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Serendipity.

Une cartographie participative est-elle possible ?

Ressorts et usages de la « cartographie » dans les projets d’aménagement urbain.

Depuis quelques années, de nombreux acteurs issus d’horizons divers (géographes, architectes, urbanistes, etc.) se sont attachés à développer et à promouvoir, dans des guides méthodologiques ou des essais, l’importance de la maîtrise des techniques de cartographie comme support essentiel de mobilisations collectives et de participation des habitants dans les projets de réaménagement urbain. À tel point que certains de ces acteurs se sont aujourd’hui professionnalisés sur cet enjeu et proposent tout un panel de prestations et de formations autour des usages de la cartographie (Nonjon, 2006). La cartographie est alors présentée comme « participative », ou encore « militante », dans la mesure où la maîtrise des outils de représentation de la ville permettrait à la population, dans son ensemble, de participer à la construction des projets d’aménagement, de s’y opposer, ou encore d’y résister.

L’objet de cet article vise à interroger les ressorts et les usages d’une telle cartographie. En effet, cet instrument semble s’imposer de lui-même dans les instances de concertation. Pourtant, étant donnés les enjeux de démocratie, de citoyenneté, d’aménagement liés à ces pratiques, il semble particulièrement important d’éclairer la manière dont ces outils sont employés par l’ensemble des acteurs concernés. Aussi, s’il ne s’agit en rien de comparer ces expériences de cartographie participative avec de simples simulacres participatifs (le contrôle de la participation aussi important soit-il n’empêche en rien les possibilités de subversion des dispositifs participatifs et la formation d’une expertise citoyenne) et encore moins d’ériger les « professionnels de la participation » en simples acteurs stratèges obnubilés par la recherche de nouveaux marchés. Il est intéressant, pour la qualité du jeu démocratique de ces ateliers de concertation, de souligner les limites des registres dans lesquels sont circonscrits les différents acteurs (habitant, élu, technicien).

Ce sont, d’abord, les usages militants de la cartographie participative qui seront questionnés, c’est-à-dire la manière dont cette technique peut être utilisée pour défendre une cause, soutenir les revendications des citoyens et les mobiliser. À partir d’une réflexion épistémologique sur la cartographie, et de la restitution d’observations menées au sein de diverses expériences de diagnostics territoriaux participatifs (essentiellement sur la commune de Marseille et la région Nord-Pas-de-Calais), il s’agira de rendre compte des mécanismes et des registres invoqués par les animateurs pour justifier le caractère participatif de leur démarche. Puis, dans un second temps, nous montrerons comment l’examen attentif des étapes de construction de ces cartes révèle une réalité différente, où l’aspect participatif demeure à bien des égards largement limité. Ainsi, c’est bien la place de la cartographie participative dans les projets d’aménagement urbain qui sera interrogée : outil de mobilisation collective au service des habitants, moyen de faire valoir un contre-projet, ou bien outil de communication, de reconnaissance et de légitimation du savoir-faire professionnel des spécialistes de « cartographie participative » ?

Notre réflexion a été nourrie par l’analyse de plusieurs démarches qui ne portent pas toutes en tant que telles le nom de « cartographie participative », mais qui ont toutes en commun le fait d’avoir utilisé à un moment où un autre de leurs productions des expériences de « cartographie participative » comme support de mobilisation des habitants, c’est-à-dire d’avoir associé des habitants à la production de cartes. Ces expériences ont eu lieu dans différents contextes territoriaux et historiques (on pense notamment aux expériences de l’Apu de l’Alma-Gare à Roubaix et de la « boutique » du Moulin de la Pointe à Paris dans les années 1970-80). Méthodologiquement, plusieurs techniques d’enquête ont été utilisées : observations, observations participantes, analyse documentaire. Une campagne d’entretiens semi-directifs a également été menée auprès des animateurs de ces dispositifs entre 2000 et 2006 puis en 2008.

– Les ateliers de travaux urbains dans la région Nord-Pas-de-Calais : plusieurs séries d’observations participantes ont été réalisées essentiellement entre 1998 et 2003 au sein des ateliers de travaux urbains d’Haubourdin, Saint-Pol-sur-Mer, Bruay-la-Buissière, Tourcoing et Lille. Ces observations ont été complétées par une analyse documentaire des ouvrages, rapports et témoignages issus de l’expérience de l’Atelier de Travail Urbain de Grande-Synthe de 1994 à 2001. Ces dispositifs, tout en fonctionnant selon des modalités très spécifiques suivant les territoires étudiés, présentent des caractéristiques communes : une animation extérieure confiée généralement à un « professionnel de la participation », un objectif commun : favoriser l’échange et la coopération entre les élus, les habitants et les techniciens sur des projets liés à l’aménagement urbain.

– Diagnostics participatifs et cartographies participatives sur la commune de Marseille : parmi les expériences de cartographies participatives, une d’entre elles sera plus particulièrement étudiée dans cette communication. Il s’agit du diagnostic participatif organisé par l’association Arènes [1] à Marseille en 2002 sur les quartiers de Saint-Jérôme aux Arnavaux. Ces quartiers étaient (et sont toujours) menacés par le prolongement autoroutier de la L2 Nord. Il s’est agi pour les habitants de travailler avec cette association aux effets que pourrait produire sur la vie et le fonctionnement du quartier le passage de la L2. Les discussions et les documents élaborés dans le cadre de ces ateliers avaient pour but de sensibiliser les autorités politiques aux menaces que représentait la construction de ce prolongement autoroutier. Ces ateliers ont donné suite à d’autres dispositifs de concertation. Aujourd’hui, le projet de la L2 Nord n’a pas encore vu le jour.

Des luttes urbaines aux ateliers de travaux urbains : les usages militants de la cartographie participative.

La carte, un objet par nature militant ; la cartographie, une pratique par nature militante ?

La carte, et par extension, la pratique (ou l’art) de la cartographie sont difficiles à saisir en tant qu’objet d’étude. En effet, la carte, et sa conception, possèdent à la fois une valeur pratique (se situer, connaître son itinéraire, localiser des espaces, des lieux ou comprendre spatialement des événements de diverses natures), et une valeur, que Pierre Lascoumes considère comme idéologique (Lascoumes, 2007, p. 2). C’est-à-dire que la carte ne serait plus un simple objet, mais un instrument qui permet d’affirmer (ou d’infirmer) certaines choses (la maîtrise d’un territoire par exemple). Ni la carte, ni la cartographie ne sont donc, en tant qu’instrument et processus, neutres. En réalité, la carte seule, comme objet inerte, l’est. C’est son usage, voire son utilisateur, qui la transforme en instrument à vocation multiple (revendication, connaissance, etc.).

Très tôt dans l’histoire, les cartes étaient utilisées à des fins politiques ou diplomatiques. L’histoire géopolitique de la formation des territoires européens au 19e siècle est, par exemple, là pour nous le rappeler (Labbé, 2007). Les cartes étaient largement utilisées par les états-majors et les diplomates pour revendiquer des espaces, « prouver » ou justifier la défense de frontières ou de territoires, etc. L’objet carte, en tant que représentation complexe d’une portion d’espace complexe (le territoire) est, comme nous le rappelle Morgane Labbé, un « préalable matériel à une action politique ou de connaissance » (p. 32).

En considérant la carte de cette manière, on voit donc qu’elle est tout à fait susceptible de revêtir un aspect militant. Les nombreux exemples contemporains de revendications (militantes) de territoires à partir des cartes le montrent : le conflit qui oppose l’État d’Israël à la Palestine ; ou encore le cas des minorités ethniques qui militent, cartes à l’appui, dans l’espoir de récupérer des territoires ancestraux spoliés par des armées ou des milices diverses (les Karens en Birmanie, les Indiens en Amazonie, etc.).

Les cartes sont ici une manière de faire entendre la parole de ceux qui l’ont perdue face à des autorités militaires, des pouvoirs politiques et/ou économiques. Grâce à ces documents cartographiques, ces minorités ethniques, linguistiques, religieuses, etc., présentent d’autres intérêts, d’autres représentations de l’espace et d’autres modes d’appropriation des territoires que ceux offerts au public par les autorités « légales », qu’elles soient de nature politique, économique, religieuse, etc. Ainsi, les cartes représentent l’instrument par lequel certaines mobilisations collectives seraient susceptibles d’être entendues et légitimées. Dans ce cadre, le champ des revendications est vaste. Il englobe aussi bien les revendications territoriales de minorités ethniques localisées dans des espaces naturels sensibles, que les mobilisations des habitants contre la destruction ou le réaménagement, sans leur concertation, de leur quartier. À ce titre, l’expérience de l’Alma-Gare à Roubaix dans les années 1970 est emblématique.

La « carte-affiche » de l’Atelier Populaire d’Urbanisme de l’Alma-Gare.

L’expérience emblématique de l’Atelier Populaire d’Urbanisme (Apu) qui s’est déroulée dans la ville de Roubaix à la fin des années 1970 a aujourd’hui valeur de symbole. Elle a longtemps été érigée en véritable mythe de la participation citoyenne.

Pour la première fois en France, de 1966 à 1983, un collectif d’habitants regroupés en association s’oppose à la municipalité et réussit à stopper un projet de rénovation urbaine. L’une des clés de réussite de cette expérience réside dans la capacité qu’ont pu se donner les habitants, grâce au soutien d’une aide technique (l’Abac), à maîtriser l’espace de leur quartier, notamment dans le cadre de la production collective de « cartes-affiches » [2]. La coproduction des « cartes-affiches » par les habitants constitue même pour Michael Miller, « the key-event » de la mobilisation (Miller, 2003). C’est parce que les habitants, réunis en atelier de travail de février à mars 1977, ont pu présenter avec l’aide des techniciens ces cartes à la municipalité que cette dernière finit par capituler et accepter de reconsidérer le projet de l’Alma-Gare à la lumière des revendications exprimées. La « carte-affiche » devenant même par la suite le document officiel de l’aménagement de la zone (Miller, 2002).

La pratique de la cartographie semble ainsi avoir permis dans de nombreuses luttes collectives de porter et de représenter la parole des « sans voix ». Par exemple, lors de la violente dictature militaire de droite au Brésil durant les années 1970-1980, plusieurs mouvements de résistance révolutionnaires ont utilisé les cartes pour aider certains groupes minoritaires à revendiquer des portions de territoire. Le simple fait de localiser, puis de présenter les faits, leur évolution, l’étendue des territoires et leurs appartenances, les infrastructures de transport, les conflits et usages fonciers, etc. participait de la stratégie de résistance contre le pouvoir dictatorial (De Biaggi, 2006). À ce titre, les usages de la carte, et le processus même de création cartographique peuvent être considérés comme militants. En effet, les cartes, dont les données sont récoltées par différents acteurs de terrain (Église, scientifiques, administration coloniale, etc.) permettent de mettre en lumière certains aspects de la réalité du territoire tus par le pouvoir en place (intrusions sur les territoires indigènes ou sur les réserves forestières notamment), ou au contraire de faire paraître comme moins importants (au moins de manière graphique) certaines localisations ou certains événements. Comme le souligne De Biaggi :

Les cartes ont un rôle primordial pour fédérer et légitimer les demandes de démarcation officielle de terres, étape considérée comme essentielle pour la permanence des sociétés indigènes. Les cartes fonctionnent ainsi comme un lien entre les différents acteurs engagés dans la région. (De Biaggi, 2006, p. 236)

Sur un autre terrain de revendications, le sociologue Baptiste Coulmont a étudié les usages militants de la cartographie réalisée par la communauté homosexuelle parisienne. À travers la production de cartes recensant les lieux homosexuels (bars, discothèques, etc.), cette minorité sexuelle a en effet cherché à revendiquer ses espaces. Elle a affirmé par ces cartes son droit à être présente socialement, d’exister dans un paysage social, culturel, économique ou politique. Comme le souligne l’auteur :

Une partie du travail d’objectivation est donc réalisée par les communautés sexuelles elles-mêmes au cœur de leur entreprise de construction identitaire. Placer « des points sur des cartes » […] est bel et bien l’un des outils de la visibilisation « imaginée, négociée et contestée » dont disposent gays et lesbiennes. La carte est tout d’abord commerciale et militante. (Coulmont, 2006)

La cartographie participative : un outil de mobilisation collective et de « contre-pouvoir ».

Sur le champ de l’aménagement urbain et du développement local, les expériences de cartographie participative ont été nombreuses [3]. Dans ce cadre, cette pratique est considérée par les animateurs de ces démarches comme militante [4] dans la mesure où les cartes vont non seulement servir à rendre lisibles et audibles les revendications des habitants concernant l’aménagement urbain, mais également parce que les habitants engagés dans les mobilisations sont impliqués eux-mêmes dans le processus de construction des cartes. Les animateurs contribuent ainsi à opérer un glissement sémantique du qualificatif « militant » à celui de « participatif » qui n’est en rien anodin, nous y reviendrons.

La « boutique » du Moulin de la Pointe à Paris contre la rénovation bulldozer (1978-1983).

De 1978 à 1983, Suzanne Rosenberg, urbaniste, a mené une recherche-action sur la participation citoyenne dans le quartier populaire du Moulin de la Pointe à Paris. Ce quartier faisait à l’époque l’objet d’une « rénovation-bulldozer » qui devait raser le quartier. Suzanne Rosenberg installée sur le quartier et aidée par des financements provenant du Plan Construction Habitat, a alors décidé d’ouvrir un « espace d’information, de discussion et de mobilisation » à destination des gens du quartier (Rosenberg, Carrel, 2002, p. 14).

Elle a loué une boutique, ouverte au public en 1978 avec pour seule injonction « Entrez » et une maquette du quartier en vitrine. Avec l’aide de spécialistes ponctuels, dessinateur, architecte, avocat, métreur, elle a œuvré pour répondre à toutes les demandes des habitants liées à la survie du quartier. Sa présence, estime-t-elle, conjuguée à la lourdeur de la procédure de rénovation ainsi qu’au changement de Président de la République, a permis de sauver physiquement le quartier.

Cette « boutique » peut être considérée comme une première expérience de « service public de voisinage » dans laquelle les habitants, en travaillant sur des plans, des maquettes, en représentant les usages du quartier, ont pu rendre visible leurs « compétences sociales ». On peut même dire que depuis les années 1970 et les expériences localisées et largement expérimentales de mobilisations collectives contre des projets de démolition/reconstruction de logements, les « diagnostics participatifs » de territoire se sont aujourd’hui banalisés. La cartographie participative constituerait ainsi en quelque sorte la clé de voûte de toute dynamique de mobilisation habitante liée à des contestations environnementales ou encore des modifications du cadre de vie.

Tout d’abord, ce sont les vertus pédagogiques ou encore d’éducation à la citoyenneté qui sont vantées dans ce type de pratiques. La cartographie participative, nous rappelle une structure militante aujourd’hui spécialisée dans la production de diagnostic participatif, « permet de sensibiliser les participants à l’outil cartographique (se repérer, appréhender l’espace…) et aux problématiques urbaines » (Document de présentation de la cartographie participative, Association Arènes, dernièrement consulté le 15/04/2011). Elle devient par là même l’outil indispensable pour traduire le langage de la planification urbaine et donner les moyens aux habitants de se représenter concrètement les projets en cours sur leurs quartiers. C’est dans ce sens qu’ont été développés dans le processus de construction des « diagnostics participatifs », toute une palette d’outils de sensibilisation au territoire (« simulation grandeur nature », « photos-élévations de façades », « maquettes adaptables ») permettant de passer « d’une représentation abstraite à une représentation concrète de l’espace en projet » (Declève, Forray, Michialino, 2002, pp. 103-126).

Représenter les usages de la ville.

Voici quelques outils utilisés dans les expériences de diagnostic participatif des territoires pour travailler les représentations et les usages de l’espace selon Declève, Forray et Michialino (2002) :

– Chantier-habitant: « certains postes du cahier des charges d’un chantier d’urbanisme se prêtent mieux que d’autres à la participation de collectifs d’habitants à leur réalisation. Là où ils sont rendus possibles, les chantiers-habitants sont de puissants leviers d’appropriation collective de l’espace au-delà de la phase de réalisation ».

– Promenade critique: « promenade soigneusement planifiée à travers un site et destinée à aider les gens à visualiser les problèmes et à comprendre les enjeux et les possibilités ».

– Simulation grandeur nature: « simulation d’un changement ou d’un développement prévu, à l’aide d’une représentation en vraie grandeur installée sur le site pour une durée éphémère et réalisée à partir de matériaux et techniques de substitution. L’élaboration de ceux-ci peut d’ailleurs donner lieu à d’autres types d’action d’animation ou de conscientisation, impliquant notamment les enfants des écoles ».

– Relevé cartographique des usages et parcours : « animation ayant pour but d’amener les gens à représenter leur espace de vie, les valeurs qu’ils lui attribuent et les problèmes qu’ils y rencontrent pour les aider à imaginer des critères et solutions d’amélioration ».

Une fois sensibilisés aux problématiques urbaines, condition sine qua non de toutes mobilisations urbaines, les habitants peuvent s’attacher à valoriser dans la conception même des cartes, leurs expertises d’usage. Aussi, c’est par la pratique de la cartographie participative que les habitants vont pouvoir faire entendre leurs représentations de l’usage de l’espace urbain. De longs moments sont alors consacrés à la description des lieux et la restitution de l’environnement immédiat sur la base d’une connaissance intime de la réalité de terrain. En se promenant directement dans le quartier (balade urbaine, promenade critique, relevé cartographique des usages et des parcours) ou en s’exprimant dans des ateliers, les habitants vont pouvoir (ou seront invités à) témoigner des compétences qu’ils détiennent en matière d’usages et d’appropriation du territoire. À ce stade, la vertu principale de la cartographie participative n’est alors plus tant sa dimension pédagogique que sa capacité à doter l’habitant de savoirs, ou encore à abandonner son statut de profane dans les projets d’aménagement urbain. L’habitant devient un expert, celui des usages de la ville. Plus encore, il est en mesure de produire des données qui n’apparaissent pas dans les états des lieux officiellement produits. Il est celui qui va « donner à voir toute la complexité attachée à un espace de pratiques » (entretien, Marseille 2008). Il va, par exemple, pouvoir témoigner des usages détournés des espaces publics. Sur la carte représentée ci-dessous, grâce au travail de collecte d’informations mené en atelier, le collectif d’habitants des quartiers Nord de Marseille a ainsi pu faire remonter ses pratiques sociales de l’espace urbain aux services techniques chargés de penser le tracé du futur prolongement de l’autoroute (la L2 Nord). On y voit notamment un rond-point qualifié et représenté par les habitants comme un espace vert et de jeux au même titre que les parcs aux alentours. Des joueurs de cartes et de boules investissent quotidiennement ce rond-point, ce qui dénote selon les animateurs des ateliers de diagnostics participatifs du territoire, « la pauvreté des espaces verts sur le territoire et de sa recherche à tout prix ».

Diagnostic participatif de territoire de Saint-Jérôme aux Arnavaux, La vie des quartiers de la L2 va changer : les paysages et les espaces verts.

Diagnostic participatif de territoire de Saint-Jérôme aux Arnavaux, La vie des quartiers de la L2 va changer : les paysages et les espaces verts.

Les ateliers de « diagnostic participatif ».

Dans cette perspective, les usages de la cartographie participative transforment l’objet-carte en « outil dans un parcours de mobilisation collective » (entretien, Marseille 2008). Ainsi, dans le travail en atelier et parfois au sein même de l’espace public, les confrontations de point de vue sur un même espace (images et pratiques) permettent des débats entre habitants qui n’auraient pu avoir nécessairement lieu sans ces expériences. Plus encore, les cartes produites dans ces ateliers servent à appuyer techniquement les revendications des habitants en les rendant audibles, lisibles et crédibles auprès des services techniques et politiques. Les cartes produites vont alors être utilisées comme moteur du débat avec les services techniques des maîtrises d’œuvre, dans le but d’envisager des améliorations. On pense notamment ici au travail mené par l’association Arènes à Marseille, dans le cadre du collectif pour un projet urbain à Sainte Marthe-Piémont de l’Étoile. Il s’est agi dans cette expérience de cartographie participative de dresser et de cartographier avec les habitants de ce secteur un inventaire patrimonial et paysager afin d’anticiper la modification du Plan d’Occupation des Sols (Pos) qui prévoyait l’urbanisation possible de cet espace encore largement préservé. Les cartes produites ont été présentées comme un préalable à l’élaboration d’un projet d’aménagement et de développement urbain durable. S’il est évidemment difficile de savoir quelle place a tenu exactement cette expérience dans la décision de la ville à donner « un sursis à statuer » sur ce secteur, on ne peut négliger son impact.

Les observations effectuées au sein de divers ateliers de travaux urbains dans la région Nord-Pas-de-Calais soulignent également à quel point la reconnaissance de l’expertise d’usager du quartier semble avoir permis aux habitants de prendre une place grandissante dans l’appui à la programmation et dans le suivi d’opérations d’aménagement d’espaces et d’équipements. En participant au recueil des données, à la conception des cartes, les habitants se sont peu à peu constitués en force de proposition, voire d’opposition, vis-à-vis du réseau de techniciens habituellement consultés par les élus locaux. À Haubourdin [5] par exemple, les habitants ont eux-mêmes décidé d’élaborer et de diffuser un questionnaire auprès des locataires d’un parc de logement social afin de faire remonter leurs attentes en termes d’aménagement urbain de cet espace auprès des services techniques de la ville. Celles-ci ont ensuite été schématisées sur des plans. Cette mobilisation a permis de relancer sur l’agenda politique local une réhabilitation « gelée » depuis des années par les bailleurs (Nonjon, 2000). Enfin, on peut citer l’expérience emblématique de l’Alma Gare, où la mobilisation des habitants au sein de l’Atelier Populaire d’Urbanisme a permis dans les années 1970 de s’opposer à un projet de démolition des logements. Aidés par des architectes, des urbanistes et des sociologues acquis à leur cause, les habitants ont travaillé pendant plusieurs années à la réalisation de plans pour résister et même proposer un contre-projet (Hatzfeld, 1986).

Néanmoins, s’il ne s’agit ici en rien de nier que la maîtrise des cartes ait pu donner aux habitants la possibilité de faire entendre leurs voix dans certains projets d’aménagement urbain, nous souhaiterions questionner la nature a priori militante des usages de la cartographie participative. Il nous semble en effet que d’une part, dans bien des cas, le terme de cartographie « participative » demeure largement usurpé tant le contrôle sur ce que peuvent se représenter les habitants sur ces cartes est considérable. De plus, dans un contexte de professionnalisation croissante du champ de la participation, où la « cartographie participative » a tendance à devenir une prestation parmi d’autres, ou le projet en lui-même, le caractère « militant » de cette pratique, au sens de défense d’une cause ou encore de support à une mobilisation collective mérite d’être interrogé.

La cartographie participative : une affaire de spécialistes.

De l’idéal à la pratique : cartographie participative et reproduction des logiques de domination.

Comme dans d’autres instances participatives, l’idéal de participation défendu par les promoteurs et les animateurs de démarches de cartographie participative se heurte bien souvent aux pratiques. Loin du mythe de la participation, l’examen attentif des différentes étapes de construction des cartes semble en effet révéler une réalité tout autre, où l’aspect participatif est plus que limité. Autrement dit, nous voudrions montrer dans quelle mesure le pouvoir de faire, de dire, de revendiquer reste finalement aux mains des techniciens et des élus. Qui plus est, la reproduction des logiques « habituelles » de domination (expert/profane) finit même par être encore symboliquement plus forte, puisqu’elle se fait dans un contexte où, justement, l’inverse est prôné.

Très en amont, les premiers rapports de domination.

Tout d’abord, avant même d’entrer dans le processus proprement dit (se rassembler autour d’une table et réfléchir au projet, à la collecte de bases de données, des fonds de cartes, etc.) il existe ce que Thierry Joliveau appelle le « biais social de la participation » (Joliveau, 2004). Dans le cas de la cartographie participative, ce phénomène est d’autant plus marqué. Si l’on peut, en effet, considérer que tout le monde est capable de se représenter l’espace (c’est d’ailleurs sur ce postulat que repose la dimension égalitaire de la cartographie participative), certains individus possèdent une « culture spatiale » plus développée que d’autres (Joliveau, 2004). Ils se distinguent des autres participants par leur facilité à se situer dans l’espace, à (se) le représenter et par conséquent à faire entendre leurs voix. Or, cet élément est loin d’être anecdotique quand on sait d’après nos enquêtes de terrain (Nonjon, 2006), que ce sont justement les cartes et les représentations les plus élaborées, les plus justes, qui seront finalement prises en compte voire présentées dans la production cartographique finale. Aussi, si dans certaines expériences, le degré d’ancienneté sur le quartier (gage de l’authenticité des connaissances des usages de l’espace) peut permettre de compenser des handicaps socio-économiques dans les logiques de prise de parole, il ne suffit pas à garantir une égalité avec d’autres habitants disposant de cette « culture spatiale ». Certains habitants semblent ainsi pouvoir s’arroger plus facilement que d’autres le droit de représenter sur la carte leurs expertises d’usages : ceci était par exemple très clair dans l’expérience participative de l’inventaire paysager et patrimonial réalisé à Marseille. Sur la totalité des habitants présents, ils n’étaient finalement que très peu à être dépourvus d’expertise technique sur les enjeux d’aménagement urbain. Ainsi, dans le document final, ce sont surtout deux habitants du secteur au profil bien particulier, l’une architecte-paysagiste, et l’autre responsable de l’urbanisme, qui ont alimenté et participé au travail de formalisation finale de l’inventaire. Ils ont notamment mis à disposition leurs banques de données de photographies, leurs cartes dans les productions de l’atelier et ont ainsi contribué à sélectionner les points stratégiques à représenter sur les cartes. Dit autrement, les expériences de cartographie participative pointent d’autres formes d’inégalité que celles qui sont classiquement dénoncées dans l’accès à la prise de parole au sein des instances participatives (Carrel, 2006 ; Neveu, 1999). Elles mettent en lumière l’inégalité d’accès à la représentation spatiale, qui demeure tout aussi exclusive.

De la collecte des données à la production des cartes.

L’examen approfondi de certaines démarches [6] de cartographie participative révèle également comment, de la collecte des données à la production en tant que telle des cartes, le processus reste dominé par la technicité (ou supposée telle) des experts (ou présentés tels) de la cartographie.

L’importance du rôle de l’expert réside dans sa maîtrise de ce que l’on peut appeler « la boîte à outils cartographique ». L’expert cartographe tient un peu le même rôle que celui de l’informaticien dans une entreprise. Il possède une technique, et il est indispensable à chacun. Que ce soient les élus ou les citoyens (à l’exception de citoyens avertis), tous ont besoin de ses compétences techniques (choix du fond de carte adapté aux questions que les participants se posent, maîtrise de la sémiologie graphique, présentation de la légende, construction des indicateurs, etc.).

Ainsi, dès le recueil de l’information, les experts prennent et conservent la main. Si les promenades critiques permettent de prendre en compte les pratiques sociales de l’espace des habitants, leur cheminement reste la plupart du temps préalablement défini par les animateurs. De la même manière, les fonds de carte sur lesquels travaillent les habitants sont eux aussi sélectionnés en amont, tout comme la délimitation géographique du quartier, ou plus exactement de la zone sur laquelle les habitants sont invités à travailler. Les spécialistes de la cartographie gardent ainsi bien souvent la maîtrise du changement d’échelle et par là même la possibilité de délocaliser certains enjeux, problèmes soulevés pour les repositionner à l’échelle de l’agglomération par exemple. Notons également que si les habitants sont conviés à témoigner au sujet de leurs représentations de l’espace en relatant leur expérience vécue dans le quartier, les animateurs s’arrogent le droit d’aller vérifier les données et informations recueillies sur le terrain, généralement sans les habitants. Ils se doivent d’être « efficaces » à ce moment précis.

Concernant la phase de production des cartes, en tant que telle, l’emprise de la technicité s’accroît. L’analyse des corpus de cartographies et autres « diagnostics participatifs » est à ce titre intéressante. Dans le produit final, c’est-à-dire celui qui sera la base d’une discussion avec les élus, il est ainsi généralement rare de voir figurer les cartes réalisées par les habitants. Les productions habitantes disparaissent la plupart du temps du produit fini qui doit être « léché » et « attrayant ». La différence de format entre les cartes de travail issues de l’atelier sur la circulation au Malpassé à Marseille et le document final du « diagnostic participatif » est à ce titre éclairante. Du travail en atelier à la production finale, les cartes produites par les habitants vont être retravaillées, problématisées et thématisées. Comme le suggère le schéma ci-dessous, les fonds de carte griffonnés en atelier vont faire l’objet d’un long travail de reformulation par les spécialistes de cartographie. La question de la circulation qui évoquait pêle-mêle « embouteillage », « manque d’infrastructures », « problèmes de sécurité aux feux rouges », etc. va donner lieu à trois cartes bien distinctes : « parcours piéton et centralité de proximité », « transports en commun et densité de population » et enfin «  risques et nuisances ».

Du travail en atelier à la production finale : la question de la circulation dans le quartier de Malpassé, Marseille.

Les ateliers de « diagnostic participatif » (1) — Tract d’invitation adressé aux habitants du quartier.

Les ateliers de « diagnostic participatif » (1) — Tract d’invitation adressé aux habitants du quartier.

Si le rôle des habitants est pris en compte dans les documents cartographiques finaux, c’est davantage sous la forme de « verbatim », de photos ou de post-it. Tout le travail de mise en forme et de valorisation des données recueillies lors des ateliers incombe ainsi aux animateurs eux-mêmes. Ces derniers insistent d’ailleurs pour souligner à quel point cette phase nécessite des compétences techniques particulières : piratage et détournement des cartes officielles, calcul des courbes de niveau, travail sur les logiciels, mise à la bonne échelle. Chaque information « habitante » doit ainsi faire l’objet d’une traduction en terme technique que seul le spécialiste de la cartographie peut réaliser.

Les ateliers de « diagnostic participatif » (2) — Extrait d’une carte coproduite par l’association Arènes et les habitants du quartier sur les enjeux de la circulation dans le quartier de Malpassé à Marseille.

Les ateliers de « diagnostic participatif » (2) — Extrait d’une carte coproduite par l’association Arènes et les habitants du quartier sur les enjeux de la circulation dans le quartier de Malpassé à Marseille.

De manière générale, cette emprise des experts est présente jusque dans la restitution finale des documents. Les participants des démarches participatives sont rarement invités à présenter les cartes devant les élus et les services techniques de la ville. La restitution se fait au préalable entre experts avant d’être ouverte aux habitants, et quand elle l’est, elle prend davantage la forme d’une exposition, très souvent ludique et artistique. Pour le dire autrement, la réunion technique se déroule en mairie, alors que celle où les habitants sont invités à dialoguer autour de l’expérience de cartographie participative prend la forme d’une exposition au sein d’un centre commercial, par exemple.

Les ateliers de « diagnostic participatif » (3) — Extrait des trois cartes conçues par l’association Arènes suite au travail réalisé en atelier avec les habitants sur les enjeux liés à la circulation. Ce sont ces cartes qui figurent dans le document final adressé aux élus.

Les ateliers de « diagnostic participatif » (3) — Extrait des trois cartes conçues par l’association Arènes suite au travail réalisé en atelier avec les habitants sur les enjeux liés à la circulation. Ce sont ces cartes qui figurent dans le document final adressé aux élus.

Enfin, nous souhaiterions également revenir sur quelques-uns des effets pervers des vertus pédagogiques prêtées aux expériences de cartographie participative. Il ne s’agit évidemment pas ici de renier le travail d’appropriation de l’outil cartographique encouragé par les animateurs. Il existe bien une pédagogie de la cartographie participative, progressive qui permet même selon certains que, du « dessin à deux mains », l’habitant s’autonomise peu à peu et prenne le crayon. Néanmoins, on est en mesure de se demander si cette pédagogie, à partir du moment où elle n’est pas relayée par un réel travail de formation des habitants aux techniques de la cartographie, n’est pas en soi susceptible de réaffirmer dans ces instances qui se veulent pourtant participatives, la coupure entre l’expert qui sait et le profane qui ignore. Les habitants semblent souvent contraints à ne rester qu’au statut de « l’apprenant », et non d’acteur à part entière, les experts s’arrogeant le droit de monter en généralité et de produire les cartes au sens propre du terme. Les habitants constatant leur « incompétence » en matière cartographique cherchent de l’aide auprès des experts, et finiraient par subir encore une fois une nouvelle forme de domination. Le citoyen peut en effet rarement synthétiser les données dans ces instances, et avoir une vue et une connaissance exhaustive de tout le système spatial dans lequel s’inscrit le jeu des acteurs territoriaux.

Comme le rappelle Joliveau dans son travail sur les Sig participatifs,

les connaissances du territoire qu’ont les habitants sont souvent concrètes et fines, mais très parcellaires. Ils attendent justement des experts […] une représentation systématique et exhaustive d’un espace qu’ils ne connaissent qu’en partie (Joliveau, 2004, p. 384).

Cartographie participative, contrôle de la participation et reconnaissance d’un savoir-faire participatif.

Plus encore qu’une reproduction des logiques de domination (expert/profane), examinons à présent en quoi les expériences dites de cartographie participative, dans leur processus même de conception, s’apparentent parfois à de puissants outils visant à contrôler et délimiter les enjeux du débat.

Ainsi, si les animateurs d’expériences de « cartographie participative » se sont évertués à faire reconnaître le droit des habitants à être pris en compte dans les projets urbains (au nom notamment de l’expertise d’usage dont ils seraient les seuls détenteurs), s’ils ont tenté de bricoler les outils les plus adaptés pour prendre en compte leur vécu (promenade critique, balade urbaine, etc.), leurs méthodes témoignent également du travail de contrôle des frontières légitimes de la participation. Sans prétendre que les animateurs sont de simples acteurs stratèges ou encore qu’ils ont délibérément conçu leurs outils dans cet objectif, les habitants semblent en effet, dans la plupart des expériences observées, condamnés à ne représenter sur ces cartes que leurs pratiques sociales de l’espace urbain : comment ils circulent dans le quartier, comment ils s’approprient l’espace urbain (espace de jeux, espace de rencontres, espace fonctionnel). Ainsi, il s’agit avant tout pour eux de relater leur vécu, leur quotidienneté. Au pire, les habitants se trouvent alors cantonnés au statut de plaignants ou de témoins. Au mieux, les animateurs leur laissent la possibilité d’endosser le rôle de « sentinelle ». Dans ce cas, ils sont chargés de relayer aux techniciens des risques et des nuisances (passage piéton dangereux, odeurs, etc.) ou encore l’existence d’usages particuliers de l’espace public (parcours informels dans les parcs, détournement des fonctionnalités de certains espaces, etc.). Les prises de paroles restent orientées vers des problèmes de gestion courante.

Plus encore, on peut se demander si les expériences de cartographie participative en circonscrivant le droit de parole des habitants à une zone précise et préalablement délimitée n’empêcheraient pas toute montée en généralité, toute délocalisation des problèmes. Autrement dit, quand les habitants sont invités à s’exprimer sur la question de la circulation et des transports dans leur quartier, il leur est rarement possible de restituer ces enjeux à l’échelle de la ville. Le passage du registre descriptif (un emplacement de bus mal situé ou absent) à un registre plus analytique (la mise en question de la politique de transport communale dans un quartier populaire sous-équipé et par conséquent enclavé) demeure le plus souvent limité. Ou tout du moins, ce travail de montée en généralité quand il est effectué demeure souvent entre les mains des animateurs des ateliers de cartographie participative.

Si les expériences de cartographie participative se construisent en partie sur une remise en cause du monopole du savoir scientifique (comme politique) dans les décisions publiques, donnant à voir l’existence d’une société dé-hiérarchisée dans laquelle tout citoyen serait capable d’éclairer la décision, notamment en vertu de son expertise d’usage, l’observation du fonctionnement concret de ces démarches suggère que la hiérarchisation des acteurs et de leurs savoirs est loin d’être absente. Plus encore, la cartographie participative semble parfois s’apparenter davantage à un outil qui permet avant tout de légitimer l’expertise des spécialistes plutôt que celles des habitants. Sans affirmer que toute expérience de « cartographie participative » signifie instrumentalisation forcée de la parole habitante, il existe bien un processus de dépossession de cette parole au profit des spécialistes qui pose nécessairement la question du contrôle de la participation par les acteurs en charge de l’animation de ces dispositifs. Ce sont, en effet, eux qui sont aujourd’hui chargés de faire entendre cette parole auprès des maîtrises d’œuvre et maîtrises d’ouvrage des projets d’aménagement urbain, mais ce sont également eux qui sont embauchés par ces mêmes commanditaires pour organiser la participation. Ils se trouvent ainsi en charge d’une mission pour le moins contradictoire : concerter les habitants voire susciter leur mobilisation sur un projet d’aménagement urbain en cours de réalisation avec le risque que cette mobilisation se retourne ou tout du moins contraigne fortement les projets défendus par leurs propres employeurs. Et cette dimension nous semble d’ailleurs d’autant plus importante à prendre en compte que des transformations profondes ont affecté les expériences dites de participation et de concertation des habitants dans les projets urbains depuis les années 1970. La plupart des travaux menés sur la thématique de la démocratie participative soulignent en effet l’existence actuelle d’un processus descendant « d’injonction à la participation » (Craps/Curapp, 1999) provenant essentiellement des autorités politiques et techniques et non nécessairement des habitants eux-mêmes.

 

Ainsi, les expériences de « cartographie participative » nous semblent piégées par l’usage même de cette appellation et la confusion de sens donné au qualificatif « participatif » qu’elles induisent automatiquement. Est-ce la « cartographie » qui est « participative » ? Ou est-ce la « cartographie participative » comme produit final qui va servir d’outil pour faire entendre les propositions des habitants et prendre en compte leurs revendications dans l’élaboration du projet urbain, comme cela a pu être le cas dans l’expérience de l’Alma-Gare ? Autrement dit, est-ce le contenu des cartes qui va compter, à savoir les projets qui y sont défendus et revendiqués par les habitants, la manière dont elles vont être utilisées, intégrées par la suite dans le schéma d’aménagement final ou encore leur capacité à transformer le projet urbain ? Ou bien est-ce davantage leurs formes qui importent, c’est-à-dire la capacité qu’offrent ces cartographies à pouvoir rendre compte de l’expertise d’usage des habitants, de leurs représentations de l’espace et de leur participation au processus même d’élaboration de la carte ? Si ces deux dimensions sont complémentaires et paraissent nécessaires pour justifier la dimension participative dont se réclament ces expériences, elles ne relèvent pas pour autant des mêmes mécanismes ni des mêmes objectifs. Et c’est bien la primauté croissante accordée aujourd’hui à la « cartographie participative » comme simple exercice participatif ou encore la réduction du qualificatif participatif à cette seule dimension, voire la focalisation sur la capacité de ces outils à servir de simple gage de la participation d’habitants [7] au processus qui méritent d’être soulignées. Enfin, derrière les usages de la cartographie participative, c’est aussi la question de la maîtrise de la technique et des enjeux de professionnalisation des savoirs et des savoir-faire participatifs qui se trouvent posées. Ou pour le dire autrement, celle du glissement progressif au fil duquel la participation a fini par n’être plus que définie par ses procédures et moins par ses effets sur les rapports sociaux et politiques.

Abstract

La carte, instrument classique de manipulation et de domination, peut aussi présenter des usages différents plus subversifs, lorsqu’elle est par exemple employée par des militants dans le cadre de luttes territoriales. Ces expériences de cartographie présentées comme participatives tentent de donner la parole aux sans-voix sur certaines questions de société. Depuis une vingtaine d’années, en matière d’aménagement urbain et de développement local, les expériences de ce genre se sont multipliées. L’article interroge, à partir de terrains variés en France, les ressorts et les usages de ces expériences de cartographie participative.

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Notes

[1] Ce collectif localisé à Marseille s’est spécialisée depuis sa création à la fin des années 1990 dans l’assistance à la maîtrise d’ouvrage sur les enjeux de concertation.

[2] Cette « carte-affiche » retranscrit de manière synthétique deux types d’informations concernant les propositions de rénovations du quartier : des données techniques généralement travaillées par l’Abac (cartes du quartier, légendes, etc.) et des données relevant d’un registre plus militants (slogans, appels à la mobilisation, rappel des principes fondateurs de l’Apu, etc.).

[3] On pense notamment aux expériences réalisées au début des années 2000 dans les sites de Marseille, d’Echyrolles, de Grande-Synthe, de Malakoff, d’Avion ou encore de Saint-Pol-sur-Mer. Pour plus d’informations voir le numéro de dossier de la revue Territoires consacré à la cartographie participative. Territoires, n°476, mars 2007.

[4] Ces animateurs n’hésitant pas à se définir eux-mêmes comme des « militants » de la participation (Nonjon, 2006).

[5] Cette agglomération se situe dans la Communauté Urbaine de Lille.

[6] On pense ici aux observations réalisées dans les ateliers de travaux urbains dans la région Nord-pas-de-Calais, mais aussi au travail réalisé sur l’aménagement du tronçon Nord de la L2.

[7] Les cartes servant alors avant tout à certifier l’authenticité de la présence d’habitants dans le dispositif (« ils y étaient ») plus que leur participation à la décision.

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