Mobilité internationale et identités des cadres : pour une sociologie « immergée ».

by Responsable éditoriale | 29.06.2005 00:00

Image1Comment s’élabore la construction de l’identité d’un cadre en entreprise qui vit l’expérience de plusieurs mobilités internationales et comment s’opèrent alors les apprentissages d’ordre interculturel qu’il développe ? Qu’en retirent aussi sa famille et ses proches ?

Tel est l’objet d’étude de cet article construit sous forme de témoignage et qui s’intéresse aux nouvelles réalités du management interculturel. Une position de gestionnaire des ressources humaines, à temps plein, dans les domaines de la formation et du recrutement, m’a progressivement conduit à analyser, d’un point de vue sociologique, et « de l’intérieur », un phénomène important pour toutes les organisations cherchant à devenir « mondiales » : la gestion de la mobilité de leurs cadres à l’international. En cela, je me reconnais dans une tradition de recherche sociologique partie prenante de la vie des organisations, attentive à la subjectivité des acteurs et désireuse d’aider à la décision. Une posture de recherche sociologique qui se veut « socialement utile », que je chercherai brièvement à clarifier dans ces colonnes en même temps que je tenterai d’exposer les traits culturels et identitaires saillants de « nouveaux acteurs interculturels » en entreprise, ceux qui vivent une intense mobilité géographique. La culture, pour eux, n’est pas un espace de sens unifié et hiérarchisé. Elle devient aussi une compétence et une capacité d’action à l’ère de la mondialisation.

Une posture de sociologue « immergé » en entreprise.

Je m’intéresse, depuis une dizaine d’années, à la question de la rencontre des cultures au travail et cherche à intégrer les apports de différentes disciplines (sociologie, gestion, psychologie, histoire) pour penser les évolutions des entreprises dans la mondialisation et celles des salariés qui les fondent. Pour aborder la question de la mobilité des cadres et des conséquences sur la construction de leurs identités, ce détour par la sociologie, puis par d’autres disciplines comme la psychologie (avec notamment l’utilisation des notions de stratégies identitaires ou d’ethnicité) et aujourd’hui la philosophie avec l’étude des notions d’identité narrative et de reconnaissance, m’est apparu comme le chemin le plus court pour comprendre un monde de l’entreprise qui m’était immédiatement peu compréhensible avec le seul recours des sciences de gestion.

Comme le soulignait Sainsaulieu, on ne demande pas forcément aux sociologues de refaire le monde, mais d’apporter une réponse opératoire sur l’état du monde social de production, sur la force des métiers et des identités professionnelles, sur leur capacité d’affirmation et de négociation en matière d’objectifs concrets de production. Le sociologue ne peut donc en rester à une seule posture compréhensive en extériorité, il doit tout à la fois écouter, produire un diagnostic, anticiper des évolutions sociales (Sainsaulieu, 2001, p. 10). Énoncer est parfois plus efficace que dénoncer.

Le sociologue n’est ni un ergonome centré sur le poste, ni un thérapeute préoccupé de l’individu, ni un psychosociologue centré sur les groupes (Sainsaulieu, 2001, p. 10). Touraine, de son côté, a souligné que distant et neutre, le sociologue est rejeté, intégré au mouvement, il n’en est plus que l’idéologue (Touraine, 1978). Faut-il cultiver l’implication dans son sujet de recherche, si chère à Elias, ou bien la bienveillante distanciation de l’univers de la recherche académique ?

Le sociologue, intervenant en entreprise comme manager, ne peut que difficilement s’abstraire d’une pratique adjacente de recherche et de formation s’il veut continuer à maintenir sa posture critique de sociologue. Il lui faut être suffisamment intégré à la vie des équipes afin de recueillir des confidences, découvrir des langages, des mots codés et tenter en même temps de préserver une familiarité distante, une certaine extériorité du regard. Tout sociologue prend, en cela, toujours parti en intégrant une vision du monde et en choisissant ses outils théoriques et méthodologiques. Park recommandait de se salir les chaussures dans la boue du slum et de les essuyer sur les moquettes de Gold coast, rappelant ainsi que le travail du chercheur ne consiste pas à substituer une représentation scientifique à celle des acteurs qui sont eux dans le sens commun mais à mettre en perspective les représentations de différentes catégories d’acteurs.

Cette confiance en une « sociologie pratique » est-elle une nouvelle forme d’engagement tachant de marier inscription en entreprise et inscription en société ? Certainement. Je crois qu’intervenir en sociologue aujourd’hui, c’est faire le pari que le développement des institutions productives dépend d’une capacité à reconnaître les évolutions culturelles internes qui échappent trop souvent aux managers et qui ne se confond pas avec des modèles externes que l’on pourrait trop facilement plaquer, imposer de manière autoritaire.

Avec la pratique de la recherche, la pensée va au problème et non directement à une solution. Il faut former les jeunes gestionnaires à cela, à cette sociologie qui montre que l’action sociale entraîne toutes sortes d’effets que l’on ne peut souvent anticiper que partiellement.

Une profonde évolution des conditions de mobilité internationale pour les cadres.

Mon travail de recherche est précisément né des interrogations vécues par des cadres internationaux — je veux dire ici étrangers — d’une grande entreprise pétrolière française.

Celle, par exemple, d’un ingénieur camerounais, qui se demandait comment adapter, en Angola, des méthodes de gestion de production éprouvées en France, ou de ce jeune Écossais, responsable de recrutement international, qui s’interrogeait sur la légitimité de l’utilisation de tests de recrutement dits « culture free ». Cela m’a amené à voir qu’aucun acte de gestion n’était dépourvu de « sens » ! J’ai été étonné quand je reçus la confidence d’un cadre supérieur nigérian qui avait refusé de prendre un avion de liaison pour Port Harcourt afin d’assister à une réunion importante de travail en France au motif (caché) qu’un membre d’une autre ethnie lui avait jeté un « sort ». Dans un univers pétrolier que je supposais « rationnel », dans une entreprise française qui s’était dotée d’importants moyens pour accueillir de nombreux cadres d’origine étrangère sur son sol, la force et la persistance de croyances animistes pouvaient donc avoir raison d’une décision ou d’un calendrier.

Aujourd’hui près de 2 000 000 Français vivent hors du territoire national. Un Français sur 200 s’expatrie au cours de sa vie et l’on ne sait pourtant qu’assez peu de choses sur cette expérience organisée du dépaysement. Il y aurait pourtant, à en croire certains gestionnaires des ressources humaines, des salariés efficaces en Chine et « nocifs » en Afrique, des freins traditionnels au départ (comme, on le dit, le travail du conjoint, les parents d’un grand âge, les enfants non scolarisés…), et aussi des facteurs « objectifs » censés influencer positivement l’intégration à l’étranger (comme la résistance physique, l’ancienneté dans le métier, une large concertation avec le conjoint avant le départ, l’inscription dans un réseau consolidé, la maîtrise de la langue du pays d’accueil…)…

Les entreprises connaissent donc une évolution profonde du modèle de l’expatriation. Le modèle assez classique d’une affectation de longue durée, avec la famille, où l’on partait quatre, cinq ou six années dans un pays est aujourd’hui en déclin. Il y avait souvent un déséquilibre entre les Français qui représentaient les intérêts puissants de la maison mère, et le reste de la population locale. On constatait d’ailleurs des formes de ségrégation sociale parce que les communautés vivaient souvent côte à côte, sans nécessairement entrer en contact en dehors des relations obligées de travail. Jusque dans les années soixante, les cadres mobiles étaient donc plutôt associés soit au statut de patron de filiale, soit à la figure du « baroudeur », chargé du transfert de savoir-faire sur des marchés naissants ou dans des pays en voie de développement. Depuis les années quatre-vingt, dans les secteurs industriels, particulièrement les grandes entreprises, on a vu s’accroître l’influence d’experts, de hauts potentiels et de jeunes cadres en « super-formation » à l’étranger.

De « nouveaux acteurs de la mondialisation », comme ce foreur nigérian qui dirige une équipe de géophysiciens libyens sous la direction d’un manager anglo-néerlandais ou ce chef de chantier belge en Arabie Saoudite pour le compte d’une entreprise française, partent pour de plus courtes périodes et font vivre de nouvelles façons « d’être » à l’international. Acteurs cosmopolites à haut capital socioculturel et à revenus élevés, leurs dirigeants leur demande de bien comprendre les règles de l’organisation (les procédures et les systèmes de reporting à un niveau mondial) et d’assurer un bon relais de la stratégie de l’entreprise dans les filiales où ils exercent. En plus de leurs compétences techniques, qui les protègent souvent d’un échec immédiat, il leur faudra montrer pour réussir dans la durée, des qualités d’animateurs avec des équipes de différentes nationalités.

Force est de constater des situations nouvelles avec, par exemple, l’arrivée d’impatriés au siège dans des situations de pouvoir à « égalité » avec le milieu d’accueil. C’est-à-dire qu’on attend leur venue, on encadre leur présence, et ces individus sont porteurs de savoirs forts. On se trouve ainsi face à un nouveau rapport, plus équilibré en quelque sorte, dans les relations interculturelles au travail. Un Allemand qui travaille en France pour une entreprise japonaise fait-il vivre un temps nouveau aux entreprises dans la mondialisation, celui des « cultures tierces », du « tiers instruit » que serait le « médiateur interculturel » ? La question mérite d’être posée (Pierre, 2000).

Ce qui rend les cadres internationaux semblables à leurs collègues d’une autre nationalité, c’est précisément leur « haut degré de différenciation » (Devreux, 1972). Connaître leur nationalité ou leur statut social ne permet que peu de « prédire » leurs comportements et leurs représentations au travail.

Comment rendre compte de ces ponts établis entre plusieurs mondes vécus par ce cadre américain, né en Inde, et qui n’hésite pas à affirmer que « si pour les Américains, l’Inde c’est l’enfance de l’humanité. Pour les Hindous, les États-Unis, c’est l’humanité encore dans l’enfance » ? Est-il du côté des Hindous ou des Américains ? Ou encore fait-il l’expérience des deux en même temps ?

Ce ne sont pas forcément des acteurs en crise qui mobilisent des appartenances irrationnelles, et ce peut être aussi, ou au contraire, parce qu’ils ont atteint des positions sûres dans l’organisation que des acteurs peuvent s’offrir le « luxe de l’identification ethnique » (Hansen, 1938) et défendre leurs appartenances, leurs croyances.

En analysant les stratégies d’action des cadres internationaux, on peut voir apparaître une dimension d’inertie de leurs mobiles, liée à l’idée qu’ils se font de leurs engagements communautaires et culturels, balayant de fait la représentation d’agents calculateurs, aimables « citoyens du monde », dont toute l’action s’inscrit dans une temporalité des seuls enjeux présents. Balayant d’ailleurs tout aussi bien l’image souvent véhiculée par les idéologues managériaux du cadre cosmopolite, parfaitement adaptable et partout à son aise, que l’image de certains culturalistes qui enferment de façon stéréotypée les cadres internationaux dans une représentation stéréotypée de leur culture d’origine (pensons, par exemple, à de nombreux consultants qui falsifient les travaux de Hofstede, Hall ou encore de D’Irbarne).

Les dirigeants des entreprises ont bien du mal à penser cette force des liens communautaires qui influencent l’action de leur personnel. La mondialisation favorise peut être les migrations, les échanges d’idées et les emprunts culturels, mais dans le même temps, et pas seulement chez les exclus, elle s’accompagne d’une réactivation des traits caractéristiques des communautés d’appartenance. Les entreprises, trop souvent, célèbrent l’abstraction, dissocient intellect et sensible, et s’opposent radicalement à toute lecture de la motivation au travail en termes « identitaires ». Observons, par exemple, combien le projet de mobilité internationale est en réalité façonné par la mémoire des aïeux, par un rapport aux anciens. Avec l’expérience du transfert international, les cadres sont souvent sur les traces d’un ancêtre que l’on va retrouver. C’est une prédisposition mentale favorable, et même capitale, à la réussite de la mobilité géographique. Ceci est peu connu.

J’ai mis à jour une typologie identitaire en cinq postures : conservateurs, défensifs, opportunistes, transnationaux et convertis, démontrant l’ampleur des effets personnels des parcours des cadres, qui constituent des sortes de « bricolages » résultant de la complexité des appartenances sociales, culturelles et ethniques auxquelles il leur faut s’ajuster (Pierre, 2002, a). Ces résultats place l’individu en position d’étrange instance de « métabolisation » des cultures, à la fois créatures et créateurs de cultures !

Une opposition aux analyses que l’on qualifie de « culturalistes » ?

On pourra à juste titre s’étonner que la variable nationale, si chère par exemple dans les études fameuses de Hofstede, soit, à mes yeux, une variable mineure dans l’étude de la socialisation de ces cadres internationaux. Pour beaucoup de « culturalistes », on ne pourrait reconstruire le sens des conduites et stratégies des individus qu’en les replaçant dans le contexte de la culture nationale. Mes recherches m’amènent à reconnaître l’encastrement culturel de toute organisation sans vouloir y lire la primauté d’une culture nationale. J’y repère plutôt des effets d’interaction entre culture nationale et culture de l’organisation, elle-même « productrice de culture ».

Lorsque j’ai débuté mes recherches, j’ai d’abord eu accès à une littérature managériale peuplée de managers internationaux sans « histoires », au sens propre du terme, censés partager les mêmes hôtels intercontinentaux, les mêmes méthodes de management et la même logique de maximisation du profit capitaliste. De fortes valeurs propres à la culture d’entreprise et un soutien social organisé étaient aussi censées régler les problèmes d’adaptation au travail. Fondant toujours leur choix en « raison », les membres de ces classes supérieures revendiqueraient pour la plupart une appartenance à une élite non pas « internationale » mais « transnationale ».

J’étais frappé par le fait que la presse économique était peuplée de salariés en cols blancs, autoproclamée élite mondiale, partageant les mêmes décors (hôtels intercontinentaux propices aux séminaires de travail) et une même logique (la pratique généralisée de la langue anglaise, l’utilisation accrue des systèmes d’information, le partage de mêmes indicateurs de gestion et de contrôle stratégique…) (Pierre, 2002, c).

Dans cette littérature managériale, les difficultés vécues à l’occasion de la mobilité internationale étaient souvent exprimées à travers la notion de « choc culturel », causé par la disparition des points de repères culturels habituels. Le « choc culturel » favorise le fait que l’environnement de son pays d’origine prend subitement une importance exagérée et est fortement idéalisé quand on vit expatrié. On peut donner quelques symptômes de ce « choc culturel », que les expatriés connaissent d’ailleurs bien, comme avoir subitement le souci exagéré de la propreté et du contact physique, se préoccuper exagérément des problèmes de nourriture, d’eau potable, de literie ou encore être victime d’accès de colère à propos des retards, du non-respect d’un ordre du jour lors d’une réunion… Je ne nie pas ces phénomènes d’inadaptation mais là où je m’attendais à rencontrer des managers « rationnels », j’ai vu des cadres internationaux enracinés dans d’autres « mondes vécus » que la grande entreprise compétitive et mondiale , soucieux de préserver un lien intime avec ce qu’ils considèrent comme la part la plus « authentique » d’eux mêmes. Ces cadres internationaux étaient en fait menacés par le caractère pluriel des significations de leur action, par leurs contradictions. Ils pouvaient avoir le sentiment de perdre l’unité de leur existence. Il y avait là un mystère comme devant ces cadres originaires du Golfe de Guinée auprès desquels j’ai pu longuement travailler et que je découvrais, avec le temps, membres fidèles de confréries religieuses le soir, exprimant dans le dialecte local et en costume traditionnel des convictions animistes. Or, ces mêmes managers, durant la journée, parlaient anglais et français avec leurs collègues, jugeaient de la faisabilité d’un projet selon des critères rationnels et endossaient ainsi, non sans tensions, plusieurs rôles sociaux dans différents registres de langues. L’expérience du travail en contexte interculturel débouchait pour l’individu sur un processus de transformation de ses représentations.

Comme l’avait montré Bastide, dans un tout autre domaine d’études d’ordre ethnographique, pour ces cadres, l’intelligence professionnelle pourrait être déjà « occidentalisée » alors que l’affectivité resterait, en quelque sorte, « indigène ». Les mêmes populations qui s’appropriaient certains aspects d’une pensée rationnelle de type occidental pouvaient parfaitement continuer, par ailleurs, à adhérer — en pratique — à des croyances animistes, magiques ou religieuses. Une partie d’eux-mêmes pouvait entrer dans la pensée rationnelle et une autre partie, bien circonscrite socialement, rester dans les cadres d’une pensée que je qualifiais à la hâte de « primitive ».

Je m’aperçus aussi dans mes recherches que l’individuel, le social et le culturel étaient indissociablement liés quand on étudie les transformations de l’identité et que les thèses de l’unicité de l’acteur, comme de la culture, n’ont rien d’une évidence. J’acquis aussi la conviction qu’un individu ne risque pas de perdre sa culture, et de se perdre lui-même, par simple éloignement géographique mais surtout par les expériences négatives et conflictuelles qui affectent la représentation qu’il a de lui-même. Dans un mouvement pendulaire entre origines et groupes d’appartenance, c’est l’absence de reconnaissance du milieu d’accueil qui déclenche mécanismes de défense, replis narcissiques ou ce que les psychologues cliniciens appellent « sur-affirmation » d’un soi déprécié.

Combien de chercheurs et de praticiens, sur ce sujet, considèrent encore pourtant la nationalité comme le critère principal, voire unique, de différenciation culturelle entre les salariés ! À l’extrême, chaque peuple aurait un substrat historique particulier que les gestionnaires devraient parvenir à découvrir et mieux comprendre. Mais bien souvent leurs productions pratiques visent plus à dire « ce qui est » que « pourquoi tel phénomène culturel existe ». Ceux-ci seraient ainsi des phénomènes collectifs et prévisibles. La culture est envisagée à partir d’une conception ethnique du lien social. On considère les divers traits des deux cultures comme équivalents et on les enregistre en termes de présence ou d’absence pour être en mesure de désigner tel individu ou tel groupe comme relevant plus ou moins de la culture A ou de la culture B. Or on doit toujours se demander dans quelle mesure ce modèle quantitatif d’analyse permet de saisir le phénomène qualitatif central de la réinterprétation de sa culture qui, aussi bien chez les descendants d’immigrés que chez les cadres internationaux d’entreprises mondialisées, mais dans des expressions différentes, définit un aspect important de leur apport à la culture de la société d’accueil.

Soulignons aussi que la faiblesse de nombre de travaux de management interculturel appliqué, sur le plan méthodologique, concerne l’utilisation seule des questionnaires à questions fermées et à modalités ordinales qui m’a semblé inadéquate quand on explore des identités. L’exigence de devoir répondre rapidement favorise les mécanismes de défense inconscients : rationalisation, négation, banalisation… Le niveau exploré est celui des opinions, reconstructions conscientes à partir d’éléments cognitifs et normatifs immédiatement disponibles à la conscience. Les opinions ont souvent peu de rapports avec les comportements et avec les conduites (D’Iribarne, 2004).

Je constate que dans la plupart des études sur l’interculturel, on tend à évacuer la base identitaire du sujet au travail. Dans un rapport quasi-mécanique, l’individu réactive les spécificités culturelles de son groupe. Mais comment analyser les salariés à la frontière de leur(s) culture(s) ?

Comment comprendre la capacité à relier culture d’origine, culture d’entreprise et culture professionnelle de cet expert-comptable anglais, né en Inde, marié à une Indonésienne, et recruté aux États-Unis pour le compte de la filiale d’un groupe pétrolier français qui se définit comme « mondial » ?

Plutôt que d’étudier une population à distance, j’ai eu la possibilité de travailler avec elle (une forme d’observation participante) en tant que gestionnaire des ressources humaines. Ce statut, doublé de celui du chercheur, fait que l’on peut donner quelque chose en échange aux personnes interviewées : des informations sur son pays, sur ses façons de vivre, décoder avec eux des situations apparaissant comme bizarres… L’instauration de relations de confiance avec les cadres étudiés a permis le recueil de confidences sur ce retour sur soi qui s’opère en dehors de l’entreprise et renvoie à la question de la transmission culturelle hors de son pays d’origine. Des relations proches et bien souvent, au final, amicales ont permis de découvrir les rapports aux conjoints, aux enfants, aux pratiques culturelles, à la langue parlée à la maison, aux fréquentations, à la vie associative, aux projets pour la retraite. J’ai toujours doublé ma préoccupation d’enquête sociologique par un travail de restitution aux acteurs, afin de contredire ou infirmer les premières interprétations prises « sur le vif ». Or chez les cadres mobiles que j’ai questionnés, étudiés, analysés, l’importance attachée à la valeur de la personne prend une signification profonde. Il m’a semblé que le premier trait qui fait l’unité de la population de cadres mobiles tient au refus partagé d’être défini par une appartenance collective ethnique, au sens d’une nature prescrite, c’est à dire imposée par les autres. J’ai souvent pensé sur ce point à Simmel qui a souligné combien la spécificité individuelle est devenue, depuis la Renaissance, la base de l’affirmation d’une identité distinctive. À Florence, chacun voulait porter des vêtements d’une façon qui n’appartînt qu’à lui, affichant « la valeur de l’être unique » (Simmel, 1989, p. 294).

La constitution d’une « géographie raisonnée des cultures », utile au développement de l’entreprise mondialisée1 ?

Hofstede, dans ses travaux, s’appuie sur une intéressante métaphore de l’arbre et de la forêt. Il partage l’étude en organisation des relations interculturelles entre une approche ethnographique vouée à étudier chaque culture (chaque arbre) de manière approfondie, et une approche faisant usage d’échelles d’attitudes, apte à situer l’ensemble des cultures (la forêt, prise dans son ensemble) les unes par rapport aux autres. Sur le plan scientifique, Hoftede oppose ainsi les approches idiographiques qui considèrent chaque cas dans ses propres catégories et les approches nomothétiques qui comparent les divers cas à partir de repères communs.

Trop de travaux de management interculturel appliqué, pour être valides, nécessiteraient que les classements obtenus ne soient pas biaisés par la signification de mots abstraits (tels qu’individualisme ou hiérarchie) auxquels ils ont recours et qui varient suivant les contextes culturels. Des choses bien différentes peuvent correspondre au même mot dans des cultures différentes. On suppose que des expressions telles que « société hiérarchique » ont un sens bien défini partout, c’est à dire que l’ensemble des traits qu’elles lient dans le langage le sont également dans la réalité, indépendamment des cultures. Ce n’est pas parce qu’on partage les mêmes valeurs que l’on associe les mêmes pratiques aux mêmes mots. Je vois là encore les limites d’une approche cartographique fondée sur des questionnaires.

C’est d’ailleurs aussi ce que reconnaît D’Iribarne dans un de ses derniers ouvrages, en déclarant que son équipe de recherche n’avait pas vu apparaître quelques grands types cohérents entre lesquels on pourrait répartir les diverses cultures ; deux cultures proches à certains égards peuvent en effet être fort dissemblables à d’autres (D’Iribarne, 1998, p. 293). Mais que cette équipe avait pu peser combien les différences de comportement ne sont pas le fruit de modes passagères et qu’elles remontent à un passé très lointain, reflétant une certaine conception de l’humanité qui s’incarne dans la structure organisationnelle de l’entreprise. L’un des apports de ces travaux, c’est l’utilisation dans l’analyse des rapports interculturels de différents critères de différenciation qu’ils soient ceux des aires linguistiques, des cultures politiques, des mythes et des institutions…

Ce que j’ai vu en entreprise, c’est que beaucoup de personnes font état de la pluralité de leurs appartenances comme d’un état de fait enrichissant permettant d’exister au sein de groupes très différents avec un minimum de distance, mais sans dissoudre pour autant la dimension nationale, régionale, locale même de leur appartenance. Il faut porter attention au double mouvement par lequel les cadres internationaux continuent à s’approprier l’esprit de la communauté à laquelle ils appartiennent et, en même temps, s’identifient à des rôles professionnels en apprenant à les jouer de manière personnelle et efficace hors de leur contexte culturel d’origine (Berger, Luckmann, 1996, p. 195). Cela a rarement été étudié en sociologie de l’entreprise.

On peut découvrir ce que j’appelle une bien étrange « balistique culturelle » qui amène à penser action et système de représentations de l’acteur interculturel. L’action fait partie intégrante chez le sujet en contexte interculturel de la représentation. Que voulons-nous dire ? Que la balle (le sujet-travailleur) qui sort du canon (culturel) peut sinon réécrire, du moins dévier, sa trajectoire. L’Italien que l’on attendait « italien » ou le Marocain que l’on voulait « marocain » peuvent se montrer de bien étranges étrangers ! L’action est certes déterminée par la détermination de buts, un pouvoir axiologique qui comprend les valeurs, mais elle est aussi déterminée par le raisonnement lié à la représentation. La prédominance d’une représentation ou d’une autre dépend du contexte culturel. Mais la réalité « interculturelle » des entreprises amène aujourd’hui à constater de plus en plus l’existence simultanée de représentations contradictoires, de pratiques de groupes de plus en plus variés et il y a fort à penser qu’à mesure que nous étudierons des mondes interconnectés (fruits de mobilités internationales du personnel, de rapports inégalitaires entre siège(s) et filiales, entre filiales entre elles…) s’enrichira d’une démarche davantage dynamique du sujet-travailleur, incorporant des éléments dialogiques, sémantiques et pragmatiques de l’expression des identités. Parce que les croyances doivent être traitées en tant que partie intégrante et non séparée de l’action2, nous ne dirons jamais assez que l’identité met en relation la connaissance et les compétences, les représentations et les aspirations, les sentiments et les valorisations. Elle est la concrétisation cognitive de la représentation. Desjeux souligne justement que « les modèles culturels, les habitus ou les visions du monde » sont transformés par les effets de situation et permettent ainsi de comprendre les écarts entre ce que l’on dit, ce que l’on pense et ce que l’on fait » (Desjeux, 2002, p. 93). Entre permanence (l’individu vit dans un univers nouveau comme il le faisait avant), dédoublement (l’individu adopte des pensées, des croyances et des pratiques en fonction de l’univers social dominant) et mélange (chaque univers apporte sa vision du monde et féconde une synthèse), la personne, particulièrement en contexte interculturel, n’est pas immédiateté, simplicité et « primitivité » du moi mais médiate, construite, complexe et « tardive » (Meyerson, 1948). C’est toujours secondairement que l’individu peut se rendre compte de la diversité des attitudes ou attributs qu’il possède et faire un travail « d’ajustement » par rapport aux mondes de ses appartenances.

Ce que nous avons observé sur le terrain est que la mobilité internationale incite les cadres à reconnaître la présence en eux d’un étranger déprécié, aimé ou idéalisé, parfois à reformuler leur sentiment d’appartenance en acte de revendication. Un véritable « travail » s’opère afin de préserver un lien intime avec ce qu’ils considèrent comme la part la plus « authentique » d’eux-mêmes sans que l’on puisse parler « d’identité en sommeil ». Un « principe de coupure » intervient bien au niveau des « formes » du psychisme de ces cadres internationaux c’est-à-dire des structures perceptives, mnémoniques, logiques et affectives.

Ces acteurs ne sont jamais totalement immergés dans leur action, dans leur culture ou dans leurs intérêts, sans que ce « quant à soi » puisse apparaître pour autant comme un défaut de socialisation. En d’autres termes, un segment du moi est le vrai « moi social », qui est vécu subjectivement comme étant distinct du Moi dans sa totalité, et même comme s’opposant parfois à celui-ci quand l’individu réfléchit après coup sur sa conduite.

Progressivement, j’ai voulu confirmer que ce n’est plus la socialisation « primaire » des individus qui permet l’analyse des identités d’acteurs interculturels mais un processus de reconnaissance par les autres, inscrit dans un enjeu de forces sociales, au moment de la socialisation « secondaire » dans l’entreprise et ce qu’elle permet de vivre au dehors.

Dans l’entreprise mondialisée, plus qu’ailleurs, les cultures résistent et il y a possibilité d’une sorte de « jeu informationnel » (Lyman, Douglass, 1972) qui se joue à travers la communication des indices et des rôles ethniques. Et d’ailleurs c’est parce que ce que nous transmettent le vêtement, la couleur de la peau, l’accent des cadres internationaux… est souvent insuffisante que les acteurs peuvent consciemment fournir des éléments complémentaires d’information leur permettant de partiellement contrôler la présentation d’un Moi ethnique particulier (Poutignat, Streiff-Fenart, 1995, p. 166). Précisément, l’ethnicité des cadres internationaux persiste, à mon sens, car elle permet de satisfaire deux désirs contradictoires : la quête d’une communauté d’appartenance et un désir d’individualité en entreprise. Finalement, cette ethnicité est attractive parce qu’elle implique un choix : elle donne l’impression d’avoir une culture riche sans que le coût à payer de la loyauté ethnique soit fort.

Dans mes travaux, il y a bien comme un « brouillage » des catégories strictement nationales ou ethniques (Pierre, 2001). Chez les cadres mobiles avec qui j’ai vécu, l’identification nationale ou ethnique ne s’est pas dissoute avec l’expérience répétée du voyage. Ce que j’ai vu apparaître chez ces cadres internationaux, c’est même une aptitude particulière à manipuler différents codes culturels autour de l’ethnicité pour influer en leur faveur sur les transactions sociales et professionnelles (Lipiansky, Taboada-Leonetti, Vasquez, 1997). Ma recherche est ainsi davantage centrée sur les dissonances du sujet en situation interculturelle que sur la perspective de la domination sociale et de la force déterministe des enracinements.

C’est comme si l’accroissement des échanges à l’échelle mondiale, la libéralisation de l’économie, ne provoquaient pas une homogénéisation totale des différentes cultures mais tendait à construire un cadre dans lequel un signifiant donné reçoit, selon le milieu de réception, toute une gamme d’interprétations différentes. La mondialisation ou plutôt les diverses mondialisations en cours (Martin, Metzger, Pierre, 2003), pour moi, engendrent une production différentielle des cultures. L’illustre, par exemple, le succès que rencontre, dans les pays occidentaux les plus riches, un bouddhisme aligné sur les standards modernes de l’individualisme et de la recherche consciente de l’épanouissement de soi (Metzger, Pierre, 2003).

La nécessité d’une approche transdisciplinaire pour saisir la réalité « interculturelle » vécue par les cadres mobiles.

Ce sont d’abord les récits des ethnologues ou des psychanalystes (je pense, par exemple, à Kristeva) sur la rencontre entre porteurs de différentes cultures qui m’ont convaincu de la nécessité de franchir les frontières interdisciplinaires, celles léguées par les académismes et ils sont de toutes sortes !

Bosche est l’un des chercheurs qui l’a le mieux exprimé quand il écrit que ce serait excessif que d’attribuer aux normes, c’est-à-dire aux dimensions culturelles qu’un ethnologue ou plus généralement un anthropologue peuvent observer, toute la variance, toute l’information pertinente d’une situation interculturelle. Il y a aussi la rencontre des systèmes organisationnels, et dans ce cas un sociologue des organisations aura des observations sans doute pertinentes. Il y a enfin un champ des pratiques, où un sémiologue, un psychologue social, un psychanalyste peuvent avoir également des contributions utiles (Bosche, 1993, p. 126).

L’étude des relations interculturelles m’a montré une structuration de l’identité sur plusieurs niveaux et il n’est pas de théorie instituée en discipline qui permette de rendre compte simultanément des divers niveaux de fonctionnement du sujet et des voies de passage d’un niveau à l’autre.

La durée limitée de la vie humaine nous empêche malheureusement d’aller au-delà de deux ou trois expériences semblables de dépaysement. Et chaque sujet à une capacité limitée d’intériorisation de cette expérience de l’altérité. Pour pouvoir se détacher avec profit d’une culture, il faut d’ailleurs commencer par la « parler » et donc connaître l’acculturation et l’existence de différentes « provinces du moi ». L’image de la plongée en eau profonde, que j’emprunte à Fernandez (2002), est pour moi la meilleure pour caractériser cette expérience du dépaysement et de la déculturation avant de pouvoir reconquérir une autre identité. Quand on passe d’une culture à une autre, par paliers successifs, une même réalité sociale est lue à travers des chaînes d’associations et d’oppositions différentes. La compréhension d’une culture étrangère peut ainsi se comparer à l’assemblage d’un puzzle dont certains éléments sont connus, d’autres non (Chanlats, 1990 ; Mutabazi, 2001). Aucune transformation de l’identité n’est possible tant que l’individu n’a pas rencontré un individu pouvant lui répondre que ce qui se produit pour lui est comparable à ce qui s’est produit pour lui.

J’ai été frappé par le fait que les êtres humains ne sont conscients de ce qui est culturellement spécifique à leur famille, village ou entreprise que dans la mesure où ils rencontrent des contre-modèles. Un peu comme en photographie, il nous faut le négatif pour que surgisse clairement le sujet positif. Comme quand le plongeur passe à l’air libre et prend mieux conscience des possibilités de la vie sous-marine. C’est en devenant conscient de sa subjectivité qu’on peut comprendre celle d’autrui et la communication interculturelle souligne qu’à s’ignorer soi-même, on ne parvient jamais à connaître les autres. Finalement, connaître l’autre et soi-même est une seule et même chose. Dans toutes mes recherches, je me suis moi-même adossé à ma part d’étrangeté pour mieux cerner mes familiarités et le caractère non questionnable de mes origines. À ce moment, vous devenez exotiques à vous-mêmes et susceptibles de mieux comprendre autrui en sa différence.

Quelle « conception » de l’acteur interculturel dans l’entreprise « mondialisée » ?

Chacun croit au départ maîtriser son projet de mobilité internationale. Mais plus on avance, plus les réalités obligent les uns et les autres à modifier leur projet, tout en gardant bien souvent un discours mythique contredit par les faits et la résistance parfois douloureuse des contraintes. Dans la diversité de ses expériences d’expatrié, devant la nécessité de devoir s’ajuster aux milieux d’accueil, j’ai souvent conclu à la fragmentation de l’individu dans la diversité de ses rôles plutôt qu’à une heureuse synthèse vite affermie.

Même s’il est vrai que les principaux obstacles rencontrés dans la réalisation de son projet de mobilité ne tiennent pas d’abord au fait que l’on est un homme qui vient d’ailleurs, mais souvent au fait que l’on est un homme qui vient d’en bas, aucun cadre international ne sort néanmoins « indemne » de l’épreuve du dépaysement.

Peut-on alors parler de « double identité » de ces cadres cosmopolites ? À mon sens, non. Notons d’abord la crainte forte de toute idée en France de double allégeance. Peut-être parce que dans un pays fortement centralisé, la citoyenneté a trop souvent été vue comme une épreuve de dissolution des origines. En France, si l’on admet une dissociation de l’économie et des cultures, c’est que l’on envisage l’identification à l’ethnie, essentiellement à la lumière d’un repli communautaire appauvrissant. On craint que l’acteur cesse d’être social et qu’il se retourne vers les siens, cesse de se définir par ce qu’il fait pour être uniquement ce qu’il est, simple porteur de valeurs collectives qui le précèdent et lui seraient supérieures.

Bastide a le mieux montré, selon moi, que ce n’était pas l’individu en situation d’acculturation qui était « coupé en deux » malgré lui, mais bien lui qui introduisait des coupures entre un certain nombre de compartiments presque étanches et de participations d’ordre différent.

Des croyances contradictoires peuvent coexister pacifiquement pendant longtemps, si elles appartiennent à des secteurs de la vie différents.

Comment sortir de ce faux dualisme ? En tentant de cerner la notion de bricolage identitaire. J’ai travaillé avec des cadres qui devaient en quelque sorte agencer ensemble l’idée qu’ils se faisaient de la culture de leurs pays d’accueil, de leurs cultures nourricières, de la culture de leur entreprise, de la culture qu’ils se font de leur métier… D’une certaine manière, je pense que ces individus sont toujours en dissonance, toujours en résistance aussi, c’est-à-dire en adaptation instable. Et ces cadres internationaux vont surtout trouver des moyens de se raconter un récit sur eux-mêmes qui leur apparaisse cohérent. En situation de dépaysement, on est toujours dans une dimension forte de narration, ce que Ricoeur, héritier en cela de la tradition wéberienne, rappelle aux sociologues qui veulent le lire.

Il y a du bricolage en partie conscient et en partie inconscient. On ne peut jamais avoir complètement accès au récit qu’on se raconte sur nous-même. Il y a toujours une part d’inconscient, c’est certain. Et en même temps, l’être humain instrumentalise c’est-à-dire qu’il veut être maître de son destin, édifie son histoire avec des éléments précontraints, des morceaux de vie. C’est un peu l’image du patchwork ou plutôt de l’arlequin, différent selon les jours. J’ai recours pour le comprendre à cette image du massif corallien, figure empruntée à Lévi-Strauss quand il parle de culture. Le massif corallien c’est quelque chose qui bouge en permanence, jamais le même d’une seconde sur l’autre, mais qui en fait vous renvoie toujours à l’identique, à une permanence dans le temps. Et, bien entendu, une bonne part du bricolage identitaire de ces cadres interroge cette notion de permanence dans le temps.

De manière paradoxale, dans les entreprises modernes, ce ne sont pas les individus qui bougent le plus qui se disent le plus toujours « changés » à travers les épreuves du temps. En tant que cadre international, vous êtes plus mobiles que les autres, et en même temps vous créez, vous vous référez à une forme d’immobilité plus forte, ce que j’appelle la part d’authenticité avec laquelle chacun doit vivre ou revendiquer. D’autres parleraient de sentiment de sécurité ontologique.

Souvent les cadres internationaux au siège de l’entreprise me disaient « tiens, je suis le noir américain de cette tour de la Défense à Paris. Je dois donc forcément jouer au basket, aimer le jazz et porter des costumes larges ». C’est parce que les autres vous collent une identité, vous assignent une image, que vous pouvez vous en départir, soit chercher à l’épouser, soit vouloir la contredire en permanence et cela est difficile, douloureux souvent.

Pour le comprendre, il convient de revenir à l’univers de travail de ces cadres internationaux fait de mobilités renouvelées, de télécommunications, d’utilisation massive d’internet, de couplage d’informatique et de mécanique, de production à distance… Ils usent largement des nouvelles technologies de l’information et travaillent de plus en plus en temps réel, ce qui sollicite différemment leur appréhension du réel. L’absence de temps morts influe certainement sur leurs perceptions au travail. D’une certaine manière, leur espace social bascule dans l’intemporalité ou plutôt la simultanéité. Leurs communications avec leurs partenaires de travail, leurs collègues sont médiatisées par la machine (on communique à distance dans le temps et dans l’espace). Dans quelle mesure ces individus deviennent-ils plus aptes que d’autres à lier vie réelle et existence virtuelle, authenticité et simulacre ? Pour agir, il leur faut se redéfinir dans l’immédiateté et la connexité, se doter de repères identificatoires, sources de stabilité dans le temps. C’est pourquoi, pour ces cadres, l’identification ethnique se présente comme un dispositif de positionnement imaginaire de l’individu, dans une généalogie symbolique, assurant l’intégration des expériences successives et éclatées du vécu présent dans une durée dotée d’un sens.

Faut-il conclure que ce sont les êtres les plus stratégiques en entreprise, ceux qui ont réussi à obtenir des positions dominantes, qui en arrivent peut-être à être les plus « authentiques », en rapport forcément limité de conscience à leurs origines ?

Je ne veux surtout pas laisser entendre que dans les cultures dites traditionnelles, on ne pouvait pas « jouer » avec sa culture. On l’endossait. On l’acceptait. On était dans un schéma où l’acteur était sinon mangé par le système, du moins pas en opposition de perspective. Aujourd’hui, on est dans des schémas où l’acteur peut revendiquer, ce qui peut être épuisant, en tentant de s’instaurer en sujet.

Une théorie syncrétique de l’identité des cadres mobiles.

Si je fais miens les arguments de Bourdieu sur la complémentarité de l’habitus et du calcul, en particulier dans les Méditations Pascaliennes, j’affirme aussi nettement ma préférence pour une perspective interactionniste du social. Cela signifie pour moi que l’incorporé est donné pour une appropriation tout au long de la vie, ou encore qu’il n’y a pas de pré-ajustement mécanique entre l’habitus et le champ.

Les cadres internationaux étudiés apparaissent moins auteurs de leurs propres vies, que « compositeurs » dans un travail de bricolage de matériaux antérieurs. J’insiste sur une dialectique à trois termes (construction, déconstruction, restructuration de soi en situation) qui illustre bien, je crois, une perspective qui fait place à la notion de projet existentiel et invalide l’hypothèse d’un quelconque inconscient culturel.

À notre époque, c’est parce que le rapport à l’autre devient moins codifié et plus incertain que chacun doit aussi faire face au fantôme d’autrui que nous portons en nous sans assurance de vérité de surplomb. Il faut bien saisir là toute l’ambivalence du rapport à l’autre, fait de reliance et de déliance. Ce qu’il y a peut-être de significatif dans mon travail, c’est ce sous bassement ethnique de l’acteur dans la modernité !

Je cherche à faire apparaître une sorte de résistance de l’ethnicité, au-delà des autres déterminations sociales. L’ethnicité n’apparaît pas comme un déterminant en soi, mais comme le cœur et le produit des relations de transactions avec les autres, même si, dans ma typologie, on peut rencontrer des « convertis » qui fondent leur stratégie identitaire sur le déni de leurs racines. L’accent mis sur l’aptitude au jeu par rapport à l’ethnicité rappelle que mon travail, loin des perspectives culturalistes, s’inscrit dans une conception constructiviste de l’identité, plus que dans celle de la domination ou de la tragédie.

J’ai été marqué par la somme d’énergie que les gens dépensent en entreprise pour devenir des éléments de comparaison sociale, pour chercher cette approbation sociale.

L’aspect multidimensionnel et pourtant structuré de l’identité est bien aussi un point décisif de ma recherche. Je partage le point de vue de Camilleri qui illustre que les situations d’interactions dans lesquelles sont impliqués les individus sont diverses et multiples et infèrent des réponses identitaires également diverses. Cependant ces différents éléments — ou rôles, ou identités, suivant les auteurs — ne s’assemblent pas dans une simple juxtaposition d’identités, mais sont intégrées dans un tout structuré, plus ou moins cohérent et fonctionnel (Lipiansky, Taboada-Leonetti, Vasquez, 1990, p. 23).

Tout mon travail consiste à rendre opérationnelle, d’un point de vue empirique, l’approche de l’identité en termes de stratégies identitaires et de recours à l’ethnicité comme procédures mises en œuvre par l’acteur. Il est capital de dire que l’on est toujours stratégique en étant entre deux communautés. Si on en a les moyens, on tire partie de sa capacité à traduire deux mondes. En sorte que la figure la plus emblématique des entreprises modernes nous apparaît certainement celle de l’agent de change. J’ai bien eu le sentiment que certains schèmes d’action sont chez les cadres internationaux des produits en attente de sollicitations et de contextes favorables, comme des produits de socialisation à usage différé. Cette question de structures sociales en réserve revient à pouvoir articuler les autres de sa personne selon un critère d’adaptabilité au contexte. Elle n’a que peu été envisagée dans le contexte spécifique de l’entreprise mondialisée. L’étude de Eidhheim sur les relations entre Norvégiens et Lapons illustre fortement cette idée dans un autre environnement (Eidheim, 1966). La vie quotidienne des Lapons paraît constituer une incessante redéfinition des situations relevant de la scène publique ou de la scène ethnique intime, chacune d’entre elles gouvernant le choix des interactions, de la langue et de la présentation de soi. Dans les sphères d’interaction publique, Norvégiens et Lapons coopèrent, les premiers selon une norme de tact, les seconds selon une stratégie de dissimulation du stigmate pour minimiser l’importance des identités ethniques. L’espace privé apparaît comme une sorte de « coulisse » (« backstage ») où la stigmatisation est maintenue à distance. Le maintien de cet espace vise à cacher et rendre supportable une infériorité ressentie à laquelle les Lapons ne peuvent totalement échapper. Ce qu’il y a de fort, c’est que l’ethnicité implique toujours un processus de sélection de traits culturels dont les acteurs se saisissent pour en faire des critères d’assignation ou d’identification à un groupe ethnique. Je partage totalement le souci d’un chercheur tel que Louis Drummond pour qui il est aussi important d’étudier « comment les membres du groupe X voient les membres du groupe Y et agissent envers eux », que « comment les gens définissent et identifient l’X-itude ou l’Y-itude ».

Pour revenir sur la question de la double identité, j’ai en fait constaté chez beaucoup de cadres internationaux une sorte de processus de cristallisation de l’identité en de courts moments évolutifs, sans amalgame possible et totale, de « deux cultures ». Le bricolage opéré implique pour le sujet la perte de quelque chose. Il n’est pas de partie du moi autonome et devant les exigences de conversion demandées par l’entreprise moderne, ce que les psychologues appellent le « faux self » est certainement la réponse adaptative la plus répandue. Dans tous les cas, la manière dont les cadres internationaux pourront faire évoluer leurs attitudes dépend de leurs capacités à rejeter ou « à faire comme si », c’est-à-dire comment ils négocient le mépris ou le dégoût que leur provoquent tels ou tels aspects d’eux-mêmes devant un milieu d’accueil antagoniste.

Si les individus se mettent à la recherche sentimentale de leurs racines, de leur histoire, s’ils mettent en évidence une identité ethnique, ce n’est pas gratuitement. L’ascension de cette nouvelle ethnicité est liée aussi parfois à la nécessité de s’organiser selon des critères ethniques pour profiter des ressources distribués par l’entreprise. Je pense à une généralisation d’instances syndicales internationales de concertation, à l’exemption de l’application de certains règlements pour les membres de communautés en raison de leurs appartenances ethniques, leurs pratiques ou convictions religieuses. Les quotas d’emplois réservés aux membres de certaines communautés ou la modulation de la durée d’épreuves de sélection au recrutement en fonction de l’appartenance ethnique représentent-elles en cela un succès ? Je m’interroge (Pierre, 2002, b). Face au problème de l’accès aux responsabilités des salariés des filiales et de la composition des staffs mondiaux de direction, faut-il, par exemple, pratiquer une politique de quotas au risque que cette mesure fasse apparaître les signes d’un traitement social de la discrimination raciale ou ethnique ?

Ce qui est sûr, c’est qu’identité ethnique et substance culturelle sont en quelque sorte dissociées dans l’entreprise mondialisée. François Dubet a bien montré que les rôles, les positions sociales et la culture ne suffisent plus à définir les éléments stables de l’action parce que les individus n’accomplissent pas un programme, mais visent à construire une unité à partir des éléments divers de leur vie sociale et de la multiplicité des orientations qu’ils portent en eux. Ainsi, si l’identité sociale n’est pas un « être », mais un « travail », reconnaissons tout de même que les opportunités « ethniques » sont largement limitées par l’appartenance raciale.

Pour beaucoup de cadres internationaux, la question est de savoir comment continuer à être ce qu’ils ont été dans un monde où ce qu’ils sont n’existe plus. Cette inadéquation entre le sentiment d’appartenance et le contexte socio-politique actuel conduit, soit au doute identitaire avec l’impression de ne plus savoir qui l’on est, soit à un sentiment de facticité de son identité, soit encore à une négation de soi avec le sentiment de n’être plus rien. Ni le fait de parler une même langue, ni la similarité des coutumes ne représentent en eux des attributs ethniques. Ils ne le deviennent que lorsqu’ils sont utilisés par les cadres internationaux comme des marqueurs d’appartenance par ceux qui revendiquent une origine commune.

La culture comme système d’interprétation, comme compétence et comme capacité d’action.

Tout ceci amène à renouveler la définition que l’on peut donner de la culture. Une première définition fonctionnelle de la culture consiste à la considérer comme un système de symboles et de relations de sens (croyances, valeurs, mythes, rites) qui, comme une syntaxe linguistique, offre un code combinatoire des éléments à l’intérieur d’un répertoire existentiel déterminé.

D. W. Winnicott désigne ainsi la culture comme un espace intermédiaire articulant le code psychique personnel (par exemple, la structure des identifications, les relations d’objet, les systèmes défensifs…) et le code social (systèmes de croyances, valeurs). Chaque culture définit des données telles que forme d’habitat, rythme de vie, habitudes alimentaires, proxémiques… Ces caractéristiques renvoient à un groupe d’appartenance et sont visibles pour qui est en dehors du groupe. Les membres du groupe ne les perçoivent pas ou que peu, puisqu’ils se renvoient les mêmes images en miroir. Ces « incorporats culturels » sont des organisateurs de l’espace relationnel et du temps historique. Ils constituent une référence du dedans et du dehors du groupe.

L’étude des cadres internationaux invite d’abord à penser que si les croyances viennent souvent de la socialisation, pour qu’elles persistent il faut qu’elles fassent sens par rapport à la situation présente. Mais cet exemple amène à promouvoir une conception dynamique de la culture.

Pour les dirigeants d’une grande entreprise française dont le champ d’action est mondial, la question est autant de savoir ce que sont objectivement les Italiens ou les Norvégiens que d’étudier ce que veut dire pour un sujet ou un collectif de recourir à l’identification « italienne » ou « norvégienne » ? Et de découvrir aussi peut-être que la majorité de ces individus se refusent officiellement à se penser autrement que comme des cadres cosmopolites rangeant les nationalités au rayon des accessoires.

Hors du champ de l’entreprise, dans le domaine de l’anthropologie, des études ont su démontrer que, des individus savaient valoriser des traits subculturels de leur identité ethnique et obtenaient grâce à ces manipulations toutes personnelles, selon la situation sociale donnée, reconnaissance et avantages. Ainsi, le marchand marocain ou chinois sait-il ponctuellement accentuer son ethnicité et mettre en valeur des symboles manifestes de son identité (le nom, les emblèmes claniques, l’habillement, la langue, la religion, le style de vie, les rituels alimentaires… ce que les anthropologues appellent la « diacritique culturelle »), qui fonctionnent comme autant d’informations connotées face à des clients occidentaux et qui garantissent la qualité de leurs produits et services.

En France, de la Renaissance au 18e siècle, les architectes, peintres ou encore gens de théâtre transalpins assuraient leur succès en s’efforçant d’apparaître typiquement « italiens ». La justification de leur présence dans l’Hexagone était placée d’emblée sous le signe de l’échange : une forme particulière d’exotisme contre l’autorisation de présence.

Des conquêtes armées des puissances coloniales au caractère prosélyte des représentants des églises, la question du contrôle et de la coordination d’opérations internationales, par le recours au transfert de personnel, n’est pas récente. Ce qui est nouveau, dans les firmes multinationales, c’est que les flux de mobilité internationale, entre centre et périphérie, aient tendance à devenir multidirectionnels. Je me reconnais d’une génération de chercheurs constructivistes en mesure d’aborder, en entreprise, les circulations et les transferts de populations, les rapports sociaux transnationaux qu’elles illustrent, façonnent ou modifient, les imputations et revendications culturelles ou ethniques et les structures et hiérarchies sociales qu’elles suscitent, les relations et les interactions « ordinaires » entre majoritaires et minoritaires, la fabrication sociale du même et de l’autre, etc., comme des réalités historiques et sociales fondamentales.

Privilégiant, parmi les critères de classements sociaux, la différence culturelle par préférence à l’âge, à la position d’acteur, à l’enracinement dans un lieu, au rang social ou au sexe, ce qui importe est moins de constater le changement objectif, lié aux efforts d’harmonisation de codes culturels ou ethniques antagonistes, que de connaître le sens qui lui est donné par les acteurs.

Opposée à une conception objectiviste des groupes ethniques définis par leur culture, notre analyse des effets de la mobilité internationale sur la structure identitaire d’une population cadre dans une grande entreprise se situe délibérément dans la perspective des travaux de nombreux théoriciens de l’ethnicité, sous l’influence de F. Barth (Barth, 1963), qui postulent que les groupes ethniques se constituent par leur action et sont aussi le produit de leur situation sociale. Le domaine d’étude que désigne le concept d’ethnicité est bien celui des processus variables par lesquels les acteurs s’identifient et sont identifiés par les autres sur la base de traits culturels supposés dériver d’une origine commune, et mis en relief dans les interactions sociales. Au fond, la diversification des mouvements de personne à l’échelle mondiale favorise l’émergence de l’appartenance ethnique comme catégorie pertinente de l’action sociale et la tendance réelle à en faire dériver des loyautés et des droits collectifs concurrençant la Nation ou la conscience de classe. Loin de conduire à l’assimilation, la mondialisation a pour effet d’accroître la conscience et la signification de l’ethnicité. Ce qui n’écarte pas le fait que la mondialisation où plutôt les diverses mondialisations en cours dans les sphères culturelles, sociales, économiques ne sont pas porteuses d’un imaginaire (Pierre, 2004).

Si certains cadres internationaux s’identifient à un groupe ethnique quand ce choix se révèle avantageux, font vivre en privé des allégeances traditionnelles, dans beaucoup de circonstances sociales vécues dans l’entreprise, l’identification ethnique est volontairement dissoute, cesse d’être rentable et d’autres identifications positives lui sont préférées.

Je veux conclure en soulignant que c’est parce que tout le monde est un peu étranger en entreprise que le problème de l’exercice du pouvoir y pose aujourd’hui le problème de l’identité. Dans l’entreprise mondialisée, tout le monde possède un savoir et beaucoup veulent voir leur identité respectée. Le tout est de mettre ce savoir ensemble et ces enracinements en valeur. Autrefois, l’Autre était une réalité ethnologique et lointaine. Aujourd’hui, il est une réalité sociologique et pressante avec laquelle il faut interagir (Wolton, 2003, p. 10). Si les distances ne sont plus physiques, si elles sont culturelles, s’il y a peut-être des dimensions incommunicables entre deux êtres, je ne crois pas que la communication interculturelle soit impossible (Pierre, 2003).

Image : Umberto Boccioni, Forme uniche della continuità nello spazio (Formes uniques de la continuité dans l’espace), Bronze, 126.4 x 89 x 40.6 cm, 1913, Collection Privée, Rome. Mis à disposition par Mark Harden[1].

Endnotes:
  1. Mark Harden: http://www.artchive.com/

Source URL: https://www.espacestemps.net/en/articles/mobilite-internationale-et-identites-des-cadres-pour-une-sociologie-immergee-en/