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Serendipity.

Vers une esthétique publique.

Christian Ruby [1], Devenir contemporain. La couleur du temps au prisme de l’art, 2007.

Image1Le présent ouvrage se divise en neuf chapitres : ce sont autant de contributions à ce que signifie être de son temps, là où vivre dans son temps n’en est pas forcément synonyme. Que veut dire être contemporain et en quoi cela concerne-t-il l’art plus que, par exemple, la science ? En effet, on parle d’art contemporain, il existe une revue qui s’appelle Sociétés Contemporaines, mais point de revue s’intitulant sciences contemporaines. Cela concerne l’art plus que tout autre domaine d’activité : l’art n’invite-t-il pas au jugement esthétique qui, lui-même, oblige à se déterminer du point de vue de ce qui revient à notre époque et de ce qui n’y revient pas… Mais écoutons Ch. Ruby lui-même : « Nous demeurons dogmatiquement enfermés dans des couples d’opposés déconnectés de l’effectivité : passé-présent, mélancolie, aventure, pessimisme, optimisme, disparition du sens, imposition du sens, désaffection-engagement… Autant d’alternatives sans alternatives qui nous permettent de nous pencher sur le contemporain et ne nous laissent aucune latitude pour penser ce que nous voulons de lui et à partir de lui » (p. 8).

Il y a donc l’idée d’un rapport critique à la collectivité que nous formons ; le jugement esthétique apparaît comme l’un des outils possibles de la formation de ce rapport et de la construction d’une collectivité qui soit souhaitée. En effet, comme le dit lui-même l’auteur, l’un des lieux privilégiés de redéfinition des conflits sociaux et politiques est dévolu à cette sphère de la culture des arts si minorée ou péjorée par ailleurs.

Les premiers chapitres s’attachent donc à cette question de la contemporanéité, notion qu’il s’agit de déconstruire afin de ne pas l’assimiler à un présentisme. Mais les chapitres qui suivent concernent plus exactement la place de l’esthétique en politique.

Le troisième chapitre montre qu’avec l’art contemporain surgit à proprement parler une activité esthétique et non, seulement, une esthétique. En effet, l’art contemporain oblige par ses dispositifs optiques, sonores, olfactifs ou conceptuels, à réviser son jugement ou, d’une certaine manière, à ajuster sa sensibilité en direction d’une appréhension renouvelée de l’œuvre qui lui est présentée. En ce sens peut-on penser que les arts et la culture ne se justifient qu’en termes des affects qu’ils sollicitent ?

Le quatrième chapitre montre à quel point la philosophie esthétique qui considérait l’art comme son objet ― quelle que soit la verdeur des débats concernant ce dernier ― peut être considérée comme le lieu d’un débat politique encore plus important : il dépasse le cadre strict de l’art et suscite une réflexion qui concerne l’ensemble des enjeux sociaux. À cet égard, l’esthétique est le milieu dans lequel se sont forgées les notions de spectateur et de public (pensons à l’espace public saisi dans sa double dimension d’espace de dialogue et d’espace concret ouvert au public, c’est-à-dire à tous ceux qui sont concernés en politique). En esthétique s’expérimentent les modes d’affectation du public et de ce fait s’y joue la production d’affects au service du politique. Il s’agit de dégager un sens commun : l’esthétique est le mode de définition et de débat public d’un imaginaire politique. L’État, lui, gère des gens ou des catégories de gens. Il fait de l’esthétique le lieu du « cosmétique », instrumentalisant les arts et la culture dans sa tentative de maquillage d’une action qui n’est plus vive, car elle ne se prête pas à de la pensée renouvelée, mais fait office de mode de gestion des masses contemporaines. L’auteur, avec cette critique, oppose très clairement l’esthétique comme parure et l’esthétique comme théorie des usages sociaux des émotions. Il préfère cette dernière dans l’optique de redéfinir l’espace du politique comme l’espace du jugement.

Le cinquième chapitre montre que l’idée d’esthétique est très fortement liée à celle d’éducation depuis le 18ème siècle et que le beau est offert comme l’instrument d’un monde meilleur (Schiller est le philosophe étudié). Le « tournant esthétique » de la pensée contemporaine est un sujet nouveau pour beaucoup, mais qui a pris son importance en Europe : pour l’auteur, le rôle actuel de l’esthétique tient en la plastique qu’elle fait intervenir. « Par quel biais opérer la critique des rapports sociaux réifiés ? Comment déterminer des orientations pour l’action sans fondement ni norme de référence ? » (p. 97). C’est en ce sens que l’esthétique intervient comme philosophie de la plasticité et mode de résistance aux totalisations. L’auteur détaille ensuite les différents modes philosophiques d’investissement de la question esthétique et renvoie, notamment, aux travaux de Jacques Rancière. Cependant, il préconise une « science des usages sociaux de la sensibilité et des partages de pouvoir opérés par elle […] qui constitue en cela l’approche la plus pertinente pour une des tâches essentielles du monde contemporain : l’élaboration d’une théorie politique à hauteur de notre histoire… » (p. 109). De ce point de vue, là où l’art classique éduquait le sentiment et le jugement, où les œuvres modernes aspiraient au sublime, l’art contemporain forme à une conflictualité dans la civilité.

Les deux derniers chapitres sont consacrés à la question du public (et du peuple), suivant trois auteurs : John Dewey, pragmatiste américain, auteur du livre Le public et ses problèmes, Jürgen Habermas, philosophe de l’agir communicationnel et auteur de L’espace public, et Michel Foucault, philosophe français auteur de Sécurité, Territoire, Population, qui part de la généalogie. Ces trois auteurs ont donné à la notion de public sa force agissante, et traitent de la différence entre un public qui se constitue brutalement comme concept central de l’ordre politique moderne démocratique et une masse amorphe que l’on gouverne comme un troupeau, le peuple.

Le dernier chapitre intitulé « Jugement de la faculté critique » montre qu’il ne faut pas confondre le jugement de goût avec l’expérience esthétique qui le fonde : ce ne sont pas les mêmes opérations ; une évaluation appréciative n’est pas la même chose qu’un élan, un cri, un sentiment… Et s’il le faut l’esthétique ne pourrait-elle constituer le mode de partage de ce différend ?

Dans ce sens, et partant d’une orientation propre à l’auteure de ce compte-rendu, il semble intéressant d’examiner de quelle façon l’esthétique, comme une science des usages sociaux de la sensibilité et des rapports ou partage de pouvoir opérés par elle, comme expérience et comme jugement, peut contribuer à renouveler l’apport politique de la question environnementale ; c’est-à-dire en quoi l’esthétique ressuscite l’environnement comme une question politique. En effet, il faut constater que l’environnement (et l’écologie politique de ce fait) s’est édulcoré au profit d’une vision techniciste ou technicienne des rapports à la nature. Première interrogation, donc, que l’on peut soumettre à Ch. Ruby : l’esthétique qui traite des usages sociaux de la sensibilité, et donc de la matière du monde qui entre en ligne de compte dans son appréciation quotidienne, peut-elle aider l’environnement ? Deuxième pan de l’interrogation : de quelle manière l’environnement qui est devenu une problématique incontournable des sociétés contemporaines ne doit-il pas concerner avant toute chose l’esthétique puisqu’il pose la question de ce qui vaut la peine d’être gardé, puisqu’il oblige à regarder la matérialité du monde ? Par là, je veux dire qu’étant donné le sujet de l’ouvrage, à savoir comment peut-on encore réfléchir et produire du débat public qui renouvelle le partage politique, comment ne pas prendre en considération ce qui en constitue l’épine dorsale, à savoir l’espace concret de ce débat qui force à agir ? C’est dans ce lien à l’environnement qu’il semble en effet que l’esthétique puisse de nouveau être convoquée. Quand Jacques Rancière parle de « partage du sensible », il fait référence à la capacité égale qu’ont les gens constituants du public de décider de la valeur et du regard qu’ils portent sur les choses, des choses qui, dans le contexte environnemental, se sont muées en forces agissantes. En effet, la problématique environnementale les a dotées d’une incontestable efficacité sociale ; ces choses, humaines et non-humaines, mortes et vivantes, sont productrices de politiques publiques, de mobilisations…

Christian Ruby pense que l’esthétique concerne de manière fondamentale les enjeux contemporains ; d’après lui, la question est celle du renouveau de la démocratie et des jugements en son sein ; or le jugement esthétique valorise la plasticité des choses publiques et la possibilité démocratique d’une conflictualité positive. On pourrait aller plus avant et proposer une esthétique environnementale, c’est-à-dire une esthétique qui remette au cœur du politique la matérialité et la naturalité. Pour conclure sur l’ouvrage de Ch. Ruby, mettons en avant le fait que l’auteur insiste sur l’idée d’une forme de justice possible partant du jugement esthétique, celui-ci étant une source de régulation et d’administration sociale des choses de ce monde, dans l’écart des différences ; c’est donc une source du pluralisme contemporain…

Christian Ruby, Devenir contemporain. La couleur du temps au prisme de l’art, Paris, Editions du Félin, 2007.

Abstract

Le présent ouvrage se divise en neuf chapitres : ce sont autant de contributions à ce que signifie être de son temps, là où vivre dans son temps n’en est pas forcément synonyme. Que veut dire être contemporain et en quoi cela concerne-t-il l’art plus que, par exemple, la science ? En effet, on parle ...

Bibliography

Nathalie Blanc [accord de l’éditeur], Vers une esthétique environnementale, Paris, Éditions Quae, Collection Nss Indisciplines, 2007.

Notes

[1] Christian Ruby est docteur en philosophie, directeur de la revue Raison Présente et auteur de nombreux essais, dont Les archipels de la différence : Deleuze, Derrida, Foucault, Lyotard (1990) et L’individu saisi par l’État, lien social et volonté chez Hegel (1991) aux Éditions du Félin, ainsi que plus récemment L’âge du public et du spectateur, aux Éditions La Lettre volée (2007).

Authors

Nathalie Blanc

Chercheur au Cnrs spécialiste d’environnement urbain. Artiste, écrivain, passionnée par les questions d’esthétique, après une formation aux Beaux-Arts, elle s’oriente vers la géographie urbaine comme cadre de référence d’investigations sur la naturalité de la ville. Elle a publié notamment L’animal dans la ville aux éditions Odile Jacob en 2000 et co-dirigé avec Jacques Lolive Esthétique et espace public, aux éditions Apogée/Cosmopolitiques en 2007.

Partnership

Serendipity.

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