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Serendipity.

Virtualités.

Régimes d’historicité et individus contemporains.

« Le présent du passé, c’est la mémoire ; le présent du présent, c’est l’intuition directe ; le présent de l’avenir, c’est l’attente. » (Saint Augustin)

Dans l’enquête sur les images du futur dans l’agglomération genevoise, dont rend compte cette Traverse, nous avons été soucieux de donner toute sa place à l’expression non dirigée des relations entre la singularité personnelle de l’enquêté(e) et son regard sur son environnement. Nous n’avons pas forcé le destin de l’entretien : celui ou celle qui, à partir de l’interrogation de départ qui l’invitait à parler du futur, préférait parler de sa vie, de son passé, de ses projets ou de la situation d’aujourd’hui, pouvait le faire sans se faire ramener brutalement dans l’axe de la « consigne ». Le corpus ainsi obtenu s’en trouve moins facile à analyser. Il est foisonnant, parfois déconcertant, mais, au bout du compte, il nous permet d’aller plus loin dans la construction interprétative. D’une part, en effet, nous disposons d’une vaste palette d’attitudes qui incluent celles consistant à refuser la question : nous pouvons donc « caler » les discours les plus abstraits sur l’avenir de l’humanité dans un ensemble plus large, cohérent avec la diversité des compétences sociales que nous avons cherché à réunir dans le groupe des personnes rencontrées. D’autre part, le retrait bienveillant des enquêteurs vis-à-vis de leurs interlocuteurs a permis de comprendre comment s’articule, dans les discours des enquêtés, ce qui relève d’énoncés explicites sur le futur et ce qui, dans un environnement discursif bien plus large, sous-tend ces énoncés. Le résultat de l’enquête consiste donc en l’analyse de l’articulation entre la question du futur et l’auto-analyse par les enquêtés de leur vie et de ses conditions. Il s’agit d’un matériau qui nous parle de la place du futur telle que se la représentent des individus résidant dans l’aire urbaine de Genève.

Cette place pourrait paraître affaiblie si l’on s’attendait à des discours abstraits bien structurés, à une sorte de dissertation sur le futur. Au sein de notre échantillon, il existe certes une minorité de personnes (plutôt des hommes à niveau scolaire élevé) qui proposent un exposé prédictif structuré et ouvert sur le futur des sociétés, et qui définissent leur propre rôle en rapport avec cette prédiction. Cependant, deux autres groupes, nettement majoritaires à eux deux, soit brossent un tableau catastrophique de l’avenir, qui leur sert de repoussoir (il s’agit plutôt d’hommes peu scolarisés, souvent âgés), soit, tout simplement, ignorent cette démarche et parlent plutôt de leurs projets (c’est le cas de la majorité des femmes), ce qui est d’autant plus remarquable que la consigne de départ des entretiens invitait les personnes interrogées à parler du futur en général, non de leur futur. Toutefois, nous ne concluons pas pour autant qu’il s’agit là d’un rejet de l’idée de futur. Dans sa présence comme dans ses absences, les enquêtés manifestent en effet une intégration diversifiée de cette notion, parfois par l’explicitation d’un sens isolable, toujours par l’interpénétration en profondeur entre la tension vers l’avenir et le monde de l’action.


« No future » ?


Une des difficultés de l’analyse du corpus de l’enquête vient du fait que nous disposons d’outils interprétatifs relativement limités. La philosophie et les sciences sociales, semblent avoir un problème avec le futur. Elles n’en parlent que pour dire qu’il a disparu. Le décalage entre le petit secteur de la prospective, relativement bien installé dans le monde francophone du fait de la tradition planiste de l’État français, et le gros des sciences sociales ne fait que croître. Il faut certes noter l’émergence d’une réflexion nouvelle issue de l’implication de certains chercheurs, aux côtés des praticiens, dans le monde émergent de la prospective participative des villes et des territoires. Il y a là une valorisation de la prédiction, fondée sur le dire des acteurs, par opposition à la prévision des « prévisionnistes » lourdement engluée dans des approches structuralistes-technocratiques de l’histoire et emplie de « tendances lourdes » obtenues en prolongeant des courbes démographiques ou économiques. Mais justement, les courants, par ailleurs novateurs, de la philosophie et des sciences sociales — comme ceux qui ont produit les « tournants » linguistique, culturel ou pragmatique — ont largement délaissé ce domaine par crainte de ressembler aux prospectivistes old style. Ils rejoignent ainsi, sans toujours le savoir ou le vouloir, la posture traditionnelle du fonctionnalisme critique, consistant à éviter d’aborder tout domaine ou toute problématique risquant de conduire à l’idée que les sociétés peuvent résoudre d’elles-mêmes les problèmes qu’elles se posent et produire par exemple du « développement » ou du « progrès ». La volonté de ne retenir que le risque d’aggravation des drames du présent, la présence de contradictions insolubles dans les logiques de développement ou la probabilité de catastrophes dans un avenir proche font que la « pensée critique », même modernisée en apparence par la sensibilité aux acteurs ordinaires penche souvent, de manière biaisée et non réflexive, du même côté. L’eschatologie reste, au fond, tout à fait présente, mais, par prudence, elle est le plus souvent suspendue et gardée en position sous-jacente, se contentant de quelques sorties ciblées pour débusquer l’« angélisme » ou l’« irénisme » de ses antagonistes.
On peut dire d’abord que ce n’est pas la postmodernité (la réalité étudiée), mais le postmodernisme (les idées des chercheurs) qui explique cette éclipse du futur dans la recherche. La critique de l’historicisme a ouvert sur la contestation de l’historicité. La critique des mythologies politiques a débouché sur la thèse selon laquelle tout projet de société est illusoire. Enfin, la critique des ambitions naïves de maîtriser l’avenir s’est muée en l’affirmation que le futur ne peut être ni pensé, ni prévu, ni préparé.
On a une illustration de ce phénomène avec la mésaventure du concept de régime d’historicité qui a, paradoxalement, contribué à la déréalisation de l’histoire. Il est significatif qu’une notion qui se présente comme un vocable portant sur la dynamique temporelle des sociétés dans son ensemble en vienne à signifier « la valeur sociale affectée à chacun des temps — passé/présent/futur » (Garcia 2002). C’est en fait l’aboutissement d’une généalogie commencée avec des travaux brillants, ceux Claude Lefort (1978) et de Reinhart Koselleck (1990), mais qui ont débouché sur une réduction représentationnelle de l’historicité. Chez François Hartog (2003), le régime d’historicité devient purement discursif : il ne comprend pas l’histoire elle-même, mais seulement les représentations qu’en ont les membres d’une société, présent dilaté qui exclurait le passé comme le futur. Ainsi, la patrimonialisation serait la transformation de l’événement en commémoration. La temporalité historique ne serait que subjective, ce qui sous-entend que le reste, le référent de ces images du temps soit serait constant, intemporel, soit serait inconnaissable, sous peine de tomber dans un évolutionnisme ou un futurisme que Hartog veut surtout éviter. L’historicité ne serait pas le concept ouvrant sur la théorie des temps sociaux, mais le seul commentaire d’une temporalité sortant du champ d’une possible connaissance. En ce sens, sa critique du « présentisme », qui constitue le cœur de son projet, pourrait s’appliquer à sa propre démarche : quel intérêt y a-t-il à s’intéresser à une histoire totalement réduite à l’autoréférence ?
Cependant, la critique des tendances des sciences sociales contemporaines à escamoter la question du futur peut s’enrichir d’une approche consistant à déplacer le régime de vérité des énoncés qu’elles proposent. On peut ainsi considérer que ces tendances nous disent quelque chose de l’état de la société qui les rend possibles. On peut alors aborder le post-modernisme, sinon comme une théorie explicative cohérente, mais du moins comme la composante d’un mouvement plus large. Ce mouvement peut être défini comme l’attitude consistant à  récuser la figure explicite du futur comme un passage obligé de l’être-au-monde des individus. Or ce refus, s’il n’est pas nouveau, prend un tour inédit lorsqu’il devient une protestation contre un consensus social ne portant plus, comme naguère, sur la conservation mais sur un projet collectif jugé inacceptable.
Ainsi l’expression « No Future » reprend le titre originel d’une chanson à scandale du groupe britannique de punk rock Sex Pistols, réintitulée « God Save the Queen » car elle sortait au moment du Silver Jubilee, les vingt-cinq années de règne d’Élisabeth II. Née presque en même temps, dans les années 1970, aux États-Unis, en Australie et en Grande-Bretagne, la mouvance punk se caractérisait par une scission, au sein des courants « contestataires », vis-à-vis de leurs prédécesseurs hippies ou assimilés. Avec Clash ou The Sex Pistols, on sort du progressisme optimiste de Bob Dylan, de Jimmy Hendrix ou des Beatles. Les musiques volontairement simplistes et brutales, les paroles agressives et nihilistes ainsi que les tenues vestimentaires provocatrices ont marqué la génération, déjà largement mondialisée sur ce plan, des adolescents nés dans les années 1960.
On constate, en fait, une bifurcation des attitudes politiques en deux branches, l’une assumant, de manière critique, l’idée de futur, l’autre la récusant catégoriquement. Alors qu’une partie des libertaires de 1968 montraient, en prenant de l’âge, qu’ils croyaient en la perfectibilité du monde et pensaient possible d’investir leurs utopies sur des scènes politiques institutionnelles, l’autre branche de l’anarchisme devenait de plus en plus négative et, après des évolutions contradictoires dans les différents pays européens, se manifestait comme un mouvement mondialisé, violent à l’occasion, de « désobéissance civile » (Seattle en 1999, Gênes en 2001). On peut noter un clivage comparable au sein du mouvement écologiste. D’un côté, les humanistes tendant à investir la vie politique ordinaire dans l’esprit du Rapport Brundtland (1987), qui a lancé sur la scène mondiale le concept de « développement durable » ; de l’autre, les pessimistes antihumanistes, qui, depuis le rapport Meadows (1972), annoncent régulièrement la catastrophe ultime, à moins d’un changement radical de nos modes de vie. En s’opposant terme à terme au « principe espérance » proposé par le marxiste Ernst Bloch, le « principe responsabilité » de Hans Jonas (1990) met en scène un clivage similaire. L’idée que nous pouvons inventer notre futur avec un certain degré de liberté et de progressivité est donc férocement combattue par des courants politiques non négligeables.
Enfin, le dernier quart du 20e siècle a aussi vu, en français, l’affaiblissement du mot « avenir » (relancé, peut-être pour la rime, par la candidate socialiste à l’élection présidentielle française de 2007 avec son slogan « Désirs d’avenir »), qui mêlait de manière difficile à démêler la prévision et l’attente. Le mot « futur », à connotation plus objective et moins positive, a eu tendance à prendre la place, et a souvent été associé à des scénarios pessimistes ou à une absence de perspective. L’expression « no future », justement, est présente en mars 2009 dans 311’000’000 pages indexées par Google.
Tout cela signifie-t-il que le futur ait disparu du modus operandi des sociétés contemporaines ?


Effondrement des mythes, émergences de projets.


Sans prétendre répondre en peu de mots à cette question difficile, disons qu’il existe deux types d’évolutions apparemment contradictoires. La première est la fin des mythes historicistes ceux dans lesquels, comme le dit Hartog (2003), l’intelligibilité du présent venait du futur, et plus généralement des cadres communautaires qui dispensaient l’individu de soulever la question du futur, soit parce qu’elle ne se posait pas, soit parce qu’elle était déjà résolue. Désormais, il faut l’inventer, et ce n’est pas facile. On observe donc un recours à des généralités faciles qui ne sont plus tout à fait les versions abâtardies des grands récits, mais plutôt des stéréotypes média-compatibles, constitués de segments dotés chacun d’un fort niveau de consensus, même si leur articulation est peu cohérente.
La seconde évolution est celle de l’élargissement des marges de manœuvre biographiques, de degrés de liberté de plus en plus nombreux permettant d’organiser des projets de vie d’ampleur et de portée temporelle variable : augmentation visible de l’espérance de vie autonome, dont la perception est renforcée par le constat de la vitesse de transformation du monde social environnant ; allègement des contraintes communautaires, augmentation des prises sur le confort quotidien ; abaissement des barrières institutionnelles et établissement d’un dialogue plus équilibré avec les autorités extérieures, capacité, grâce à la scolarisation et à l’information, de développer des schèmes cognitifs élaborés pour interpréter le monde alentour.
La dynamique actuelle des perceptions du futur, en dépit du fait que les marges de manœuvre de la grande majorité des individus ont augmenté, apparaît inconsistante ou négative et manifeste un double paradoxe. D’un côté, les strates supérieures (définies comme les groupes qui peuvent agir sur le futur des autres) s’inquiètent du futur car elles craignent que, par suite de la démocratisation de l’action politique, les strates inférieures, toujours tentées par des dérives populistes irrationnelles, fassent basculer l’humanité dans des ornières dangereuses… Tandis que, de l’autre, les strates inférieures (qu’on peut définir comme les groupes qui ont le moins prise sur leur propre futur) voient l’avenir en noir car, débarrassés des mythes qui leur donnaient l’impression d’exister comme sujets communautaires de l’histoire, ils se rendent mieux compte de leur dénuement et considèrent désormais avec une désillusion agressive la posture des strates supérieures décrite plus haut. Seule la classe moyenne se consacrerait à la part d’avenir personnel sur lequel elle a prise, sans trop s’intéresser au reste. La montée des partis populistes conservateurs en Europe depuis les années 1980 traduit cette affirmation plus décontractée et plus autonome d’une partie des couches populaires tandis qu’elle accroît l’inquiétude, déjà présente dans l’entre-deux-guerres, dans les milieux les mieux dotés en capital social. L’Europe ressemble en ce sens davantage aux États-Unis aujourd’hui qu’il y a trente ou quarante ans. Cette double tonalité se retrouve très clairement dans les entretiens : d’un côté des perspectives stimulantes mais menacées, de l’autre un avenir sombre face auquel on se sent démuni.
Il convient donc de distinguer parmi les inquiétudes. D’un côté, on pourrait parler de préoccupation chez les personnes qui s’assument comme acteurs sociétaux : elles se représentent un « tableau de bord » complexe malaisé à manœuvrer. De l’autre, il s’agit  plutôt d’angoisse, chez ceux qui ont le sentiment de subir des forces extérieures d’une amplitude sans commune mesure avec leur propre capacité d’action. Dans l’ensemble, en tout cas, on peut caractériser le moment présent comme celui où les grandes abstractions du futur ont terminé leur parcours, tandis que le futur est devenu une composante fondamentale de l’intentionnalité individuelle et de la pragmatique qui en résulte : effondrement des mythes, émergence de projets.
C’est dans ce contexte en mouvement rapide, mais peu ou mal étudié par la recherche académique en sciences sociales, qu’on peut tenter une synthèse de l’enquête genevoise.


La décentralisation de l’avenir.

Il est suggéré, en suivant la parole à l’un de nos enquêtés, que 1968 joue un rôle charnière : ce serait le point à partir duquel, en Europe occidentale, l’ouverture des possibles aurait franchi un seuil et aurait donné un sens enfin concret à l’idée qu’une vie est une articulation complexe de projets multiples. La tendance au découplage entre un temps standardisé s’appuie sur deux logiques convergentes : 1) les individus sont mieux armés pour résister aux injonctions à une vie conforme à un modèle unique préétabli et 2) la société elle-même, pour autant qu’on puisse la considérer comme un acteur unifié sur ce point, envoie des messages beaucoup plus ouverts. La raison vient de ce que de plus en plus d’acteurs, dans la société civile comme dans la société politique, arrivent à la conclusion que la productivité de leurs projets est meilleure si elle implique des individus libérés de l’obsession de se conformer à un modèle de parcours biographique préétabli. Dans le débat sur les retraites, on observe actuellement que ce sont les strates sociologiques les plus démunies qui doivent, pour espérer, vainement semble-t-il, en conserver les bénéfices économiques, en défendre le principe face à la coalition de plus en plus puissante (État, grandes entreprises, mais aussi individus dotés en capital social) qui veut, lui, s’en débarrasser.
Autrement dit, au-delà des lenteurs et des contradictions de cette évolution, le mouvement vers plus d’individualisation des parcours de vie se présente comme une lame de fond irrésistible. Il n’est pas tant, ou pas seulement, le résultat d’une prise de pouvoir des individus contre un État naguère envahissant qu’une réorientation générale de la société vers un nouveau type de déséquilibre dynamique. Celui-ci se caractérise par le fait que l’efficacité des individus dans le système productif — par la créativité, la réactivité, l’adaptabilité, la singularité — est d’autant mieux atteinte que ces individus disposent d’une large autonomie pour orienter, à chaque instant, leur existence.
Faut-il en conclure à un risque de « privatisation » du futur ? Vu par les individus, celui-ci se réduirait à une dérivée de la biographie, plus ou moins consistante selon la place dans le parcours de vie et plus ou moins libre selon la génération. On se retrouverait dans le sillage de la prophétie dessinée par Alexis de Tocqueville (1835) à propos de la société américaine : l’épaisseur de la vie individuelle rendrait superflue l’implication sociétale ou, pour parler comme Hegel, sonnerait le glas de l’héroïsme. Michel Foucault confirme cette approche lorsque, à la fin de Les mots et les choses, il décrit la période commençant au début du 19e siècle comme celle où « l’être humain n’a plus d’histoire ou plutôt, puisqu’il parle, travaille et vit, il se trouve en son être propre, tout enchevêtré à des histoires qui ne lui sont ni subordonnées ni homogènes » (1966, p. 380), un homme, en somme, « déshistoricisé ».
Tout n’est sans doute pas faux, et pas forcément inquiétant, dans ce processus : si les « cellules de base » de la société que sont devenues les personnes gagnent du champ et du jeu, la part relative de leur action autocentrée augmente par rapport à celle des logiques globales du social. On peut dire que nous assistons à une transformation des paysages de l’action liée au passage du statut d’agent à celui d’acteur. Les rôles préétablis deviennent périphériques et chacun en a plus ou moins clairement conscience, ce qui peut provoquer un stress d’un nouveau genre : se sentir écrasé sous le poids de la responsabilité de se fabriquer soi-même comme acteur de sa vie propre et de son environnement. Par ailleurs, parler d’autocentrage des dynamiques individuelles ne signifie pas qu’on assiste à une dérégulation ou une atomisation de la construction du social. Ce qui change, c’est que la part d’interactions avec le reste de la société dont l’individu est à l’initiative augmente par rapport aux logiques de reproduction organisationnelle ou d’encadrement institutionnel. Comme l’a montré Axel Honneth (1998), le projet individuel devient lui-même un élément fort de la socialisation des individus, un processus qui implique également davantage qu’auparavant les collectifs, les organisations et la dimension politique : il y a donc à la fois plus d’individus et plus de société dans le monde contemporain. La privatisation est certainement un risque, comme l’a montré Robert Putnam (2000), mais ce n’est certainement pas le simple corollaire de l’émergence d’individus-acteurs. C’est aussi une traduction contemporaine de l’utopie marxienne, ici en convergence avec les courants libertaires, d’« extinction de l’État » : les choses — les choses qui comptent — ont commencé à se passer ailleurs.
En un sens, le fait de ne voir que le versant atomistique de cette réalité n’a rien de nouveau : l’approche métonymique consistant à s’imaginer le monde social comme une réplication à l’infini d’expériences vécues et, en conséquence, à psychologiser la politique a longtemps été caractéristique des discours démunis de la compétence systémique permettant d’aborder la société comme un tout distinct de la somme de ses parties. Dans le discours savant, on le trouve dans la grande tradition de la philosophie du sujet comme dans le psychologisme naturaliste d’une bonne partie de la science économique. Quant à elle, la méfiance spontanée des « petits » vis-à-vis des grands discours abstraitement généralistes est classique de la vie politique des démocraties. Il y a là aussi l’expression d’une attitude qui n’est pas seulement protestataire, mais qui engage vers le projet : les troupes communautaires ont cessé de s’enrôler au service des porte-drapeaux des « grands récits » lorsque d’autres perspectives, biographiquement plus concrètes, leur sont apparues crédibles. On pourrait dire à cet égard que l’histoire leur a donné raison et qu’il n’est pas illogique que le recours à des concepts difficiles à incarner leur paraisse moins nécessaire que jamais.
Cependant, le monde individuel de l’agir n’est nullement détaché des enjeux sociétaux et il ne serait pas juste de retenir le terme de privatisation ; ici notre enquête est claire : les projets des individus ont pour enjeu des changements dans la société dans son ensemble, même si cela se fait par petites touches, modestement et sans être pleinement conscient des effets en chaîne de son action. Il faut, comme l’indique l’analyse des thématiques de la nature et de l’environnement, prendre en compte le fait que l’autonomie s’accompagne d’une présence de la société comme un tout. Ce qui est autocentré, c’est aussi le décentrement que recèle toute société, y compris une société d’individus. L’individualisation de la vie sociale n’est donc pas synonyme de privatisation.
Ainsi, sur les questions écologiques, l’hésitation entre responsabilité et culpabilité est sensible dans les entretiens. Il serait donc plus juste de parler de décentralisation. Chaque individu est une cellule active de sociétalité et fait sans arrêt de la politique, même à l’échelle plus fine. En effet, sur ces questions qui impliquent de multiples acteurs et un enchevêtrement complexe d’environnements différents, chaque petit acteur inclut inévitablement, dans ses prises de position, la figure de la société dans son ensemble, la prend en charge comme ressource, mais aussi comme fardeau. Comme le montre ce même chapitre, la tentation du repli face au sentiment d’impuissance devant les dynamiques de la Terre et du Monde existe, mais elle est aussi mise en question par les contradictions inévitablement engendrées par cette attitude. Le postulat de dépolitisation se prend dans ses apories et la nécessité d’une action collective ou institutionnelle apparaît fortement, rendant l’expérience de pensée ainsi poussée à son terme encore plus significative : il n’est pas possible de gérer tout seul la planète ou la mondialisation, même en adoptant à chaque instant le comportement juste. La justice ne peut être qu’un horizon partagé.


De la morale du devoir-être à l’éthique du devenir.

Nous n’avons rencontré aucun individu qui pense s’être « réalisé » ou pouvoir y parvenir en s’enfermant dans une construction solitaire. Au pire, il veut s’intégrer dans un devenir collectif, au mieux il veut, plus ou moins humblement, contribuer à infléchir ce devenir. La composante économique de la « réussite » n’est certainement pas absente des entretiens et d’autant moins que l’interaction avec un enquêteur inconnu ne favorise guère l’expression de motivations qui pourraient être jugées « cyniques » et pousse au contraire à enjoliver ses mobiles. Ce que montre l’enquête, toutefois, c’est que projet pour soi et projet pour autrui sont devenus largement indissociables. C’est net quand il s’agit de la position d’étranger. Les étrangers genevois interrogés expliquent que la construction de soi dans le contexte de l’immigration suppose de connaître et de traiter l’environnement social. Les messages que celui-ci envoie non seulement exigent, pour être compris, une prise de connaissance des logiques sociales locales, mais supposent un classement de ces logiques. S’intégrer, c’est choisir quelle part de ce que j’apporte avec moi je vais chercher à faire vivre ou à faire mourir, mais aussi quelle part de ce que je rencontre je vais valider ou rejeter. C’est donc se construire un projet de société, par opposition à d’autres possibles. On pourrait dire, ici encore, que ce n’est pas nouveau — à ceci près que, d’une part, l’injonction assimilatrice venant de la société d’accueil s’est clairement affaiblie et que, d’autre part, beaucoup d’étrangers disposent de compétences culturelles qui leur permettent de s’approprier le problème, sans s’en remettre à une doxa confortable. En conséquence, ils se trouvent à devoir mener un travail complexe et jamais terminé de présentation du monde à soi et, inversement, à combiner ainsi de manière inextricable deux modalités de l’identification, la mêmeté et l’ipséité (Ricœur 1990). L’invention de leur identité peut donc être lue comme l’expression à peine spécifique de ce qui, pour un autochtone, serait tout simplement un projet de vie rendant compatibles attentes personnelles et lecture des dynamiques sociales. L’idée d’intégration — une dialectique combinant les notions, proposées par Jean Piaget, d’assimilation et d’accommodation — permet de comprendre qu’aujourd’hui la construction du moi est aussi une figure des multiples futurs communs en gestation.
Quel que soit le degré d’explicitation de la relation du projet personnel au changement social, ce dernier est présent dans les différentes formes d’engagement, même si cet engagement est thématique (pour aider un groupe, pour défendre des victimes, pour promouvoir une idée). Seuls ceux qui se présentent d’abord à travers leurs propres problèmes semblent échapper à cette règle ; c’est le cas, par exemple, des étrangers qui cherchent à faire correspondre leur vie concrète à l’idéal qui les a conduits à migrer. Même dans ces cas, cependant, cette correspondance souhaitée ne repose jamais sur la seule acquisition de biens matériels. Il ne s’agit d’avoir que pour autant que cela conduit à être.
Au bout du compte, la différence de ton entre les discours autocentrés (le matériau du projet est soi-même) et allocentrés est faible. Tous sont à la fois capables d’être égocentrés sans être égocentriques, tous s’intéressent au monde extérieur par le seul mouvement de se soucier de soi.
La société devient ainsi une constellation de problèmes et, éventuellement, une fédération de projets dont la politique instituée devient la résultante explicite sans en être pour autant la somme.
Ce constat ouvre sur un débat qui se révèle finalement essentiel pour l’analyse de la composante du futur dans les sociétés contemporaines, celle de la relation entre morale et éthique. Si l’on pousse jusqu’au bout la distinction proposée par Paul Ricœur (1990), l’approche éthique, centrée sur l’intériorisation de valeurs et de finalités rendant possible l’être-ensemble, n’opère plus de distinction radicale entre le souci de soi et l’attention aux autres, au contraire de la morale, fondée sur des normes destinées à enrayer le risque de destruction du social par conflit entre égoïsmes. La posture morale devient alors, au mieux, une situation-limite de la démarche éthique. Si l’on retient l’idée que nous vivons le passage du primat de la morale à celui de l’éthique, il faut aussi l’appliquer aux figures du futur. Or une « société éthique » (celle où l’éthique devient structurante) fonctionne comme un jeu à somme positive : c’est parce qu’il n’existe pas d’antinomie (mais seulement des contradictions dépassables) entre les logiques des différents acteurs et que les valeurs proposées deviennent compatibles. C’est bien différent des « sociétés morales », dans lesquelles les normes révélées jouaient comme des garde-fous pour assurer la reproduction de la société face à l’entropie des antinomies.
Ainsi, sans forcément le dire ou même se le dire, lorsque les enquêtés répondent aux questions sur le futur, ils se prononcent aussi sur le mode de construction du social tel qu’ils le constatent et tel qu’ils l’espèrent. La morale du devoir-être n’est pas totalement absente des discours, comme dans le cas des questions de développement ou d’environnement naturel, mais dans l’ensemble des postures, on se situe plutôt dans une éthique du devenir. L’insistance sur les projets personnels peut se lire dans l’affirmation implicite mais fondamentale que, d’une part, il n’existe plus d’antagonisme fondateur entre intentionnalité individuelle et valeurs communes, mais plutôt une gestion dynamique d’oppositions non radicales et que, d’autre part, la meilleure manière d’obtenir une configuration sociale désirable consiste à donner aux individus une autonomie éthique et pratique suffisante pour qu’ils puissent, à leur façon, y contribuer.

Le futur du subjonctif.

L’image du futur qui se dégage de cette enquête peut donc se résumer ainsi : un ensemble ouvert et modeste de potentialités non encore actualisées que portent des acteurs.
Il existe dans la langue portugaise un temps original, le futur du subjonctif. On l’utilise notamment pour caractériser un événement potentiel au sein d’une proposition conditionnelle. En pareil cas, dans de nombreuses langues, on a recours au présent, alors que l’italien choisirait le futur de l’indicatif et l’espagnol, le présent du subjonctif. Cette diversité des méthodes que le je utilise pour exprimer sa vision des devenirs possibles peut résumer les résultats de notre enquête. Les individus contemporains vivent dans un monde de virtualités, de potentialités dont ils savent que l’actualisation dépend pour partie de forces sur lesquelles ils ont peu prise mais aussi, dans une proportion variable mais toujours présente, de leurs propres intentions.
Pour mieux comprendre le processus en cours, il convient de combiner une approche pragmatique, qui décrit avec précision les complexes insécables associant l’action, ses discours, ses mobiles, ses acteurs et leurs environnements, et une vision systémique, qui nous permet de remettre ensemble ces complexes actoriels comme autant de pièces d’un puzzle compliqué et mouvant.
Dans cette perspective, on peut formuler l’hypothèse que nous sommes entrés dans l’ère des virtualités (Lévy 1999, 2008). Celle-ci constitue l’un des versants — celui des acteurs, individus ou collectifs — du régime d’historicité global des sociétés contemporaines, dans lesquelles les débats sur le futur imaginable et sur le futur effectif ne peuvent plus être dissociés. Il s’agit d’un régime d’historicité auto-organisé (ni transcendance, ni immanence) et réflexif (les représentations sont en interaction permanente avec la réalité empirique). Le concept clé devient alors celui de devenir, avec ses caractéristiques : un lien fort entre passés, présents et futurs ; une combinaison variable entre des logiques internes (projets des acteurs) et externes (dynamiques des environnements) ; une délibération permanente sur la condensation en un futur effectif que le choix de certaines virtualités au détriment d’autres pourrait engendrer.

Des trois âges de l’humanité qu’avait identifiés Giambatista Vico en 1744, celui des dieux, celui des héros et celui des hommes, le dernier est sans doute le plus difficile à décrypter. Il est, tout compte fait, le plus prometteur.

Abstract

Dans les entretiens recueillis à Genève, les discours généraux et abstraits sur le futur sont rares. Cela ne signifie pas que le futur soit absent des paroles et des imaginaires. C’est peut-être seulement que nos instruments pour le détecter sont inadaptés. Le slogan « No future ! » ne fait que signaler l’effondrement des mythes historicistes, mais pendant ce temps, les projets ont pris leur place. Cela s’explique pour l’essentiel par l’augmentation des marges de manœuvre biographiques que les individus ont acquise. Plutôt que dans la conjecture d’une « privatisation » progressive du futur, c’est à travers la relation entre projets individuels et dynamique des sociétés qu’il faut analyser les régimes d’historicité contemporains. Dans cette perspective, l’hypothèse d’un basculement de la morale vers l’éthique offre des lunettes efficaces pour observer cette auto-organisation des futurs. Ceux-ci peuvent dès lors être définis ainsi : un ensemble ouvert et modeste de potentialités non encore actualisées que portent des acteurs au sein d’environnements sociétaux en mouvement.

Bibliography

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