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Serendipity.

Walking off tracks: errances dans le Sinaï.

Le Sinaï est un petit triangle de lithosphère, dont personne ne sait exactement s’il est africain ou asiatique et dont chacun admet qu’il est, en dépit de cela, très important. Un Dieu y a inventé la loi et la numérotation décimale en même temps. Il a aussi inventé la sanction pour qui ne la suit pas. Ce Dieu, habile et précurseur, y a également inventé la mise en spectacle de l’énoncé de la loi. Veau d’Or récusé et Buisson Ardent lumineux sont comme les figures d’anticipations symboliques des conflits meurtriers qui, en 1956, 1967 et 1973 décideront du fait que la loi qui s’applique dans le Sinaï est égyptienne ou israélienne…

Depuis 1979 la loi est égyptienne et aujourd’hui le Sinaï est avant tout touristique, ce qui suppose que tous ses attributs géo-ontologiques antérieurs sont en train d’être renégociés selon des normes économiques pour lesquelles le sacré est peut être moins important que le calcul (décimal) en livres égyptiennes (environ 6,5 pour un Euro).

C’est alors que la carte entre en jeu. Voici celle qui, en 2008, à partir d’un fond venu de Google Earth informe les touristes de ce qu’il convient de voir lorsqu’ils arrivent, depuis Sharm El Sheik, sur l’extrême pointe sud du triangle du Sinaï. Elle est publiée, avec d’autres, dans un fascicule édité par le gouvernement égyptien. Cet opuscule, très informatif et remarquablement bien illustré, contient quatre cartes des sites touristiques les plus écologiquement « représentatifs » du littoral du Sinaï.

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“National Parks of Egypt, south Sinai sector” par M.P. Pearson, A. Judy, O. Hasan, H. El Shaer, W. Salama. Published by Egypt Environmental Affairs Agency, Dpt of natural protectorates, Cairo, 2008.

L’une d’entre elles (ici celle du parc national de Ras Muhammad) dépeint d’abord un lieu unique, le détroit de Tiran, où golfe de Suez et golfe d’Aqaba se croisent, comme une dorsale et une direction transformante. Le tombolo sableux, construit par la dérive littorale venue du Nord-Ouest (et des vents méditerranéens) pousse les sédiments vers le sud et étend chaque année le territoire égyptien vers l’Arabie Saoudite, en fermant un peu plus le golfe d’Aqaba, donc le trafic vers le port israélien d’Eilat. De 1967 à 1979 Israël a occupé militairement non seulement ce site, mais les îles au large (dont celle de Tiran qui appartenait à l’Arabie Saoudite) pour garantir une (relative) liberté de navigation dans ce détroit. La géopolitique entretien toujours des relations délicates avec les processus sédimentaires qui déplacent les frontières maritimes.

Cet aspect des choses n’est cependant pas celui qui mobilise le plus immédiatement les touristes (égyptiens et étrangers) utilisateurs de la carte. Ce qui frappe est autre chose, moins géopolitique et plus local. La carte sait dire, comme la loi, ce qui est permis, ce qui est interdit, et elle le dit en indiquant, au contraire de la loi, que selon les lieux, la licence et la prohibition sont en relation variable. En ce sens la carte est aussi sévère que la loi, mais beaucoup plus subtile. Elle est moins rigoriste, plus humaine, moins divine donc, mais pas moins sacrée pour autant.

Les éléments (classiques) de sémiologie graphique accordent une large importance à des noms de lieux et à des pictogrammes dont on devine facilement qu’ils indiquent des activités. Le symbole le plus « gros » est une interdiction qui spécifie que « driving off tracks » is « prohibited ». Le choroplète [1] le plus vaste (pas loin de 5 km2 au total) est une interdiction formelle instituée par la catégorie réglementaire de closed area. Rien d’autre n’est interdit sinon de prélever quoi que ce soit. Parmi les pictogrammes (dont la signification n’est visible qu’au verso de la carte), certains indiquent que la plongée (bouteille) est possible, d’autres que la plage accueille les touristes pour l’apnée. Des signes évoquent la présence de toilettes, de points de vue, de campings. En chaque lieu des activités sont possibles.

En certains lieux rien n’est indiqué : pas d’interdit, pas de pictogrammes. Si l’on regarde plus attentivement, ces lieux sont aussi ceux qu’aucune route ne dessert, ce sont des déserts inaccessibles. S’il n’y a pas de route, que le driving off tracks est interdit, logiquement nul ne peut s’y rendre. Il est logique de n’y rien prescrire puisqu’il n’y a personne qui puisse y entendre la prescription.

La carte délimite donc des espaces et y confine des usages. En chaque lieu accessible, une sorte de code de conduite est signifié, qui est destiné à ce que le flux (modeste mais pas négligeable) de visiteurs ne cause pas de problèmes aux écosystèmes locaux. On trouve en effet, sur le site numéro 12, la mangrove la plus septentrionale de toute la Mer Rouge. Il s’agit d’un isolat de quelques palétuviers épars, non jointifs, petits mais vivants et se reproduisant sur place en étendant leur emprise de quelques mètres carrés supplémentaires chaque année. C’est une position de limite écologique que l’écosystème repousse vers le Nord progressivement et c’est donc un lieu intéressant en tant qu’il pourrait être un des points clés pour étudier les effets du changement climatique en milieu littoral aride. En dehors de cet enjeu scientifique, le littoral a des attraits plus faciles à vendre aux touristes. On y trouve (facilement) des balbuzards pécheurs, on peut y observer des passages de dauphins, le sable est fin, blanc, propre et la baignade facile. L’eau est habituellement au dessus de 22° en hiver.

Sous l’eau le fond est en sable immaculé et totalement désert. Il n’y a pas de flore (et pas davantage de faune) sur un fond sableux en Mer Rouge, sinon quelques annélidés enfouis, ou occasionnellement, une raie. Au large, à plus de 200m, un platier corallien affleure (il est donc infranchissable à la nage) et son rebord extérieur, qui plonge à plusieurs dizaine de mètres, est un écosystème en parfait état écologique. Toute pêche y est interdite.

Les seuls endroits de la côte d’où l’on pourrait nager vers la bordure externe du platier à travers une échancrure qui le déchire sont interdits. Ce sont les couloirs que les tortues marines empruntent pour venir pondre sur les plages. Pour cette raison tout accès est prohibé, ce qu’indiquent les hachures rouges sur la carte. Il y a une forme de sacralisation de l’espace dès lors que des animaux « en danger » y trouvent un refuge pour leur reproduction. Ici, tout humain est fautif !

Ailleurs, dans d’autres parties de ce parc naturel, l’humain est bienvenu. Mais les seuls endroits où l’on peut nager sont donc les endroits où il n’y a que du sable et aucun corail à observer. Sur Google Earth ce sont les endroits où la Mer Rouge est bleue. Là où elle est noire, les profondeurs sont plus fortes mais la baignade interdite. Pour accéder aux récifs il faut absolument prendre un bateau à Sharm El Sheik et s’inscrire dans le parcours habituel des organismes touristiques gérant les activités de plongée.

En un sens toute cette organisation de découpage spatial est parfaitement efficace pour assurer ce double enjeu : drainer des visiteurs, éviter que ces visiteurs n’impactent les parties fragiles du site. Les techniques de contrôle spatial par le zonage sont excellemment mises en œuvre. On le comprend d’autant plus aisément que des scientifiques ont contribué à la délimitation de ces différentes zones et que l’État égyptien a l’habitude d’affecter des policiers et des militaires au contrôle de barrages sur toutes les routes du Sinaï. Ici s’y ajoutent les rangers du parc. La loi qui protège les écosystèmes, traduite par la cartographie en interdits spatiaux, est visiblement mise en spectacle par l’armement ostensible de ces différents protagonistes du contrôle. Il y a des tranchées le long de la route, des barbelés, des barrages avec des chicanes, des obstacles et des hommes armés. Tout visiteur intériorise rapidement l’idée de la sanction en cas de défi à l’interdit.

Une activité n’est jamais mentionnée, la marche à pied. Rien ne l’interdit. Simplement, personne ne la pratique, du moins habituellement. Les touristes arrivent en car, se baignent et sont re-véhiculés vers une destination différente. Les plongeurs ont un équipement qui ne permet pas de marcher longtemps. Le climat, l’absence totale de végétation (à terre) et d’eau douce dissuade tout le monde, ou presque. Mais, au point 8 il y a un camping ! Régulièrement il est vide. Parfois des touristes « originaux » s’y installent et marchent à pied autour. L’échelle de la carte fait clairement percevoir qu’en quelques kilomètres on peut accéder à des endroits non interdits et non aménagés du tout. Ce sont exactement ces espaces sur lesquels aucun zonage ne s’applique parce qu’il était impensable que quelqu’un s’y rende. Effectivement ce sont des portions de côtes sur lesquelles il n’y a rien, sinon des roches et des sables, exactement semblables à ceux sur lesquels les pictogrammes invitent à se concentrer. Un minimum de logique a fait penser aux autorités du Parc que personne ne serait assez fou pour marcher en plein soleil au milieu des scorpions et des serpents pour aller voir… rien du tout, ou rien de différent de ce qu’on peut voir depuis la route et ses parkings. Des touristes qui feraient ce choix sont donc, en un sens, illogiques et incontrôlables, sinon par des rangers qui doivent prendre les mêmes risques et les mêmes itinéraires qu’eux.

Dans la pratique il y a six ou sept cas par an. Des touristes, toujours étrangers, s’éloignent des routes, marchent et visitent des surfaces de sable qui sont hors de ce que la légende de la carte a nommé, délimité et affecté à un usage. Il y a donc des espaces sur la carte qui sont hors légende et, globalement, il ne s’y passe jamais rien. On marche en plein dans le blanc des cartes et dans le vide de l’aménagement touristique. On est alors dans un désert si total, si réellement vide de toute vie que, rapidement, on revient dans le droit chemin des espaces balisés. De ce point de vue, la carte qui désigne les lieux autorisés désigne aussi les lieux intéressants qui, dans un tel désert littoral, sont rares. La loi du désert prévaut toujours, disent les Bédouins du Sinaï.

L’étonnante expérience de Ras Muhammad vient du fait qu’il faut sortir des itinéraires pour s’apercevoir que dans un tel lieu, hors les itinéraires, il n’y a rien ! On comprend alors bien pourquoi ce sont des touristes étrangers qui s’aventurent ainsi à marcher loin des routes. Aucun habitant local (des Bédouins) ne le ferait, sachant depuis des générations qu’un désert n’est pas une surface à parcourir librement, mais un réseau d’itinéraires dont il ne faut pas dévier. Aucun Égyptien (non Bédouin) n’envisage davantage d’aller flâner dans un désert puisqu’il sait, peut-être depuis les Pharaons, qu’un désert n’a d’intérêt que s’il recèle quelque chose, un site religieux, un puits ou une mine par exemple. De plus tous les sites religieux du Sinaï sont situés sur un puits et à proximité d’une mine. Quand des scientifiques égyptiens cartographient un lieu et élaborent un document qui, explicitement, indique des surfaces vides, ils impliquent également que ces vides n’ont aucun intérêt, à aucun point de vue. Seul un être totalement étranger à la connaissance écologique et culturelle du lieu peut imaginer qu’ils se sont trompés !

En fait cette carte nous dit, simplement, qu’un désert littoral de zone subtropicale aride, c’est vraiment totalement désert, et que, là où une vie existe, elle est hyper localisée et doit être soigneusement contrôlée, gérée, prise en charge par des lois qui sont les conditions de son maintien dans le temps et l’espace. Il faut sans doute être « occidental-tempéré » pour avoir besoin de faire une expérience de marche à pied hors légende avant de comprendre cela.

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Le Sinaï est un petit triangle de lithosphère, dont personne ne sait exactement s’il est africain ou asiatique et dont chacun admet qu’il est, en dépit de cela, très important. Un Dieu y a inventé la loi et la numérotation décimale en même temps. Il a aussi inventé la sanction pour qui ne la suit ...

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