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Serendipity.

Alteracadémisme.

Image1En France, comme ailleurs, on se plaint souvent des méfaits de l’académisme dans le système universitaire. Un système « académique » non pas au sens anglo-saxon d’« universitaire », mais au sens d’un conformisme et d’un formatage obligé. L’académisme apparaît lorsque les enjeux que défend une institution ne sont plus l’objectif recherché et la justification de son existence, mais lorsque c’est sa propre existence qui devient l’enjeu de son activité.

La première règle incontournable pour exister dans le monde de la recherche consiste à rédiger des articles, textuels, linéaires et d’une vingtaine de pages en moyenne dans les sciences sociales (« la » science a-sociale est moins prolixe), avançant une idée accessoirement nouvelle, très accessoirement renouvelante pour la pensée des autres chercheurs s’intéressant aux mêmes questions. Le nombre des articles publiés est important. La majeure partie de ces articles n’est jamais citée, voire jamais lue. Fruits de bien des efforts, ils restent au fond des bibliothèques universitaires, dans des réserves difficilement accessibles (bons de commande à un bibliothécaire irascible et attente d’une heure de la part du patient intéressé), et leur long séjour à l’isolement ne les bonifie jamais.

L’important pour le chercheur est que ces articles soient cités, au moins en bas d’un curriculum vitae, qui sera lui-même lu par d’augustes jurys et autres décideurs pour attribuer un poste, un fonds pour un projet de recherche, etc. Si un article attire leur attention, que soupèseront-ils alors ? l’intérêt de l’article, son aspect innovant, ses idées… ? vous n’y pensez pas : la revue dans laquelle il aura été publié, et peut-être, en ayant l’article en main ce qui est rarissime, sa bibliographie.

Le mode de références bibliographiques consiste à aligner et assimiler en un désordre tout alphabête, des gens pertinents rencontrés dans les colloques ainsi que les lectures hyper-contemporaines, avec « les » références classiques puissantes, indispensables à toute légitimation. Il ne faut pas oublier celles qu’affectionnent tout particulièrement les évaluateurs de l’article, que l’on ne connaît pas en général mais que l’on tente de déceler (à partir du comité de rédaction ou à partir de la liste du comité de lecture). Quel travail ! Citer donc un tas de références et se protéger sous le pare-critiques de penseurs reconnus contre lesquels la communauté ne pourra rien objecter. Ce système référentiel est en général très pauvre et se limite à quelques centaines de noms émanant d’un star system plus ou moins fin, qui suffisent à légitimer le propos, quand par ailleurs les réflexions fines ayant déjà traité d’une question sont souvent mal connues et mal assimilées. Cela engage les scientifiques à reposer sempiternellement, avec quelques années ou décennies de distance, les mêmes questionnements et à redécouvrir les mêmes idées.

Autre activité de la recherche, les projets proposés par les chercheurs et financés par les institutions, qui doivent donner lieu à des rapports de recherche collectifs. Il s’agit de rédiger un projet en s’astreignant aux multiples contraintes administratives dans les cadres inévitables mais très pesants des formulaires et de la fatidique date limite. L’objectif est de convaincre une assemblée de la pertinence de la piste de recherche proposée et parfois de l’aspect interdisciplinaire du travail. Une fois les finances allouées, il est fait très peu de cas du résultat, parfois réduit à un triste feuillet. Il n’est demandé que peu de comptes aux chercheurs ayant bénéficié de ces finances, et sûrement pas de rembourser les sommes allouées lorsque aucune trace n’est donnée d’une recherche non pas même pertinente mais simplement réalisée. Les équipes constituées sur le papier peuvent tout à fait, une fois les finances décrochées, se disperser et se replier en une prudente et individuelle concentration. Il en va de même d’un certain nombre de cellules de chercheurs abusivement appelées « laboratoires », au sein desquelles la communication interne et la cohérence intellectuelle est faible ou inexistante et dans lesquelles les points communs des chercheurs se réduisent au sigle précisant leur signature.

Enfin, le sacro-saint « poste » d’enseignant-chercheur en Université, base incontournable pour que son détenteur ait une parole légitime dans la communauté des chercheurs, en donnant, comme le prix à payer pour cette assise, un Tig [1] en enseignement. Cette mission, perçue comme un poids et non comme un enrichissement par beaucoup de chercheurs (notamment en premier cycle : publics considérés comme peu intéressants et copies nombreuses à corriger), est lourde en horaires et porte tort à leur temps de recherche, qu’ils considèrent comme la partie noble de leurs missions.

La chasse aux postes ouvre une à deux fois par année — il y a une grande et une petite saison. C’est une période particulière, durant laquelle une partie des chercheurs docteurs ou doctorants (s’il s’agit d’un poste d’Ater [2]) surveillent anxieusement le courrier puis, s’ils ont de la chance, sillonnent le territoire français afin d’aller parfois à deux auditions différentes le même jour à 500 km de distance. Il est quelquefois nécessaire, tout arrangement d’agenda étant inenvisageable, de faire un choix cornélien entre deux entretiens. Les candidats jouent ainsi leur survie de l’année ou leur salut ad vitam s’il s’agit d’un « poste », et gagnent très rarement.

Pour faire le point, voici donc le parcours du chercheur qui tente d’exister :

En premier lieu, il faut commencer par faire une thèse en choisissant si possible un objet intéressant, ainsi qu’un directeur de recherche stratégique : reconnu et bien en vue.

Lors du travail de recherche que constitue le doctorat, le chercheur se heurte parfois à des obstacles. Objets d’étude décrétés sans intérêt par la communauté des chercheurs, démarches interdites et parfois délimitations disciplinaires : il peut se voir reprocher, en référence aux méthodes ou des objets étudiés traditionnellement dans la discipline, de se situer « ailleurs », en dehors du champ disciplinaire, ce qui est particulièrement dangereux pour la reconnaissance de son travail. Celle-ci doit passer par plusieurs échelles : le clan, la discipline, la communauté nationale des chercheurs, l’internationale étant un luxe inutile. Il peut être sommé de choisir son camp, au sein d’une même discipline, entre des gangs composés autour de démarches scientifiques et surtout autour de personnages stratégiques : ce ne sont pas souvent des débats d’idées passionnants qui dessinent les relations entre ces gangs mais des conflits ou une ignorance étudiée de l’existence de l’autre.

Si le chercheur évite tous ces obstacles, il lui faut continuer par des publications, se faire connaître dans les colloques afin d’avoir plus de chances d’être cité, en retour de quoi le chercheur en formation va citer bien sûr les rencontres intéressantes dans ses articles publiés. Il faut ensuite décrocher un poste d’enseignant-chercheur dans une université proche de chez lui, souvent de Paris, et il exige de son réseau local un poste ici puisqu’il a été étudiant ici. Le manque de soutien de son réseau local peut être perçu comme une trahison.

Lorsque l’étudiant, au départ plein de l’envie d’apprendre, harassé par toutes ces prouesses inutiles, découvre qu’être un chercheur ne consiste pas nécessairement à être un spécialiste érudit sur un thème mais à avoir les outils pour remettre ce thème et ces outils traditionnels en question(s), il tourne souvent le dos à une recherche innovante pour devenir creuseur, utilisant les outils traditionnels de la discipline : un chercheur sans épistémologie, sans réflexivité, sans questionnement sur son activité pourtant intellectuelle. Cela convient parfaitement aux institutions et donne donc au creuseur un certain confort : sur tout ce qui touche à « son » domaine, il va travailler à devenir incontournable.

L’isolement du chercheur parvenu à passer tous les obstacles en compromettant plus ou moins sa pensée est parfois dramatique et conduit à une vraie souffrance intellectuelle, une solitude absurde. Les chercheurs qui ont réussi construisent souvent un personnage fort dans leur isolement envers et contre tous, ce qu’ils peuvent déplorer ; mais ils transmettent ce modèle à leurs successeurs : le modèle du chef autoritaire et admiré, modèle qui persiste si profondément dans nos sociétés.

Il paraît justifié que l’avis des pairs et des meilleurs ait un poids pour estimer, reconnaître la valeur de ce que propose un nouveau venu. Il paraît censé de mettre des critères communs en place, de façon organisée, validés par la société des chercheurs. Mais que les règles écrites donnent souvent lieu à des abus, à des mystères ou des non-dits, à des évaluations illisibles pour le chercheur en reconnaissance, brouille l’objectif de la recherche. Que cette société des chercheurs se fragmente en micro communautés, enferme la pensée. Que ce travail de légitimation passe par des critères faibles voire contre-productifs, le délégitime profondément. Que ce système ne mène pas souvent vers l’innovation et l’intelligence, mais vers la protection voire la défense des institutions nationales pour elles-mêmes et non plus pour ce pour quoi elles ont été fondées, freine constamment l’évolution de la réflexion.

Avec un peu de chance, le jeune chercheur va « réussir », c’est-à-dire qu’il va développer un petit réseau de proches avec lesquels il va être en contact régulier, pour réfléchir et échanger. Cette petite communauté francophone et souvent presque uniquement française durera, sauf accident, les décennies qu’il faudra pour que le chercheur atteigne la retraite tout en étant entouré, protégé. Il va de soi que l’ouverture sera rare envers d’autres disciplines et d’autres groupes, encore plus en ce qui concerne d’autres pays. Il élargira peut-être son réseau lentement par l’entrée de ses doctorants devenus docteurs, un réseau pratique et obéissant, qui prendront bientôt son relais et les décisions (scientifiques et stratégiques) qui concerneront, à leur tour, leurs propres doctorants.

Ce qui apparaît en définitive, c’est que ce système est bien rôdé et intégré par tous ses acteurs, du plus puissant au plus faible : Louis 14 en aurait été admiratif. Les plus forts et les majoritaires deviennent les castrateurs d’une pensée average, normative. L’agrégation ou la hiérarchie pèse sur l’innovation.

Faisons un rêve, celui d’un alteracadémisme.

Un autre académisme, et un académisme de l’altérité.

Ce sont d’abord les chercheurs renommés qui ont besoin de formation. Une formation à et par l’attention à la pensée des autres, afin de savoir s’extirper de leur propre système : savoir être dérangé, é-, ouvert-et-en-mouvement. Il est difficile de manier en même temps le lire et le produire. Mais si les pensées des autres sont bruyantes durant le temps de la production personnelle, concentrée et cohérente, il faut aussi pouvoir entendre vraiment ces alterpensées, pour elles-mêmes, lors de moments d’ouverture fondamentaux. Les chercheurs confirmés, peut-être durcis par les épreuves académiques, ont parfois perdu cette attention à la pensée des autres lorsqu’elle n’est pas dans leur ligne, qui pourrait en être transformée, mise à l’épreuve ; ils se mettent à fonctionner selon le mode informatique 0/1 : 0, les réflexions inintéressantes car elles ne nourrissent pas leur système de pensée / 1, les réflexions qui les intéressent car elles nourrissent leur système de pensée. Leur cohérence et leur rigueur deviennent rigidité et surdité, et ôtent sa vigueur à leur production. On a tous entendu des conférenciers de renom qui répondent à côté de vraies questions, pour réaffirmer leurs théories sans recul et sans doute, sans considération de leur interlocuteur ni reconsidération de leur propre réflexion. Le mandarinat, quand il n’est pas institutionnel, est souvent intellectuel ou tout simplement rhétorique voire social : un grand « nom » peut avoir des arguments légers qui gagneront un public acquis. Or comprendre le doute amené par autrui devrait pouvoir constituer la compétence même du chercheur : ‘ma compétence, c’est de savoir m’armer de ton regard critique’. En cela, les jeunes chercheurs sont mieux équipés.

Car c’est de l’alter, de l’autre dont on a besoin pour qu’une idée devienne éprouvée, meilleure, forte. Personne ne peut remplacer l’autre ! Un regard à croiser pour éclairer les enjeux, un accompagnement, une complicité dans l’achèvement du travail, dans le perfectionnement d’une pensée qui en vaut la peine, voilà ce qui devrait constituer les échanges entre les chercheurs. Et si l’idée n’en vaut pas la peine, les éléments explicites et rationnels pour le comprendre. Voilà ce que devrait être le rôle de pairs. Les chercheurs pourraient se former par ce dialogue, et s’ouvrir en ne négligeant aucun interlocuteur parmi les acteurs de la société qu’ils sont chargés de faire avancer : étudiants incultes, société civile aux préoccupations matérielles et immédiates, enfants candides, entreprises fondées sur le profit, personnels politiques tournés vers l’action publique, idéologues, etc.

Faisons le projet d’une société des chercheurs qui ne soit pas une communauté fermée dont l’entrée nécessite un rite de passage qui n’a plus rien à voir avec sa raison d’être. Celui d’une légitimité de la réflexion qui ne passe pas nécessairement par l’agrégat d’une communauté, ni par l’élection par un chercheur reconnu. Celui d’une recherche qui comprend comme évidente la prise de risque, que la société des chercheurs limite, auquel elle fait obstacle y compris dans ce qui devrait être fondé sur un risque, un salto de la pensée qui permet de savoir où l’on peut retomber, toujours au-delà.

Qu’aucun projet ou aucune production de recherche ne soit accepté qui n’ait un aspect de jamais-vu, qui ne provoque un étonnement, une remise en cause. Qu’une partie inaliénable des moyens soit allouée aux projets les plus fous ! Que plus personne ne rêve de devenir chercheur pour être un spécialiste et se plonger dans l’autisme le plus confortable ! Que les chercheurs en sciences sociales se frottent au monde, qu’ils vivent dans le monde, que la mobilité intellectuelle, spatiale, sociale, soit une exigence.

Que les jurys optent pour les candidats qui leur semblent superbes ! qu’ils se choisissent des collaborateurs et des successeurs dignes d’eux : meilleurs qu’eux encore.

Qu’aucun chercheur confirmé ne se borne plus à vivoter dans son réseau, bref ne s’entoure d’équipiers rassurants qui ne remettront pas son autorité en cause et qui voudront le suivre pour son « héritage » — terme ambigu. Que les chercheurs ayant réussi à réunir des gens, des auditeurs, de l’argent, ne se bornent pas à réaliser leur rêve de recherche : qu’ils se frottent aux contradicteurs, qu’ils partagent le pouvoir réellement avec leurs équipes remplies de brillants contradicteurs, qu’ils mettent encore plus de moyens à rechercher… le bouleversement !, le dérangement, le leur propre surtout — et ne croient pas être les seuls à pouvoir le provoquer, une fois que le système académique les a couronnés. Car que signifient les palmes académiques, cette couronne ? ne devrait-elle pas toujours être portée avec distance, avec ironie, avec un regret ? Qu’aucun chercheur à succès n’oublie d’être un héros shakespearien ! … plutôt qu’un chef de bande.

Ce rêve n’est pas si loin. La révolution sanglante n’est pas nécessaire, mais la réforme profonde de tous nos esprits est incontournable, et ce sont les jeunes chercheurs, les futurs mandarins en puissance qui la détiennent : en ne se laissant plus épuiser par ces jeux de stratégie dans le but de gagner du confort, mais en prenant des risques au nom de leurs idées, tournant le dos à ces pratiques ruineuses de la pensée.

Image2Il nous faut trouver la voie d’un alteracadémisme : une légitimation intelligente de la réflexion scientifique par la confrontation des idées, dans l’objectif de construire ensemble une pensée qui innove pour une meilleure construction des sociétés ; une mise en valeur plus qu’une validation ; une ouverture nécessaire vers les mondes extérieurs que sont les autres sphères réflexives, linguistiques et intellectuelles, les autres disciplines, les autres que les scientifiques, parmi lesquels même les étudiants de premier cycle, dont certains, dans la salle, sont là pour qu’on leur facilite la tâche d’être meilleur que nous ne l’aurons été.

Images : Robert Campin (le Maître de Flémalle), Merode Altarpiece ; et Détail, c. 1425. © The Cloisters, Metropolitan Museum of Art, New York. Thank you to Mark Harden’s website.

Abstract

En France, comme ailleurs, on se plaint souvent des méfaits de l’académisme dans le système universitaire. Un système « académique » non pas au sens anglo-saxon d’« universitaire », mais au sens d’un conformisme et d’un formatage obligé. L’académisme apparaît lorsque les enjeux que défend une institution ne sont plus l’objectif recherché et la justification ...

Bibliography

Notes

[1] Travaux d’intérêt général, disposition de justice.

[2] Assistant temporaire d’enseignement et de recherche. Ce type de poste renouvelé à l’année est destiné aux nouveaux docteurs, afin qu’ils puissent subsister tout en continuant leurs travaux et en commençant à enseigner.

Authors

Emmanuelle Tricoire

Elle a été professeure d’Histoire, de Géographie et d’Éducation civique dans l’enseignement secondaire à Metz, à Marseille où elle a participé à la revue pédagogique La Durance, et à Paris. Elle est l’auteure de l’article « Homère » du Dictionnaire de la géographie et de l’espace des sociétés (dir. Lévy et Michel Lussault, Belin, 2003) et co-auteure avec Jacques Lévy et Patrick Poncet de La carte, un enjeu contemporain, La Documentation Photographique, 2004, dont elle a réalisé le complément pédagogique. Elle travaille à l’interdisciplinarité dans l’enseignement et la recherche à la Faculté Enac de l’Epfl (École Polytechnique Fédérale de Lausanne). Elle est rédactrice en chef d’EspacesTemps.net.

Partnership

Serendipity.

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