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Une Europe tintinesque ?

Image1Sympathique militance, pour l’Europe, ce petit fascicule dénommé Pour l’Europe réunie, Atlas des nouveaux membres[1] (« Note 11 »), signé par le président d’une fondation réputée. Comment peut-on passer d’un abord aussi agréable à un frisson glacé qui vous parcourt le dos ?

Au préalable, adhérons pleinement à la remarque de Jean-Dominique Giuliani: «Connaître les nouveaux membres est […] plus nécessaire que jamais ».

Si l’on considère que les détails sur les traditions nationales sont annoncés dans l’introduction : « Aussi voudra-t-on bien pardonner les raccourcis et les mélanges, les chemins de traverse et la légèreté du propos. Ils ne sont destinés qu’à stimuler l’intérêt de mes compatriotes. Ces pays méritent vraiment l’engagement des Français à leurs côtés dans le formidable destin de l’Europe ». On peut comprendre des précisions telles que : « pour manifester la négation, les Bulgares hochent la tête de haut en bas et pour approuver, la tournent de droite à gauche ! C’est une coutume qui nécessite quelque entraînement. »

Mais peut-on seulement accepter, même dans le but de faire adhérer à l’ouverture, que l’on décrive « les Hongrois entreprenants, commerçants et sensibles aux évolutions du monde», ou que « les femmes, dans ce pays [la Bulgarie], ont su prendre leur part de responsabilités. Jeunes, belles, compétentes, dynamiques » ? Que « la qualité des femmes et des hommes bulgares est telle que l’Europe a raison de faire confiance à la Bulgarie » ?

Si c’est cette Europe à la Tintin que certains imaginent et diffusent, sympathique et véhiculant des principes très douteux, celle-ci risque de se constituer sur deux plans radicalement différents, et selon des représentations carnavalesques : une Europe d’en bas et une autre d’en haut, celle de la populace, à laquelle il faut bien, démocratie oblige, demander son avis et qu’il faut convaincre par des moyens dignes de la première démagogie athénienne ou du pire cinéma américain ; celle, oligarque, des techniciens et des décideurs, réalisant pour les premiers une retransmission au rabais de leurs idées, par le biais d’arguments faibles et captieux.

On ne peut pas fonder une Europe sur l’ergotage continuel de l’histoire. Non plus que sur l’amnésie. Peut-on admettre des raccourcis saisissants tels que : « Parce qu’il y a plus d’un million de Polonais qui se sont réfugiés en France et y ont trouvé un accueil chaleureux »…?

Après avoir fait mention de la montée des extrêmes lors des dernières élections, on nous serine que « les Polonais devront faire preuve de sagesse et de sang-froid pour ne pas céder aux sirènes simplistes et retrouver leurs racines européennes profondes, celles qui leur offrent le meilleur avenir et qui puisent leurs vertus dans le meilleur de son histoire. » Une vision de l’histoire et de l’européanité qui devient alarmante, tant elle semble se fonder sur la certitude qu’il s’agit, pour les Européens, de retrouver le cours d’une histoire déviée, un principe perdu et inné, un droit chemin fondé sur la morale ainsi que sur la conviction qu’elle doive donner des leçons au reste du monde, le tout avec des relents de mauvais christianisme social… Les « sirènes simplistes » polonaises sont largement supplantées par les simplismes franco-européens. Mais est-il besoin de s’arrêter sur de telles inepties ? Oui, on le verra plus bas.

Dans un Etat qui peut s’offrir un haut niveau de formation, dans une société politique qui rassemble des citoyens parmi les mieux formés du monde et qui se revendique, montrant ses blessures comme le font les anciens combattants dans le contexte actuel d’un débat mondial sur la guerre, comme le référent en matière de volonté démocratique en même temps que d’expérience… de la guerre, la connaissance passe-t-elle par ce discours infantilisant ?

« Pour chacun de ces pays, on trouvera des statistiques essentielles à la compréhension de la réalité de ces pays, mais aussi des cartes ». Les cartes qui suivent (certaines, bariolées, que l’on reconnaîtra comme étant les cartes du Ministère des Affaires Etrangères) précisent noms des villes, des régions administratives, délimitations. Elles ne disent pas flux, densités, dynamiques, espaces vécus. On n’en connaît pas davantage le pays.

Inversons le regard, à l’instar d’un sociologue tel que celui des Lettres persanes, et présentons-nous ainsi, baguette, béret et marcel, les femmes élégantes et frivoles (mais il ne faudrait pas le dire, car nous sommes ici au pays de Candide), les hommes parfumés et râleurs. Que sait-on de la France une fois qu’on a récité la liste des départements et des chefs-lieux de cantons ? Un « atlas », mais quelle intelligence de l’espace? Où se cache l’Europe ?

Cette somme de pays, cette somme de cartes, qui évoquent, paradoxalement, des espaces séparés et isolés pour argumenter en faveur de l’union, restent muettes : elles ne parlent pas. Non, l’Europe ne peut être une addition. Il faut que ce soit un cocktail, inattendu ! Aux sciences sociales de lui donner la pêche !

Pour le moment, l’impression n’est pas enivrante mais plutôt légèrement cocasse, d’être revenue cent ans en arrière et d’ouvrir un « Malet et Isaac » transposé sur écran.

L’effet est un tantinet moins drôle lorsqu’on lit ce message, envoyé à tous les abonnés à la Lettre de la Fondation Robert Schumann quelques jours après qu’ils les aient informés du lien menant à cet « atlas » :

«La dernière note de la Fondation a rencontré un très vif succès. Téléchargée à plus de 20.000 exemplaires en moins de 48 heures, elle offre une réflexion engagée sur l’élargissement mais aussi et surtout un Atlas des pays de l’élargissement qui pourra être utile à tous ceux qui veulent en savoir davantage sur nos nouveaux partenaires.»

Cependant, s’il devient urgent de s’y appuyer afin de les diffuser, où sont les sciences sociales de l’Europe ? On peine à les trouver. Échanges encouragés, comparaisons réalisées, mais rarement une vue plus large, un déplacement du regard, cette invention d’autre chose qui reste à créer. Les travaux sociologiques restent des comparatifs d’enquêtes nationales. L’histoire européenne reste une somme d’histoires nationales : les titres des ouvrages sont transformés en titres de chapitres, chapeautés par un titre d’ouvrage à l’épithète européen. À l’intérieur, Français et Allemands revendiquent chacun l’empire carolingien. La géographie européenne post-« Banane bleue », cet autre regard sur l’Europe, reste à inventer, et à diffuser. On s’interroge sur les identités réciproques, cherchant à distinguer pour identifier plus qu’à rechercher le liant. On produit à grand tirage des juxtapositions de cartes nationales que l’on titre immanquablement «carte de l’Europe», avec de jolies couleurs évoquant l’unité, par-dessus les tracés des frontières. Les travaux concernant le droit sont une juxtaposition d’articles concernant des structures juridiques nationales, que l’on titre « européens ». Les colloques sur les sciences sociales européennes rassemblent le plus souvent un Anglais qui évoquera le cas anglais, un Allemand qui évoquera l’Allemagne, un Français qui attirera l’attention sur la France, un Italien qui fera une mise au point sur l’Italie. Les économistes ont longuement rappelé comment allait fonctionner l’euro, présentant des dessins de pièces et de billets qui amenèrent les Européens à une forme de fétichisme des nouveaux symboles, plus qu’à une compréhension des processus. L’adaptation difficile, y compris parmi les catégories « socio-culturelles » aisées, à cette nouvelle monnaie, et le peu d’enthousiasme qui l’a accompagnée a pointé les limites de cette frénésie dessinatrice.

Constat inquiétant sur le niveau des sciences humaines qui restent à développer puis à vulgariser. Alarmant sur le niveau de responsabilité politique attribué aux citoyens européens, et sur la conception de la démocratie que peuvent montrer les militants même de l’Europe. Or sans sciences sociales européennes, pas de regard sur l’Europe, pas d’exercice de la politique européenne : l’intérêt général ne reste que la somme des intérêts particuliers, cette accumulation d’isolats. L’idée d’Europe, qui est l’Europe, reste une ennuyeuse addition.

Le déploiement de sciences sociales européennes puis leur vulgarisation heureuse constituent un enjeu politique central, en même temps que la militance en faveur d’une certaine idée européenne. Laisser place à des lieux communs et laisser croire aux retrouvailles avec des racines perdues est un schéma nationaliste que l’on connaît bien et qu’il ne faut pas reproduire. Ici, cette démarche fait régresser la construction de l’européanité et avec elle la liberté de l’inventer. Avec ces archéocartes et ses commentaires gentillets, l’Europe des citoyens reste pour l’instant pavée… de bonnes intentions.

Jean-Dominique Giuliani, Pour l’Europe réunie, Atlas des nouveaux membres, tome 1 et 2, Note 11 de la Fondation Robert Schumann, novembre 2002. 46 et 45 pages. [2]Réagir[3]

Emmanuelle Tricoire

Historienne et géographe, elle est professeure d’Histoire, de Géographie et d’Éducation civique dans le Secondaire, à Paris.

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Emmanuelle Tricoire, “Une Europe tintinesque ?”, EspacesTemps.net, Actuel,05.04.2003
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  1. Pour l’Europe réunie, Atlas des nouveaux membres: http://www.robert-schuman.org/notes/default2.htm#note%2011
  2. : http://www.robert</div>%20%09%09%09</div><div%20class=
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Sympathique militance, pour l’Europe, ce petit fascicule dénommé Pour l’Europe réunie, Atlas des nouveaux membres[1] (« Note 11 »), signé par le président d’une fondation réputée. Comment peut-on passer d’un abord aussi agréable à un frisson glacé qui vous parcourt le dos ? Au préalable, adhérons pleinement à la remarque de Jean-Dominique Giuliani: «Connaître les ...

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Emmanuelle Tricoire

Historienne et géographe, elle est professeure d’Histoire, de Géographie et d’Éducation civique dans le Secondaire, à Paris.

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