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Serendipity.

Où t’habites, Johnny ?

Les pays de Jean-Philippe Smet

Illustration : La pochette du CD « Mon pays, c’est l’amour », 2018.

La rumeur ne devint-elle pas certitude ? Elle enflait depuis quelques temps, mais cette fois c’était sûr. Chacun pourra bientôt le voir, le toucher, l’écouter. L’entendre ?

Il faut dire que le choc avait été rude dans le pays. Un cortège d’un million de personnes dans Paris. Plus de dix millions devant leur télévision : Arc de Triomphe, Concorde – jusque là, il aurait pu s’agir de Victor Hugo – puis la rue Royale et, enfin, la belle esplanade de la Madeleine. Et la place, pleine : ils sont venus, ils sont tous là, certains même en moto – des pauvres, des riches, des anonymes, des célébrités, des modestes, des puissants, des brisés. Et puis, tout le reste : ici, au centre de la scène, une guitare sans maître ; là, l’impressionnante Softail Springer 89 au bleu miraculeux. Toutes et tous encadrent la sinistre berline sombre transportant l’immaculé cercueil blanc. Quelques musiciens, les « habitués », se mettent à jouer et la foule chante avec eux : Le Pénitencier, Marie, etc. Toute la musique que l’on aime, finalement, parfois sans le savoir. Et puis le silence, comme le dernier mot d’un monde en attente. Et puis, une voix, une seule, celle d’un homme, Président de la République. Elle porte celle d’un peuple : « Vous êtes là pour lui… ». Il est 12 heures 57 ce samedi, le 9 décembre 2017. À cet instant précis, les sentiments l’emportent. La communion est totale : son dernier voyage, Jean-Philippe Smet – vous le connaissez mieux sous le nom de Johnny – le fera dans l’amour des gens, de tous les autres, de tout un peuple. Alors, peu importe, à ce moment, que dans l’église les proches se séparent : de ce côté-ci du cercueil, deux femmes, deux enfants – un garçon et une fille, deux aînés. Il n’y pas d’âge pour devenir orphelin. De ce côté-là du cercueil, une femme, deux filles, plus jeunes. Beaucoup plus jeunes même. Ils sont les vingt dernières années du chanteur. Cela aurait bien pu passer inaperçu, si…

Si quelques semaines plus tard – en février 2018 – une lettre n’avait rendue publique la montée des tensions qui s’agitent autour du problème-clé de toute mort : la succession, argent et symbolique confondus. Alors, peu à peu, la France va être prise à témoin. Le chanteur aurait déshérité, par testaments réitérés, ses enfants aînés au profit de sa dernière famille, son épouse et ses deux petites filles, l’une née en 2004, l’autre en 2008. Fin de l’Enchantement du Samedi Saint ? L’affaire est portée devant le tribunal. D’un côté, le dernier testament, daté du 11 juillet 2014. Rédigé dans les règles de l’art, il est signé en Californie, devant notaire et deux témoins. Pour résumer, Laeticia, Jade et Joy Smet sont bénéficiaires des biens et des revenus à venir, alors qu’une structure juridique bien connue du droit anglo-saxon, un trust, a été constituée pour recevoir l’intégralité du patrimoine du chanteur défunt. C’est ce testament, le sixième, que contestent les deux aînés, David et Laura Smet. L’affaire publique révèle alors une question de droit, ou plutôt deux questions que devront trancher les juges saisis : le juge français est-il compétent pour statuer ? De la loi californienne ou de la loi française, laquelle doit s’appliquer ? L’enjeu n’est pas mince. Car la loi française érige pour principe – à travers la notion de « réserve héréditaire » – l’impossibilité de déshériter totalement l’un ou l’autre de ses enfants. Seconde question : du juge français ou californien, lequel aura à statuer ?

Illustration : une reprise retravaillée du clip « Tennessee » par Olivier Lazzarotti, 2018.

L’affaire est donc portée devant le tribunal de grande instance de Nanterre, juridiction sous laquelle se trouvait le dernier domicile du défunt, Jean-Philippe Smet étant décédé dans sa maison de Marnes-la-Coquette . Sur le fond du litige[1][1], le juge s’appuiera sur le Règlement européen n°650/2012 du 4 juillet 2012[2][2], entré en vigueur en France le 17 août 2015. Selon ses termes, et pour rester simple, trois critères orienteront la décision du juge. Le premier est celui de la « “résidence habituelle” du défunt au moment de son décès ». Le second est celui des « liens étroits et stables » du défunt avec tel ou tel pays. Différents critères sont retenus pour apprécier ces liens. Par exemple et entre autres, il y a ceux de la scolarisation des éventuels enfants du défunt ou tout ce qui peut relever du « centre des intérêts de sa vie familiale »[3][3]. La langue aurait peut-être pu y figurer. Dans ce cas, nul doute que le français est non seulement la langue maternelle du chanteur mais aussi sa langue d’affaires, au sens où elle est presque exclusivement celle de ses auditeurs. Même quand il enregistre des titres en anglais, le cas échéant dans des studios américains, ils se vendent largement en pays francophone. Mais cela veut-il dire que Jean-Philippe Smet était maladroit dans cette langue, qu’il s’y sentait mal où la pratiquait difficilement, a fortiori après toutes ces années passées aux États-Unis ? Dans et par ce champ-là aussi, on peut conclure que l’habitant parle ces deux langues, qu’il les habite différemment et les parle couramment au point qu’il est difficile de décider avec laquelle il a les relations les « plus » étroites et stables.

Le troisième est, enfin, celui du choix du défunt, à condition toutefois que celui-ci ne réponde pas à une intention expresse de nuire à l’un de ses enfants ou ne s’inscrive pas dans une stratégie de « law shopping », la recherche de la loi à la fiscalité la plus avantageuse.

Ainsi posée, et à la lecture, notamment, des deux premiers arguments, la question devient géographique. Les quatre dernières années de la vie de Jean-Philippe sont partagées entre la Californie (près de 50 % du temps[4][4]), qui est le lieu de sa vie de famille, la France métropolitaine (près de 30 % du temps), pour reprendre l’expression de l’INSEE, qui est celui de son métier – un chanteur qui s’adresse aux francophones – et l’île tropicale de Saint-Barthélémy (près de 15 % du temps), lieu régulier de villégiature aoûtienne.

Pour lui, cependant, le trajet Los Angeles-Paris pourrait passer pour la quinzième ligne du métro parisien. Pour cet habitant du Monde ayant bourlingué toute sa vie, la seule comptabilité des temps de séjours, fût-elle opérée avec tous les moyens administratifs qui permettent de les évaluer avec certitude, ne donne sans doute pas avec finesse une idée de la situation. C’est que ces trois « résidences », disons ces trois maisons qui étaient la propriété du couple, font partie d’un agencement plus complémentaire qu’opposé : habitant du Monde, Jean-Philippe Smet est l’un de ses multi–résidents. On comprend alors que ces maisons s’inscrivent dans la continuité de ces vies stricto sensu mouvementées : une chanson composée à Saint-Barth, enregistrée à Los Angeles et interprétée dans l’Hexagone est-elle antillaise, californienne ou française ?

C’est dans ce contexte que l’événement tant attendu prend un sens tout particulier. C’est donc sûr : ce 19 octobre va sortir le 51et dernier album du « Taulier », comme ils disent. Enregistré au cours des dernières semaines de la vie d’un homme meurtri par un cancer des poumons, son enregistrement tient du miracle, tout comme a pu l’être en son temps le dernier album de Jacques Brel.

Ce n’est pas la première fois qu’une œuvre est ainsi rendue publique après la mort de l’un de ses auteurs. Dans la période récente, l’album Lioness d’Amy Winehouse, ou la découverte, il y a peu, d’un inédit de John Coltrane ont également fait parler d’eux. N’oublions pas non plus la sortie de Until the End of Time, cinq ans après la mort de son auteur, le rappeur 2Pac. Élargi à tous les genres et à toutes les époques, le monde musical n’est d’ailleurs pas avare de ce genre de montage : Lulu, partiellement écrit par Alban Berg, Turandot, laissé inachevé par Giacomo Puccini, sans parler des célébrissimes Requiem de Mozart et de l’Adagio dit de Tomaso Albinoni ou de la stupéfiante Messe solennelle d’Hector Berlioz. Il y a du mystère dans tout cela, mais aussi des enjeux financiers – dans le cas de notre rocker, une importante perspective de recettes. Certes, mais ce n’est pas tout. Car, bien que le juge en soit convenu en déboutant, à l’occasion de la procédure de référé, les deux enfants aînés de leur demande de droit de regard sur cet album[5][5], la querelle des titres bat son plein. Cette fois, au centre de la dispute qui oppose Madame Laura Smet à sa belle-mère, Laeticia Smet[6][6], le titre d’une chanson appelé à devenir celui de l’album : « Mon pays c’est l’amour ». Un autre aurait pu plaire davantage : Made in Rock’n’Roll, L’Amérique de WilliamBack in LA, etc. Mais ce titre-là résonne d’une tonalité particulière. Car même sans les paroles, il pourrait bien, post mortem, porter son lot de réponses aux proches de Jean-Philippe, à leur juge, voire à tous les habitants du Monde : où t’habites, Johnny ?

Jean-Philippe Smet possède, ou co-possède donc, entre autres, trois maisons qu’il occupe, dans trois lieux différents : Pacific Palisades, Marnes-la-Coquette, Saint-Barthélémy. Bien qu’éloignées kilométriquement, ces maisons présentent toutefois d’importantes similarités : vastes demeures, luxueusement équipées, elles se localisent toutes dans des environnements où l’extraordinaire est l’ordinaire. Dans des quartiers occupés par des stars richissimes, en effet, le fait d’être soi-même une star fortunée n’est guère distinguant. En outre, dans le cas de la Californie, le chanteur lui-même revendique son anonymat : se faire tatouer, conduire sa voiture, dîner au restaurant, emmener ses enfants à l’école, tous les jours, comme tout le monde ! Ce constat complique la tâche du juge, parce qu’il réduit l’ampleur des différences entre ces lieux : et si Johnny habitait trois maisons identiques, bien que situées dans des endroits distincts ? Laquelle des trois ferait alors « résidence habituelle » ? Qu’est-ce qui permettrait de les différencier, ne serait-ce qu’aux yeux de leur habitant ? La différence tiendrait-elle au climat, comme le chante Gilles Vigneault : « mon pays, c’est l’hiver » ? Ou au relief, comme le dessine Jacques Brel : « le plat pays qui est le mien » ? Non, pour Johnny, ce qui l’attache au lieu, ce qui l’identifie en tant qu’habitant, ce qui le motiverait, à en croire la chanson éponyme de l’album, en tant que bâtisseur, c’est l’amour.

Le lieu qu’il considérerait comme sa « résidence », ce serait celui où se localise l’amour. L’amour comme relation empathique à l’autre, comme cœur d’un foyer toujours à construire, lui, l’abandonné par un père volage et délaissé par une mère tournée ailleurs.

Johnny qui aime, bâtit. On doit même faire le constat, un peu à contre-courant des idées reçues, qu’il est bien un inlassable bâtisseur. Il s’ancre ainsi, à deux. Faites de pierre et de béton, de bois et d’eau, espérant ainsi, les ayant écrite dans l’espace, les inscrire dans le temps, ses maisons matérialisent ses relations amoureuses successives. L’immense Lorada(nom construit à partir des prénoms Laura et David) n’est pas qu’un rêve de gosse pauvre fasciné par la Côte… Elle commence avec sa troisième épouse, Adeline Blondieau. À Los Angeles puis à Saint-Barth, ensuite, c’est le même homme, mais un autre couple qui s’engage dans le projet, avec tous les moyens et toute l’énergie dont il dispose, dont il est capable. En somme, l’endroit lui-même, en particulier les caractéristiques de son site, semble importer peu, ou moins, pourvu toutefois qu’ils corresponde aux critères des habitants de son rang social et financier. Non, ce qui compte pour Johnny Hallyday, pour l’habitant, y compris dans l’imbrication des espaces juridiques, culturels, voire fiscaux, ce n’est pas tant le « où ? » ou le « comment ? », c’est le « avec qui ? ». Cela vaut bien un titre d’album…

L’air de rien, « laisse tous ces petits riens qui font des bleus au cœur », tout ce « petit rien du tout mais tant pour moi », la voici – ne souriez pas bonnes gens –, la grande leçon de géographie de Johnny Hallyday. Entre les trois questions fondatrices de l’habiter, le « où ? », le « comment ? » et le « avec qui ? », il fait son choix, « artialise » sa théorie de l’habiteret, avec elle aussi peut-être, ses propres difficultés à inventer sa place : le pays de l’amour, il est où ?

Écoutons-le, peut-être, mais entendons-le, comme s’il y avait dans les chansons autant de vérité que dans certains ouvrages savants : tous les habitants que nous sommes sont aussi, et plus encore peut-être, des cohabitants. T’entends ?[7]

Endnotes:
  1. [1]: #_ftn1
  2. [2]: #_ftn2
  3. [3]: #_ftn3
  4. [4]: #_ftn4
  5. [5]: #_ftn5
  6. [6]: #_ftn6
  7. : #_ftnref1

Abstract

Illustration : La pochette du CD « Mon pays, c’est l’amour », 2018. La rumeur ne devint-elle pas certitude ? Elle enflait depuis quelques temps, mais cette fois c’était sûr. Chacun pourra bientôt le voir, le toucher, l’écouter. L’entendre ? Il faut dire que le choc avait été rude dans le pays. Un cortège d’un million de ...

Bibliography

Notes

[1] Pour une analyse juridique – et géographique ensuite – approfondie, voir Lazzarotti, Marie-Charlotte et Olivier Lazzarotti. 2018. Quand l’Habiter fait sa loi. L’héritage de Johnny Hallyday. Paris : HDiffusion.

[2] Règlement européen n°650/2012 du Parlement européen et du Conseil du 4 juillet 2012 relatif à la compétence, la loi applicable, la reconnaissance et l’exécution des décisions, et l’acceptation et l’exécution des actes authentiques en matière de successions et à la création d’un certificat successoral européen.

[3] Considérant 24 du Règlement européen.

[4] Statistiques obtenues à partir du profil instagram de Laeticia Hallyday.

[5] Ordonnance de référé, en date du 13 avril 2018, du tribunal de grande instance de Nanterre.

[6] Plus d’informations ici.

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Les directeurs.Jacques Lévy (jl). Né en 1952, ancien élève de l’École normale supérieure de Cachan, agrégé ...
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