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Serendipity.

La carte comme modèle de perception du monde.

Teresa Castro, La pensée cartographique des images. Cinéma et culture visuelle, 2011.

Image1Notre environnement est aujourd’hui saturé d’images et d’écrans. Qu’elles soient cinématographiques, télévisuelles, vues sur le Net ou sur nos iPhones, ou encore sous forme d’affiches publicitaires qui envahissent nos villes, l’image est devenue un élément central de la culture occidentale. S’interroger sur le regard et son évolution au cours du temps, et plus généralement sur la culture visuelle, constitue aujourd’hui un champ de recherches prometteuses. Se demander ce qui peut relever de l’approche et de la pensée cartographique dans l’expression visuelle, qu’elle soit photographique ou cinématographique, définit ainsi le principal axe de recherche, assez audacieux, qu’entreprend Teresa Castro. Après avoir défini dans un premier chapitre ce que l’on appelle communément une carte et mit en place la notion de pensée ou de raison cartographique Teresa Castro explore les liens, que l’on pourrait qualifier de subliminaux, si l’on veut rester dans le registre de l’image, qui relient prise de vue d’une part et pensée cartographique d’autre part, à travers la pratique des panoramas, des vues aériennes, et des atlas.

Le premier chapitre d’épistémologie de la cartographie s’appuie notamment sur les travaux de John Brian Harley pour qui la carte appartient résolument à l’univers du langage visuel et ne se réduit pas à une simple transposition technique et analogique d’un morceau de l’espace terrestre sur un plan. La dimension politique de toute carte est soulignée, en citant ici Christian Jacob (1992) pour qui la carte est aussi un discours sur le monde exprimé, par exemple, à travers le choix de la projection ou de l’échelle.

Mais Teresa Castro va plus loin en s’appuyant sur les travaux de l’anthropologue Jack Goody (1979) pour établir l’hypothèse que la perception du monde et la production des idées n’est pas indépendante des formes du langage, notamment ici du langage cartographique. « Les formes graphiques (et notamment cartographiques) ont un impact décisif sur les façons de penser » (p. 34).

Un détour par les travaux de Foucault (1994) permet de faire émerger alors le concept de multiplicité des rationalités, et dans ce cadre, « la rationalité cartographique » serait ainsi à l’œuvre, consciemment ou inconsciemment, au sein de la conception et de la construction de nombreuses images. La fin de ce chapitre introductif annonce la suite de la démonstration à travers trois traitements particuliers de l’image dans les panoramas, les vues aériennes et les atlas.

Teresa Castro rappelle d’abord le développement des vues panoramiques dans la culture occidentale à partir de la fin du XVIIIe siècle autour de Robert Barker (1739-1806), puis tout au long du XIXe siècle. Dès 1810, un peintre appartenant au courant romantique tel que Caspar David Friedrich soulignait que « tout ce que l’on aperçoit, fût-ce en faisant un tour sur soi-même, devrait être coincé à l’intérieur d’une image, et c’est cela que l’on appellerait richesse dans la composition » (p. 51 et cité dans Recht, 1989). À la fin du siècle le panorama, défini en temps que peinture circulaire qui permet à l’œil du spectateur d’embrasser tout l’horizon, fait fureur dans les expositions universelles en présentant le plus souvent des vues de villes ou de sites naturels. Les moyens techniques et l’invention du cinéma permettent enfin de multiplier les prises de vue panoramiques grâce au mouvement de la caméra, et le cinéorama de Raoul Grimoin-Sanson, présenté lors de l’exposition universelle de 1900, fascine d’ailleurs ses contemporains. Pour l’auteure, ses vues panoramiques cherchent à donner, in fine, aux spectateurs « une conscience accrue de l’espace » (p. 68) ce qui renvoie ainsi à la raison première de toute carte. Le Panorama annoncerait ainsi, avant la lettre, le passage de la 2D, inhérent à toute carte, à la 3D. L’une des fonctions de la vue panoramique permet aussi de mieux surveiller des prisonniers au sein d’un univers carcéral (et l’auteure fait ici référence à Foucault dans Surveiller et punir, 1975) ; tout comme la carte, il possède donc aussi une dimension stratégique.

Pour l’auteure, qui continue son histoire du regard tout en l’ancrant dans l’Histoire, les images tirées des vues aériennes procèdent de la transposition d’une vision cartographique de l’espace terrestre. La carte définit en effet une vision plongeante, subverticale, et étendue à un plus ou moins grand morceau de l’espace terrestre selon l’échelle considérée.

Les premières vues aériennes par ballon, grâce à l’invention de la montgolfière en 1783, permettent ainsi de multiplier les vues « à vol d’oiseau ». Plus tard, Nadar équipe ses ballons dirigeables d’appareil photographique et, dès 1909, paraît le premier recueil de vues aériennes de Paris et sa région. La photographie aérienne se développe à la même époque avec notamment les premières vues au-dessus du Mans en 1908 où Wilbur Wright avait fait quelques années plutôt de nombreux essais aériens. C’est donc au début du XXe que l’homme accède à un nouveau type de regard sur la terre. La modernité du regard qui se met alors en place renvoie d’ailleurs à notre propre début de siècle avec le développement des images satellites et des images en 3D.

Quoi qu’il en soit, la Première Guerre mondiale accélère les progrès de la photographie aérienne et l’apparition d’un film expérimental tel que En dirigeable sur les champs de bataille, réalisé par le service cinématographique des armées en 1919 à l’initiative du banquier philanthrope Albert Khan, constitue une véritable prouesse, puisqu’il cherche à reconstituer en continu les dévastations de la guerre, aussi bien sur les milieux ruraux que sur les villes, pour mieux prévoir les efforts de reconstruction. Ces vues aériennes permettent ainsi de développer « des cartes par avion » pour reprendre la terminologie du géographe Emmanuel de Martonne. Les opérations de triangulation au sol, nécessaires aux premières cartes, appartiennent désormais à une autre époque…

L’on pense effectivement ici au cinéaste soviétique Dziga Vertov et à son concept « de ciné-œil mécanique, libéré des cadres du temps et de l’espace […] qui mène à la création d’une perception neuve du monde » (Vertov, [1923], 1972). En définitive, et c’est là le principal apport de la thèse très séduisante de Teresa Castro, ce nouveau regard sur le monde illustré par les images aériennes qui se diffuse tout au long du siècle, ne serait que la transposition, permis par la technique, du regard cartographique sur le monde. Effectivement, de la même façon que la carte, la photographie aérienne permet de développer une vue zénithale de l’espace, alors que jusqu’à présent l’homme, rivé au sol, ne pouvait que s’exercer à une vue horizontale plus ou moins rapidement limitée par des obstacles topographiques. C’est donc une nouvelle dimension du regard qui s’offre ici à l’homme, et que l’essor de la cartographie tout au long des siècles précédents cherchait justement à conquérir.

Dans la partie suivante, Teresa Castro, explore les liens entre les images cinématographiques du XXe siècle et les images cartographiques, car les cartes sont aussi des images. Le cinéma ne serait ainsi qu’une sorte d’atlas vivant et dynamique. Que cela soit vrai d’un point de vue purement théorique est assez évident : après tout le cinéma, n’est-il pas, par définition, une ouverture sur le monde ? Mais pour l’auteure les liens sont encore plus consubstantiels. La comparaison entre l’affiche publicitaire de la compagnie cinématographique de Charles Urban crée à Londres en 1903 (Urban biscope) et le frontispice du premier atlas d’Abraham Artelius dénommé théâtre du monde « Theatrum orbis terrarum » paru à Anvers en 1570 est à cet égard très significative. Teresa Castro y met en évidence les mêmes ressorts de construction graphique : l’objet essentiel qui vient d’être inventé (l’atlas, comme le projecteur de cinéma) est entouré des allégories des différents continents pour bien souligner, dans les deux cas, que ces innovations du regard sont d’emblée des ouvertures sur le monde, qui se nourrissent des images du monde. Le logo de la célèbre compagnie américaine Rko (puis celui d’Universal studios) reprend d’ailleurs le même type de construction graphique soulignant aussi la même prétention à l’universalité et la même capacité à « la mise en mouvement des images ».

Certains exemples tirés du cinéma documentaire peuvent effectivement, selon l’auteure, s’assimiler directement à « des atlas cinématographiques » : il en va ainsi de la collection des Archives de la planète constituées de 4 000 plaques stéréoscopiques et de plus de 180 000 mètres de films (soit plus de 100 heures de projection), là encore financées par le banquier philanthrope Albert Khan juste avant la crise de 1929. Ce dernier demande d’ailleurs à ce que cette démarche cinématographique soit coordonnée et dirigée par un géographe : ce sera Jean Brunhes. À travers ces archives photographiques et filmiques il s’agit bien « d’épier la nature » (l’expression est de Vidal de la Blache) et le film La croissance des végétaux, l’un des plus célèbres de cette collection, l’illustre parfaitement. Enfin, dans un dernier exemple, Teresa Castro fait référence à l’œuvre du cinéaste américain James Benning et à ses deux films sur Milwaukee One Way Boogie Woogie (1977) et 27 ans plus tard qui reprenait les mêmes images au même endroit que dans son précédant film pour montrer les effets du temps sur la transformation des espaces. C’est par « la fixité des plans et la planéité récurrente des images » (p. 200) d’espaces topographiques très précis que la démarche de Benning renvoie, selon l’auteure, à la construction d’un atlas réduit alors à sa dimension purement chorographique.

Le dernier chapitre cherche à distinguer à travers toute construction d’image deux fonctions possibles : la description et la « diagrammatisation » du réel. La première fonction de toute image est bien de décrire ; et l’analogie avec la carte est là également évidente. (Certains films mobilisent d’ailleurs directement des images de cartes pour localiser une action.) La fonction de digrammatisation dépasse celle de description dans la mesure où elle prétend mettre en évidence un autre type de réalité, implicite, mais bien présente dans certaines images. Pour Teresa Castro, « le régime diagrammatique de l’image n’est plus un régime des traces, mais une forme de pensée créatrice d’idées et d’hypothèses » (p. 235). Le film de Robert Smithson sur sa sculpture naturelle sur les rives du grand lac salé dans l’Utah The spiral jetty est alors cité en exemple de cette démarche de construction d’une image diagrammatique : la structure circulaire de la composition de nombreuses images de ce film renvoyant alors à la conception même du film « conçu comme un voyage de “cercle du passé” en “cercle du passé” » (Uroskie, 2005).

 

La lecture de La pensée cartographique des images est incontestablement instructive et éveille l’esprit. La thèse de Teresa Castro qui décèle à travers la construction des images photographiques ou cinématographiques, notamment au début du XXe et début du XXIe siècle, une influence subliminale de la cartographie est pour le moins séduisante et intrigante. La démonstration s’appuie sur une multitude de références et certains rapprochements pour étayer le propos (la comparaison entre les logos de l’Urban Biocope ou de la Rko, avec l’image célèbre du frontispice de l’atlas d’Abraham Ortelius) sont convaincants.

D’autres rapprochements apparaissent cependant très construits et somme toute artificiels. Ainsi le rapprochement entre l’œuvre cinématographique de Benning sur Milwaukee et la raison cartographique est moins évident par exemple. Mobiliser l’étude sémiologique des images cinématographiques pour étayer des rapports entre la construction de ces images et l’apport intellectuel du film constitue bien sûr une démarche riche de sens ; mais, si quelques exemples, très spécifiques il faut en convenir, peuvent effectivement établir ces liens recherchés entre pensée cartographique et vision du monde, peut-on pour autant en faire une théorie générale ? Par ailleurs, d’autres pistes auraient pu être explorées : la célèbre carte de Tendre, tirée du roman de Mademoiselle de Scudéry Clélie, histoire romaine, ne provient-elle, pas, elle aussi, d’une vision cartographique et baroque des sentiments amoureux et des rapports complexes entre les deux sexes ? Enfin, la multiplication des références culturelles, parfois assez éloignées du grand public, ne facilite pas toujours la lecture de l’ouvrage.

Teresa Castro réalise cependant là une œuvre riche et touffue, à la lecture stimulante, qui s’adresse en priorité aux épistémologues de la cartographie, mais apportera également beaucoup à tous ceux qui s’intéressent à l’univers complexe de la cartographie.

Abstract

Notre environnement est aujourd’hui saturé d’images et d’écrans. Qu’elles soient cinématographiques, télévisuelles, vues sur le Net ou sur nos iPhones, ou encore sous forme d’affiches publicitaires qui envahissent nos villes, l’image est devenue un élément central de la culture occidentale. S’interroger sur le regard et son évolution au cours du temps, et plus généralement sur ...

Bibliography

Michel Foucault, Surveiller et punir. Naissance de la prison, Paris, Gallimard, 1975.

—, « Structuralisme et poststructuralisme » in Dits et écrits IV, Paris, Gallimard, [1983], 1994, pp. 431-457.

Jack Goody, La raison graphique. La domestication de la pensée sauvage, Paris, Minuit, [1977], 1979.

Christian Jacob, L’empire des cartes. Approche théorique de la cartographie à travers l’histoire, Paris, Albin Michel, 1992.

Roland Recht, La lettre de Humboldt. Du jardin paysager au daguerréotype, Paris, Bourgeois, 1989.

Andrew V. Uroskie, « La Jetée en Spirale. Robert Smithson’s Stratigraphic Cinema » in Grey Room, n°19, printemps 2005, pp. 61-63.

Dziga Vertov, « Conseil des Trois » in Articles, journaux, projets, Paris, Cahier du Cinéma, [1923], 1972.

Teresa Castro, La pensée cartographique des images. Cinéma et culture visuelle, Lyon, Aléas, 2011.

Notes

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Serendipity.

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