (de Gaulle 1967). La solution nouvelle est donc « d’aménager leur destination, leur mobilité et leurs capacités » (ibid.).

Avec cette mission économique, la mobilité a dû franchir une frontière symbolique primordiale pour être autre chose qu’une simple injonction : elle est devenue une façon de penser l’État. Le modernisme de De Gaulle englobe donc les fonctionnaires, et les différents corps en reçoivent des applications particulières ; « Favoriser la mobilité des chercheurs » est ainsi une déclinaison de cette politique dite de la « nouvelle société » (Chaban-Delmas 1969).

Accolé aux fonctionnaires, ce mot peut permettre du justifier tel ou tel nouveau dispositif ou telle ou telle nouvelle doctrine. Avec l’avènement du « travailler plus pour gagner davantage », il faut une réforme « par métiers plutôt que par corps, afin de permettre une vraie mobilité de carrière » (Fillon 2006). Une fois les effectifs réduits et les réformes de la révision générale des politiques publiques (RGPP) engagés, « tous les freins à la mobilité et au travail des fonctionnaires ont été levés » (Sarkozy 2011). La mobilité est, pour les fonctionnaires aussi, une catégorie qui fait croire même un peu, même partiellement.

Devenue la « mobilité des hommes » dans des discours des Premiers ministres Jacques Chirac et Michel Rocard, la notion peut fort logiquement englober les femmes. En avril 1994, François Mitterrand leur octroie « une forme de libération […] dans la mobilité du travail et dans la mobilité des horaires ». En offrant la mobilité à cette nouvelle catégorie de la population, c’est la possibilité de tenter de faire croire qu’on va en finir avec les inégalités et la dépendance économique qui est en jeu. Le président, tout en reconnaissant le danger que cela peut représenter pour elles, croit néanmoins « qu’il n’y a pas moyen de faire autrement, sinon, les femmes n’accéderont pas du tout aux responsabilités » (Mitterrand 1994).

Puisqu’hommes et femmes sont concernés, il reste à explorer toutes les catégories politiques que ceux-ci peuvent revêtir. L’habitant est concerné par les moyens de transport auxquels il faut faire « très attention […] pour améliorer la situation […] pour favoriser la mobilité, la mixité, et briser toutes les logiques d’enfermement » (Chirac 2005).

Reste l’étranger à faire entrer dans ce cadre. C’est ce que réalise Nicolas Sarkozy en 2006 en abordant « l’immigration choisie », « une grande politique de co-développement qui facilitera la mobilité des personnes et la réinstallation volontaire en Afrique de migrants » (2006b). Les étrangers deviennent des « gens » et la mobilité « l’immigration » : « Il est formidable de voir combien un certain nombre de gens demandent la mobilité. La mobilité, c’est que l’on vienne chez nous », déclare Nicolas Sarkozy le 4 avril 2007.

Hommes, femmes, étrangers, il restait une identité à associer à la mobilité pour qu’elle puisse encore mieux fonctionner comme injonction paradoxale : l’individu. La « mobilité individuelle » (Sarkozy 2010) apparaît donc en offrant tout le potentiel de la pensée néolibérale, à commencer par un futur, comme cet extrait écrit en 2012, mais qui reprend la grandiloquence des discours qu’on trouve plutôt dans les années 30 : c’est un « nouveau monde qui est devant nous [qui] fera la part belle à la création, à la recherche, à l’innovation technologique, à la mobilité, à l’échange des cultures. Nous avons l’espoir qu’il sera plus ouvert, plus équitable » (Fillon 2011).

Autre facette de la mobilité : elle fait l’objet d’équations politiques. La première consiste à inventer le dispositif susceptible de rendre une population mobile. Avec Pierre Messmer, le 3 octobre 1972, être mobile, c’est recevoir une indemnité ou des primes. La formule concerne les « jeunes, à la recherche d’un premier travail [et] les salariés contraints à changer de métier ». Mais, même prononcée par toute la classe politique, cette incitation ne permet pas suffisamment d’orienter les publics visés vers ce qui est prôné. C’est ce que le ministre du Travail Christian Beullac reconnaît en soulignant que « des mesures adoptées ces dernières années pour inciter à la mobilité n’ont pas atteint les résultats recherchés » (Beullac 1977).

Face à un tel doute sur l’efficacité du dispositif, l’instrument a un temps été remisé [25] ou articulé à d’autres. Il sort donc de la présidence de Valéry Giscard d’Estaing minoré, conçu comme incapable à lui seul d’être efficace.

Dernière transformation : la reconnaissance du fait que, si la mobilité n’est pas possible pour tous, elle l’est au moins pour certains. C’est ce que dit le président de la République Jacques Chirac lors d’une rencontre avec des « jeunes des travaux publics » le 22 avril 1997 : « Dès le début de votre vie active, vous êtes prêts […] à vous plier aux impératifs de mobilité, géographique et professionnelle, qui caractérisent vos métiers ». Pour ces jeunes-là, « la mobilité, en réalité, c’est une chance » (Chirac 1997).

L’(im)mobilité : de qui ?

Pensée comme solution, testée comme formule, la mobilité était conjurée pour « moderniser » l’économie et la société. Avec Raymond Barre, la vision change du tout au tout : la mobilité n’est plus un objectif, car elle est trop rare dans la société. « Les insuffisances de la formation et de la mobilité des travailleurs » sont une des rigidités expliquant « la course entre les prix et les revenus ». Ces propos prononcés le 5 octobre 1976 montrent le primat du contexte nouveau. Inflation et chômage inversent la proposition politique de la mobilité. D’objectif à atteindre, elle devient un défaut à corriger (quand, au même moment, la recherche scientifique se focalise sur « les leviers de changements comportementaux » déjà évoqués). Le même mot s’avère tout aussi bien positif et espéré, que subi et devant être neutralisé : l’(im)mobilité n’est plus la solution pour débloquer, elle est la cause du blocage. D’ailleurs, dire « mobilité » revient en fait à penser « immobilité ». Tout est alors une nouvelle fois « sens dessus dessous » avec ce mot, la critique des individus ainsi qualifiés étant à peine compréhensible : mobilité renvoie à immobilisme. L’associer à une catégorie sociale montre ses insuffisances.

Énoncée comme impossible ou non avérée, la mobilité devient un des symboles des stigmates des « travailleurs ». L’étiquette collée sous de Gaulle vient d’être retournée pour faire voir la déviance qu’elle cache : les travailleurs devaient être mobiles mais, découvrant qu’ils ne le sont pas, ils en deviennent critiquables pour tout ce qu’ils incarnent en étant figés. « La résistance des travailleurs à la mobilité géographique [est] une des causes principales des difficultés dans certaines régions » (Philippe Pontet, Secrétaire général de la Fédération nationale des Clubs Perspectives et Réalités, cité par de Montlibert 2013, p. 25).

Qui d’autres que les travailleurs ne sont pas mobiles ? La « mobilité » et la « mobilité professionnelle » sont devenues des euphémismes que la langue politique utilise afin de ne pas rendre trop explicites les accusations portées contre certains. Cette formule permet de viser « nos seniors […] après 50 ans » (Fillon 2003) puis, dans un autre contexte, d’élargir la liste des salariés (im)mobiles : ingénieurs de recherche, maîtres de conférences des universités et ceux frappés des « rigidités d’un autre âge » (Fillon 2004).

La langue politique de Nicolas Sarkozy a porté à son paroxysme le 19 novembre 2005 cet étiquetage en dissociant deux catégories de salariés pour valoriser « la France qui travaille ». Il y a d’un côté, « les salariés du secteur public, protégés dans leur emploi » et de l’autre « les salariés du secteur privé, menacés par le chômage, les délocalisations, la tertiarisation de l’économie qui exige plus de mobilité », cette même mobilité que la « mondialisation » a elle aussi rendue plus incontournable pour ces mêmes salariés du privé.

L’étiquetage n’est pas uniquement la mise en évidence de cette déviance constatée consistant à ne pas changer de travail, de résidence, de cadre de vie, c’est également la crainte d’avoir à le faire. Une autre liste des catégories est alors dressée grâce à l’étiquette de l’(im)mobilité, liste dans laquelle les « jeunes » arrivent une nouvelle fois dans les premiers. « À tort ou à raison, ces jeunes redoutent la mobilité, la flexibilité et la prise de risque. Ils aspirent même, nous disent certaines enquêtes, à devenir majoritairement fonctionnaires ! Il y a une part de conservatisme » (Sarkozy 2006).

La mobilité : laquelle ? Contre quoi ?

Premier ministre, Jacques Chaban-Delmas a usé en 1969 d’une formule des sciences sociales pour faire son tableau politique de la société française : la mobilité est solennellement la « mobilité sociale » et elle est « insuffisante [car elle maintient] des cloisons anachroniques entre les groupes sociaux » (Chaban-Delmas 1969). La formule de Jacques Chaban-Delmas s’incarne dans la « société bloquée », titre célèbre de l’ouvrage de Michel Crozier publié en 1970. En fait, la société est déjà bloquée pour le Premier ministre dans son discours de politique générale prononcé le 19 septembre 1969 : pour corriger les trois « éléments essentiels » (« fragilité de notre économie, le fonctionnement souvent défectueux de l’État, enfin l’archaïsme et le conservatisme de nos structures sociales »), la formule magique invoquée est celle de la « grande mobilité ». C’est elle qui, appliquée aux équipes administratives, doit apporter « souplesse » et « économies ».

Autre période, autre consécration : sous Nicolas Sarkozy, la mobilité n’est plus un état problématique de la société qu’il faut résoudre, c’est une donnée structurelle à conserver. L’ouvrage de référence devient « le dernier livre de Jared Diamond [26] [qui] souligne bien qu’une société qui renonce à la mobilité et aux échanges se condamne » (Sarkozy 2006c). Dans ce nouvel usage également, la notion a deux faces, une où elle « peut être une source de menaces » (ibid), une où y « renoncer […] revient à se condamner au déclin » (ibid.). De la catégorie qui fait croire, on passe aisément au mot qui fait prophétiser ; la mobilité est bien devenue un condensé de pensée d’État.

Au début des années 70, la « mobilité professionnelle » l’emporte dans l’ordre du discours sur la mobilité sociale. Pour la voir ré-affleurer, il faut attendre les réflexions sur le chômage des jeunes. Elle redevient alors un objectif à atteindre, celui « d’assurer la promotion sociale et l’épanouissement personnel » (Jean Mézard le 9 juin 1977, cité par de Monlitbert 2013, p. 25), un objectif d’ailleurs déjà partagé avec les institutions européennes qui militent pour cette autre formule de la mobilité professionnelle, la « mobilité de l’emploi » (Montlibert 1995). La « mobilité professionnelle » devient surtout le premier thème débattu par la gauche qui lui permet de montrer sa différence.

Les socialistes ne nient pas la nécessité de la mobilité […] mais les choix qu’ils proposent sont à l’opposé de ceux du pouvoir actuel. La mobilité que les socialistes entendent privilégier, c’est en effet la mobilité professionnelle et la promotion plus que la mobilité géographique. (Bachy 1977)

Repris, avec des nuances par le parti socialiste un an avant les élections législatives de 1978, le mot vient d’être validé par l’opposition comme un mot-clé du champ politique. Il n’a pas d’équivalent à gauche — il est aussi de gauche.

Deux leaders politiques, et non des moindres, ont ressenti la nécessité de livrer leur mode d’emploi de la mobilité. Pour le président de la République Jacques Chirac, le 10 mars 1997, le mot à problème est « flexibilité » en direct à la télévision : « Je n’aime pas beaucoup ce mot », précise-t-il à l’interviewer. « En revanche, la mobilité est tout à fait évidente », ajoute-t-il. C’est donc une nouvelle façon de dire « mobilité professionnelle », non plus celle qui consiste à changer de lieu pour retrouver du travail, mais celle qui consiste à devoir changer de travail plusieurs fois dans sa vie. La formule du « droit à la formation toute sa vie » est en cours de consécration.

Sur ce même mot, François Hollande se livre au même exercice devant la presse. « Enfin, les mots ont un sens. Les mots de flexibilité en France sont associés à la notion de précarité […]. À ce titre, nous préférons parler de mobilité » (27 avril 2006). La mobilité doit donc une part de sa consécration à son usage comme rempart contre la pensée unique.

D’autres mots ont été annulés, remplacés, escamotés par la mobilité. Certains ont vu leur périmètre réduit alors même qu’ils avaient été peu de temps auparavant des formules magiques faisant espérer à certaines catégories sociales de pouvoir enfin bénéficier de politiques publiques jusque-là difficilement accessibles. Ainsi du « droit au transport », créé par la Loi d’orientation des transports intérieurs en 1983, qui n’est plus qu’une possibilité pour les chômeurs ou les personnes « en situation de handicap » (proposition de loi n° 1507 de 2009 sur la régulation ferroviaire). Les autres sont « mobiles ». C’est d’ailleurs tout le vocabulaire de la politique des transports qui est métamorphosé par l’irruption de la mobilité (Larrouy 2011).

Le mot est pratique en ce qu’il permet de ne plus avoir à choisir parmi les moyens de transport. Il est tout aussi pratique quand, devenu « mobilité durable », il permet de continuer l’ancienne politique des transports avec d’autres moyens — pour mémoire, la langue politique allemande vulgarise Mobilität en élaborant son Masterplan de 2008 (Lemettre 2013). Les adeptes du mot sont aussi bien les défenseurs de certaines thèses écologiques (Lepage 2007) que le président Nicolas Sarkozy voulant assurer que « les développements de la mobilité soient pour la France urbaine » (2 février 2010).

Comme remplaçant d’un ancien lexique ou comme euphémisation de termes indicibles, la « mobilité » permet enfin de faire reposer sur les individus ce que la rhétorique traditionnelle de l’État-providence imputait aux politiques publiques. L’observation des usages de la mobilité dans le champ politique montre donc à quel point le singulier l’emporte sur le pluriel, que la notion comporte malgré tout. Certains y verront un simple effet rhétorique dû aux conditions dans lesquelles les hommes politiques parlent ou écrivent leurs discours. Il nous semble que cette économie du discours n’explique pas tout ce qui fait l’usage intense de la notion. Reste une réserve à préciser : seul le champ politique français a été observé à travers certains discours, or c’est l’idéologie néolibérale qui est dans la ligne de mire sociologique. Il est impossible d’ouvrir ici sur un tel chantier de recherche. Précisons, pour terminer, que les discours politiques français sont d’autant plus composés de mobilités que la notion est également utilisée ailleurs, à Bruxelles notamment, pour parler des mêmes catégories sociales ou de bien d’autres (voir la dernière en date, la mobilité « apprenante » dans la politique de l’éducation nationale française comme dans les rapports de la Commission européenne).

Les mobilités : de l’intérêt académique de les déconstruire ?

Comment comprendre et expliquer ce projet de sociologie critique de la mobilité ? C’est comme chercheur qu’il convient de ne plus dépendre des croyances tissées autour de la mobilité — quitte à les faire partager à certains ou à partager ces interrogations avec ceux qui la critiquent dans d’autres espaces. Refuser de la considérer a priori comme « un discours de vérité » est une possibilité nous permettant de comprendre comment elle peut le devenir in fine une fois que cette alchimie se produit : quand l’activité sociale spécifique qui l’a produite a rencontré un public qui la comprend telle qu’elle a été énoncée ou qui en retient la partie qui lui convient. Nous l’avons vu, si dans son remodelage historique, la notion est le creuset d’un imaginaire sous-jacent structurant et confortant actuellement la liberté et l’autonomie individuelle, toute la puissance symbolique de ses usages n’en redessine pas moins aussi directement, au travers de ses diffusions et appropriations, des images de dépassements pour la société tout entière.

Ne plus dépendre des croyances est le préalable à l’ouverture de nouveaux terrains de recherche. En premier, nous voudrions insister sur ce que la mobilité fait méconnaître : cette sorte de « biopouvoir » qui est une « biopolitique » (Foucault 1975), nouvelle forme de domination et d’assujettissement où l’individu, responsable de sa mobilité, serait « responsable » de son devenir autant que garant du devenir de la société. Quelles incorporations fait-elle subir à ses adeptes ? Quelles contraintes psychiques fait-elle méconnaître ?

Permettant de penser la société comme d’énoncer sa gestion politique et économique, le déplacement devenu « mobilité » garantit une vertu « libératrice » plus ou moins mythique pour la société tout entière, dans le travail, la vie quotidienne et pour la personne ; vertu fondée sur le passage des frontières (qu’elles soient sociales et/ou géographiques) sur la base des plus sensibles sentiments d’« épanouissement personnel » pour un développement de la société tout entière. La « responsabilité » du devenir de la société pouvant être imputée au choix de l’individu à se mouvoir (puisque c’est pour son bonheur !), la figure de l’immobilisme devient une nouvelle horreur sociale et économique, tous ces maux dont l’individu, refusant de « bouger pour s’en sortir », devient le coupable. Encore faudrait-il ici pouvoir découvrir à quel point ces mots vertueux de la mobilité prennent une dimension quasi magique pour tous ceux qui les entendent. Pour qui n’est-elle qu’un bruit de fond ? Pour qui donne-t-elle à réfléchir sur son avenir ? Pour qui, enfin, est-elle incomprise, car impensable au sens où elle ne peut concerner éventuellement que les autres ?

La mobilité, on l’a vu, serait donc à envisager à la fois comme un vecteur idéologique de diffusion d’autres normes idéologiques et comme l’une des plus remarquables formules de ces normes qui disent ce qu’est la société ou ce qu’elle devrait être.

Comme traduction récente et impérative de termes désormais démodés du dictionnaire des idées reçues [27], la mobilité dévoile un certain nombre d’enjeux où se dessine une certaine vision dominante de ce que doivent être la société et la personne dans cette société. Comme vecteur, elle s’ajuste et est ajustée, ainsi que nous l’avons vu, à d’autres logiques, à d’autres principes et d’autres structures qui participent à ces cadrages que la pensée néolibérale dominante rend méconnaissables comme modes de domination. Comme catégorie qui fait croire, elle est agrémentée de flou autour de ses « valeurs positives » ou « de sauvegarde », cette opacité étant certainement l’un des gages de son efficacité économique et politique. Une manière peut-être de légitimer seulement quelques-uns des modes de circulation, seulement une partie des déplacements et des personnes (qui servent cette idéologie) ? Un dernier piège attendrait ici le chercheur qui, à force de tenter de rendre clair ce qui ne l’est pas pour tous et partout, contribuerait d’une certaine manière à révéler la mobilité telle qu’elle n’est pas. La mobilité ainsi pensée serait encore moins la mobilité vécue.

Résumé

À la fois un concept, une croyance collective et diffuse, et une composante de l’idéologie dominante, la mobilité est abordée comme une triple coproduction anonyme dans laquelle sont intervenus, dans le désordre et sans avoir toujours conscience de le faire à dessein, des chercheurs, des artistes et des politiques. Pour objectiver la construction de cette notion, nous proposons de repérer quelques éléments de sa carrière, c’est-à-dire de la suivre à la fois dans les champs qu’elle traverse et les significations qu’elle prend. Et c’est en se focalisant sur sa construction dans le champ scientifique, en lien avec son usage dans le champ politique, que la mobilité apparaît à la fois comme un vecteur idéologique de diffusion d’autres normes et comme l’une des formules de ces normes qui expriment ce qu’est ou devrait être la société.

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Notes

[1] La mise en avant d’un travail « pluridisciplinaire » tout en valorisant toujours davantage les modes de reconnaissance nominatifs (par rang ou par nom unique) nous incite à préciser que l’ordre alphabétique des auteurs de cet article indique simplement que ces personnes ont contribué à part égale à ce travail, « au même titre », avec le souci de mettre la recherche collective au fondement des activités scientifiques.

[2] La mobilité a évidemment été critiquée dans chacun de ces champs. En nous centrant sur ceux qui en ont été les usagers et diffuseurs, nous n’invisibilisons pas ces controverses et leurs acteurs. C’est en soi un terrain de recherche extrêmement riche à explorer.

[3] Entendue comme les « ensembles de formulations qui, du fait de leur emploi à un moment donné et dans un espace public donné, cristallisent des enjeux politiques et sociaux que ces expressions contribuent dans le même temps à construire » (Krieg-Planque 2009, p. 7).

[4] Cette problématique s’inscrit dans la lignée de travaux récents, notamment Courty (2007), Grossetête (2010), Orange (2010), Ramadier (2009), et Réau et al. (2007).

[5] Voir sur ce point l’article « Approches critiques de la mobilité » Regards Sociologiques (dossier coordonné par Simon Borja, Guillaume Courty et Thierry Ramadier), n° 45-46 (2013).

[6] Pour être « trifonctionnelle », la mobilité ne peut avoir connu qu’une seule histoire, ou ne peut renvoyer qu’à un seul groupe de spécialistes. En ce sens, si nous sommes en accord avec les travaux qui la recherchent dans un corpus de textes et dans un seul champ, les romanciers (Barrère et Martucelli 2005) ou la politique des transports (Flonneau 2009), nous soutenons que cette recherche ne peut s’arrêter à ces monographies, car l’idée mobilitaire n’a son potentiel politique et sa complexité sémantique que du fait du nomadisme qu’elle a connu.

[7] Nemo s’exprime : « je ne suis pas ce que vous appelez un homme civilisé ! J’ai rompu avec la société tout entière pour des raisons que moi seul j’ai le droit d’apprécier. Je n’obéis pas à ses règles, et vous engage à ne jamais les invoquer devant moi ! » et affirme plus loin son autonomie et sa puissance : « je suis le droit, je suis la justice » (Verne 1872, p. 103 notamment).

[8] Dans la querelle littéraire entre le pro et l’anti-machine, Antonio Tabucchi (2013) note que les « anti-machines » furent une minorité quand par ailleurs, l’immobilité apparaît avec Jean Giono et Le Voyageur immobile (in L’eau vive, 1943).

[9] Le manifeste de l’Esprit Nouveau publié dans le journal éponyme stipule pour générer son « esthétique expérimentale » : « Ainsi faut-il qu’un contact possible et indispensable s’établisse entre le monde des arts, des lettres, d’une part, et d’autre part, le monde des sciences et de l’industrie (sciences appliquées). “L’Esprit Nouveau” fait de ce rapprochement l’un des articles les plus importants de son programme » (Esprit Nouveau 1920, p. 4).

[10] David Harvey (2012) décrit comment les protagonistes de Flaubert ne se déplacent plus de la même manière que ceux de Balzac pour montrer que le rapport et la représentation de l’espace ne sont plus les mêmes lors du tournant « moderniste » du Second Empire.

[11] Notons aussi au passage l’importance chez Delvaux de cette figure du savant constamment remise en toile directement inspirée de Jules Verne tel qu’illustré par Edouard Riou dans les éditions Hetzel.

[12] Nous soulignons par l’usage des guillemets les figures et les formules les plus fréquemment utilisées dans le champ artistique pour rendre crédible les récits et expliquer les œuvres. Il ne s’agit pas de sous-entendre que les artistes vivaient ainsi, mais d’avoir grâce à eux un aperçu de ce qu’il était possible d’imaginer comme normal dans ce champ à certaines périodes.

[13] Voir l’exposition sur le déplacement qui présente l’art cinétique théorisé par Vasarelli en 1955. Cet artiste reprend alors la réflexion inaugurée plus tôt par ceux qui, grâce à l’optique et sa découverte de la capacité de l’œil à percevoir des couleurs « vibrant » l’une à côté de l’autre. Ils avaient ouvert sur la combinaison de parties en mouvement, formule que reprennent les artistes cinétiques des années 1950.

[14] Il est intéressant de constater que le terme de mobilité a toujours renvoyé soit à une faculté à se mouvoir, soit à un changement psychologique (instabilité), c’est-à-dire à des caractéristiques considérées comme individuelles d’une part, à la persistance des deux dimensions d’origine d’autre part, et à un glissement sémantique pour les deux dimensions enfin.

[15] Ou encore de « migration » dont la différence avec le « déplacement » repose sur l’échelle spatiale pour le géographe ou sur les dynamiques de dé/peuplement pour le démographe.

[16] Sur cette notion nouvellement apparue dans les textes législatifs et jouxtant les sens de la mobilité, nous renvoyons à l’étude heuristique de Larrouy (2011).

[17] Voir les banlieues résidentielles nord-américaines construites dans les années 1950-1960.

[18] C’est notamment la période où la crise pétrolière devient un problème parce qu’elle nécessite une anticipation des éventuels répercussions économiques de la difficulté, elle aussi économique, à se déplacer pour des raisons professionnelles. Ainsi, les conditions de déplacements sont définies préalablement, notamment par des méthodes utilisant des scénarii, plutôt qu’étudiées pour constituer un corpus théorique dans ce domaine.

[19] Une approche de la mobilité géographique fortement impulsée par Torsten Hägerstrand (1970) et la time-geography.

[20] Une terminologie initialement proposée par Elizabeth Murphy-Lejeune (2000).

[21] Sandrine Depeau (2007) montre pourtant que l’apprentissage des déplacements urbains auprès des enfants s’inscrit dans un système normatif qui peut aussi expliquer le fait qu’ils se déplacent de moins en moins en ville.

[22] Quand d’autres montrent que « la mobilité ne procure des profits sociaux qu’en tant qu’elle se combine avec d’autres ressources et disposition » (Wagner 2010, p. 89-98).

[23] Il est intéressant de noter que sur ce point et suivant les principes décrits plus haut à propos du champ académique, certaines questions de recherche s’ajustent effectivement aux sous-entendus politiques de l’ordre social, comme dans « De l’histoire des transports à l’histoire de la mobilité ? » (Flonneau et Gigueno 2009).

[24] Cette analyse repose sur l’étude d’un corpus de 46 textes politiques de formes différentes (discours, conférences de presse, etc.) qui n’ont pas été édités. Ils ont été collectés sur les sites composés par Jean Véronis. Les discours de politique générale des Premiers ministres sont disponibles sur le site Premiers Ministres. Les discours de politique générale sous la Vè République ; les autres déclarations et prises de positions de leaders politiques sont le site Bases de données des discours politiques. Enfin, ce corpus ne répond pas à un souci de représentativité, mais sert à repérer les transformations des usages en politique de la mobilité.

[25] Comme toute formule remisée dans le stock de connaissances disponibles, elle peut être reprise et réintroduite dans le débat. C’est ce qu’ont fait les députés auteurs de la proposition de la loi n° 2350 du 24 février 2010, visant « à favoriser la mobilité géographique en France », car « la mobilité professionnelle et la mobilité géographique sont étroitement liées ». Pour rendre mobiles des Français, un « crédit d’impôt » était accordé aux « salariés qui ont changé d’emploi et aux demandeurs d’emploi qui ont déménagé ». Ce texte, renvoyé à la commission des affaires sociales, n’a pas été repris.

[26] L’usage des thèses de Jared Diamond a été particulièrement marquant pendant les années 2006-2007, quand Nicolas Sarkozy a fabriqué le volet « écologie » de son programme pour les présidentielles. L’ouvrage en question Effondrement, comment les sociétés décident de leur disparition ou de leur survie a été publié en 2006 chez Gallimard, l’édition originale datant de 2005.

[27] On se reportera avec intérêt et curiosité à ce dictionnaire où « progrès », « plan », « productivité », etc. vont déjà de pair avec « mobilité » (Bourdieu et Boltanski 1976).

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