L’encyclopédie collective.

http://www.wikipedia.org

Boris Beaude

En 1995, alors qu’Internet était encore très peu utilisé, Ward Cunningham développe un dispositif intitulé Wiki, en référence au mot hawaïen wikiwiki qui signifie « rapide ». Développeur de logiciels, il souhaitait créer un programme qui applique au contenu éditorial ce qui existe dans le cadre de la programmation open source. Construite autour d’un projet collectif, ce type de programmation repose sur un principe élémentaire : tout le monde peut contribuer à un projet open source en le modifiant, à condition de rendre cette modification librement accessible. Ce principe fut initialement proposé par Richard Stallman en 1984, un des initiateurs de ce concept. Il le structura autour de la Free Software Foundation (Fondation pour le logiciel libre) et du projet Gnu (Gnu is Not Unix, à l’origine de Linux puis de nombreux autres logiciels). Ce mouvement connaît toujours un important succès puisque Linux gagne régulièrement des parts de marché. Par ailleurs, le noyau du système os x d’Apple et plus de la moitié des langages utilisés par les sites Internet professionnels reposent sur ce principe. En cela, des informaticiens dispersés dans de nombreux pays travaillent collectivement depuis plus de vingt ans sur des logiciels qui sont actuellement aussi performants que ceux proposés dans le cadre d’offres commerciales. C’est le cas, entre autres, du système utilisé par le site Internet qui contient cet article.

Les protagonistes de ce mouvement considèrent l’informatique comme un langage et la programmation comme une production culturelle qui doit être librement accessible afin d’être utilisée et améliorée en permanence. La frontière entre ce type de production et les autres œuvres de l’esprit n’étant pas évidente, il n’est pas surprenant qu’en 1999, Richard Stallman suggéra d’appliquer ce principe à celui de l’encyclopédie. L’objectif est de mettre librement à la disposition de tous ceux qui peuvent accéder à Internet une encyclopédie produite collectivement par ses lecteurs. L’idée est provocante, tant elle suppose qu’au-delà de savoirs techniques précis, le concept d’open source pourrait s’appliquer à l’ensemble des connaissances, dès lors qu’elles sont elles aussi des productions sociales, immatérielles et donc aisément manipulables et diffusables par un réseau comme Internet. En 2001, Jimmy Wales et Larry Sanger se lancent dans ce projet en utilisant le programme de Ward Cunningham, donnant ainsi naissance au projet Wikipédia. Le rôle de ces deux fondateurs est simple. Alors que Jimmy Wales finance le projet, Larry Sanger met en place pendant un an la version anglaise de l’encyclopédie. Depuis le 20 juin 2003, une fondation a été créée pour gérer et financer le projet Wikipedia et les autres projets reposant sur le programme Wiki de publication libre de contenu, alors que l’encyclopédie contenait plus de 500 000 articles rédigés par plus de 5000 rédacteurs dans plus de 50 langues. Indiscutablement, le projet s’est autonomisé et une encyclopédie collective est parvenue à se développer sur cette base avec l’originalité de ne pas reposer sur la traduction des articles mais sur la contextualisation de leur production en fonction de la langue utilisée. En février 2004, il y avait en effet 213 000 articles en anglais pour 27 000 en français.

Néanmoins, s’il est peu aisé de comparer la qualité de deux programmes, il n’est pas plus simple d’évaluer aujourd’hui la qualité du produit d’une telle initiative. La lecture de quelques articles informe sur la nature des contenus ainsi élaborés. L’article « altermondialisation » permet de constater que ce mode de production ne succombe pas à la tentation du parti pris ou de l’idéologie. Comme l’annonçaient initialement les fondateurs de ce projet, les articles s’enrichissent par les modifications successives de leurs multiples auteurs, gagnant en objectivité au fil de sa construction collective. Après plus de 500 modifications, l’article présente le terme avec une distanciation peu commune pour un tel sujet. Rappelons-le, le fondement de cette encyclopédie est de permettre à quiconque de modifier un article ou d’accéder à l’ensemble des modifications qui ont été effectuées. Ainsi, il n’y a pas de modérateur ou d’ordre contre lequel s’opposer. Tout le monde peut lire, écrire ou modifier une entrée de l’encyclopédie. Les articles ne sont donc pas nominatifs, ce qui réduit les processus d’appropriation et limite les rigidités inhérentes à ce type de production. Par ailleurs, les actes de « vandalisme » à l’égard d’un article sont excessivement rares, puisqu’il n’y a pas lieu de s’opposer à ce que l’on peut librement modifier. L’acte de vandalisme est en effet d’autant plus réalisable que rien ne s’y oppose, si ce n’est la rectification de l’article par d’autres lecteurs. Il est ainsi rapidement relégué au sein des archives, parmi l’ensemble des modifications de l’article, lui enlevant sa dimension subversive. Les producteurs d’une telle encyclopédie sont animés par la conscience de participer à une œuvre collective. En contribuant à un article, ils peuvent espérer en retour autant de contributions qu’il y a de participants soit plus de mille fois plus. La synergie de l’ensemble a fait ces preuves dans l’élaboration de programmes extrêmement complexes. Beaucoup sont convaincus que cette encyclopédie n’échappera pas à cette règle.

Un tel projet s’inscrit donc dans la continuité de la cybernétique et de l’autorégulation des systèmes (Norber Wiener), mais il est aussi la manifestation de l’intelligence collective (Pierre Lévy), de la « vaste poubelle » qu’est Internet (Alain Finkielkraut) ou de l’utopie de la communication (Philippe Breton). Dominique Wolton relativisera probablement la portée d’un tel projet en rappelant que cela n’est pas nouveau et que ceux qui n’en comprennent pas le fonctionnement ne s’en portent pas plus mal. Néanmoins, Wikipédia existe. Cette encyclopédie est accessible gratuitement dès lors que l’on dispose d’un accès à Internet et vous pouvez dès aujourd’hui en enrichir le contenu. Elle valorise les connaissances de chacun, l’autocritique, le partage et la plupart des principes qui animèrent Internet lors de son élaboration. L’article « géographie », qui n’échappe pas au consensus, peut ainsi être enrichi par quelques spécialistes maintenant informés, comme d’autres le firent déjà pour grand nombre d’articles de philosophie ou de physique. Finalement, les imperfections de cette encyclopédie sont amenées à se résorber d’elles-mêmes. Production sociale, son contenu, sa richesse et sa diversité ne dépendent que de ceux qui la produisent. Les langues les plus représentées dans cette encyclopédie ne sont pas sans rapport avec le développement d’Internet dans les différentes « aires linguistiques ». Le polonais ou le suédois sont plus représentés que l’espagnol. De même, le contenu des articles présente une diversité inégale, relativement pauvre en sciences sociales, même si cela est moins vrai pour la version anglaise qui comporte huit fois plus d’articles que la version française. Enfin, les articles comportent des fautes d’orthographe que l’on n’attend pas dans ce type de contenus, ce qui ne saurait être excusé par le constat selon lequel cette tendance s’observe dans l’ensemble de l’édition. En cela, Wikipédia est une encyclopédie en élaboration permanente et confirme la diffusion croissante des contenus d’Internet à l’ensemble des connaissances, à mesure que son usage sort des catégories sociales fonctionnellement privilégiées telles que les informaticiens. Par ailleurs, elle profite du développement de l’accès à Internet puisque le nombre d’articles a plus que doublé en un an.

Une telle encyclopédie ne peut se penser sans revenir à ce qui la structure profondément. La réelle provocation de ce projet est de reposer sur un programme informatique et non sur un programme politique. Cela serait pourtant négliger la dimension politique de ce programme. Ses auteurs ne l’ont pas élaboré sans conception du vivre ensemble. Au contraire, cette pensée est au cœur du dispositif. Wikipédia s’inscrit donc dans les problématiques contemporaines de la modernité et de l’importance du système sur lequel reposent les relations entre les individus à mesure que les autres échelles sociales sont remises en cause. Dans une telle encyclopédie, qui a la responsabilité de ses mots ? Le contenu de ses articles n’est-il pas le reflet de ce que ses lecteurs souhaitent y voir ? Le principe de gratuité sur lequel repose un tel projet peut-il être généralisé à l’ensemble des productions de l’esprit, réduisant de ce fait la possibilité d’en vivre alors que la production matérielle serait la seule qui s’inscrirait dans l’économie marchande ?

Au 18e siècle, Diderot et d’Alembert pressentirent que l’évolution de l’imprimerie ouvrait de nouveaux horizons à la transmission des savoirs, afin que ces derniers puissent être transmis de génération en génération. Avec d’éminents auteurs tels que Montesquieu, Rousseau ou Voltaire, la première encyclopédie française fut de son temps, avec les moyens et l’idéologie de son temps. Wikipédia n’est-elle pas une tentative contemporaine, dans la continuité, d’assurer la production et la transmission de savoirs afin de les rendre plus accessibles et plus intelligibles, avec, elle aussi, l’idéologie de son temps ?

Encyclopédie Wikipédia

Article de Richard Stallman sur le projet Free Universal Encyclopedia and Learning Resource

Statuts de la Fondation Wikimedia

Articles « altermondialisation »

Article « géographie »

Résumé

En 1995, alors qu’Internet était encore très peu utilisé, Ward Cunningham développe un dispositif intitulé Wiki, en référence au mot hawaïen wikiwiki qui signifie « rapide ». Développeur de logiciels, il souhaitait créer un programme qui applique au contenu éditorial ce qui existe dans le cadre de la programmation open source. Construite autour d’un projet collectif, ce […]

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Boris Beaude, « L’encyclopédie collective. », EspacesTemps.net [En ligne], Objets, 2004 | Mis en ligne le 11 mars 2004, consulté le 11.03.2004. URL : https://www.espacestemps.net/articles/lencyclopedie-collective/ ;