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Serendipity.

Un point sur l’habiter. Heidegger, et après…

Thierry Paquot, Michel Lussault, Chris Younès (dir.), Habiter, le propre de l’humain. Villes, territoires et philosophie, 2007.

Image1L’objectif de cet ouvrage est d’engager un dialogue entre les disciplines qui se saisissent du terme habiter. Il fait suite au colloque « Habiter » qui s’est déroulé les 11 et 12 mai 2006 à l’Institut d’Urbanisme de Paris, à l’initiative de Thierry Paquot, Michel Lussault, Chris Younès et André Sauvage. [1] Dans ce champ, les chercheurs sont nombreux à mobiliser les textes de Martin Heidegger et donc à reconnaître à la philosophie la paternité de la notion. Néanmoins, deux éléments rendent le dialogue interdisciplinaire particulièrement nécessaire. D’une part, les acceptions disciplinaires diffèrent, sans être toujours bien arrêtées. D’autre part, le maniement des références phénoménologiques n’est pas toujours aisé ni réussi. Aussi le projet du livre est-il celui d’une « mise au point conceptuelle » réunissant la philosophie, la sociologie, la géographie, l’anthropologie, l’architecture et l’urbanisme.

La multiplication des usages et des réflexions autour de la notion d’« habiter » témoigne d’un intérêt accru pour la problématique contemporaine de l’habitation urbaine et terrestre : ses modalités, ses significations, sa diversité, ses conséquences sociales, sa soutenabilité. On pourrait d’ailleurs s’interroger sur ce succès : n’est-il pas le signe, à l’échelle de la communauté scientifique, d’un déficit d’outils conceptuels pour penser et rendre compte de la relation de l’homme à l’espace ? Quoi qu’il en soit, habiter est ici explicitement mobilisé en liaison avec la « condition urbaine » et dans la perspective de déployer une « éthique de l’espace ».

L’ouvrage comprend deux parties. L’une est consacrée à « ce qu’habiter peut bien vouloir dire » et propose des réflexions étymologiques et théoriques sur le sens et les limites de la notion. Beaucoup prennent leurs distances avec la conception heideggérienne d’habiter, pour tenter d’appréhender plus complètement le contemporain et notamment la mobilité. La seconde partie propose une série d’études de cas qui reflètent la diversité des problématiques questionnant l’habiter et les manières de s’en saisir. Elle a pour tâche d’illustrer qu’« habiter n’est pas si simple » qu’il y paraît (p. 15), pas si simple car on habite au-delà des murs du logement, qu’il peut être difficile d’habiter (avec l’espace ou avec les autres), que le terme habiter enfin renvoie à des dimensions à la fois intimes, sociales et physiques.

Habiter, c’est bien autre chose que se loger.

L’esprit du livre se dessine dès l’avant-propos : un travail collectif qui exhorte chacun à énoncer ce qu’il entend par habiter, mais aussi à distinguer habiter et l’habiter, si ce dernier est « réduit » à une seule des dimensions spatialisantes de l’humain, celle qui relève de la confection d’un chez-soi. Aucun des textes présentés ici ne se limite au logis. Ce dernier est même le grand absent de cet ouvrage, puisqu’une seule contribution s’intéresse réellement à l’univers domestique, au dedans (Sophie Némoz).

Ces préalables étant établis, Thierry Paquot se consacre dans l’introduction à restituer et à clarifier l’univers lexical qui entoure l’idée d’« habiter ». Le lecteur explore avec lui la généalogie des usages et des prédilections disciplinaires à l’égard de termes tels : habitat, habitation, logement et bien sûr habiter. Le propos n’est pas sans rappeler les cheminements sémantiques de son essai intitulé Demeure terrestre (2005). L’acception philosophique est rendue par ces mots :

« “Habiter” (wohnen) signifie “être-présent-au-monde-et-à-autrui”. […] Loger n’est pas “habiter”. L’action d’“habiter” possède une dimension existentielle. […] “Habiter” c’est […] construire votre personnalité, déployer votre être dans le monde qui vous environne et auquel vous apportez votre marque et qui devient vôtre. […] C’est parce qu’habiter est le propre des humains […] qu’inhabiter ressemble à un manque, une absence, une contrainte, une souffrance, une impossibilité à être pleinement soi, dans la disponibilité que requiert l’ouverture » (pp. 13 et 15).

Au fil des vingt-et-une contributions apparaissent des récurrences, des convergences qui dessinent, ensemble, les entrées et les points d’achoppement de l’étude et de la pensée de l’habiter.

L’espace et l’Autre, l’espace des autres.

Tout d’abord, il faut évoquer un champ investi depuis longtemps déjà par la sociologie, mais aussi d’autres disciplines : celui de la cohabitation, de la coprésence, autrement dit du besoin et des difficultés à habiter avec l’Autre ou à ses côtés. On trouve là une constante de l’habiter, celle des rapports sociaux et de l’altérité, dont on étudie assez classiquement les recompositions, les aménagements. Les prismes retenus sont ceux de la proxémie, du marquage des espaces ou encore de l’affirmation identitaire par la distinction.

Dans plusieurs travaux, l’habitant-résident ressent le besoin de s’affirmer en tant que tel. Il revendique une légitimité sociale sur une portion d’espace et plus encore une primauté sur d’autres usagers : le promeneur, le consommateur, mais aussi l’habitant de fraîche date. Le partage de l’espace est une négociation permanente, tacite, contractuelle ou conflictuelle.

L’habitant s’affirme également par une analogie et un jeu de miroir entre l’image sociale du lieu et l’image sociale que l’habitant souhaite renvoyer de lui-même. À ce titre, les textes de Colin Giraud et de Françoise Moncomble sont très éclairants.

Quant aux recherches de Michel Agier sur les camps de réfugiés qu’il désigne comme étant « un espace global de gestion par l’humanitaire des populations les plus impensables et les plus indésirables de la planète » (p. 91), elles posent la question du comment habiter quand on est soi-même toujours l’Autre et que les conditions matérielles de dignité et de sécurité sont volontairement absentes pour empêcher la pleine habitation. Et c’est alors que le douloureux paradoxe de l’habiter humain est réaffirmé : dans les pires conditions, le temps et cette nécessité anthropologique qui nous pousse à habiter l’espace de notre présence, nous enjoignent à « faire avec » l’espace, même inhabitable. « Là, les réfugiés se transforment, après deux ou trois années, en habitants ; puis ils deviennent les citadins d’une ville nue » (p. 99).

Mobilité et habiter : une articulation à formaliser.

Une autre partie des contributions témoigne au contraire de l’affirmation croissante d’une dimension relativement nouvelle de l’habiter, par son ampleur et la place qu’elle occupe dans la condition habitante : le mouvement et les mobilités. C’est notamment en tension avec la situation de station que la mobilité révèle la relation contemporaine de l’homme à l’espace, ses modalités et ses enjeux. Les approches sont là d’une extrême diversité, tant par les registres scientifiques (théoriques ou empiriques) que par l’échelle et les lieux d’observation : la rue, la rame de métro, le lotissement, le camp, le quartier, la ville, la Terre.

C’est parmi les géographes que les efforts de construction d’un cadre théorique pour aider à penser l’habiter semblent les plus soutenus. Mathis Stock et Michel Lussault poursuivent ici leurs réflexions et invitent à reconsidérer l’angle à partir duquel on pense généralement l’habiter — à savoir « la façon dont les individus sont dans l’espace » — et à engager une conceptualisation pragmatique posant le problème du « faire avec de l’espace » (p. 104). Pour eux, l’espace doit être envisagé comme une condition et une ressource de l’action. L’objectif est de parvenir à mieux intégrer le problème majeur de la distance, problème renouvelé par deux traits culturels majeurs de l’habiter contemporain : la mobilité et la co-spatialité. Celles-ci dessinent des modes d’habitat réticulaires réunissant, par des réseaux mobilitaires, des espaces disjoints. De même, l’altérité et le lointain devraient-ils être envisagés comme des moteurs et non seulement comme le pendant toujours négatif et dangereux d’une proximité valorisée pour la familiarité et la sécurité qu’elle autorise.

L’injonction à la mobilité et son intrusion dans les valeurs sociétales se lisent dans les dispositifs spatiaux, dans le quotidien de l’habitant comme dans les imaginaires. En cela, la mobilité bouleverse les règles et les référents de l’habiter des sociétés historiquement sédentaires, et ce, bien que l’inclination à la découverte, à la curiosité ou les impératifs de la vie économique et sociale aient toujours conduit l’homme au déplacement physique dans l’espace. Le défi qui reste à relever est donc bien celui de parvenir à penser cette dualité fondamentale de l’habiter dont parlait entre autres Georges-Hubert de Radkowski (Anthropologie de l’habiter, 2002).

L’espace physique et sensible.

Qu’en est-il enfin du traitement conjoint du spatial et du social dans les recherches réunies dans cet ouvrage ? La nature de l’humain, qui en fait à la fois un être individuel et social, un corps animal et un « corps médial éco-techno-symbolique » (p. 65), est abordée par différents auteurs, notamment Augustin Berque et André Sauvage.

Plusieurs textes évoquent la concrétude spatiale et matérielle avec laquelle on ne peut que composer. Toutefois, il est dommage qu’à aucun moment l’ouvrage ne permette de pénétrer véritablement l’épreuve spatiale, l’expérience sensorielle de l’espace ou les manières de faire avec un espace à la fois ressource et obstacle. On trouve peu de considérations sur la naturalité des lieux. L’épreuve spatiale par le corps n’est que rarement investie (Théo Fort-Jacques). Il en va de même de l’épreuve spatiale de la séparation, de cette « impossible confusion des réalités sociales en un même point » (p. 35).

L’espace est essentiellement abordé au prisme de la forme bâtie, de la densité, de l’agencement (Silvana Segapeli, Zaira Dato-Toscano, Xavier Guillot, entre autres) et donc dans une approche inspirée par l’architecture et l’urbanisme. Sa matérialité globale et les représentations dont elle fait l’objet sont plus rarement investies. Michel Lussault invite pourtant le chercheur (comme l’individu habitant) à considérer la fragilité des sociétés et de leurs habitats. Cette fragilité exige de repenser la relation de l’habitat au sol et au site qui le portent, c’est-à-dire aussi bien aux éléments biophysiques fondamentaux qu’aux artefacts matériels.

Perspective.

Le texte de conclusion rédigé par Chris Younès fait écho à celui de Maria Villela-Petit situé en ouverture de la première partie. Ils placent les recherches sur l’habiter à une autre échelle temporelle, celle des grandes évolutions de notre conception du monde. Maria Villela-Petit évoque ainsi un basculement conjoint du statut cosmologique de la Terre et de notre conception de la nature. Elle nous invite à prendre conscience que nous ne sommes pas encore dégagés de la voie ouverte par le rationalisme des Lumières, qui a fait « perdre à la Terre sa qualité d’habitat matriciel de ces vivants-mortels que nous sommes », la réduisant ainsi au « rang de simple planète » (pp. 23-24). Cependant, une brèche s’est formée « à partir de la conscience aiguë d’un destin terrestre commun et la crise civilisationnelle accentuée par les inégalités et la pauvreté » (p. 364) comme l’écrit Chris Younès. C’est donc une « deuxième modernité », faisant suite aux Temps Modernes, qui nous est donnée à penser, une modernité aux fondements encore fragiles, mais portée par la quête d’un nouveau contrat social planétaire à même de réconcilier les hommes et leur milieu de vie.

Habiter : un champ défriché qui reste à cultiver.

En somme, ce livre s’avère stimulant pour qui s’intéresse à l’habiter, pour le néophyte comme pour le familier de la notion. Il offre un tableau à la fois riche et utile bien que nécessairement incomplet des travaux accomplis et des références mobilisées dans ce domaine. On pourra toutefois regretter que la fin de l’ouvrage ne se saisisse pas de l’opportunité bien réelle de rendre compte ici des jalons posés collectivement et de dessiner les orientations communes pour investir un champ qui reste prometteur.

Quoi qu’il en soit, sa lecture donne le sentiment que, collectivement, les recherches sur l’habiter ont atteint un premier stade de maturité, mais qu’une seconde phase doit être amorcée. Elle pourrait prendre la forme d’une meilleure interpénétration des champs théorique et empirique, mais aussi d’une clarification de l’articulation entre l’individuel, le collectif, l’humain et la personne. Enfin, un autre enjeu serait de travailler les couples notionnels qui participent à penser l’habiter — dedans/dehors ; monde physique/monde social ; station/mouvement, pour ne citer que ceux-là — sans « faire un usage dichotomique de la distinction, comme s’il s’agissait d’opter pour l’un ou l’autre des termes d’une alternative [2] ».

Néanmoins, sans peut-être aller aussi loin que Mathis Stock qui écrit que « l’ensemble de nos modèles d’habiter […] sont à tester quant à leur capacité heuristique à dire quelque chose de pertinent sur l’habiter contemporain », le chemin scientifique et collectif qui reste à accomplir est impressionnant. Aussi, ce n’est que pas à pas que nous construirons « notre connaissance de l’habiter ». Si les premières pierres de l’édifice sont posées, tout n’a pas été pensé ni dit de l’habiter ; c’est ce qu’Habiter, le propre de l’humain montre à l’évidence.

Thierry Paquot, Michel Lussault, Chris Younès (dir.), Habiter, le propre de l’humain. Villes, territoires et philosophie, Paris, Éd. La Découverte, Collection Armillaire, 2007.

Abstract

L’objectif de cet ouvrage est d’engager un dialogue entre les disciplines qui se saisissent du terme habiter. Il fait suite au colloque « Habiter » qui s’est déroulé les 11 et 12 mai 2006 à l’Institut d’Urbanisme de Paris, à l’initiative de Thierry Paquot, Michel Lussault, Chris Younès et André Sauvage.1 Dans ce champ, les ...

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