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Serendipity.

Néandertal : Une espèce en voie de disparition ?

Photographie de l’auteur.

Jusqu’au 7 janvier 2019 se tient à Paris, au Musée de L’Homme (bientôt, sans doute, rebaptisé Musée de l’Humain), une exposition intitulée sobrement : NÉANDERTAL L’EXPO. Pour ceux qui ne pourraient s’y rendre, le site web[1] en dit déjà long.

Sans porter de jugement trop sévère sur cet « événement », connaissant la difficulté de l’exercice, on se dit que cette visite peut quand même inspirer quelques pensées sauvages au sujet de la science, celle du social en particulier, de certains de ses mécanismes fondamentaux comme de son rapport au « continu » et les moyens de son dialogue avec la société.

Partons d’une impression générale : l’exposition semble viser la réhabilitation de Néandertal. Il s’agit de casser des mythes, méthodiquement : Néandertal n’a pas tenu 300 000 ans par l’opération du Saint-Esprit ! La bande annonce (présente dans le site web) de l’Expo résume le raisonnement : « J’étais un grand chasseur, j’ai façonné la pierre, j’ai 350 000 ans, j’ai peuplé toute l’Eurasie, j’ai aimé la beauté, j’ai honoré mes ancêtres ; j’étais un homme ! ».

L’entreprise n’est pas très difficile, car elle peut s’appuyer sur une iconographie simiesque abondante de l’homme de Néandertal, icône du pré-humain depuis son « invention » en 1856 en Allemagne, suite à l’exhumation d’une calotte crânienne un peu différente de celle du découvreur.

L’affaire est entendue : Néandertal n’est pas l’abominable yeti des plaines européennes et proche-orientales qu’on a pu décrire jusqu’à la fin du siècle dernier. So what ? Eh bien, c’est qu’on fait alors ici œuvre de salut public. Car en effet, pour autant qu’une exposition « grand public » vise un public, c’est en général pour lui faire saisir quelque chose, mettre les choses au point, clarifier un débat, partant de l’idée qu’il y a dans l’esprit de ce public une confusion ou des approximations problématiques. Or, en l’espèce, parmi ces confusions, il y a celle qui se développe dans le cerveau de quelques Européens, hostiles aux récentes migrations venues du Proche-Orient, et qui brandissent des pancartes anti-sapiens (« Sapiens go home », en somme), se voyant les Néandertal en passe d’être balayés par les vagues successives de ce qu’ils nomment le « Grand Remplacement ». Leur raisonnement consiste ainsi à assimiler le « remplacement » de l’homme de Néanderthal par l’Homo sapiens à la menace qu’ils imaginent en train de se réaliser, à savoir le remplacement des Européens actuels par des populations venues d’Afrique et du Moyen-Orient. La comparaison pèche, bien entendu, par de nombreuses assimilations douteuses, quant aux échelles de temps pour commencer, quant aux modes d’occupation de l’espace et aux densités en jeu, quant aux masses de populations en jeu, et quant au manque d’historicité du raisonnement. Ce genre de parallèle est une sorte de « cartographisme », une comparaison purement formelle, fondée sur une seule dimension du réel, en l’occurrence une comparaison cartographique. Et encore, selon une cartographie simpliste.

Noble ambition, donc, que celle des commissaires scientifiques de l’exposition qui, plus que réhabiliter Néandertal, voudraient sans doute remettre quelques idées en place dans l’esprit du public. Voire lui inculquer un peu de l’esprit de finesse qui habite le scientifique.

Mais est-ce seulement possible ? Et à quelle condition ? Par quels moyens ?

D’une certaine manière, dans cette affaire, les savants ont donné au peuple les verges pour se faire battre. Ils ont fabriqué un monstre plus qu’ils n’ont contribué à expliciter ce qui fait l’humanité de Néandertal. Et cela tient, en grande partie, à la manière dont fonctionne la paléoanthropologie, non sans de remarquables succès d’ailleurs, mais en prenant un certain nombre de risques épistémologiques aux conséquences à la fois sur le plan scientifique et sur celui de la vulgarisation.

Le premier de ces risques consiste dans la technique de l’échantillonnage progressif et discontinu de la réalité. C’est-à-dire la manière dont on prélève dans le réel des éléments – des « échantillons », ici des vestiges, des ossements, des pierres taillées – qui vont servir de briques élémentaires dans la construction d’un raisonnement sur l’évolution humaine. On dispose certes d’un nombre relativement important de traces diverses, se rapportant plus ou moins directement aux hommes que nous sommes aujourd’hui, mais ces traces sont extraordinairement dispersées dans l’espace et dans le temps. Et les chercheurs n’ont, par ailleurs, quasiment aucune maîtrise de cet échantillonnage du réel, du fait des conditions locales de fossilisation, des possibilités de fouille, des fluctuations historiques de l’intérêt pour ces questions anthropologiques, etc. En paléoanthropologie, on est donc dans la situation d’étudier par sondages aléatoires successifs, s’étendant sur plusieurs décennies, sans capacité de définir des quotas, une population dont on n’a pas d’idée très claire quant à la cohérence spatio-temporelle (presque le monde entier sur 35 000 générations pour le seul genre Homo) et dont on arrive seulement à établir la proximité morphologique des fossiles ou, au « mieux », leur parenté génétique.

Ajoutons à cela des changements radicaux dans la technique même d’exploitation de l’information. Par exemple, comme le rappelle Jean-Jacques Hublin dans son cours[2] au Collège de France, les chercheurs débarrassaient autrefois les restes humains qu’ils trouvaient du tartre dentaire recouvrant les mâchoires, ceci pour obtenir des squelettes plus « nets ». Opération fort dommageable pour la science, car on sait aujourd’hui y trouver des quantités d’information sur l’alimentation ou l’environnement. Ce qui fait partie, désormais, de l’échantillon du réel n’en faisait donc pas partie durant une bonne partie de l’aventure paléoanthropologique.

Certes, il faut souligner que les populations en question étaient peu nombreuses, l’occupation de l’espace peu dense (on connaît des groupes de chasseurs-cueilleurs dont le territoire mesure 300 km sur 200). Échantillonner cette réalité « lâche » et ténue d’un passé très lointain en en recherchant les traces noyées dans notre réalité actuelle au contraire souvent densément remplie n’est pas une opération aisée. Les affirmations scientifiques qu’elle permet sont sujettes à nombre de précautions ; les interprétations le sont encore plus. Mais que certains de nos congénères sapiens confondent migrants syriens et paléogéographie d’Homo sapiens, c’est-à-dire qu’ils confondent des migrations advenues en l’espace de quelques mois, factuellement attestées au journal télévisé quotidien, avec une poignée de sondages épars enregistrant la présence « simultanée », c’est-à-dire à plusieurs millénaires d’écart, de très petits groupes d’individus d’espèces biologiques différentes sur une territoire allant de l’Europe au Proche-Orient, c’est là une erreur intellectuelle dont la faute ne peut être imputée aux fragilités du discours des paléoanthropologues. Le risque d’échantillonnage rencontre ici une idéologie xénophobe autonome, ce qui transforme l’aléa en catastrophe.

Mais c’est aussi qu’un autre risque a été couru : le risque de l’espèce. La paléoanthropolgie a embrassé le mouvement général et historique de la science du social : la passion du découpage, du classement, des catégories aux limites bien nettes. Alors que, depuis Leibniz et Newton, les sciences mathématisées savent faire avec le continu, savent raisonner en termes de variation, savent combiner les infinis, savent construire des objets qui ne sont définis que par leur centre et qui n’ont pas de limites, la science du social aime que le monde social soit bien rangé et structuré par des délimitations exclusives. La paléoanthropologie a, du reste, probablement fini par s’émanciper de cet héritage à mesure qu’elle se dotait d’outils numériques pour apprécier les proximités et les parentés entre les objets qui forment son corpus. La discipline raisonne aujourd’hui beaucoup plus sur la base de graphiques disposant des nuages de points dans des espaces à deux dimensions, autorisant les chevauchements entre des groupes de points représentant chacun des individus ou des objets appartenant aux catégories de pensée instituées, comme par exemple le genre Homo, l’homme moderne, Néandertal, tel australopithèque, tel singe, tel animal (chassé), tel outil (produit, utilisé), etc. Ces chevauchements graphiques sont une manière d’atténuer la brutalité des catégorisations en cours, voire de les remettre en question.

Ce mouvement de la science de l’homme vers le continu est une bonne nouvelle, même si par ailleurs, pour les opérations de vulgarisation, elle a du mal à assumer l’abandon des repères culturels déjà passés dans l’esprit du public, tels que les hommes de Cro-Magnon, Tautavel, Néandertal, etc. La question est alors de savoir si la lutte contre ces catégories périmées peut se passer de leur utilisation explicite, ou si elle doit au contraire les utiliser pour mieux les dénoncer, quitte à prendre le risque de les légitimer à nouveau. Dans le cas qui nous occupe, faut-il, pour « humaniser » Néandertal, cesser d’en parler – et le considérer comme une variété d’Homo sapiens plutôt que comme une espèce différente – ou, au contraire, lui consacrer une exposition, c’est-à-dire entreprendre à son égard une entreprise de réhabilitation.

Cela dit, l’abandon d’une segmentation si pratique n’est pas si facile. En effet, dans ces beaux graphiques « continus » au sein desquels tout semble possible a priori, on trouve quand même des coupures, des blancs entre les nuages de points par ailleurs cohérents (en bleu Néandertal, en rouge Sapiens, etc.). Or, ces blancs rappellent le premier risque que nous évoquions, celui de l’échantillonnage spatio-temporel. Ils renvoient aux « blancs » de la carte et aux lacunes de la chronologie. Sont-ils la marque d’une disjonction radicale entre les « espèces » ou sont-ils le symptôme de l’existence d’un « chaînon manquant », comme on disait autrefois ? Ces « vides » ont-ils vocation, au terme d’une recherche qui aurait réglé la question, à être remplis par d’autres fossiles, pour composer alors un tableau continu de la variété humaine ?

En attendant la réponse, les concepteurs de l’exposition Néandertal ont fait un choix : celui de condamner Néandertal lui-même. « Je suis un homme ! », font-ils dire à leur sujet, l’incarnant en une jeune femme au prénom à consonance exotique (pour le public), Kinga, portant cardigan à la mode des années 80 (même le site de la maison de couture le qualifie de « classique »), pantalon noir de garçon de café et chaussures de tennis à la mode. C’en est donc fini d’un Néandartal qui faisait figure de « catégorie poubelle » de la paéléoanthropologie des siècles passés et obscurs. Catégorie d’Homo que l’on affublait de toutes sortes de caractères qui ne cadraient pas avec l’idée que l’on se faisait de ce que devait être l’archétype de l’Homo sapiens. L’homme trouvé dans la vallée de la Neander n’a plus à récupérer tous les attributs dont l’Homo sapiens pense qu’ils altèreront sa pureté, sa singularité, sa différence spécifique. On aurait donc chargé Néandertal de toutes les tares pour mieux nous identifier. On voit donc que la réhabilitation ne se contente pas d’une mise à jour des connaissances, mais s’aventure sur le terrain de la philosophie. L’Expo Néanderthal se situe ainsi dans un entre-deux, entre science et philosophie. Mais parfois peut-être un peu trop du côté de la philosophie, alors que l’histoire et la logique de la science peuvent à elles seules rendre compte des erreurs ou des difficultés scientifiques, sans qu’il soit besoin d’en appeler à une psychanalyse des mentalités occidentales et scientifiques des 150 dernières années. Si Néandertal a pu être conçu comme fondamentalement non-humain, si ce n’est même anti-humain, c’est probablement d’abord parce que cette option était scientifiquement utile, avant même qu’elle ne soit vue comme une option idéologique, fruit de l’ambiance intellectuelle d’une époque.

Cette hypothèse doit faire appel à ce qu’on pourrait appeler la notion de « catégorie-tampon ». N’est-il pas raisonnable de penser que les processus de catégorisation à l’œuvre dans les sciences, pour utiles qu’ils soient, conduisent souvent à la fabrication de catégories techniques, à usage interne (à la science) pourrait-on dire, qui ont pour fonction essentielle de protéger ou d’isoler certaines autres catégories de variations dans les résultats de recherche qui pourraient menacer leur existence ? On aurait ainsi fabriqué Néandertal pour « isoler » Sapiens du flux très tumultueux des découvertes scientifiques d’une paléoanthropologie naissante et aux structures encore immatures, peu indurées.

Selon cette hypothèse, la catégorie anthropologique « Néandertal » aura pu être une catégorie-tampon, en ce sens qu’elle a protégé efficacement la catégorie Sapiens des aléas fort nombreux et des instabilités fort importantes de la classification paléoanthropologique. Sans la catégorie « Néandertal », Sapiens aurait été soumis à une redéfinition permanente. Son image aurait été constamment troublée ; son identité incertaine. Or, dans l’étude d’une évolution, celle de l’humain en l’occurrence, une bonne partie de l’effort scientifique porte sur la définition et la caractérisation du stade final de cette évolution. La paléoanthropologie n’est pas qu’une description d’une évolution, c’est une recherche des origines – et Homo sapiens n’est pas n’importe qui : c’est nous.

On peut donc voir dans l’invention de Néandertal une influence du contexte intellectuel. On peut aussi considérer qu’un tel mécanisme est assez « scientifique », avant même d’être religieux, idéologique ou même politique. Néandertal a, jusqu’ici, absorbé efficacement toutes les variations qui, découvertes année après année, fossile après fossile, auraient pu venir corrompre l’épure d’Homo sapiens. Mais il est arrivé un moment où, l’échantillonnage du réel se resserrant, l’éloignement dans la parenté morphologique et génétique est entré en concurrence intellectuelle et scientifique avec la ressemblance culturelle, voire historique et géographique – d’où la question de la disparition de Néandertal, causée par Sapiens. Certes, la morphologie du squelette de Néandertal est objectivement différente de celle de Sapiens. Leurs crânes sont visiblement différents (Hublin 2011). Mais à mesure que l’on est parvenu à reconstituer la vie quotidienne de Néandertal, la différence avec Sapiens s’est estompée. La catégorie-tampon ne remplissait plus son office. On a même envisagé qu’ils se soient hybridés (même si les mâles hybrides, issus du croisement des deux espèces, étaient probablement stériles). Il sera alors plus rentable, d’un point de vue cognitif, de penser Néandertal et Sapiens comme un ensemble de cas exprimant une variation autour d’une même chose : l’homme actuel. On n’en est certes pas là, mais l’exposition Néandertal, dont une des trois parties est consacrée au « temps d’une espèce », pose la question de la disparition de cette version de l’Homme, et explore honnêtement toutes les réponses connues, sauf une, qu’une connaissance à venir plus approfondie de l’humanité des 350 000 dernières années nous rendra peut-être évidente : Néandertal a disparu car les paléoanthropologues du début du troisième millénaire n’en avaient plus besoin.

Prochain suspect sur la liste : Homo heidelbergensis, 600 000 ans, presque toutes ses dents (mais presque rien d’autre…), né en 1907 à Mauer en Allemagne, et détenu depuis à l’Institut de Géologie-Paléontologie de l’Université d’Heidelberg, sous le matricule GPIH1-Mauer1.

Illustration : Paul Hudson, « Neanderthal », 11.04.2014, Flickr (license Creative Commons)

Endnotes:
  1. site web: http://neandertal.museedelhomme.fr/
  2. cours: http://www.college-de-france.fr/site/jean-jacques-hublin/index.htm

Abstract

Is Neanderthal a very real and singular species, who disappeared from the surface of the globe "with" the advent of Homo sapiens, or rather a buffer category of human paleontology, originally useful to the progress of this science, especially to define Sapiens, but whose obsolescence was epistemologically programmed and which arrives today at the end of its scientific life ?

Bibliography

Hublin, Jean-Jacques et Bernard Seytre. 2011. Quand d’autres hommes peuplaient la Terre. Nouveaux regards sur nos origines. Paris : Flammarion, coll. « Champs Sciences ».

Notes

Authors

Partnership

Serendipity.

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