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Serendipity.

Visible ou invisible ?

(A) Stéphane Beaud, Joseph Confavreux, Jade Lindgaard (dir.), La France invisible, 2006. (B) François Bégaudeau, Arno Bertina, Oliver Rohe, Une année en France. Référendum/banlieues/Cpe, 2007.

Ce compte-rendu a été publié dans Lieux Communs, les Cahiers du Laua n°10. La rédaction d’EspacesTemps.net remercie Lieux Communs, les Cahiers du Laua pour l’autorisation de publication de cet article.

Image1Cette note de lecture concerne deux ouvrages qui revendiquent un déplacement des pratiques de ceux qui les écrivent, qu’ils soient chercheurs, journalistes, écrivains, avec pour objectif d’entrer dans le débat public ou d’en modifier les termes. Je ne m’attarderai pas sur leurs différences assez évidentes, l’un, La France invisible, est le résultat d’un travail d’enquête, mêlant portraits, analyses, témoignages, il est écrit par une dizaine de chercheurs et de journalistes d’investigation, publié à « La Découverte » sous la direction de Beaud, Confravreux et Lindgaard ; le second, Une Année en France, référendum/banlieues/Cpe, est signé par trois écrivains, Bégaudeau, Bertina, Rohe, il est quant à lui, paru chez Gallimard. Les premiers parlent des populations invisibles, les seconds de ceux qui se sont rendus très visibles dans l’espace public.

Les auteurs des deux ouvrages dénoncent le fossé entre les logiques sociales et les scènes politiques et médiatiques, entre le vécu des Français dans les situations de précarité et des jeunes de banlieue et leurs représentations dans les discours politiques, médiatiques, statistiques. Ils misent sur la force de la description, dans sa capacité à soulever les couvercles idéologiques et revendiquent de parler de choses concrètes, voire matérielles, témoignent de la vie des gens, décrivent physiquement ce qu’ils voient, cartographient le pays à un instant donné, écrivent les récits de trajectoires singulières, mettent à plat des faits et déjouent le piège des mots, tout en s’autorisant à jouer avec.

Leur objectif est de mettre en cause des catégories routinisées, des concepts lourds et datés qui rendent la société illisible, de lutter contre l’exclusion sémantique, de travailler à abaisser la logique de la peur.

Ces dispositifs d’investigation sociale renouvellent aussi le travail d’écriture. Les deux ouvrages sont collectifs, ils déplacent la notion d’auteur, brouillent les registres classiques entre investigation journalistique, littérature et productions de recherche. Ils sont au plus près des situations immédiates, publiés pour alimenter le débat public au moment des échéances électorales, les titres placent la France au centre de l’enjeu : « La France invisible », « Une année en France ».

Dans La France Invisible, les textes restituant les récits, enquêtes, portraits ont pour titres : accidentés, intoxiqués, délocalisés, démotivés, discriminés, disparus, dissimulés, égarés, éloignés, expulsables, expulsés, mais aussi rénovés, sous-traités…, ces images utilisées jusqu’à la déréalisation, dévoilent cette fois les réalités vécues individuellement faites de sentiments de honte, d’échec, d’isolement, d’abandon. Ce livre est une critique de la logique de la victimisation, avec ses effets en chaîne en termes de minimisation condescendante, d’individualisation psychologisante et de négation de toute revendication et d’issue politique. Au fil de la lecture, la parole des personnes concernées, suivie de textes d’analyse, retourne les phénomènes de dissymétrie, dessine ce que pourrait être une nouvelle manière de repenser les processus de décision et les logiques de représentations politiques.

Une année en France joue également sur un processus de retournement, cherche la valeur politique et la dimension historique de ces trois événements, manifestations de la rue — dites spontanées — qu’ont été le non au référendum, l’embrasement des banlieues de novembre 2005 et le mouvement anti-Cpe de mars 2006.

La lecture croisée de certains chapitres tirés des deux ouvrages permet de repenser les liens entre espace physique, symbolique et politique et les effets du redoublement de la norme de l’exclusion. Ainsi du chapitre « Eloignés », signé par Michel Samson, journaliste politique spécialiste du Front National, sur la vie en lotissement de ceux qu’il nomme les nomades du quotidien, relégués loin des centres villes, exilés à la fois par contrainte et par choix et «Centre, périphérie » écrit à trois mains par les jeunes romanciers dont voici un extrait :

« Travaillant à Dreux avec mes six bras (mes collègues jalousaient le travail qu’ainsi armé j’abattais), j’avais constaté que les jeunes ne payaient pas le train de banlieue qui – rarement – les emmenait à Paris. JAMAIS. L’argent (le manque de) n’y était pour rien. On ne payait pas, c’est tout. Pas de comptes à rendre à la Ratp, au réseau ferroviaire, au patrimoine public, à tout cela qui n’est pas nous.

Plus que les contingences, ce réflexe donne une mesure de l’écart symbolique entre les banlieues et… Et quoi ? La France ? Peut-être. La République ? Peut-être. Plus sûrement : la sphère que se représentent abstraitement les jeunes de banlieue, ce lieu où les choses se passent et se décident, épicentre de la Gaule dont tout procède et au ban de laquelle ils ont été mis et se mettent eux-mêmes, intégrant la norme de l’exclusion — réflexe populaire immémorial, mais sans doute accentué par le passif migratoire. C’est un peu comme quand les collégiens disent « ils » pour parler d’un auteur — m’sieur dans le premier paragraphe ils disent que l’héroïne elle a vingt-cinq ans. Flaubert, Zola, Queneau, Annie Ernaux, sont « ils » au même titre que l’époux de Cécilia Sarkozy, Lionel Jospin, François Bayrou. Il y a tous ces types, là-bas, une bande de Blancs implantés depuis longtemps sur le territoire, et bon ils font des livres, ils font des lois, ils font la police, éteignent les incendies, sont médecins ou avocats, juifs pour certains, construisent les trains de banlieue ou en contrôlent les usagers. Entre eux et nous, pas de haine : nous sommes juste pas pareils. Pas du même monde. Pas de la même ville ».

La coupure entre « eux » et « nous » mise à jour par Richard Hoggart ne cesse de se rejouer en se creusant, en se fragmentant. Entre les deux, existe une population intermédiaire et d’intermédiaires, certains bien pensant et mal intentionnés (ou l’inverse), cédant à la grande peur ou y entraînant les autres (ou les deux) et d’autres, observateurs attentifs et engagés, qui nomment, analysent, dénoncent l’aggravation perpétuelle de cette partition et de ses effets avec l’espoir de réinventer un autre espace public, un nouveau citoyen critique, une autre façon de faire de la politique… Nos auteurs en font partie, aucun des deux livres ne conclut, les chercheurs tiennent jusqu’au bout ce cap avec sérieux et gravité quand les écrivains oscillent entre cynisme et utopie, considérant qu’il reste toujours au peuple la possibilité de « Danser pour oublier. Contre-balancer, Se balancer contre. […] Vitalité populaire qui n’a pas même besoin de la politique, pas même besoin d’une lutte pour clamer sa souveraineté, sa puissance inépuisable ».

(A) Stéphane Beaud, Joseph Confavreux, Jade Lindgaard (dir.), La France invisible, Paris, La Découverte, 2006. (B) François Bégaudeau, Arno Bertina, Oliver Rohe, Une année en France. Référendum/banlieues/Cpe, Paris, Gallimard, 2007.

Abstract

Cette note de lecture concerne deux ouvrages qui revendiquent un déplacement des pratiques de ceux qui les écrivent, qu’ils soient chercheurs, journalistes, écrivains, avec pour objectif d’entrer dans le débat public ou d’en modifier les termes. Je ne m’attarderai pas sur leurs différences assez évidentes, l’un, La France invisible, est le résultat d’un travail d’enquête, ...

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Elisabeth Pasquier

Elisabeth Pasquier est Enseignant-chercheur à l’École Nationale Supérieure d’Architecture de Nantes, membre du laboratoire LAUA.

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