Un manifeste.

Réfléchir la science du social.

Depuis sa naissance comme revue indépendante, EspacesTemps a développé sa démarche dans quatre documents différents appelés « manifestes » (1976 ; 1981 ; 1995 ; 2007) qui ont constitué autant de jalons dans le parcours de la revue. Ce nouveau manifeste dit pourquoi et comment EspacesTemps doit créer du neuf pour être davantage fidèle à son projet.

Un projet et une ambition réaffirmés.

La revue se fonde sur la conviction qu’une science du social est nécessaire et possible. Le social existe comme réalité spécifique, il est pensable comme tel et, sous certaines conditions, il est transformable par l’ensemble de ses acteurs. De fait, celles et ceux qui explorent et cherchent à comprendre les mondes sociaux travaillent tous peu ou prou sur les mêmes problèmes et les mêmes enjeux. Ce constat ne remet pas en cause la nécessité de multiplier les travaux sur des objets limités et circonscrits. Mais il invite aussi à créer des espaces de discussion permettant de dépasser les cas particuliers et de croiser les diverses dimensions de la vie en société.

Cependant, les découpages disciplinaires permanents indurés par des institutions définis indépendamment de ce que contient chaque « territoire » et de ce que fragmente chaque « frontière », ont montré leurs faiblesses. En effet, l’innovation se produit presque toujours sur les marges des domaines les plus établis et, si l’on souhaite l’encourager, il ne faut évidemment pas créer des barrières infranchissables. Le problème se pose tout spécialement dans le monde francophone marqué par le fait que, en France, les logiques étatiques ont tendu à enfermer la recherche dans un cadre bureaucratique centralisé, rigide et fragmenté.

Notre démarche concernant la science du social se situe dans la perspective plus générale des sciences contemporaines. Celles-ci s’emploient à développer la composante objective de la connaissance par une réflexivité illimitée, des approches les plus concrètes à celles, toujours plus élaborées, qui cherchent à prendre du recul sur les connaissances déjà construites. Cela suppose que les composantes théorique et épistémologique de la recherche prennent toute leur place, ce qui est loin d’être le cas aujourd’hui dans les sciences en général et celle du social en particulier. D’où l’attention particulière d’EspacesTemps à ce que, au-delà des distinctions entre le qualitatif et le quantitatif ou entre l’inductif et le déductif, théories et concepts soient au cœur des attentions de la revue.

Par ailleurs, l’efficacité de la recherche passe aussi par l’autonomie du travail scientifique. EspacesTemps récuse toute inféodation à une idéologie qui donnerait aux opinions politiques ou à l’allégeance à un groupe une primauté sur les résultats de la recherche. L’ambition de relever le défi de l’objectivité est constitutif de toute démarche scientifique. Cet horizon peut être visé sans la moindre naïveté : les chercheurs et leurs environnements ne vivent pas dans une bulle mais participent pleinement de la vie sociale. Pour être à la hauteur du contrat que le monde de la recherche passe avec la société, il s’agit justement de traiter cette immersion et les motivations de tous ordres des chercheurs non comme un frein mais comme une ressource pour faire gagner à la recherche davantage de capacité d’action et lui permettre de gagner, au bout du compte, en inventivité autant qu’en rigueur.

Enfin, la revue travaille à un dialogue permanent avec les autres domaines de la connaissance qui sont autant de sources d’inspiration pour la science du social : technologies sociales (droit, éducation, urbanisme, etc…), mathématiques, sciences de la matière et du vivant – avec les technologies qui leur sont connectées –, arts et philosophie. EspacesTemps s’emploie à multiplier les passages d’un registre à l’autre au moyen de « traductions » et de « transmutations » qui ne vont jamais de soi. Les ressources des autres domaines, aussi éloignées soient-elles, peuvent créer des proximités et des convergences majeures, à condition de faire en sorte que la circulation des idées ne leur fasse pas perdre, au passage, leurs qualités initiales.

Le travail scientifique consiste en une combinaison spécifique de raison et de vérité et notre engagement politique, c’est de contribuer à la coproduction de ces matières premières qui sont, aussi, deux biens publics. Ceux-ci, composantes de tout processus de développement des sociétés contemporaines, le monde de la recherche a, plus que quiconque, la responsabilité de les protéger et de les faire prospérer.

Une revue scientifique fondée sur une ligne éditoriale.

Si la démarche d’EspacesTemps répond à un projet intellectuel de long terme, elle correspond également à l’analyse de l’existant.

Or certaines évolutions récentes inquiètent. Tandis que le travail de la recherche pâtit de plus en plus de la fragmentation des disciplines au sein des « sciences sociales » ou des « sciences humaines », d’innombrables textes sont écrits par des chercheurs toujours plus nombreux dont la carrière dépend en grande partie du nombre de leurs publications. Associé aux risques d’écrêter l’innovation que comporte l’évaluation par les pairs (peer review) et renforcé par la multiplication de revues microthématiques, ce phénomène inflationniste se condense dans un mainstream appauvri, par rapport auquel se construit une hiérarchie non fondée sur la qualité des contributions mais sur d’autres critères. Une standardisation à tendance hégémonique s’installe, faisant du système de publications un maillon faible de l’invention scientifique. Enfin, les plateformes « prédatrices » peu regardantes sur les contenus et les revues qui prétendent ne pas avoir de ligne éditoriale ne servent pas le travail scientifique. Quant aux logiques de « portail », offrant un accès appauvri à la connaissance, elles ont pour effet d’effacer la singularité des revues et d’invisibiliser le travail nécessaire à la réalisation d’une publication scientifique de qualité.

Aussi estimons-nous que la recherche a tout intérêt à disposer de revues qui publient des articles en relation avec un projet éditorial explicite. EspacesTemps existe pour donner vie et force à ces idées, ces démarches, ces horizons. C’est une revue, et non un simple site, une plateforme, un portail, un forum ou un blog. N’y sont publiés ni des messages, ni des posts, mais des articles scientifiques. La revue sélectionne, en suivant une procédure stricte, les textes qu’elle publie, après avoir accompagné leurs auteurs dans un travail interactif et itératif. Cela se fait dans l’esprit d’une ligne éditoriale, que ce Manifeste exprime.

Pour mettre en œuvre cette orientation, la revue a fait preuve de pragmatisme. Elle a été parfois adossée à des institutions universitaires ou à des plateformes, à la condition expresse que cela facilite son travail d’édition et de diffusion de la recherche sans que, en aucun cas, cela puisse affaiblir sa démarche.

Depuis 2022, EspacesTemps est devenu un éditeur scientifique totalement indépendant. Cela lui permet de développer son projet en apportant au public sa singularité dans le paysage éditorial. Celle-ci se construit par ses orientations intellectuelles mais aussi par son mode de fonctionnement original, avec son ouverture aux langages non verbaux et ses écritures non conventionnelles, ses évaluations en double transparence et l’accompagnement du travail d’écriture très en amont de la publication. C’est ainsi qu’EspacesTemps espère, modestement, influencer la dynamique de la recherche dans la science du social.

En contrepartie, la revue doit, par un modèle économique efficace, se donner les moyens de son indépendance un modèle économique cohérent : elle développe ainsi des échanges productifs avec des institutions, elle invite ceux qui tiennent à son existence à apporter leur soutien… En attendant, peut-être un jour prochain, la mise à contribution directe de ses lecteurs et de ses lectrices, sans qui, au fond, une revue n’est rien.

Dans le domaine de la recherche tout autant que dans n’importe quel processus créatif, le travail de médiation (quel que soit le nom qu’on lui donne, par exemple « édition » ou « production ») apporte, à notre avis, une valeur ajoutée considérable. Celle-ci consiste à offrir une cohérence sur laquelle (dans le cas de l’écrit), chercheurs et citoyens peuvent s’appuyer pour tirer le meilleur parti de leur lecture. C’est à cette médiation exigeante qu’EspacesTemps s’emploie, se voyant dans l’ensemble conforté dans le choix fait depuis 1975 d’une publication scientifique qui s’engage, par tous les moyens disponibles et quoi qu’il lui en coûte, à publier des travaux propres à faire avancer la connaissance. Les évolutions récentes incitent la revue à avancer de manière encore plus déterminée dans cette voie.

Références.

EspacesTemps. 1976. « Manifeste ». 4 : 3-17. https://doi.org/10.3406/espat.1976.2930

EspacesTemps. 1981. « Réfléchir les sciences sociales : pour une nouvelle revue ». 21 : 6-14. https://doi.org/10.3406/espat.1981.3150

EspacesTemps. 1995. « Réfléchir infléchir. Le Manifeste d’EspacesTemps ». Tiré à part.

EspacesTemps.net. 2007. « Se projeter, ensemble. EspacesTemps.net, un devenir à construire ». dans la Traverse « L’avenir de la revue en débat ». https://www.espacestemps.net/articles/se-projeter-ensemble/