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Résumé | Bibliographie | Notes

Sérendipité.

Oligoptique (alias traceur).

Image1« Essayez plutôt avec cette orthographe : elliptique » ! Le moteur de recherche Google nous invite à passer notre chemin, tout en indiquant le texte d’une anthropologue commentant le travail d’Émilie Hermant et Bruno Latour, consigné dans Paris, ville invisible. C’est de fait dans la galaxie Latourienne que l’on rencontre le terme. Oligos, c’est le petit nombre, et l’optique est la science de la vision. En les associant, nous sommes sur la voie d’un oligoptique qui ne voit que quelques uns (des éléments de la réalité). On peut alors songer à un dispositif terriblement efficace qui est tout le contraire : celui qui voit la totalité pour mieux la contrôler et la maîtriser, le panoptique, inventé par un économiste-utilitariste se faisant architecte pour l’occasion. Une simple idée d’architecture disait Jeremy Bentham, car c’est de lui dont il s’agit, pouvant contribuer à l’économie budgétaire (moins de surveillants), au redressement des déviants (à l’école comme à la prison) et à l’autocontrôle des détenus…

Tout cela, l’oligoptique ne le fait pas : il ne suit que quelques uns des constituants d’une société mais il cherche à les suivre au mieux, traçant leurs mouvements et trajectoires. Autant, d’un côté, l’on se situe dans des dispositifs architecturés (et les panoramas ont certaines qualités des panoptiques), facilement figurés et qui ont fasciné et polarisé la vie urbaine du 19e, autant les oligoptiques prennent finalement des formes discrètes. Plutôt désignés comme des « centres de calcul » dans des textes plus anciens de Bruno Latour, les oligoptiques reviennent en force lorsqu’il s’agit de « refaire de la sociologie », de tracer les réseaux et associations qui nous relient (Devisme, 2007) : leur forme peut considérablement varier, entre une cellule de travail, un comité ad hoc, une société d’économie mixte dédiée à un projet, une charte de travail… Mais ce sont toujours des prises empiriques que le travail scientifique ne peut négliger ou court-circuiter. Le souci pragmatiste, attentif aux conséquences des actions, se doit de les considérer de près. Ainsi lorsque l’enquêteur s’y met, il trouve des objets et des actants qui organisent le monde dans lequel nous vivons, rarement exposés et donnés à voir mais puissamment configurants ! Ce sont souvent des lieux-moments de travail qui mettent en mouvement d’autres actants ― leur puissance vient de cette capacité de mise en branle. Et si l’on ne peut rien observer, alors on ne peut rien dire.

Penser l’urbain contemporain, c’est être attentif aux oligoptiques, notamment ceux qui contribuent à rendre concrets des agglomérations et métropoles, des gouvernances et systèmes d’acteurs, des logiques centripètes et centrifuges… Mais c’est simultanément être en prise sur les panoramas ― anciens et émergents (ce qui chagrinera tout partisan d’un programme fort excluant l’un ou l’autre) ― car tous deux ― oligoptiques et panoramas ― permettent de localiser le global, l’un scientifiquement ― le réalisme revenant à ne pas se raconter d’histoires, à ne pas construire de théories qui seraient autant d’écrans de fumée dont les chercheurs ensuite se plaindraient ―, l’autre politiquement ― la figuration permise et induite par le panorama étant probablement un incontournable medium de transformation du réel. L’un ne va pas sans l’autre, mais c’est une erreur que de les mélanger. Avec les oligoptiques, le chercheur doit être en mode immergé et s’apprêter à voyager. Il ne peut plus raisonner « toutes choses égales par ailleurs », il ne peut plus se cantonner à son sillon, son rail spécialisé de recherche. Il doit remonter les filières, croiser des dimensions, associer des disciplines. Soucieux de l’actualité des panoramas, il peut ensuite contribuer à en mieux cerner les enjeux que l’on qualifiera de politiques, quitte à leur donner forme ― ce que font Bruno Latour et Peter Weibel dans l’exposition « Making things public ». Mais c’est bien dans un second temps que viennent les sites et les formes.

Historiquement, les panoramas désignent d’abord des dispositifs produisant des illusions, projetant sur une surface sphérique un spectacle, une fresque, de la même manière que se signalent aujourd’hui les salles Omnimax qui donnent toujours l’impression que l’on y est. À quoi peuvent-ils répondre aujourd’hui ? L’enjeu est bien de livrer une expérience visuelle d’un territoire, d’un ensemble. L’histoire de l’urbanisme est marquée par cette qualité des panoramas. Ils participent, comme le montre Latour, d’une volonté d’équiper les humains de désirs de totalité et de centralité. Les prendre au sérieux, c’est comprendre en quoi ils préparent à la composition du collectif. Il s’agit de voir la ville, de l’éprouver : pas de volonté de centralité sans de telles expériences. Que font alors les panoramas ? « Ils recueillent, ils encadrent, ils ordonnent, ils structurent, ils organisent ; ils sont à l’origine de ce qu’on entend par un zoom bien réglé. Ainsi, même s’ils nous prennent au piège, ils nous préparent néanmoins au travail politique qui nous attend. Grâce à leurs nombreux effets spéciaux, ils offrent comme une avant-première du collectif avec lequel il s’agit pourtant de ne pas les confondre. » (Latour, 2006, p.276).

Si les panoramas produisent des illusions qui font agir, il ne faut pas pour autant les prendre pour le monde lui-même dont la saisie réclame d’autres instruments (bien que les Don Quichotte soient assez nombreux en urbanisme). Comment tracer l’activité urbanistique, comment la raconter en se tenant au plus près de ceux qui agissent, sans à notre tour jouer les panoramistes ? Il faut bien distinguer un compte-rendu des histoires que racontent les édicules figuratifs et le compte rendu de l’activité urbanistique elle-même. Et pour cette deuxième tâche on l’aura compris, l’attention aux oligoptiques est recommandée !

Image : « Red Eye », Clarita, Morguefile.com.

Résumé

« Essayez plutôt avec cette orthographe : elliptique » ! Le moteur de recherche Google nous invite à passer notre chemin, tout en indiquant le texte d’une anthropologue commentant le travail d’Émilie Hermant et Bruno Latour, consigné dans Paris, ville invisible. C’est de fait dans la galaxie Latourienne que l’on rencontre le terme. Oligos, c’est ...

Bibliographie

Laurent Devisme, « Mettre les Sciences Sociales au travail », EspacesTemps.net, Il paraît, 04.04.2007, http://espacestemps.net/document2215.html.

Émilie Hermant et Bruno Latour, Paris, ville invisible, Paris, Les empêcheurs de penser en rond/La Découverte, 1998.

Bruno Latour, Changer de société. Refaire de la sociologie, Paris, La Découverte, [2005] 2006.

Notes

Auteurs

Laurent Devisme

Enseignant-chercheur à l’École Nationale Supérieure d’Architecture de Nantes, directeur du laboratoire « Langages, Actions Urbaines, Altérités », il dirige par ailleurs plusieurs programmes scientifiques portant sur l’urbanisme des espaces contemporains et le périurbain. Il est membre du comité de rédaction des Annales de la Recherche Urbaine et du comité de lecture des Cahiers de la Recherche Architecturale et Urbaine. Se qualifiant volontiers d’urbanologue, ses travaux portent principalement sur les logiques de l’urbain et les pratiques de transformation spatiale. Il a notamment publié La ville décentrée. Figures centrales à l’épreuve des dynamiques urbaines (L’Harmattan, 2005).

Partenariat

Sérendipité.

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