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Résumé | Bibliographie | Notes

Sérendipité.

L’ethnographie institutionnelle de Dorothy E. Smith ou le tranchant critique d’une sociologie pragmatique.

Dorothy E. Smith.

Traversée. Cette Traverse suit Dorothy E. Smith sur la voie singulière qu’elle a frayée, en sociologue, durant les cinquante dernières années. Ce périple l’a conduite à rencontrer certaines des figures intellectuelles les plus marquantes des sciences sociales anglo-saxonnes. Accompagnant l’émergence d’approches inédites en sociologie (l’ethnométhodologie, les études genre, le structuralisme, etc.), Dorothy Smith a produit une œuvre aussi vaste que provocante dans son ambition de réunir tant l’expérience des personnes que l’analyse des institutions. Et de cette audacieuse alliance, il ressort une critique qui a pour projet de préserver notre « être ordinaire » au monde, un rapport dont le corps et le langage sont des instances essentielles de phénoménalisation.

Se déplacer. C’est à l’âge de 26 ans, après avoir occupé différents postes de secrétariat dans le monde de l’édition, que Dorothy Smith, alors Ms Dorothy Place, entre à la London School of Economics [1]. Nous sommes en 1952. Fascinée par la sociologie, elle effectue une licence, avec une spécialisation en anthropologie. Lors de son cursus, elle rencontre son futur époux, américain, et se passionne pour l’étude des systèmes de parenté. Outre la lecture de romancières, Doris Lessing, Jane Austen, entre autres, Virginia Woolf qu’elle adore, elle lit toutes sortes d’ouvrages de sciences sociales, l’œuvre de Karl Marx beaucoup, mais aussi les anthropologues, dont Bronislaw Malinowski, et assiste aux conférences données par Karl Popper, dont elle avait lu l’influent ouvrage, The Open Society and Its Enemies ([1945], 2013). Quittant l’Angleterre au tournant des années 1955-1956, elle traverse l’Atlantique pour entamer des études de troisième cycle à l’Université de Berkeley (Californie), en compagnie de son époux. Un premier enfant naît, puis un deuxième. À Berkeley, l’approche sociologique alors dominante est l’ethnographie. En guise de conseils méthodologiques — c’étaient les seuls —, les enseignants lançaient aux étudiants un « go and observe », rapporte Dorothy Smith. Les formateurs qui marquent son parcours sont, d’un côté, Tomatsu Shibutani, qui fut lui-même élève d’Herbert Blumer et qui l’initie à la pensée de Georges H. Mead et, plus largement, à celle de l’École de Chicago. De l’autre, elle se souvient d’Erving Goffman, qui fut son directeur de thèse et dont elle dit, très placidement, qu’il ne lui fut d’aucune aide. Mais elle précise aussi qu’il lui fit le plus beau des compliments, au moment de refermer son manuscrit : « D’après moi, il n’y a plus rien à dire sur les hôpitaux psychiatriques, mais j’ai tout de même appris des choses en prenant connaissance de votre travail ». Après un divorce et une thèse de doctorat achevée (1963), Dorothy Smith enseigne durant deux années à l’Université de Berkeley, ce qui lui donne l’occasion de rencontrer Aaron Cicourel, qui l’introduit au travail d’Harold Garfinkel. Elle se plonge alors dans les Studies in Ethnomethodology ([1964],1984), mais est surtout captivée par « l’intelligence gestuelle » de son auteur, qu’elle préfère écouter plutôt que lire. Cherchant à donner une plus grande stabilité à sa vie familiale — elle est parent de deux enfants en bas âge sans soutien, ni financier ni organisationnel —, elle rentre brièvement en Angleterre (position à l’Université d’Essex), pour finir par s’installer, cette fois durablement, avec ses fils au Canada (Université de Colombie britannique, Vancouver).

Être déplacé. La vie personnelle de Dorothy Smith est placée sous le signe de la mobilité géographique. Cette mobilité, qui est aussi un parcours migratoire, loin de l’aliéner, ou de fragmenter son être, amplifie les mouvements de sa pensée. Et ces mouvements, dont la curiosité s’avère le principal vecteur, rencontrent les pulsations des mobilisations sociales et politiques de l’époque. Ainsi, le mouvement des femmes, qui prend de l’ampleur à la fin des années 1960, figure comme le point d’ancrage de sa sociologie. Il lui apprend, entre autres choses, que les textes académiques n’ont pas pour seul et unique dessein, et destin, de permettre à leurs auteurs d’être des académiques, mais qu’ils peuvent également atteindre les gens. Mais sa sociologie, encore en germe, et connue aujourd’hui sous le nom d’ethnographie institutionnelle, avait déjà tiré les conséquences théoriques du Free Speech Movement, un mouvement étudiant qui s’épanouit à l’Université de Californie, Berkeley (1964-1965) pour revendiquer le droit à mener des activités politiques sur le campus. Et elle analysera également avec intelligence les ressorts du Canadianization movement, un mouvement culturel qui se développa dans les universités canadiennes en réaction au recrutement massif d’enseignants en provenance des USA. En effet, enseignante « hors-sol », bien qu’ayant la familiarité de la langue, l’anglais, parce que ni américaine ni canadienne, Dorothy Smith s’est confrontée de manière tout à fait particulière à cette question : « Quelles sont les conséquences, sur les étudiants, d’un enseignement de sociologie dont les termes mêmes (et les préoccupations, et les enjeux), appartiennent à l’espace politique, culturel et social américain ? ».

Déplacer. La sociologie de Dorothy Smith cherche à retrouver l’expérience, une expérience que l’approche par les structures sociales rend opaque, si ce n’est invisible. À cet égard, les ruptures théoriques introduites par l’ethnographie institutionnelle sont proprement des écarts. Des écarts toujours productifs, jamais paralysants, même quand ils se font incartades, ou plutôt escapades. Fugues. Car il vaut mieux, nous confiera Dorothy Smith, s’écarter du chemin tout droit tracé pour réapprendre à écarquiller les yeux, et (re)découvrir le monde, à l’image de l’enfant qui ramasse une feuille de chêne tombée au sol, la porte à son regard étonné et la contemple des heures durant, parcourant le délicat enchevêtrement des fines nervures comme s’il était tombé sur un incroyable et merveilleux trésor. Et il faut ne pas être effrayée par les écarts, les sauts, les chutes, les retombées en eau trouble, pour être capable de voir dans la Phénoménologie de la perception (1945) de Maurice Merleau-Ponty, ouvrage aperçu au hasard d’une errance dans les rayons d’une bibliothèque, « ce » qu’il fallait faire en sociologie. Et pour accepter de constater, à peine dépitée, que sa thèse de doctorat n’était au fond que l’application docile de théories sociologiques qui n’ont aucun référent dans le monde.

Croiser. Peu à peu, la nouvelle approche a pris forme. Elle manifeste le souci tout particulier de restituer la texture phénoménale du monde social, dont il s’agit de retracer et de cartographier les modalités de constitution, sans pour autant oublier les logiques institutionnelles, potentiellement porteuses d’hégémonies. Un tel souci, iconoclaste, a éveillé notre intérêt. D’abord, nous nous sommes plongés dans l’œuvre de Dorothy Smith, que nous avons parcourue à travers la lecture de ses textes parmi les plus marquants. Puis nous nous sommes réunis pour présenter notre travail, à l’occasion des Journées d’étude qui se sont déroulées du 23 au 25 mai 2011 à l’Université de Lausanne. Tous les articles de la Traverse sont issus de ces journées. L’auteure avait fait le déplacement, et sa présence donna toute sa saveur à nos échanges, aux croisements des perspectives. Ceux-ci avaient été placés sous le signe d’une rencontre entre les sociologies pragmatiques, dont l’ethnographie institutionnelle nous semblait constituer une déclinaison. C’était là un pari, mais c’était surtout un geste d’appropriation assumé, inhérent à tout acte de traduction. Traduire un propos, une notion ou une idée, c’est s’attacher à faire correspondre une langue étrangère avec la sienne, et à donner aux mots une résonance dans la culture qui les accueille. L’ethnographie institutionnelle témoigne des influences et du parcours qui furent ceux de Dorothy Smith. Il était alors inévitable que cette sociologie, transposée dans une aire culturelle et intellectuelle différente, retentisse au rythme des débats qui traversent notre propre tradition. C’est ainsi que plusieurs éléments intrinsèques à la perspective smithienne nous ont conduits à la ressaisir dans le cadre des réflexions et des inflexions fécondes, tant pragmatiques que pragmatistes, qui marquent certains développements contemporains de la sociologie francophone. Au passage, l’approche smithienne se dote de questionnements théoriques qui viennent l’interroger selon des modalités inédites, mais aussi de terrains en attente d’être investis ou, s’ils l’avaient été, c’eût été dans un autre cadre national, en regard d’architectures institutionnelles différentes.

Dériver. Les appropriations que nous tentons dans cette Traverse s’apparentent à des formes de dérivation. Ces dérivations sont tour à tour des détournements, des glissements, des ébranlements ; ce sont aussi des empiècements, des enchâssements, des enrichissements. Elles transportent et redéploient l’originalité de l’ethnographie institutionnelle, montrant que, loin de se réduire à une méthodologie d’enquête, elle est une sociologie capable de saisir le génie des relations sociales, dans ce qu’elles font et défont. Un tel geste de reprise, qui donne à voir les coutures du tissu social, est en réalité cohérent avec la façon dont Dorothy Smith appréhende les textes : suivre la circulation des textes entre des sites locaux de réception ne va pas en effet sans saisir, en retour, leurs effets. Car les textes, à savoir tous les types de documents, sont pensés comme le produit des activités sociales et un principe de leur organisation. En d’autres termes, et pour opérer une première traduction, Dorothy Smith les conçoit comme des configurations sémiotiques analogues aux « mobiles immuables » de Bruno Latour (1989, p. 545). C’est pourquoi nous familiariser avec cette sociologie consistera essentiellement ici à la rapporter aux questionnements qui sont les nôtres, et donc à la rendre étrangère à elle-même.

Dérivations. C’est entre ces deux pôles, pragmatique et critique, que se situent les articles de la Traverse. Si une sociologie pragmatique se tient au plus près des acteurs et de leurs activités, y compris des jugements sur ce qu’il devrait en être de la réalité sociale, la posture critique consiste à ménager et à penser la place réflexive du sociologue, y compris jusque dans ses jugements normatifs [2]. La première contribution, qui s’articule en deux parties et se veut une élucidation théorique, est le fait des éditeurs du dossier. Dans un premier temps, Philippe Gonzalez et Fabienne Malbois présentent les sources principales et les notions centrales de l’ethnographie institutionnelle, avant de procéder, dans un second moment, à une comparaison entre des sociologies pragmatiques qui se donnent une visée critique. La confrontation entre les approches contemporaines de Luc Boltanski et de Dorothy Smith est l’occasion de dégager les potentiels heuristiques de ces sociologies, tout en réinterrogeant la notion du public, qu’elles semblent délaisser — une notion que les auteurs proposent de thématiser à partir d’une perspective croisant la phénoménologie de Hannah Arendt et le pragmatisme de John Dewey. Avec la contribution de Céline Schnegg, la Traverse aborde son premier terrain empirique : une ethnographie effectuée en Suisse sur les formes de préventions relatives à la consommation d’alcool durant la grossesse. Le détour par la pensée de Dorothy Smith permet à l’auteure d’interroger les appuis critiques, de même que les ressorts idéologiques de la littérature féministe sur le sujet. C’est également l’occasion de thématiser l’idée d’un « problème public à bas bruit », nettement plus déflationniste en regard de certaines approches pragmatistes peut-être trop enthousiastes quant à la capacité mobilisatrice, et potentiellement critique, de « l’expérience publique ». Le texte d’Arthur Zinn-Poget, d’une veine plus ethnométhodologique, se veut l’analyse énonciative d’une institution ayant pour mission de promouvoir la culture suisse et, par ce moyen, de figurer la pluralité de l’identité nationale helvétique. L’analyse met en lumière une contradiction centrale, insue, non voulue, mais pourtant sous-jacente à la mise en œuvre de ce projet promotionnel et identitaire : s’efforçant de représenter la diversité linguistique et culturelle des régions composant la Suisse, le projet reproduit paradoxalement l’hégémonie d’une région à l’égard des autres. Toujours dans le domaine de la culture, mais sous d’autres horizons, Julia Hedström se donne pour terrain d’investigation le cinéma de George Romero dans l’Amérique des années 1960. Plus particulièrement, l’auteure s’intéresse à la façon dont les critiques cinématographiques médiatisent le rapport que des spectateurs nouent avec un film, allant même jusqu’à se faire le relais d’une expérience filmique qui tourne mal. Dans cette situation, le critique dénonce le traumatisme que subissent des enfants-spectateurs lors de la projection d’un film d’horreur, faute d’un dispositif institutionnel encadrant l’âge minimal pour visionner ce genre de productions. Le professionnel se mue alors en public expert qui prend en charge la parole d’enfants traumatisés et identifie les responsables de ces dysfonctionnements. Quant à l’article de Laurence Kaufmann, qui clôt la Traverse, il consiste en une réflexion théorique qui revisite les réflexions de Dorothy Smith sur le rapport entre expérience et médiations. L’élucidation proposée vise à débusquer le présupposé négatif qui parcourt l’ethnographie institutionnelle, voulant que les médiations soient foncièrement aliénantes. L’auteure propose alors une lecture à double vue, en réintroduisant une dimension positive, ce qui lui permet de penser la constitution des collectifs via les appuis institutionnels. Indéniablement, cette réflexion conclusive constitue un rappel bienvenu : si elles doivent être soumises à la critique, les institutions peuvent aussi jouer un rôle émancipateur.

Résumé

Cette introduction présente quelques éléments du parcours biographique de Dorothy E. Smith, en lien avec le développement original de sa sociologie. C’est aussi l’occasion de revenir sur le contexte de rédaction des articles qui composent ce dossier. Celui-ci constitue une première réception francophone de l’ethnographie institutionnelle, du point de vue des sociologies pragmatiques.

Bibliographie

Luc Boltanski, « Sociologie critique et sociologie de la critique » in Politix, vol. 3, n° 10-11, 1990, pp. 124-134.

—, De la critique. Précis de sociologie de l’émancipation, Paris, Gallimard, 2009.

Daniel Cefaï, Cédric Terzi (dirs.), L’expérience des problèmes publics, Paris, Éditions de l’EHESS, (Raisons Pratiques, n° 22), 2012.

Harold Garfinkel, Studies in Ethnomethodology, Cambridge, Polity Press, [1967], 1984.

Bruno Latour, La science en action, Paris, La Découverte, 1989.

Cyril Lemieux, Le devoir et la grâce, Paris, Economica, 2009.

Maurice Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception, Paris, Gallimard, 1945.

Karl Popper, The Open Society and Its Enemies, Princeton, Princeton University Press, [1945], 2013.

Joan Stavo-Debauge, Le loup dans la bergerie. Le fondamentalisme chrétien à l’assaut de l’espace public, Genève, Labor et Fides, 2012.

Danny Trom, La promesse et l’obstacle. La gauche radicale et le problème juif, Paris, Cerf, 2007.

Notes

1Ce texte a été rédigé sur la base d’un entretien filmé, le 27 mai 2011, avec Dorothy Smith.

[2] L’exemple paradigmatique, que nous connaissons bien, se trouve dans les déplacements que Luc Boltanski a opérés entre sociologie critique et sociologie de la critique (Boltanski, 1990), puis dans la synthèse qu’il a proposée sous le nom de sociologie pragmatique de la critique (Boltanski, 2009). Mais on peut aussi penser, bien sûr, au travail de Danny Trom (2007), aux ouvrage de Cyril Lemieux (2009) et de Joan Stavo-Debauge (2012), ou encore au numéro de Raisons Pratiques dirigé par Daniel Cefaï et Cédric Terzi (2012) sur L’expérience des problèmes publics.

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