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Résumé | Bibliographie | Notes

Sérendipité.

Quand la biogéographie métagénomique reconfigure les spatialités.

Figure 1 : Wind. Source : Megan Diddie, 2015 (avec l’accord de l’artiste).

La révolution technologique du séquençage de nouvelle génération inaugure une période pour nos sociétés où la molécule d’ADN est régulièrement convoquée dans les considérations « raisonnées » du vivant, pour tracer l’humain et le non-humain dans le cadre de la santé, de la science forensique et de la gestion de la biodiversité. Le séquençage massif impacte fortement la biologie, la médecine et l’activité économique autour de l’usage récréatif de la génomique. C’est sur un aspect particulier de cette évolution que nous nous concentrons ici, en laissant de côté les implications sociales liées à la génomique humaine. Nous insistons sur un aspect spécifique de la génomique, que constitue la métagénomique. Celle-ci décrit la composition en ADN d’un espace et son évolution dans le temps. Cette approche conduit à la mise en place de nouvelles formes de métrologie des espaces, fondées sur les ADNs qui s’y trouvent. Certains acteurs du domaine prévoient à terme la mise en place d’un séquençage ubiquitaire et en temps réel des espaces domestiques, urbains et naturels. La miniaturisation des séquenceurs rend cet objectif radical techniquement atteignable (Erlich 2015). Sans préjuger des développements futurs de ces dispositifs, nous pouvons d’ores et déjà analyser, dans la littérature scientifique, le caractère normatif et performatif de cette approche technique, et proposer l’idée selon laquelle la présentification par la métagénomique du vivant non-humain, micro- ou macroscopique, à proximité ou à l’intérieur même du corps humain, modifie la perception que nous avons de celui-ci et de sa relation à l’environnement domestique, urbain et naturel.

La métagénomique caractérise et analyse la vie des espaces.

Tout le vivant a en commun l’utilisation de l’ADN comme support de l’essentiel de l’information héréditaire. On sait déchiffrer l’enchaînement des constituants élémentaires de l’ADN, les bases symbolisées A, C, G, T, depuis le milieu des années 1970. Moins de 20 ans séparent les premiers balbutiements de la lecture des gènes du lancement de ce qui reste le plus grand programme de recherche en biologie, le séquençage des trois milliards de paires de bases du génome humain – l’Human Genome Project (Green, Watson et Collins 2015). Sous l’impulsion de ce programme, le séquençage a vu son coût divisé par un facteur un million. Ce saut quantitatif permet à présent d’analyser, chez de très nombreux individus, les variations du génome pour en extraire des informations sur l’ancestralité, les migrations, les tailles de groupes humains et les contraintes sélectives qui s’exercent. L’augmentation de la taille des cohortes a par ailleurs considérablement amélioré la performance des études dites GWAS (Genome-Wide Association Studies), qui visent à corréler un trait particulier à une constitution génétique [1]. La réduction des coûts est aussi en cause dans l’essor des services de génomique récréative. Le séquençage de l’ADN est devenu facile et bon marché. Cette observation, pour triviale qu’elle soit, doit être prise en compte pour comprendre le déploiement de cette technique biologique en médecine, mais aussi dans des études qui relèvent des sciences humaines et sociales – voir par exemple Boardman, Domingue et Fletcher (2012), Larmuseau et al. (2014), Verdu et al. (2017) ainsi que Plomin et von Stumm (2018).

Quelle que soit l’importance sociale et scientifique qu’ait pris le développement de la génomique humaine, c’est ici un aspect spécifique de la génomique, la métagénomique, que nous voudrions explorer dans son aspect biogéographique. Si les approches génomiques visent typiquement à déterminer la constitution génétique complète d’un individu discret, humain ou non-humain, la métagénomique, elle, s’attache à analyser l’ensemble des ADNs d’une portion de l’espace (on parle aussi de génomique environnementale). Ici, il ne s’agit plus de séquencer des individus isolés et identifiés, mais les ADNs d’un ensemble d’organismes, présents en un site donné et pris comme une collectivité. Il faut préciser que cette approche ne permet pas d’assurer que les ADNs identifiés correspondent à des organismes présents et vivants en un site, au moment du prélèvement ; elle dit uniquement quels ADNs s’y trouvent et en quelle quantité. Une diversité d’espaces est ainsi l’objet d’études métagénomiques : un site particulier du corps, un nuage au sommet du puy de Dôme, le clavier d’un distributeur automatique de billets, un caniveau parisien ou la station spatiale internationale. Ce qui est vrai de la génomique en général l’est aussi des approches métagénomiques : l’acquisition de quantités massives de données est bon marché et celles-ci sont numériques et ainsi facilement archivables et échangeables.

Une expérience de métagénomique génère plusieurs milliers à plusieurs dizaines de millions de fragments de séquences (ou reads), qu’il s’agit alors de classer et de quantifier. Typiquement, les données métagénomiques sont analysées par deux grands types d’approches, une approche de classification phylogénétique et une approche de classification fonctionnelle (Weissenbach et Sghir 2016). La première vise à répondre à la question « qui est là, quel sont les acteurs ? », la deuxième à la question « que font-ils ? ». Dans le premier cas, l’analyse se limite souvent à une portion clef du génome (ADNs ribosomiques) communs à tous les organismes et très informatifs du point de vue phylogénétique. Les séquences sont alors classées en OTU (Operational Taxonomic Units). En effet, souvent les ADNs identifiés ne correspondent pas à des unités taxonomiques classiques connues (des espèces). La classification fonctionnelle, quant à elle, correspond au regroupement des séquences par types de gènes homologues exerçant des fonctions identiques ou proches dans différents organismes. On obtient ainsi une description de l’activité biologique d’une communauté présente en un site. On peut combiner ces approches en réattribuant les gènes de fonctions données à des unités taxonomiques, pour ainsi formuler la question « qui fait quoi ? ».

Cette approche de caractérisation génomique des portions de l’espace présente la propriété de ne pas être biaisée du point de vue perceptif en faveur de tel ou tel phylum ou espèce, ne donnant pas plus de visibilité à la macrofaune et la macroflore qu’à la composante microbienne invisible, à une espèce présentant une forte valeur symbolique ou économique qu’au plus modeste des microbes. Ce qui fera que tel ou tel organisme dominera les données métagénomiques dépend de l’abondance de son ADN dans l’espace considéré. Et s’il est possible de concentrer délibérément une étude métagénomique sur une catégorie phylogénétique prédéfinie, il reste, comme nous le verrons, que les micro-organismes dominent quantitativement de nombreux environnements naturels ou construits, dont par ailleurs la complexité biologique est telle que la métagénomique ne permet souvent pas une mesure exhaustive de l’ensemble des ADNs présents.

La métagénomique transforme les pratiques et les représentations spatiales.

Ayant brièvement décrit les aspects généraux de la métagénomique, on peut tenter d’évoquer, à travers des exemples, comment le déploiement de cette approche impacte et pourra impacter les spatialités et les pratiques autour d’objets choisis et d’ailleurs intriqués : les espaces naturels, la ville et la maison, et enfin le corps.

La métagénomique dans les espaces naturels, le eDNA.

La métagénomique se déploie dans les espaces naturels, notamment dans le cadre de la recherche en écologie, de la biologie de la conservation et de la surveillance biologique. Il s’agit ici de la détection et de la mesure d’ADNs environnementaux (dits eDNA) pour décrire et étudier l’évolution de la biodiversité ou la présence d’une espèce d’intérêt dans un site donné (Deiner et al. 2017). Comme explicité plus haut, en amplifiant certaines portions du génome informatives du point de vue phylogénétique, on dresse un inventaire complet de l’origine phylogénétique des ADNs présents en un site, la présence de ces ADNs étant prise à son tour comme une indication de la « présence » des espèces animales, végétales ou microbiennes correspondantes. Les modes exacts d’émission de ces ADNs dans l’environnement ne sont pas totalement connus et varient selon les organismes. L’eDNA peut provenir de fragments de peau ou de coquille, d’urine, de fèces, de phanères, de salive, de pelotes de réjections, de feuilles… La nature des sites échantillonnés est extrêmement diverse : sites atmosphériques, eau douce ou salée, sols, sédiments, neige, etc. Le temps de résidence dans l’environnement avant dégradation est extrêmement variable d’un site à l’autre, de quelques heures à plusieurs centaines de milliers d’années. L’approche de caractérisation des espaces par l’ADN environnemental peut ainsi s’étendre également dans la dimension temporelle, en s’adressant à l’ADN ancien (les approches eDNA croisent les approches aDNA, pour ancient DNA). Par exemple, l’analyse métagénomique de sédiments lacustres permet de reconstituer sur des centaines d’années l’évolution des communautés végétales et animales présentes dans le bassin versant correspondant (Boessenkool et al. 2014) (Pansu et al. 2015) (Ficetola et al. 2018). On peut ainsi parler d’une nouvelle forme de biologisation des espaces, qui est de nature à leur conférer par ailleurs une épaisseur temporelle nouvelle qui vient s’ajouter à la paléontologie stratigraphique classique. Ces approches représentent à l’heure actuelle un apport décisif dans les études de biogéographie et les études environnementales, en documentant la variation de la biodiversité dans les dimensions spatiale et temporelle (Pedersen et al. 2015).

Comme explicité plus haut, cette approche peut être ciblée sur une division phylogénétique plus ou moins vaste, de l’espèce individuelle au règne ou au-delà, mais un des objectifs clefs de la méthode reste de produire une représentation de la biodiversité globale d’un site (on parle de eDNA metabarcoding [2]). Cette technique s’offre comme un outil privilégié de biosurveillance (biomonitoring), venant en complément ou en remplacement d’approches d’échantillonnage écologique classique, fondées sur la classification taxonomique linnéenne et le dénombrement d’individus d’espèces définies. La biologie de la conservation (conservation biology) se présente comme un objet hybride, entre une science et un dispositif politique de gestion des ressources naturelles. Ce champ se perçoit comme pressé par le temps devant les défis sociétaux liés à la perte des habitats, à la surexploitation et au réchauffement climatique. Edward Wilson, le promoteur du terme de biodiversité, parle ainsi de la biologie de la conservation comme « a discipline with a deadline » (Wilson 2000, p. 1). Dans ce contexte contraint, la métagénomique des eDNAs est présentée comme un nouvel outil permettant d’accélérer de manière extraordinaire l’acquisition des données en réponse à ces défis temporels, comme le biotechnologique venant au secours de la Nature.

On peut mentionner quelques exemples du déploiement des techniques liées à l’eDNA dans le contexte d’environnements aquatiques, domaine dans lequel ces techniques sont peut-être le plus largement déployées (Deiner et al. 2017). Une étude sur les populations de requins en Nouvelle-Calédonie rapporte la détection de 13 espèces à partir de seulement 22 échantillons d’eau de mer, quand 2758 plongées n’ont permis d’en détecter visuellement que neuf (Boussarie et al. 2018). Dans le même registre, dans une étude en Tasmanie dans la baie de Macquarie Harbour, une approche eDNA a permis la détection d’une espèce de raie rare et menacée d’extinction, alors que celle-ci n’a plus été observée visuellement depuis 1992 (Weltz et al. 2017). Les espèces de macrofaunes détectées par la métagénomique sont de fait absentes du site échantillonné : les modestes volumes d’eau analysés ne contiennent pas ici un requin, là une biche, mais cette absence se présentifie néanmoins par la détection de leur ADN dans l’échantillon, en une sorte de hors-champ.

Les approches eDNA, justifiées par leur efficacité, amènent à une visibilité de la biodiversité en un site donné, couvrant toutes les échelles et toute l’étendue phylogénétique du vivant, mais elles se coupent dans le même temps de la prise en compte de la présence effective des organismes (rappelons que l’eDNA ne dit rien de l’âge, de la santé ou même de la viabilité des espèces détectées). « L’œil métagénomique » se propose de tout voir sans rien regarder, et une certaine dimension esthétique de la biologie naturaliste classique se trouve oblitérée par cette évolution technique. Avec la mise en place de ce type de nouvelles métriques de la biodiversité, il est possible que certaines situations de conflits environnementaux mettant en tension les besoins de populations locales et des enjeux de conservation globaux se trouvent exacerbées. En effet, comment justifier la protection d’un territoire comme habitat d’une espèce si celle-ci n’est perçue que sous la forme d’une trace, et encore d’une trace hautement technicisée. Sous un vernis high-tech, la métagénomique, dans certaines de ses applications, s’inscrirait avec ce travail par la trace dans un paradigme épistémologique que Ginzburg a qualifié d’indiciel (Ginzburg 1980). Ce recours aux traces dans le eDNA metabarcoding est présenté comme une réponse aux problèmes du coût élevé et de la durée de mise en œuvre des méthodes traditionnelles d’échantillonnage. Il est intéressant de noter aussi que, devant la tâche immense de la surveillance des écosystèmes à l’échelle globale, des moyens d’échapper à l’intervention humaine directe sur le terrain émergent aux extrêmes de l’échelle spatiale (du moléculaire à l’astronomique) : au développement rapide de la métagénomique du eDNA répondent la mise en place de surveillances par satellite des écosystèmes depuis l’espace (Skidmore et al.2015).

La biologie de la conservation pose la sauvegarde de la biodiversité comme objectif, mais quelle métrique utiliser, quelle biodiversité faut-il essayer de maintenir ? La métagénomique propose une métrique unique applicable à tout le vivant en un site donné. Si on pose comme Lean et MacLaurin (2016) que la diversité phylogénétique est la mesure rationnellement la plus valable de la biodiversité, on conclura que les efforts devraient porter sur le monde microbien, dont la diversité phylogénétique est la plus grande (comme on le verra plus bas). Et certains espaces « hostiles » mais riches de diversité microbienne, comme par exemple le site de Dallol en Éthiopie, devraient alors être considérés comme particulièrement sensibles (Fléchet 2016).

La métagénomique révèle la majorité invisible.

La biologie actuelle classe le vivant en trois règnes : les bactéries, les archaea et les eucaryotes. Les bactéries, les archaea et une partie des eucaryotes sont des micro-organismes, autrement dit invisibles. La vaste majorité de ces microbes est de plus non-cultivable et échappait ainsi pour l’essentiel à l’analyse biologique. On n’en avait dans le meilleur des cas que des images (de microscopie électronique). Les approches de métagénomique (dites culture-independent) permettent une caractérisation de ce groupe d’organismes (et de virus) non-cultivables. La métagénomique a révélé leur distribution dans les espaces et leur diversité. Le séquençage sur cellule unique et la reconstitution de génome permettent d’obtenir le génome complet d’un micro-organisme alors même que celui-ci n’est pas cultivable. La phylogénie bactérienne s’enrichit ainsi, à l’heure actuelle, d’un nombre considérable d’« espèces » correspondant à des organismes que l’on ne sait pas isoler et cultiver. Ces organismes existent, on détecte leur présence, on connaît tout de leur contenu génétique et de nombreux traits de vie qui en découlent, mais ils sont pourtant inaccessibles, on ne peut pas même en produire une image. Ces travaux amènent cependant un constat clair : la diversité du monde microbien est considérable, quantitativement c’est là qu’est la biodiversité et cette diversité nous est essentiellement inaccessible par les méthodes classiques de la microbiologie, basées sur la culture. Dans ce contexte, la métagénomique est un révélateur remarquable de l’étendue de ce que l’on ignore encore presque totalement.

L’apport de la métagénomique est ainsi critique pour la prise en compte de la diversité du monde microbien et donc du vivant dans son ensemble. La perspective actuelle est que la part microbienne du vivant domine de manière quantitative de nombreux écosystèmes et qu’elle représente l’essentiel de la diversité génétique. L’ensemble des macro-organismes, malgré la diversité des formes, couleurs et textures qu’ils revêtent dans notre monde sensible, est terriblement monotone du point de vue génétique, en comparaison avec cette « majorité invisible » [3]. Locey et Lennon (2016) avancent le chiffre de 1012 espèces microbiennes (dont 99,999 % seraient donc, actuellement, inconnues). Ces auteurs concluent simplement que les micro-organismes sont « the most abundant, widespread, and metabolically, taxonomically, and functionally diverse organisms on Earth » (Locey et Lennon 2016, p. 5970).

Le métagénome de la ville et de la maison.

La métagénomique commence ces toutes dernières années à être aussi mise en œuvre dans des environnements bâtis, publics et domestiques, et les études en question se proposent d’être un apport d’informations dans les projets d’urbanisme et d’architecture, une tendance désignée bioinformed design (Green 2014) (Brown et al. 2016). Il s’agit d’étudier la dynamique des communautés microbiennes dans l’environnement construit pour, d’une part, être renseigné sur les pratiques qui déterminent ces dynamiques et, d’autre part, utiliser ces informations pour orienter l’urbanisme vers des politiques jugées positives sur la base de valeurs comme la santé, la durabilité ou l’inclusion sociale (Hoisington et al. 2015) (Brown et al. 2016). On conçoit ainsi la mesure métagénomique comme un véritable capteur de la ville. Christopher Mason, du Cornell Medical College à New York, a co-publié, en 2015, un travail très médiatisé, correspondant à la mesure du métagénome de 466 stations du métro de New York (Afshinnekoo et al. 2015). La justification scientifique avancée est qu’une telle étude est inédite et que les résultats pourraient servir à la planification de l’urbanisme et des transports new-yorkais. Notons qu’il n’y a pas ici de vrai questionnement scientifique explicite a priori [4]. Un des résultats mis en avant par les auteurs est le fait que près de la moitié des séquences obtenues ne peuvent être assignées à un groupe taxonomique connu. Cette valeur est présentée comme remarquable, mais elle est en fait attendue et découle de la méconnaissance globale de la diversité microbiologique déjà mentionnée. À titre de comparaison, seul 1 % de l’ADN non-humain trouvé dans le sang humain peut être assigné à un groupe taxonomique, la vaste majorité représentant « la matière noire microbiologique ». Les auteurs rapportent, en outre, la présence de l’agent de la peste et de l’anthrax dans certaines stations, un résultat sévèrement critiqué et mis en question par d’autres chercheurs par la suite (Hsu et al. 2016). Un autre travail sur le métro de Boston conclut d’ailleurs que c’est le type de surface échantillonné et non pas la localisation géographique de la station qui détermine la communauté bactérienne, ce qui invalide la présentation géographique à l’échelle du réseau de transport que propose Mason (Hsu et al. 2016). Dans son étude, il y a par ailleurs un glissement sémantique notable : quand les auteurs prétendent qu’ils identifient « the type of bacteria that colonize the subway’s surfaces » (Afshinnekoo et al. 2015, p. 78). Rien, en effet, n’indique que ces bactéries « colonisent » effectivement ces surfaces, c’est-à-dire qu’elles y soient métaboliquement actives. Il reste que cette étude pilote, finalement assez pauvre du point de vue scientifique mais qui a fait l’objet d’une couverture médiatique importante, draine après elle un projet international (Metasub) qui vise une approche similaire dans une trentaine de métropoles sur six continents (MetaSUB International Consortium 2016).

Dans ces projets, l’intention métrologique d’établissement de normes microbiologiques des lieux est explicite. On parle dans ce contexte du concept de « digital immune system ». Il s’agit, grâce à la mise en place de senseurs qui fournissent en temps réel la mesure métagénomique d’un point de l’espace, d’établir des paysages microbiologiques normaux pour détecter et répondre à des fluctuations et à des menaces microbiologiques avant qu’elles ne se propagent. On peut voir que, dans ce concept, la ville est considérée comme un organisme et que la norme biopolitique s’applique non plus au niveau de l’individu mais au niveau de la ville-organisme. On parle ainsi de « microbiome » d’une ville ou d’un réseau de transport pour en désigner la communauté microbienne [5], celui-ci pouvant être qualifié de sain ou pathologique. Le concept de smart city se décline ici comme la surveillance, sur la base du séquençage du métagénome, d’une portion de l’espace, pour savoir qui y passe et ce qu’il y fait du point de vue fonctionnel. Certaines des ramifications du projet Metasub prétendent ainsi s’intéresser notamment à des événements démographiques particuliers, comme les jeux olympiques réalisés à Rio en 2016 et prévus à Tokyo en 2020 (projet Olympiome [6]) : il s’agit d’étudier « the impact of such a large-scale human event on the city’s genetic profile » et de retracer « the localization, transit, and persistence of these visitors’ metagenomes and determine where they colonize and change the local urban metagenome of the host city, including the presence and the fluctuations of medically relevant entities such as anti-microbial resistance markers (AMRs) and phages ». De la même façon, sur le versant de la science forensique, une des ambitions du projet est la définition d’une empreinte digitale métagénomique des sites urbains, pour que la provenance géographique d’un échantillon puisse être déduite de son contenu métagénomique.

Le projet de consortium Microbiomes of the Built Environment vise, quant à lui, à orienter les projets d’urbanisme et d’architecture en tenant compte de la composante microbienne de l’environnement (et ainsi obtenir « a more productive, healthier population » [7]) (Brown et al. 2016) (Hoisington et al. 2015). Les travaux de ce consortium ont, par exemple, étudié l’influence de différentes géométries architecturales sur la composition microbienne dans un bâtiment universitaire, ou montré que la composition microbienne aérienne d’espaces urbains varie à une échelle fine de l’ordre de 50-400 m, le microbiome aérien d’un jardin public étant, par exemple, différent de celui mesuré dans un parking.

Outre l’espace public, la métagénomique s’est aussi attachée à la caractérisation de l’espace domestique. Les habitants d’une même maison partagent, pour une part, le même microbiome et le microbiome d’un domicile reflète, au bout de 24h, celui de ses occupants, y compris les animaux domestiques. Ainsi, habiter c’est aussi inoculer une portion d’espace de son microbiote et, en retour, être inoculé par le microbiote de cet espace. Cet échange d’un vivant entre un corps et un espace transforme ce dernier en lieu. Certains s’inquiètent des répercussions potentiellement négatives de cette autoperpétuation d’un écosystème microbien entre l’habitat et l’habitant, notamment en cas de dysbiose (déséquilibre du microbiote). Sont présentés comme souhaitables des environnements, des configurations urbaines et architecturales qui favorisent un microbiome abondant et diversifié (von Hertzen et al. 2015).

Yaniv Erlich (2015), l’un des grands promoteurs du rapprochement de la génomique des initiatives de crowdsourcing et des plateformes de réseaux sociaux, prévoit l’installation de séquenceurs métagénomiques de manière systématique dans les espaces domestiques. Selon lui, le réseau sanitaire (les toilettes) représenterait le marché le plus favorable à cibler (avec la possibilité de vendre éventuellement plusieurs capteurs par foyer). Les données récoltées pourraient par exemple être employées pour la surveillance épidémiologique, ou servir aux médecins généralistes pour suivre l’évolution de leurs patients. La miniaturation actuelle des séquenceurs d’ADN, dont les plus petits se présentent comme modules portables de la taille d’un briquet, à connecter à un smartphone (SmidgION, de la société Oxford Nanopore Technologies), rend plausible l’éventualité d’un déploiement massif de la métagénomique par des acteurs institutionnels, industriels ou privés.

Le microbiote humain, un alter ego.

La métagénomique produit de nouveaux espaces biologisés, construits par la détection et l’analyse de leur composante microbienne. L’espace probablement le plus intensément étudié par les approches métagénomique est le corps humain. Il apparaît à l’heure actuelle que des communautés complexes d’archaea, de bactéries, de virus, de champignons et de protistes sont associées à différents organes comme la peau, les voies respiratoires, les tractus urinaire, génital et surtout digestif (Knight et al. 2017) (Gilbert et al. 2018). Le nombre total de cellules du microbiote humain équivaut au nombre de cellules humaines et représente une biomasse de l’ordre du kilogramme. Plus encore que l’aspect quantitatif, c’est la complexité et la diversité de cette communauté qu’il s’agit de prendre en compte. Cette communauté comprendrait jusqu’à 106 espèces différentes, dont seule une fraction minime est connue à ce jour. Ainsi, le microbiome (entendu ici comme le génome du microbiote) comprend bien plus de gènes différents que le génome de l’hôte. Un catalogue non-exhaustif des gènes non-redondants du microbiome intestinal compte quelques trois millions d’entrées, quand le nombre de gènes dans le génome humain est de l’ordre de 22 000. Certains auteurs parlent ainsi de notre second génome à propos du microbiome humain. Cette métaphore est sous-tendue par le concept – critiqué – d’holobionte, concevant l’hôte et l’ensemble de son microbiote comme une entité évolutive intégrée, le véritable organisme (Zilber-Rosenberg et Rosenberg 2008). Cette prise en compte nouvelle du microbiote concerne non seulement l’homme, mais l’ensemble des mammifères et, en fait, la plupart, sinon l’ensemble des macro-organismes animaux et végétaux, qui tous existeraient comme assemblages symbiotiques avec des microbes.

De façon importante, à l’inverse du génome de l’hôte, le microbiome est métastable. Pour un individu donné, il est en général relativement stable dans sa composition au cours du temps, et on peut ainsi identifier un individu par son microbiome. Mais dans le même temps, certaines de ses composantes peuvent varier en fonction des phases de vie, des comportements et des pathologies. Le microbiote est transmis essentiellement verticalement de la mère à l’enfant (il est ainsi héritable et dépend du mode d’accouchement), puis est façonné par d’autres apports environnementaux. Le microbiote est modifié par les comportements alimentaires, la consommation d’alcool, le tabagisme et les pratiques sexuelles. Il est aussi modulé par les interactions sociales et les interactions biotiques avec les non-humains (les couples et les personnes habitant une même maison partagent une part de leur microbiote, c’est vrai également des propriétaires et de leur animal domestique). Même si les relations causales entre microbiote et comportement sont essentiellement documentées dans le cas d’études sur des modèles animaux, il apparaît que la composition du microbiote influence l’humeur, les choix reproductifs, la sociabilité et le comportement alimentaire (Buffington et al. 2016). Des variations de la composition du microbiome sont impliquées dans un grand nombre de pathologies, comme l’obésité, le diabète, les maladies cardiovasculaires, le cancer mais aussi la dépression et l’autisme. Dans la continuité de la pensée de René Dubos, microbiologiste et pionnier de l’écologie politique (Honigsbaum 2017), il se dégage à présent une perspective écologique de la santé et il est fréquent que le terme d’écosystème soit utilisé pour désigner le corps humain et son microbiote. La notion d’écologie est ainsi internalisée, incorporée, et il s’établit une continuité entre les discours sur les équilibres écologiques planétaires et individuels. Dans les deux cas, à la biodiversité est associée une valence positive, et pour enrichir la diversité microbienne, le contact direct avec la nature (par le toucher, l’inhalation et l’ingestion) est encouragé par les discours de santé publique (von Hertzen et al. 2015).

Le microbiote, révélé par la métagénomique, s’établit dans les discours scientifiques comme une composante de l’identité biologique ; le microbiote est à la fois personnel et partagé, héritable mais métastable. Il est modifié par le comportement, il modifie le comportement, il est social et socialisant. Cette nouvelle forme de naturalisation de l’homme (mais aussi du reste de la macrofaune et de la macroflore) concourt à flouter la frontière entre le corps et son environnement, entre l’humain et le non-humain.

La biogéographie microbienne du corps.

Il découle des considérations développées dans le paragraphe précédent qu’un des espaces reconfigurés par la métagénomique est le corps (Durif-Bruckert 2016). Comme mentionné plus haut, la prise en compte du microbiome amène à discourir du corps en termes de paysage et d’écosystème. C’est au corps pris comme environnement que l’on applique les termes issus de l’écologie, comme l’extinction de masse, la biodiversité, les communautés d’espèces, les espèces clefs, la succession d’espèces. Une étude publiée en 2017, dans Science, par Justin Sonnenburg de l’Université de Stanford est une illustration de cette tendance (Smits et al. 2017). Cette étude porte sur le microbiome intestinal d’un groupe de chasseurs-cueilleurs de Tanzanie, les Hadza. Elle est une parmi de nombreuses portant sur le microbiome de membres de sociétés dites traditionnelles, la métagénomique participant ainsi à la renaissance actuelle d’une anthropologie biologique dans l’ère post-génomique. Les populations humaines dites traditionnelles présentent un fort intérêt pour les chercheurs qui tentent d’établir un lien entre mode de vie et composition du microbiome. La communauté Hadza, localisée dans la vallée du rift en Tanzanie, ne compterait plus qu’environ 200 membres, vivant avec un mode d’alimentation caractérisé par une alternance de collectes de baies et de miel durant la saison humide, et de chasse durant la saison sèche. L’étude de Sonnenburg porte sur un total de 188 individus (soit la quasi-totalité des Hadza), dont 350 échantillons fécaux ont été analysés sur une période d’une année. Il apparaît que le microbiome des Hadza présente des variations saisonnières cohérentes avec les différences de régime et est enrichi pour certaines espèces bactériennes, notamment du genre Prevotella, absentes ou rares dans le microbiome d’individus américains. Différentes études concordent pour indiquer que les populations dites traditionnelles, soit de chasseurs-cueilleurs soit agro-pastorales, ont des microbiotes présentant une plus grande diversité et contiennent en abondance certaines espèces rares ou même absentes des microbiotes occidentaux (dits westernized). Ces études en viennent à présenter le microbiome des individus des pays riches comme un écosystème en crise, en déséquilibre. Cette vue est fondée sur le concept de co-adaptation évolutive du génome de l’hôte et de son microbiome. On lit ainsi dans le texte de promotion d’un livre de vulgarisation de Sonnenburg : « our gut microbiota is facing a « mass extinction event » » [8]. Le sujet occidental se retrouve ainsi en charge de la gestion écologique d’un écosystème interne complexe et menacé. On imagine que le microbiote qui découle du mode de vie occidental n’est pas adapté au génome de l’hôte et on se tourne vers le microbiote des membres de sociétés traditionnelles comme représentant une sorte d’âge d’or microbiologique, que l’on pourrait caractériser et recouvrer avant que ce mode de vie ne disparaisse. Cette position qui prête aux Hadza actuels une ressemblance avec des populations humaines ancestrales relève d’une perspective évolutionniste, très critiquée en anthropologie sociale (Testart 1992). On lit dans une autre étude, portant cette fois sur les microbiomes oral, fécal et cutané de 34 membres d’une communauté autochtone isolée amérindienne, les Yanomami du Venezuela : « Our findings emphasize the need for extensive characterization of the function of the microbiome […] in remote nonwesternized populations before globalization of modern practices affects potentially beneficial bacteria harbored in the human body » (Clemente et al. 2015, p. 1). La réduction de la biodiversité caractéristique de l’anthropocène se produirait ici en l’humain même et par des processus d’homogénéisation culturelle [9].

Les données métagénomiques proposent à la réflexion collective un concept rénové du corps, une nouvelle forme de naturalisation qui nuance la vue génocentrique échafaudée notamment par la génétique moléculaire classique (Wiese et al. 2018). À une vision statique de l’identité biologique, déterminée par l’immuabilité du génome, se substitue un concept d’identité biologique dynamique et changeante, variable dans le temps et dans l’espace. Si nous sommes déterminés par « nos » gènes, ceux-ci sont pour une large part microbiens et cette composante n’est pas entièrement donnée mais peut varier en fonction de l’histoire et de la géographie. Cette conception fluide de l’identité biologique trouve son analogue dans la notion d’identité liquide développée par le sociologue et philosophe Zigmunt Bauman (Wiese et al. 2018). Contrairement à l’héritage génétique qu’il reçoit, donné et immuable, le sujet peut se considérer en partie responsable de la part microbienne de son identité biologique [10]. La substitution progressive d’une vue statique génocentrique par un concept d’identité biologique métastable (dû à la prise en compte de l’épigénétique, d’une part, et d’autre part de la composante microbienne évoquée ici) pourrait sembler a priori porteuse d’une possibilité d’émancipation par rapport à une position essentialisante dont certains accusent la science génétique. Mais il est également possible que ce concept rénové d’individualité biologique conduise à de nouvelles formes biopolitiques, comme le sociologue Maurizio Meloni les a d’ailleurs analysées dans le cadre des modifications épigénétiques (Meloni 2015). En effet, puisque le microbiote est déterminé par les comportements (et parfois de manière transgénérationnelle), il est possible que se développent de nouvelles formes de stigmatisation sociale biologisée. Se pose d’ailleurs dans ce cadre le problème de la norme et la question du normal et du pathologique, dans la mesure où il existe de grandes variations interindividuelles dans la composition du microbiome. Des études rapportent des différences ethniques ou raciales dans la composition du microbiote humain, qui seraient expliquées par une co-adaptation entre le microbiome et le génome de l’hôte. Certains auteurs mettent en garde contre les risques liés à cette racialisation du microbiome, tout en rejetant l’idée que la recherche sur le microbiome humain devrait être color blind, une prise en compte critique de la notion de race devant permettre de délimiter la part des facteurs sociaux et des facteurs génétiques dans les variations interpopulationelles du microbiome (Fortenberry 2013).

Dans une analyse des enjeux biopolitiques et sociaux des transplantations fécales, l’anthropologue Matthew Wolf-Meyer décrit la composante microbiologique comme essentiellement indisciplinée (unruly), défiant la gouvernance médicale et scientifique des corps (Wolf-Meyer 2017). Il propose une gradation s’échelonnant du normal au régulier (regular) et finalement au standard. Il s’agit d’abord de définir le normal par opposition au pathologique, puis de déterminer comment cette normalité peut être atteinte ou maintenue par des processus de régulation, et enfin comment ces mesures de régulation peuvent être mise en œuvre sous la forme de produits et de procédures industrielles standardisés. Dans le cas du microbiote intestinal humain, un des enjeux pharmaceutiques majeurs est de déterminer comment mener ce processus d’industrialisation, c’est-à-dire par quels moyens l’assemblage complexe et variable du microbiote fécal normal peut devenir un produit de marché standardisé avec une fonction de régulation. Si cette articulation du normal au régulier et du régulier au standard est proposée par l’anthropologue dans le cadre des enjeux liés à la dimension médicale du microbiote intestinal, elle peut servir de cadre pour penser les usages métrologiques de la métagénomique dans d’autres espaces. Que ce soit dans le cas du corps, de la ville ou des espaces naturels, la métagénomique s’offre comme moyen de définir un état normal (souvent, le terme baseline intervient dans la terminologie anglo-saxonne) et de déterminer comment cet état évolue en fonction de mesures régulatrices. Concernant l’étape de standardisation, le même caractère indiscipliné que Wolf-Meyer (2017) souligne dans le cas du microbiote intestinal pourrait s’appliquer à de nombreux autres « écosystèmes » corporels, urbains ou naturels. On est actuellement dans une nouvelle étape de dévoilement progressif de la complexité de l’existant, mais les relations qui s’établissent à l’intérieur de ces communautés complexes sont encore très largement incomprises et hors d’atteinte en termes de manipulation. Quoi qu’il en soit, si des procédés et des produits industriels visant à restaurer ou maintenir la « normalité » biologique dans ces espaces sont développés, la métagénomique se posera comme une métrique clef de la mesure de leur efficacité. Il convient ainsi de mesurer le paradoxe récurrent de cette approche big data. La quantité massive de données obtenues et l’horizon rêvé d’une forme d’exhaustivité pourrait faire oublier que, comme toute métrologie, celle-ci est lacunaire, et d’autant plus lacunaire que l’objet mesuré est complexe.

The world is covered in DNA.

« The world is covered in DNA » [11] (Hoffmann, Schubert et Calvignac-Spencer 2016). Un demi-siècle après sa découverte, l’ADN a trouvé une place dans l’espace symbolique, comme en témoigne son irruption métaphorique répétée dans le langage commun. De même, la vision pasteurienne a équipé l’homme du 20e siècle d’une certaine représentation du monde microbien. Sur ces bases, et cela veut dire aussi en réaction à celles-ci, la métagénomique souligne à sa manière l’ubiquité de cette molécule et la continuité entre l’organisme et l’environnement, la porosité de l’individu au monde, le partage avec l’autre social, médié notamment par la part microbienne du vivant. Le fait que la constitution (micro)biologique des environnements ne peut, dans de nombreux cas, être l’objet d’une expérience perceptive directe, mais résulte d’une activité d’abstraction, n’empêche en rien que cette expérience, cette connaissance modifie la construction spatiale, c’est-à-dire l’investissement des espaces en lieux. D’autres types de connaissances liées aux espaces, indépendants d’une expérience perceptive directe (l’histoire, la littérature, la géographie…), concourent à façonner les lieux (Tuan 1979). On peut noter ainsi que la préoccupation actuelle pour les enjeux de la conservation de la biodiversité à l’échelle globale se transpose au corps humain, s’incorpore véritablement, et ce sous l’impulsion et le contrôle de la métagénomique.

Qui n’a jamais bu quelques gouttes de pluie, la tête penchée en arrière, les lèvres béantes sur le ciel ? Qui n’a jamais goûté quelque soupçon d’eau de mer ? Si on pense à cette étude sur la composition microbienne des nuages au sommet du puy de Dôme, qui varie selon que les nuages arrivent de l’Atlantique ou des Pyrénées (Amato et al. 2017), ou à cette autre étude détectant de l’ADN de baleine à bosse dans l’eau de la baie de Monterey (Andruszkiewicz et al. 2017), il est peut-être permis d’imaginer que l’angle métagénomique, cette dimension initialement scientifique, viendra aussi nourrir une appréhension symbolique et poétique des espaces, comme l’exprime la jeune artiste américaine Megan Diddie. Celle-ci travaille une nouvelle image du corps, avec un accent mis sur le corps féminin comme corps ouvert, débordant sur et débordé par l’environnement et par l’autre, et dans lequel les espaces digestif et reproducteur sont très investis [12]. Son art traduit bien le fait que la biogéographie proposée par la métagénomique n’est pas uniquement perçue comme signe d’une harmonie des vivants, mais aussi comme source d’angoisses nouvelles du moi, de son rapport au monde et à l’autre (figure 1).

La métagénomique, cette technique biologique nourrie par la révolution du séquençage de nouvelle génération, se décline progressivement dans une large palette d’applications dans le domaine médical, écologique et de la planification urbaine. Nous avons tenté de souligner ici dans quelle mesure la métagénomique peut s’établir comme un nouvel outil de mesure et de caractérisation des espaces, et de montrer qu’elle partage avec d’autres métrologies un caractère normatif. Une caractéristique clef de cette métrologie est qu’elle travaille sur la trace, la trace moléculaire des vivants et pas leur présence effective. Les espaces d’étude de la métagénomique recouvrent des échelles spatiales très différentes, des corps aux villes ou encore aux écosystèmes. Certaines métaphores retrouvées dans les discours émanant de la science métagénomique (même si elles ne sont pas nouvelles) concourent à flouter les distinctions entre ces objets et à inverser ces échelles spatiales : la ville devient un organisme avec un système immunitaire, le corps un écosystème à gérer et à conserver, etc. Un apport décisif de cette pratique technique est la mise en visibilité de la part microbienne des corps et des environnements naturels et construits. C’est surtout de cette manière que cette mesure tend à reconfigurer nos spatialités, par cette prise en compte renouvelée et parfois poétique du vivant en et autour de nous. Par le biais de l’ADN environnemental (eDNA) s’établit aussi une présentification inédite mais indirecte d’un non-humain animal, avec lequel nous partageons des espaces communs, mais dans des temporalités différentes. Globalement, même si celle-ci est hautement technicisée, c’est une nouvelle forme de biologisation des espaces que la métagénomique concourt à produire.

Résumé

La technologie métagénomique, basée sur les performances nouvelles du séquençage de l’ADN, pose comme horizon la détection exhaustive des ADNs présents dans un environnement (naturel ou urbain, bâti public ou domestique, corporel superficiel ou intime) et la caractérisation biologique fonctionnelle de la communauté des vivants (humains ou non-humains, micro- ou macroscopiques) de toute portion d’espace. Dans cette perspective, nous proposons ici une analyse critique des mises en œuvre récentes, en milieu naturel ou urbain, de cette nouvelle approche biogéographique en tant que mesure du vivant dans les espaces (dans les contextes divers de la santé, de la gestion de la biodiversité et de l’urbanisme). Nous montrons que la métagénomique tend à reconfigurer nos spatialités, et particulièrement celles qui ont trait à nos corps, d’une part en sensibilisant notre conscience à la majorité invisible du vivant (les micro-organismes), présente près, sur et dans nos corps, et, d’autre part, en présentifiant la macrofaune sauvage avec laquelle nous partageons des espaces communs dans des temporalités différentes.

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Notes

[1] Une étude de prédiction faciale récemment publiée illustre directement la performance de ce type d’approche (Lippert et al. 2017).

[2] Le terme de metabarcoding dérive du DNA barcoding, qui correspond à un étiquetage moléculaire de chaque espèce (ou souche) par une séquence ADN qui lui est spécifique. Il s’agit d’une méthode permettant de standardiser la détection d’une espèce donnée. Dans le metabarcoding, il s’agit d’une détection simultanée d’un grand nombre d’espèces appartement à une branche phylogénétique plus ou moins vaste. L’usage métaphorique du terme code-barre, issu de la sphère commerciale de la distribution, confère une dimension mercantile au catalogage de la biodiversité.

[3] « The unseen majority » (Whitman, Coleman et Wiebe 1998, p. 6578).

[4] Cette étude est à cet égard typique du basculement progressif d’une biologie basée sur des hypothèses (hypothesis-driven research) vers une biologie basée sur des données (data-driven research), où il s’agit d’obtenir des données dont l’analyse doit permettre a posteriori de construire les objets de recherche.

[5] Notons qu’en anglais, « microbiome » désigne autant l’ensemble des génomes d’une communauté microbienne vivant sur/dans un organisme animal que la communauté microbienne elle-même, alors que cette dernière est plutôt désignée par « microbiote » en français.

[6] La page officielle du projet peut se consulter ici.

[7] Le texte en question, d’où provient la citation, peut être consulté ici.

[8] Le petit texte en question peut être consulté ici.

[9] Un article récent dans la revue Science relate les difficultés sociales auxquelles sont confrontés les Hadza et qui incitent certains chercheurs à abandonner ce terrain de recherche sur le microbiome, car n’étant déjà plus représentatif d’un mode de vie de type chasseur-cueilleur. Cet article évoque aussi la lassitude de cette population à être objet d’étude. Une femme Hadza aurait dit : « My body is tired, I’m tired giving my hair, my poop, my spit, my urine » (Gibbons 2018, p. 704).

[10] Cette prise de responsabilité se traduit, dans des cas extrêmes, par des démarches radicales de do it yourself par lesquelles des individus modifient, de leur propre initiative et en dehors du cadre médical institué, leur microbiote par des transplantations fécales. Ce geste prend une forme radicale chez le biohacker Josiah Zayner qui, dans son projet Gut Hack, décrit une performance au cours de laquelle il a tenté, reclus dans une chambre d’hôtel, de combattre un malaise physique et psychique en remplaçant ses microbiotes intestinal, cutané et oral par ceux d’un donneur, après une prise massive d’antibiotiques pour éliminer ses microbiotes résidents. Ensuite, pour tenter d’objectiver la modification d’identité espérée, il a eu recours à des approches métagénomiques. Par ailleurs, des entreprises privées offrent des services de métagénomique censés répondre à un désir de connaître et de façonner son propre microbiote. uBiome propose ainsi, pour 199 dollars, un service de suivi du microbiome fécal au cours du temps, pour détecter son évolution avant, pendant et après « un changement de style de vie ». Le projet American Gut regroupe les données métagénomiques de quelques 100 000 clients qui ont, à leurs propres frais, fait séquencer leur microbiome fécal et rempli un questionnaire biographique et de style de vie.

[11] C’est sur cette phrase que commence un article sur l’emploi du eDNA, intitulé « Aquatic Biodiversity Assessment for the Lazy » (Hoffmann, Schubert et Calvignac-Spencer 2016, p. 846).

[12] Le site officiel de l’artiste peut être consulté ici.

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